Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Date : 20080714

Dossier : IMM-145-08

Référence : 2008 CF 869

Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

YUSUF BAYSAL

OZLEM BAYSAL

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Yusuf Baysal est un citoyen de la Turquie d’origine ethnique kurde. Il donnait des leçons de musique à Polatli, en Turquie, sans permis d’exploitation d’un commerce. Il enseignait la musique kurde à des enfants kurdes. Lorsqu’il a dirigé un concert public donné par ses élèves, le demandeur a été arrêté sur‑le‑champ par la police. Elle l’a aussi arrêté à une autre occasion. La police l’a battu, l’a torturé et l’a menacé de mort. Elle a fouillé ses locaux commerciaux à de nombreuses reprises et elle l’a fouillé alors qu’il était dans la rue. M. Baysal et son épouse se sont enfuis au Canada. La police a continué à s’intéresser au demandeur après son départ de la Turquie, parce qu’elle a demandé à sa famille et à ses voisins où il se trouvait et s’il reviendrait en Turquie. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’il était plus probable que M. Baysal ait fait l’objet de ce « harcèlement » par la police du fait qu’il exploitait un commerce sans permis que du fait qu’il était Kurde. Cette décision était-elle raisonnable?

 

[2]               Pour les brefs motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision de la Commission n’était pas raisonnable compte tenu de l’ensemble de la preuve dont elle disposait, parce que la Commission a omis de faire mention d’éléments importants dans ses motifs écrits. Dans les circonstances, cette omission constitue une erreur de droit.

 

CONTEXTE

[3]               La demande d’asile présentée par M. Baysal est fondée sur des allégations selon lesquelles il avait été persécuté lorsqu’il était dans l’armée turque et, par la suite, lorsqu’il était propriétaire d’un magasin de musique où il enseignait la musique kurde. Il a décrit les mauvais traitements qu’il avait subis par l’armée alors qu’il en faisait partie. Selon son témoignage, il a ultérieurement été détenu dans une prison militaire, suivant une plainte selon laquelle un ami et lui avaient mené de la [traduction] « propagande séparatiste ». Ils ont tous deux été détenus pendant 28 jours, les trois premiers desquels ayant été passés dans un bâtiment sans chauffage. M. Baysal a par la suite déserté, mais il s’est livré deux ans plus tard et il a alors été détenu pendant 120 autres jours en raison de sa désertion. Il a affirmé que son expérience dans l’armée l’avait rendu favorable à la cause des Kurdes. Une fois avoir été mis en liberté et avoir démissionné de l’armée, le demandeur a commencé à se rendre aux bureaux du DEHAP à Polatli, mais il n’est pas devenu membre de ce parti politique. Le demandeur a aussi ouvert un magasin de musique, mais il n’a pas été en mesure d’obtenir un permis d’exploitation d’un commerce en raison de ses antécédents militaires.

 

[4]               Le 21 mars 2005, le demandeur a été arrêté pendant les célébrations kurdes du Nouvel An à Polatli, alors qu’il dirigeait un concert de musique public donné par ses élèves. Il a témoigné que, pendant sa détention, deux agents en civil l’avaient giflé, lui avaient donné des coups de poing et l’avaient injurié. Le demandeur leur a demandé de quel crime on l’accusait et pourquoi on le détenait, et les agents lui ont répondu : [traduction] « [V]ous savez très bien pourquoi vous êtes ici et de quel crime vous êtes accusé. » Le demandeur a alors été battu pendant environ dix minutes, lors desquelles il a reçu des coups de pied, il s’est fait tirer les cheveux et une de ses lèvres a été fendue. Pendant cet interrogatoire, les agents ont averti le demandeur qu’il devait fermer son commerce s’il ne voulait pas avoir de problèmes. Le demandeur s’est rappelé qu’un des agents lui avait demandé : [traduction] « [P]ourquoi seulement les Kurdes, pourquoi n’enseignez‑vous pas aux Turcs? » Le demandeur leur a répondu que, selon lui, ce n’était pas un crime d’enseigner la musique kurde, ce à quoi un agent a rétorqué : [traduction] « [V]ous savez ce qui arrive à ceux qui n’aiment pas ce pays. » M. Baysal a témoigné qu’il avait dit aux agents réellement aimer son pays, mais qu’il voulait simplement pratiquer sa langue et sa culture. Il a dit à la Commission que c’est à ce moment qu’un des agents [traduction] « m’a tenu la tête par les cheveux, l’a frappée sur la table, et m’a menacé en disant que seuls les Turcs peuvent vivre ici et personne d’autre ». Les agents ont aussi menacé le demandeur en lui disant que s’il ne fermait pas son commerce, ils reviendraient et l’arrêteraient de nouveau. Le demandeur a été mis en liberté le lendemain matin.

 

[5]               Après avoir été mis en liberté, M. Baysal a continué à exploiter son magasin de musique, malgré le fait que des agents de police se soient présentés à son commerce un certain nombre de fois et qu’ils aient fouillé le magasin, et malgré le fait qu’ils l’aient arrêté dans la rue à de nombreuses reprises. En mai 2006, M. Baysal a encore une fois été arrêté par la police, arrestation durant laquelle il aurait apparemment été gravement battu. Il aurait alors reçu des coups de pied, des coups de poing et des coups de matraques. Des agents l’auraient déshabillé, l’auraient forcé à se coucher sur le sol et l’auraient frappé sur la plante des pieds – une méthode connue sous le nom de « falaka ». Selon le témoignage du demandeur, la police aurait aussi menacé de fermer son commerce et de s’en prendre à son épouse s’il ne fermait pas son commerce. Le demandeur a témoigné que, pendant cet interrogatoire, les agents de police l’avaient accusé d’enseigner la musique kurde et de mener de la propagande séparatiste kurde. Après cette détention, l’épouse du demandeur a commencé à recevoir des appels téléphoniques de menace et elle a été interrogée au travail par la police. Le 18 juillet 2006, M. Baysal et son épouse ont quitté la Turquie pour se rendre au Canada.

 

ANALYSE

[6]               La Commission a conclu que rien de ce qui était arrivé à M. Baysal alors qu’il servait dans l’armée ne pouvait raisonnablement appuyer sa demande d’asile. Je suis du même avis.

 

[7]               La Commission disposait d’une preuve documentaire selon laquelle la torture et les mauvais traitements par les responsables de l’application de la loi étaient pratique courante en Turquie et que [traduction] « la police utilisait aussi régulièrement une force démesurée contre les manifestants, en prenant particulièrement pour cibles les gauchistes, les partisans du parti pro-kurde DEHAP, les étudiants et les syndicalistes […] ». Comme il a été mentionné ci-dessus, le demandeur était un partisan du DEHAP, mais il n’en était pas membre. Le demandeur enseignait la musique kurde à des enfants kurdes. Il les faisait jouer en public. Par conséquent, la détention et les mauvais traitements que la police a fait subir au demandeur constituaient exactement le genre de conduite qui, selon la preuve, était susceptible d’être adoptée envers un partisan kurde. Rien n’indiquait que ce genre de détention et de force démesurée était utilisée par les responsables de l’application de la loi contre les propriétaires qui exploitaient leur commerce sans permis.

 

[8]               M. Baysal et ses élèves ont joué en public lors des célébrations du Newroz, un jour de fête important chez les Kurdes. Des agents de police ont assisté au concert, et lorsque la foule a commencé à s’animer, ils se sont avancés dans celle-ci. M. Baysal a été arrêté et emmené à la direction de la sécurité. Pendant sa détention, le demandeur a été giflé, a été injurié et a reçu des coups de poing. Est-il raisonnable de conclure que le demandeur a été arrêté, alors qu’il assistait à une fête kurde et qu’il dirigeait un concert de chansons kurdes donné par des enfants, au motif qu’il ne possédait pas de permis d’exploitation d’un commerce? Je ne crois pas.

 

[9]               La Commission a affirmé qu’« [i]l est invraisemblable qu’il [le demandeur] ait été perçu comme une “personne dangereuse” parce qu’il donnait des leçons de musique ». La Commission a souligné que les cartes professionnelles du demandeur et la publicité qu’il avait faite n’indiquaient pas qu’il enseignait la musique kurde. Cependant, la preuve non contestée dont disposait la Commission montrait que le demandeur enseignait effectivement la musique kurde et que la police le savait. La question de savoir si le demandeur a fait de la publicité à ce sujet n’est pas pertinente. Si les professeurs de musique kurde sont persécutés en Turquie, il ne serait pas prudent pour eux de faire de la publicité.

 

[10]           Pendant l’interrogatoire, les agents de police ont demandé à M. Baysal pourquoi il enseignait seulement la musique kurde et non la musique turque. Si le problème qui se posait pour les agents de police était que le demandeur exploitait un commerce de musique sans permis, pourquoi auraient-ils même laissé entendre qu’il devrait enseigner la musique turque? Cette conversation, qui a eu lieu alors que le demandeur était détenu, n’est pas mentionnée par la Commission dans ses motifs. Cette conversation est si révélatrice que la Commission aurait dû en traiter expressément et elle aurait dû expliquer pourquoi elle la jugeait non pertinente ou pourquoi elle n’en tenait pas compte. La Commission n’a pas à passer en revue tous les éléments de preuve dans sa décision, mais elle doit examiner les éléments de preuve qui contredisent directement ses conclusions et elle doit expliquer pourquoi elle n’en tient pas compte.

 

[11]           La Commission a également omis de traiter d’autres éléments de preuve qui appuyaient le témoignage de M. Baysal et qui contredisaient sa conclusion. Un des agents de police a dit à M. Baysal : [traduction] « [V]ous savez ce qui arrive à ceux qui n’aiment pas ce pays. » Il est difficile de croire que l’exploitation d’un commerce sans permis serait interprétée comme un signe de manque d’amour pour la Turquie. Vu la preuve établissant l’insistance par le gouvernement turc pour que ses citoyens n’aient qu’une seule désignation, et son omission de reconnaître les groupes ethniques, la déclaration de l’agent de police appuie fermement l’allégation du demandeur selon laquelle il avait été pris pour cible en raison de son origine ethnique. 

 

[12]           De plus, la Commission n’a pas tenu compte de la preuve selon laquelle la police avait continué de se renseigner auprès de la famille et des voisins du demandeur quant à l’endroit où il se trouvait et quant à savoir s’il reviendrait en Turquie, même après qu’il ait fermé son commerce et qu’il ait quitté la Turquie. Cette preuve appuie encore une fois le point de vue du demandeur et elle contredit les conclusions de la Commission.

 

[13]           La Commission semble avoir examiné la conduite de la police locale turque d’un point de vue nord-américain. L’enseignement de la musique d’une minorité ne constituerait probablement pas pour un Canadien une activité qui attirerait l’attention de la police, alors que l’exploitation d’un commerce sans permis attirerait sans doute pour lui une telle attention. Rien n’indique que la situation demeure vraie en Turquie. En fait, la Commission ne disposait d’aucune preuve établissant que l’exploitation d’un commerce sans permis attirait une attention quelconque de la police en Turquie. Cependant, elle disposait d’une preuve abondante qui montrait qu’être un partisan kurde attirait effectivement une telle attention.

 

[14]           Pour ces motifs, je conclus que la décision de la Commission n’est pas raisonnable et qu’elle doit être annulée.

 

[15]           Depuis le dépôt de la présente demande, Ozlem Baysal est retournée en Turquie. L’avocat du demandeur demande donc que l’intitulé soit modifié pour que le nom de Mme Baysal n’apparaisse plus à titre de partie. Le ministre consent à la demande et une ordonnance modifiant l’intitulé sera rendue.

 

[16]           Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.        L’intitulé est modifié comme suit :

YUSUF BAYSAL

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

2.             La décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 11 décembre 2007, est annulée et la demande d’asile de Yusuf Baysal est renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

3.        Aucune question n’est certifiée.

 

 

   « Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad. jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-145-08

 

INTITULÉ :                                       YUSUF BAYSAL c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 JUILLET 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 14 JUILLET 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Micheal Crane

 

POUR LE DEMANDEUR

Ladan Sharooz

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.