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Date : 20080723

Dossier : IMM‑1990‑07

Référence : 2008 CF 896

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

ENTRE :

KITTS WHITE, représenté par sa

tutrice à l’instance, Juline White

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIF DU JUGEMENT

 

LA JUGE HENEGHAN

[1]               M. Kitts White (le demandeur) demande, par l’entremise de sa tutrice à l’instance, le contrôle judiciaire de la décision datée du 25 avril 2007 par laquelle N. Stocks, agent d’examen des risques avec renvoi (l’agent d’ERAR), a refusé la demande de résidence permanente que le demandeur avait présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) sur le fondement de raisons d’ordre humanitaire.

 

[2]               Le demandeur est né en Jamaïque le 22 novembre 1973. Il est entré au Canada avec sa famille le 21 décembre 1980, et il vit au Canada depuis. À l’âge de 14 ans, le demandeur a été grièvement blessé dans un accident de la route alors qu’il était passager dans une voiture. Il a notamment subi un grave traumatisme cérébral (TCC) et une blessure au bras gauche. Au moment de l’accident, le demandeur avait 18 ans et devait commencer ses études à l’Université York en tant qu’étudiant boursier.

 

[3]               Le demandeur a vécu d’importants changements de personnalité et de comportement à la suite des lésions cérébrales graves et permanentes qu’il a subies. Ces changements ont été décrits en détail dans le résumé du dossier qu’a rédigé en 1997 le docteur R. Van Reeken, F.R.C.P.C., du Baycrest Centre for Geriatric Care, à  Toronto.

 

[4]               Entre 1993 et 1998, le demandeur a été reconnu coupable de plusieurs infractions criminelles, la plus grave étant une agression sexuelle grave dont il a été déclaré coupable en 1998. Il a été condamné à huit ans d’emprisonnement pour ce crime en juin 1998.

 

[5]               Les notes au dossier de l’agent relatent le détail de l’arrivée du demandeur au Canada, l’accident dont il a été victime et ses déclarations de culpabilité ultérieures.

 

[6]               L’agent a signalé que les renseignements contenus dans la demande n’étaient pas à jour, notamment ceux concernant la pénurie d’installations médicales adéquates en Jamaïque auxquelles le demandeur pouvait avoir accès. L’agent a signalé que les renseignements en question remontaient à plusieurs années.

 

[7]               L’agent a formulé des observations au sujet de la possibilité pour les citoyens jamaïcains souffrant de problèmes mentaux d’obtenir des services médicaux en Jamaïque, d’après ses propres recherches auprès du Home Office du Royaume‑Uni. L’agent a également cité un document de l’Organisation mondiale de la santé datant de 2005 ainsi qu’un journal jamaïcain de 2005. Il a reconnu que, s’il avait examiné le cas du demandeur [traduction] « avec beaucoup de sympathie », il avait également tenu compte de [traduction] « l’objectif du système d’immigration de protéger la santé et la sécurité des Canadiens ». L’agent a estimé que le demandeur ne s’était pas acquitté de son obligation de lui soumettre des éléments de preuve suffisants et il a conclu que [traduction] « qu’en raison de sa situation personnelle, le demandeur éprouverait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’il devait demander un visa de résidence permanente depuis l’étranger ».

 

[8]               Dans sa décision, l’agent a écrit en observation finale que le demandeur avait soumis des observations complémentaires le 23 avril 2007 dans lesquelles il précisait qu’il attendait un rapport complémentaire d’un spécialiste qu’il transmettrait à l’agent dès qu’il le recevrait. L’agent a expliqué qu’il n’accorderait aucun autre délai pour la présentation d’observations complémentaires et qu’il rendrait sa décision en fonction des renseignements dont il disposait.

 

[9]               La décision en litige en l’espèce a été rendue par l’agent en vertu du pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 25(1) de la Loi, qui dispose :


25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations

 

 

[10]           Suivant un arrêt récent de la Cour suprême du Canada, Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, les décisions administratives rendues par des tribunaux administratifs créés par la loi doivent être contrôlées soit selon la norme de la décision correcte soit selon la norme de la décision raisonnable simpliciter. Dans le cas qui nous occupe, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique.

 

[11]           La décision que prévoit le paragraphe 25(1) de la Loi est un recours extraordinaire qui confère au demandeur la possibilité de chercher à obtenir un statut plus complet au Canada tout en demeurant au pays (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817). Lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire, le tribunal administratif doit prendre en compte la preuve qui lui a été soumise tout en tenant compte de la loi (Vidal c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 13 Imm LR (2d) 123 au paragraphe 9 (CF 1re inst)). Il doit par ailleurs exercer ce pouvoir discrétionnaire en se fondant sur des considérations pertinentes (Maple Lodge Farms Ltd c Canada, [1982] 2 RCS 2.

 

[12]           La Loi oblige l’agent à tenir compte de la situation particulière du demandeur et à apprécier cette situation en fonction de la Loi et des lignes directrices applicables. Dans l’arrêt Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 RCS 84, la Cour suprême du Canada a décidé que l’expression « eu égard aux circonstances particulières de l’espèce » que l’on trouve à l’alinéa 70(1)b) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I‑2 (l’ancienne Loi) devait être interprétée selon son sens ordinaire et grammatical en tenant compte de l’intention du législateur et de l’objet de la loi. Cette expression exige que l’on se penche sur la situation factuelle du demandeur en cause.

 

[13]           L’avantage que procure la possibilité de demander le statut de résident permanent depuis le Canada constitue une mesure extraordinaire. Il s’ensuit que cette demande est axée sur la situation de la personne visée. La Loi réglemente l’admission des non‑citoyens au Canada. L’admission au Canada est un privilège, et non un droit (Chiarelli c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 711 à la page 733).

 

[14]           Je suis convaincue que la décision ici en cause ne répond pas à la norme de la décision raisonnable. À mon avis, l’agent a négligé ou a mal saisi les éléments de preuve concernant la situation personnelle du demandeur, particulièrement la nature de sa déficience. Le demandeur souffre de graves lésions cérébrales, et non d’une maladie mentale.

 

[15]           La « sympathie » que peut notamment inspirer une affaire n’est pas un facteur déterminant. L’agent doit tenir compte de la situation particulière du demandeur et décider si le fait de l’obliger à se conformer à l’obligation d’obtenir un visa de résident permanent depuis l’étranger lui causera des « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives ». Il s’agit d’un facteur qui a été élaboré dans la jurisprudence sous le régime de l’ancienne Loi en rapport avec les demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire. Je me réfère ici encore à l’arrêt Baker de la Cour suprême du Canada.

 

[16]           À mon avis, l’agent n’a pas non plus tenu compte du fait que le demandeur n’a pas de famille immédiate en Jamaïque. Il a vécu plus longtemps au Canada qu’en Jamaïque. Le demandeur a déjà eu la résidence permanente, mais, en raison de sa déclaration de culpabilité en 1998, une mesure d’expulsion a été prise contre lui en février 1999. Cette déclaration de culpabilité découle d’un comportement qui est inextricablement lié à la diminution de ses capacités cognitives par suite de son accident de voiture de 1991. Le demandeur a purgé sa peine.

 

[17]           Je cite l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Lau c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1984] 1 CF 434, dans lequel le juge Heald écrit ce qui suit à la page 438 :

... l’arbitre a accordé une importance exagérée au fait qu’il y a eu violation de la Loi sur l’immigration de 1976. Si le Parlement avait voulu en faire le facteur dominant et déterminant, il ne lui aurait servi à rien de conférer à l’arbitre le pouvoir discrétionnaire du paragraphe 32(6). En conférant ainsi un pouvoir discrétionnaire, le Parlement voulait certainement que l’arbitre examine toutes les circonstances d’une affaire et le pouvoir discrétionnaire en question comporte implicitement le pouvoir d’émettre des avis d’interdiction de séjour lorsque toutes les circonstances le justifient, même s’il y a eu violation de la Loi sur l’immigration de 1976. Par conséquent, je conclus que l’arbitre a mal interprété les limites du pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 32(6) de la Loi lui accorde et que cette mauvaise interprétation constitue une erreur de droit annulable par la Cour en vertu de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale.

 

[18]           Dans l’arrêt Drame c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1232, le juge Nadon a fait droit à une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Après avoir examiné la décision en fonction de la norme de la décision raisonnable, la Cour a estimé que cette décision ne satisfaisait pas à cette norme. Voici ce que le juge Nadon écrit, au paragraphe 50 :

Il est difficile de comprendre pourquoi les notes de madame Barnabé ne mentionnent aucunement la grossesse de la requérante ni la naissance de son enfant au mois d’avril 1993 vu l’importance qu’accorde la requérante à cette information. Je ne puis que conclure que madame Barnabé n’a pas examiné la demande de la requérante comme une personne sensée l’aurait fait. Par conséquent, je suis d’avis que, dans les circonstances de cette affaire, madame Barnabé n’a pas exercé sa discrétion de bonne foi.

 

[19]           À mon avis, ces mêmes observations s’appliquent dans le cas qui nous occupe. En l’espèce, l’agent a mal saisi la nature de la déficience du demandeur et a négligé la nature particulière de ses rapports familiaux. Dans ces conditions, je suis convaincue que l’agent n’a pas exercé de bonne foi le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi. La décision de l’agent sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[20]           Les avocats auront cinq (5) jours à compter de la date des présents motifs pour proposer une question à certifier.

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Le 23 juillet 2008

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1990‑07

 

INTITULÉ :                                      KITTS WHITE, représenté par sa

tutrice à l’instance, Juline White

c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 6 mars 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 23 juillet 2008

 

 

 

COMPARUTION :

 

Barbara Jackman                                                                     POUR LE DEMANDEUR

 

Alexis Singer                                                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman & Associates                                                            POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

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