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Date : 20080717

Dossier : IMM-2552-08

 

Référence : 2008 CF 881

ENTRE :

JAMES COREY GLASS

demandeur

et

 

lA ministre de la citoyenneté et de l’immigration

défenderesse

 

motifs de l’ordonnance

Le juge suppléant FRENETTE

 

[1]               Il s’agit d’une requête en sursis d’exécution d’une mesure de renvoi vers les États‑Unis (les É.‑U.) prononcée contre le demandeur, mesure dont l’exécution est prévue pour le 10 juillet 2008. J’ai accordé le sursis le 9 juillet 2008 et voici mes motifs.

 

I. Contexte

 

[2]               Le demandeur est un citoyen des É.‑U. qui est entré au Canada le 6 août 2006, pour y demander l’asile. Sa demande a été rejetée le 21 juin 2007. L’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de cette décision lui a été refusée. Son évaluation des risques avant renvoi (l’ERAR) a fait l’objet d’une décision défavorable le 25 mars 2008. Sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire a été rejetée le même jour.

 

[3]               Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire des deux décisions. La demande d’asile du demandeur découle de son refus de servir dans l’armée américaine en Iraq. Il s’est enrôlé dans la Garde nationale de l’armée (la Garde nationale) en 2002 pour servir la collectivité dans le cadre de missions d’ordre humanitaire en cas de désastres nationaux ou de besoins locaux. Il a été informé que la Garde nationale ne participerait jamais à des guerres à l’étranger.

 

[4]               En 1993, de nombreuses unités de la Garde nationale ont été informées qu’elles étaient appelées pour aller en guerre en Iraq et en Afghanistan. Après sa mutation à la Garde nationale de la Californie, il a été promu au rang de sergent. Après l’appel, l’unité de la Garde nationale dont M. Glass faisait partie a rejoint l’armée des États‑Unis déployée en Iraq, où il a reçu l’ordre de servir dans le service de renseignement militaire.

 

[5]               Il a servi pendant six mois en Iraq, période pendant laquelle il a observé [traduction] « de graves violations des droits de la personne et une inconduite grave de soldats américains à l’endroit de civils iraquiens, y compris des enfants ». Pendant ce service, il a vu des civils iraquiens être tués [traduction] « pour aucune raison valable ».

 

[6]               Il a aussi eu connaissance d’actes de soldats américains, notamment l’extorsion d’argent auprès de petits commerçants iraquiens pour des fins de protection. Il a déclaré que les dossiers militaires étaient falsifiés pour [traduction] « camoufler » la véritable situation concernant la violation des droits de la personne à l’encontre de civils iraquiens et l’inconduite de certains soldats.

 

[7]               Il a tenté d’informer ses supérieurs des violations des droits de la personne et de discuter de la situation avec eux, mais il s’est fait dire de s’occuper de ses affaires. Son supérieur immédiat a imputé ses inquiétudes au stress et a recommandé un congé. On lui a rappelé que, s’il désertait, il était passible de la peine de mort.

 

[8]               Scandalisé par ce qu’il avait vu, il a décidé de tenter d’éviter de participer à ce qu’il estimait être une [traduction] « guerre illégale ». Il a tenté, sans succès, d’être muté à un poste de non‑combattant en Iraq. Lorsqu’une permission de deux semaines aux É.‑U. lui a été accordée, il a décidé de ne pas se présenter à nouveau à l’armée et, en août 2006, il s’est enfui au Canada. Il y a publiquement dénoncé la situation en Iraq et fait connaître son opposition à cette guerre.

 

II. Décision de l’agent d’ERAR

 

[9]               L’agent Dello, qui a tranché les deux demandes (la demande d’ERAR et la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire), a décidé que la plupart des éléments de preuve présentés dans le cadre de l’ERAR ne constituaient pas de [traduction] « nouveaux éléments de preuve » et ne les a pas pris en compte. Les éléments de preuve présentés comme étant nouveaux consistaient en quatre affidavits et en l’avis, daté de mars 2008, de l’avocat américain, Me Eric Seitz, qui a représenté de nombreux membres de l’armée ou objecteurs de conscience aux guerres du Vietnam et de l’Iraq.

 

[10]           L’agent a conclu que les soldats américains qui s’opposaient à ces guerres et les condamnaient s’exposaient à des peines sévères, dont l’incarcération, et ne bénéficieraient pas de l’application régulière de la loi devant les tribunaux militaires.

 

[11]           Ce genre de traitement a été confirmé dans des documents publics et des pièces fournis par le demandeur de la part d’anciens membres des forces américaines, dont M. Funk et M. Kjar.

 

[12]           En 2008, le demandeur a appris qu’en 2006, son adhésion à la Garde nationale de Californie avait pris fin et qu’il avait été muté à la Ready Reserve des É.‑U., un programme en vertu duquel d’anciens soldats peuvent être rappelés à l’armée. Compte tenu de cette mesure, il pouvait être affecté au service actif, assujetti à une poursuite pour désertion devant une cour martiale menant à une peine d’emprisonnement ou être rappelé pour un nouveau déploiement en Iraq. En raison de la poursuite de la guerre en Iraq, les forces militaires américaines ont dû rappeler des membres de la Garde nationale. Les éléments de preuve provenant des sources militaires américaines indiquent que les poursuites pour désertion étaient à la hausse, assorties de peines d’emprisonnement et imposées plus particulièrement aux membres qui avaient publiquement dénoncé la guerre en Iraq.

 

[13]           Parmi les documents que le demandeur a fournis se trouve un article du New York Times du 9 avril 2007 intitulé « Army is cracking down on deserters » (l’armée prend des mesures énergiques contre les déserteurs), selon lequel :

[traduction]

Selon les dossiers militaires, les poursuites militaires pour désertion et autres absences non autorisées connaissent une augmentation rapide depuis quatre ans, entraînant des milliers d’autres exclusions pour cause d’indignité et des peines d’emprisonnement à la fois pour des jeunes soldats et des anciens combattants des guerres de l’Iraq et de l’Afghanistan.

 

[…] D’après des avocats militaires et des spécialistes de la santé mentale, le recours aux poursuites devant les cours martiales pour ces violations qui, avant 2002, étaient traitées la plupart du temps comme des nuisances impunies, révèle que les forces actives ont atteint leurs limites.

 

 

[14]           Le même article cite le maj. Anne D. Edgecomb, porte‑parole de l’armée : [traduction] « La direction de l’armée prendra toutes les mesures qu’elle estime nécessaires pour maintenir la vigueur des forces si elle constate que les désertions continuent d’augmenter ».

 

[15]           Les problèmes décrits dans cet article sont étayés par un reportage de CNN de 2008 intitulé « Concern mounts over rising troop suicides » (les suicides chez les militaires suscitent de plus en plus de préoccupations).

 

[16]           Cette situation a incité le Parlement du Canada à adopter une résolution le 3 juin 2008 pour demander au gouvernement d’autoriser les objecteurs de conscience américains à demeurer au Canada et de mettre un terme à l’expulsion de ces objecteurs.

 

[17]           En l’espèce, l’agent Dello a rejeté les éléments de preuve présentés par le demandeur comme [traduction] « n’étant pas nouveaux » et n’a pas tenu compte de leur incidence sur les questions à trancher. Dans la décision d’ERAR du 25 mars 2008, il a conclu que le demandeur ne risquait pas d’être persécuté s’il était renvoyé aux É.‑U. L’agent a déterminé qu’il n’y avait aucun nouvel élément de preuve objectif en raison de la décision de la SPR d’appuyer la demande d’asile du demandeur et du fait qu’il n’y avait [traduction] « rien de plus qu’une simple possibilité de persécution ». L’allégation relative au risque de difficultés excessives a été rejetée au motif que la présomption de la protection de l’État n’avait pas été réfutée.

 

[18]           Finalement, l’agent a mentionné la décision de la SPR, qui indiquait que 94 % des soldats ASP entre 1994 et 2001 n’étaient pas persécutés par l’armée ou avaient reçu de l’armée [traduction] « une libération moins qu’honorable » (dans l’arrêt Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, 282 D.L.R. (4th) 413 (Hinzman), la Cour d’appel fédérale s’est appuyée sur le même fait, déclarant que les statistiques de 2000‑2001 indiquaient que ces déserteurs recevaient « une libération moins qu’honorable de l’armée »).

 

[19]            Cet élément de preuve a été contredit par des documents récents et les « nouveaux éléments de preuve » présentés en l’espèce par le demandeur qui indiquent qu’en 2007‑2008 [traduction] « l’armée prend des mesures énergiques contre les déserteurs », les poursuivant et les condamnant à de longues peines d’emprisonnement. Cette déclaration a été corroborée en 2008 par un avocat américain d’expérience, Me Eric Seitz, qui a représenté de nombreux opposants à la guerre et déserteurs dans des poursuites aux É.‑U.

 

[20]           Sur ce point, je m’appuie également sur la décision du juge Robert L. Barnes dans Key c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 838, [2008] A.C.F. no 1003 (QL). Je reproduis en partie ce que le juge Barnes a écrit :

13        Pour les fins de la discussion, je suis prêt à accepter la conclusion de la Commission selon laquelle la conduite de l’armée des États‑Unis en Iraq décrite par M. Key ne correspondrait pas à la définition de crime de guerre ou de crime contre l’humanité. Néanmoins, les observations de la Commission selon lesquelles certains aspects de cette conduite étaient « d’une brutalité troublante » et bon nombre de ces indignités rapportées représenteraient des violations de l’interdiction de la Convention de Genève contre les traitements humiliants et dégradants ne sauraient être sérieusement contestées.

 

14        La Commission a conclu que l’asile pouvait être accordé à M. Key seulement si celui‑ci avait été complice de crimes de guerre, de crimes contre la paix ou de crimes contre l’humanité ou si l’on pouvait s’attendre à ce qu’il soit complice de tels crimes. Autrement dit, la Commission a affirmé que le statut de réfugié peut seulement être conféré lorsque les expériences de combat passées d’un soldat ou les fonctions militaires qu’il serait appelé à exécuter à l’avenir constitueraient une conduite susceptible d’exclusion en vertu de la Convention relative au statut des réfugiés, 189 RTNU 150, Recueil des traités du Canada 1969 no 6 (entrée en vigueur le 22 avril 1954). À mon avis, la Commission a commis une erreur dans son interprétation de l’article 171 du Guide du HCR en concluant que l’asile peut être accordé aux déserteurs militaires et aux insoumis uniquement lorsque la conduite visée par l’objection équivaut à un crime de guerre, un crime contre la paix ou un crime contre l’humanité.

 

15        La Cour suprême du Canada a apprécié la pertinence du Guide du HCR dans l’arrêt Chan c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 R.C.S. 593, 128 D.L.R. (4th) 213 au par. 46, où elle a qualifié ce texte d’« ouvrage très pertinent » : voir aussi Hinzman précité au par. 116. En conséquence, je considère cette référence et les précédents qui l’ont mentionnée et l’ont appliquée comme étant déterminants en ce qui a trait à la première question que soulève la présente demande.

[Les notes en bas de page sont omises.]

 

[21]           De même, comme le souligne le juge Barnes, l’interprétation étroite de l’article 171 du Guide du HCR par la Commission a eu pour effet que l’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Zolfagharkhani c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 C.F. 540, 155 N.R. 311 (C.A.F.) n’a pas été appliqué. Dans l’arrêt Zolfagharkhani, la Cour d’appel a accordé au demandeur, un travailleur paramédical, le statut de réfugié, concluant que son objection de conscience à l’utilisation d’armes chimiques dans la guerre civile de l’Iran contre les Kurdes était raisonnable :

171. N'importe quelle conviction, aussi sincère soit‑elle, ne peut justifier une demande de reconnaissance du statut de réfugié après désertion ou après insoumission. Il ne suffit pas qu'une personne soit en désaccord avec son gouvernement quant à la justification politique d'une action militaire particulière. Toutefois, lorsque le type d'action militaire auquel l'individu en question ne veut pas s'associer est condamné par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires, la peine prévue pour la désertion ou l'insoumission peut, compte tenu de toutes les autres exigences de la définition, être considérée en soi comme une persécution.

 

 

[22]           J’estime que la conduite de l’armée américaine en Iraq, telle que décrite dans la décision Key, précitée, est condamnée par la communauté internationale comme étant contraire aux règles de conduite les plus élémentaires. La sanction de la désertion ou de l’insoumission pourrait, à la lumière de toutes les autres exigences d’expulsion, être considérée en soi comme de la persécution.

 

[23]           Je suis d’accord avec ce que le juge Barnes a écrit dans la décision Key, au paragraphe 29 :

Il ressort clairement des passages qui précèdent qu’une inconduite militaire officiellement tolérée qui est loin de constituer un crime de guerre peut fonder une demande d’asile. […]

 

III. Protection de l’État

 

[24]           Le demandeur allègue qu’à l’heure actuelle, il ne bénéficierait pas de la protection de l’État aux É.‑U. en raison des mesures énergiques prises contre les déserteurs, de l’opposition grandissante des Américains à la guerre et de la difficulté de recruter des militaires pour la guerre en Iraq et en Afghanistan.

 

[25]           Il soutient que l’agent a illégalement exclu de nouveaux éléments de preuve que la SPR n’avait pas pris en compte et qui auraient influé sur cette décision. La défenderesse réplique que la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la question de la protection de l’État dans une affaire semblable, soit l’arrêt Hinzman. Cet arrêt a resserré les exigences auxquelles un déserteur doit satisfaire avant d’invoquer l’insuffisance de la protection de l’État aux É.‑U.

 

IV. Analyse

 

[26]           En ce qui a trait à la question des nouveaux éléments de preuve, je constate que l’agent a conclu que la SPR avait déjà évalué les éléments de preuve présentés par le demandeur et a, par conséquent refusé d’en tenir compte, s’appuyant sur l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385, 370 N.R. 344. Toutefois, comme le démontre l’avis de l’avocat américain, Me Eric Seitz, la situation actuelle ou récente aux É.‑U., c’est‑à‑dire en 2007‑2008, est différente de celle qui prévalait en 2001‑2002 en raison des difficultés exposées plus haut.

 

[27]           Dans l’arrêt Hinzman, le juge J. Edgar Sexton a écrit que la première étape à suivre dans un tel cas consiste à examiner s’il existe une crainte objective de persécution ou de difficultés excessives et c’est seulement après avoir décidé que la protection de l’État n’existe pas à cette étape qu’il est possible de passer à la deuxième étape, où l’illégalité de la guerre pourrait être soulevée.

 

[28]           Je constate que, dans l’arrêt Hinzman, les motifs du juge Sexton semblent s’articuler en grande partie autour du fait que, selon les statistiques de 2000‑2001, dans environ 94 % des cas la peine habituellement imposée aux déserteurs était une libération moins qu’honorable.

 

[29]           Toutefois, compte tenu des nouveaux éléments de preuve en l’espèce, il est établi que la situation a changé radicalement en 2007‑2008 et que des mesures énergiques sont prises à l’encontre des déserteurs : la poursuite devant les tribunaux militaires et la déclaration de culpabilité prononcée par ceux‑ci entraînent des peines d’emprisonnement pouvant atteindre cinq ans.

 

[30]           Il s’agit de la même situation que le juge Barnes a examinée dans la décision Key. J’estime donc qu’à la lumière de cette nouvelle situation, la question de la protection efficace qui serait fournie par l’État aux déserteurs de l’armée américaine doit être examinée de nouveau.

 

[31]           Dans l’arrêt Hinzman, le juge Sexton poursuit en indiquant que les É.‑U. sont un pays démocratique où les pouvoirs des trois branches du gouvernement sont limités par un système de freins et de contrepoids. Il a donc conclu que les appelants avaient le lourd fardeau de tenter de réfuter la présomption de la protection de l’État.

 

[32]           Les É.‑U. possèdent des procédures pour punir les déserteurs et, selon les éléments de preuve présentés à la Commission, datent de 2001‑2002, la grande majorité des déserteurs de l’armée américaine n’avaient pas été persécutés ni poursuivis en cour martiale. En effet, environ 94 % des déserteurs ont vu leur cas être réglé par des voies administratives et ont simplement reçu une libération moins qu’honorable de l’armée.

 

[33]           La situation a toutefois changé depuis. Les éléments de preuve présentés à la Commission, plus particulièrement les nouveaux éléments de preuve en l’espèce, révèlent que, même si la majorité des déserteurs avaient auparavant été traités avec clémence, depuis 2007‑2008, ceux qui se sont publiquement exprimés contre la guerre ont subi un traitement différent et plus dur qui distingue les faits de la présente affaire de ceux de l’arrêt Hinzman.

 

[34]           Pour ce motif, on peut raisonnablement soutenir qu’aux É.‑U., la protection de l’État ne protège pas ces personnes contre un tel traitement et qu’elle n’empêcherait pas le demandeur de subir un traitement dégradant pendant une peine de prison qui pourrait atteindre cinq ans.

 

[35]           Le cas du demandeur passerait ainsi à la deuxième étape du critère du juge Sexton selon lequel la légalité de la guerre, entre autres facteurs, pourrait être évaluée.

 

[36]           Les É.‑U. n’ont pas officiellement déclaré la guerre à l’Iraq et il est notoire que le Congrès américain n’a pas officiellement autorisé cette guerre. Le demandeur a signalé des violations des droits de la personne commises par les forces américaines contre la population civile iraquienne, violations qui l’ont révolté et empêché d’y retourner.

 

[37]           Voici ce qu’a indiqué le juge Barnes dans la décision Key, au paragraphe 19 :

Or, la Commission dans Hinzman ne disposait pas d’éléments de preuve du genre de ceux que M. Key a présentés, et par conséquent, ni la Commission ni la juge McTavish n’ont eu à déterminer dans cette affaire les limites précises de la protection prévue par l’article 171 du Guide du HCR. Je ne considère pas les observations de la juge McTavish comme déterminantes au regard de la question que soulève la présente espèce – à savoir, si le droit d’asile peut être accordé aux personnes dont, à l’instar de M. Key, on pourrait s’attendre à ce qu’ils participent à des violations largement répandues du droit humanitaire, peut‑être sanctionnées officiellement, qui ne constituent cependant pas des crimes de guerre ni des crimes contre l’humanité.

 

 

[38]           Je reconnais que la jurisprudence récente est divisée sur les questions soulevées en l’espèce, à savoir des déserteurs de l’armée américaine dont les objections à la guerre sont fondées sur leur conscience ou la manière dont la guerre est menée.

 

[39]           Dans la décision Colby c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 805, [2008] A.C.F. no 1015 (QL) (Colby), le juge Michel Beaudry s’est appuyé sur l’arrêt Hinzman de la Cour d’appel parce que la situation factuelle était semblable. Dans la décision Colby, le demandeur s’était engagé dans l’armée américaine comme travailleur paramédical, mais a plus tard été informé que l’invasion et l’occupation de l’Iraq étaient fondées sur la prétendue existence d’armes de destruction qui n’ont jamais été trouvées.

 

[40]           Le juge Beaudry a rejeté la demande principalement parce que, comme on l’a réitéré dans l’arrêt Hinzman, le demandeur n’avait pas réussi la première étape, l’évaluation de l’existence d’une crainte objective, en épuisant les recours possibles pour se prévaloir de la protection de l’État aux É.‑U.

 

[41]           Dans la récente décision Robin Long c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), IMM‑3042‑08 (le 14 juillet 2008), la juge Mactavish a refusé d’accorder un sursis parce qu’il n’y avait pas de preuve claire et convaincante que M. Long subirait un préjudice irréparable s’il était expulsé.

 

[42]           En l’espèce, je conclus que l’agent en l’espèce n’a pas donné au demandeur l’occasion de présenter des arguments valables sur la question de la protection de l’État pour établir les difficultés excessives qu’il craignait s’il retournait aux É.‑U.

 

V. Critère d’octroi d’un sursis à la mesure de renvoi

 

[43]           Le critère d’octroi d’un sursis consiste à déterminer :

a)         s’il existe une question sérieuse à trancher;

b)         si un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé;

c)         si la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur.

 

Voir Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302, 6 Imm. L.R. (2d) 123 (C.A.F.). Pour accorder un sursis, toutes ces conditions doivent être respectées.

 

            a.         Question sérieuse

[44]           Le premier volet du critère est la question de savoir s’il existe, selon une évaluation préliminaire et provisoire du bien‑fondé de l’affaire, une prétention établie à première vue.

 

[45]           Le demandeur allègue que l’agent a commis une erreur en droit en omettant d’accepter et d’examiner les nouveaux éléments de preuve présentés. L’agent a exclu les éléments de preuve parce qu’il a conclu qu’ils n’étaient pas nouveaux et que certains d’entre eux avaient été présentés à l’audience de la SPR et qu’ils étaient accessibles au demandeur à ce moment‑là.

 

[46]           La défenderesse réplique à cette prétention en indiquant que certains éléments de preuve étaient connus avant l’audience et que l’affidavit de M. Kjar, daté de novembre 2007, aurait pu être obtenu plus tôt. La défenderesse soutient également que l’affidavit de l’avocat américain, Me Seitz, bien que souscrit en mars 2008, confirme des renseignements antérieurs à la décision de la Commission.

 

[47]           Il est vrai que certains éléments de preuve étaient accessibles avant l’audience de la Commission, mais d’autres ne l’étaient pas, tels que les affidavits de M. Sutz et de M. Kjar, l’avis de l’avocat américain, Me Seitz, et les documents concernant la persécution des membres de l’armée américaine absents sans permission en 2007‑2008.

 

[48]           Aux fins de la demande d’ERAR, ce qui constitue de « nouveaux éléments de preuve » est régi par l’alinéa 113a) de la LIPR. C’est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : voir Raza. En l’espèce, tel qu’il a été mentionné plus haut, l’agent d’ERAR Dello a omis de tenir compte des nouveaux éléments de preuve à l’appui de la demande d’ERAR du demandeur lorsqu’il a évalué les risques de persécution en application de l’article 96 de la LIPR et lorsqu’il a évalué le risque de traitements cruels et inusités pour le demandeur en application de l’article 97 de la LIPR.

 

[49]           L’agent d’ERAR a commis une erreur en omettant de fournir des motifs adéquats concernant l’exclusion des nouveaux éléments de preuve. La défenderesse a fait valoir que cette exclusion a été expliquée de manière suffisante. Une simple analyse du droit mène à la conclusion que ses motifs étaient essentiels pour expliquer l’exclusion de ces éléments de preuve, mais qu’ils n’ont pas été fournis.

 

[50]           L’agent d’ERAR a mal interprété les risques cernés par le demandeur et a omis d’analyser les nouveaux risques qui n’avaient pas été soulevés devant la SPR.

 

[51]           La défenderesse allègue que l’agent n’a pas omis d’évaluer le nouveau risque. La défenderesse s’est appuyée sur la publicité de l’armée américaine, affirmant que le demandeur n’était pas considéré comme un déserteur. Il ressort clairement d’une analyse des nouveaux éléments de preuve et des motifs de l’agent que le risque était considéré faible, ainsi que l’a conclu la SPR, alors que, dans les faits, les nouveaux éléments de preuve contredisaient les conclusions de la SPR concernant la situation récente aux É.‑U. et le traitement des déserteurs dans ce pays.

 

VI. Protection de l’État

 

[52]           Le demandeur soutient que la mention par l’agent de la protection de l’État dénote l’application d’un critère plus rigoureux. La défenderesse fait valoir que l’arrêt Hinzman de la Cour d’appel fédérale indique qu’un soldat exposé à une sanction pour désertion aux É.‑U. doit, en règle générale, tenter d’obtenir la protection de l’État chez lui avant de solliciter la protection du Canada.

 

[53]           Toutefois, comme le juge Barnes le souligne au paragraphe 32 de la décision Key, les circonstances de chaque affaire varient :

[…] Cependant, les faits de la présente espèce sont très différents de ceux qui ont été examinés dans Hinzman et Hinzman (C.A.), précités, surtout parce que, contrairement à M. Hinzman, M. Key n’a pas été obligé de traiter de la question de la protection de l’État.

 

Il a également ajouté ce qui suit :

 

34. À la différence de bien des affaires où la protection de l’État est invoquée comme motif pour refuser une demande d’asile, en l’espèce, il se peut que « les dés aient été jetés » par la décision de M. Key d’entrer au Canada avant d’avoir épuisé ses recours en protection dans son pays d’origine. […] Si des éléments de preuve clairs et convaincants sont présentés qui démontrent que M. Key était exposé à un risque sérieux de persécution et d’incarcération malgré la possibilité qu’il soit éventuellement assujetti à un traitement moins sévère et qui ne constituerait pas de la persécution, M. Key a le droit de faire cette démonstration et de soumettre ce risque à un examen complet.

 

 

[54]           Je souscris à ces commentaires et j’estime qu’ils s’appliquent aux faits de l’espèce.

 

a. Agent de l’État

[55]           Un problème se pose quand il s’agit de réfuter la présomption de la protection de l’État lorsque les agents de l’État eux‑mêmes sont la cause de la persécution.

 

[56]           La juge Tremblay‑Lamer a écrit le passage suivant sur ce point dans la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, 45 Imm. L.R. (3d) 58, au paragraphe 15 :

Lorsque les représentants de l'État sont eux‑mêmes à l'origine de la persécution en cause et que la crédibilité du demandeur n'est pas entachée, celui‑ci peut réfuter la présomption de protection de l'État sans devoir épuiser tout recours possible au pays.

 

[57]           Ce passage a été cité avec approbation par le juge Kelen dans Farias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 578, [2008] A.C.F. no 735 (QL), au paragraphe 30.

 

[58]           Cette question aurait dû être traitée en l’espèce.

 

b.         Préjudice irréparable

[59]           Le demandeur fait valoir que, s’il est renvoyé aux É.‑U., il sera traduit devant la cour martiale pour désertion et sera incarcéré dans une prison militaire où, à l’instar de Stephen Funk, de Camilo Mejia et de Kevin Benderman, il sera persécuté et subira des traitements cruels et inhumains. La désertion étant considérée comme un acte délictueux grave dans certains États, il emporte la perte de droits importants, notamment le droit de voter et le droit d’être titulaire d’une charge publique.

 

[60]           La défenderesse soutient que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de montrer un préjudice irréparable au moyen d’une preuve claire et convaincante.

 

[61]           Un préjudice irréparable doit représenter plus qu’une simple possibilité et ne peut être fondé sur des allégations et des hypothèses (Atwal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 427, 330 N.R. 300).

 

[62]           J’estime que les éléments de preuve en l’espèce montrent que, si le demandeur était renvoyé aux É.‑U., il subira le préjudice irréparable qu’il a décrit.

 

[63]           De plus, ces demandes de contrôle judiciaire pourraient devenir théoriques s’il était renvoyé avant qu’elles ne soient entendues (Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 663, [2008] A.C.F. no 836 (QL).

 

c.         Prépondérance des inconvénients

[64]           Le demandeur fait valoir que la prépondérance des inconvénients le favorise. Il s’appuie également sur le fait qu’une résolution récemment adoptée par le Parlement du Canada est favorable aux déserteurs de l’armée américaine qui s’opposent pour des raisons de conscience à la guerre en Iraq.

 

[65]           Il soutient qu’il est bien établi au Canada, qu’il a du travail et qu’il n’est pas un fardeau pour la société canadienne. La défenderesse fait valoir qu’en vertu de l’article 48 de la LIPR, dont le libellé est le suivant :

Mesure de renvoi

 

48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

 

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

 

Enforceable removal order

 

48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

 

 

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

 

les mesures de renvoi exécutoires doivent être appliquées dès que les circonstances le permettent. Elle soutient également que l’intérêt public exige que l’application de la LIPR et des mesures de renvoi soient respectées (Dugonitsch c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 53 F.T.R. 314, 6 Admin. L.R. (2d) 47).

 

[66]           Dans les circonstances de l’espèce, compte tenu d’une forte possibilité de préjudice irréparable lors du renvoi, la prépondérance des inconvénients favorise le demandeur.

 

[67]           La demande a donc respecté toutes les conditions d’un sursis.

 

En conséquence, la cour accueille la demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à :

                                                               i.      la décision concernant la dernière demande d’autorisation;

                                                             ii.      si l’autorisation est accordée, jusqu’à ce que la Cour tranche la demande fondée sur les articles 18 et 18.1.

 

 

« Orville Frenette »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

 

Dossier :                                           IMM‑2552‑08

 

Intitulé :                                          James Corey Glass

                                                               c.

                                                            le ministre de la citoyenneté

                                                            et de l’immigration

 

 

Lieu de l’audience :                    Toronto (Ontario)

 

DATE de l’audience :                  Le 9 juillet 2008

 

Motifs de l’ordonnance :     Le juge suppléant Frenette

 

Date des motifs :                         Le 17 juillet 2008

 

 

 

Comparutions :

 

Geraldine Sadoway

Alyssa Manning

 

                           Pour le demandeur

Sharon Stewart Guthrie

Margherita Braccio

 

Pour lA défenderesse

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Geraldine Sadoway

Avocate

Parkdale Community Legal Services

1266, rue Queen Ouest

Toronto (Ontario)  M6K 1L3

 

                          Pour le demandeur

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

Pour lA défenderesse

 

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