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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080710

Dossier : T-555-08

Référence : 2008 CF 858

Ottawa (Ontario), le 10 juillet 2008

En présence de monsieur le juge Phelan

 

ENTRE :

JORGE BARREIRO ET AL.

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(Requête en libération d'engagement)

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Il s'agit d'une requête en libération d’un engagement auquel est lié l'avocat des demandeurs, M. Martin Peters, concernant l'utilisation de certains documents que le Service des poursuites pénales du Canada (le SPPC) lui a divulgués dans le cadre de la procédure intentée devant la Cour fédérale dans l'affaire Airth c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) (T-1188-06).

[2]               Le statut d'intervenant a été accordé au SPPC dans le cadre de la présente requête. Le SPPC et le défendeur contestent la requête.

 

II.         LE CONTEXTE

[3]               Dans l'affaire Airth, les demandeurs contestaient la légalité des demandes péremptoires de renseignements (les DPR) pour des raisons semblables à celles plaidées en l'espèce.

 

[4]               En cours de préparation à l'audience relative au contrôle judiciaire dans le cadre de l'affaire Airth, M. Peters, qui était l'un des deux avocats de la partie demanderesse dans cette affaire, a présenté une requête en divulgation de certains renseignements obtenus par les avocats dans le cadre de la procédure de communication de la preuve dans une instance criminelle, soit l'affaire Stinchcombe, dont avait été saisie la Cour suprême de la Colombie‑Britannique (la CSCB).

 

[5]               Cette requête n'a pas été instruite parce que le SPPC a consenti à la divulgation des documents demandés, et ce, sans avoir mentionné de quelque façon que ce soit l’affaire la CSCB. Les documents renfermaient une note qui semble être d'une certaine importance malgré les allégations quant à sa désuétude et à son manque de pertinence. Étant donné que la question de savoir dans quelle mesure cette note est confidentielle (ou devrait être scellée) fait l’objet d’un différend, la Cour se contentera de dire qu'il semble que sa pertinence puisse être raisonnablement défendable.

 

[6]               Les conditions en vertu desquelles les documents ont été divulgués sont importantes en l'espèce. Dans une lettre datée du 12 février 2008 envoyée à l'autre avocat des demandeurs dans l'affaire Airth, la SPPC a affirmé ce qui suit :

[traduction]

À la suite de nos discussions à ce sujet, la GRC et la Couronne fédérale sont prêtes à consentir à la divulgation de versions modifiées de la plupart des documents que MM. Fowler et DelBigio ont déterminés comme étant possiblement pertinents pour l’instance en question. Nous sommes disposés à libérer MM. Fowler et DelBigio de leur engagement implicite, mais sans plus.

 

Notre consentement est conditionnel à votre engagement exprès de n’utiliser ces documents d'aucune autre façon que dans l'instance précitée.

 

 

Le reste de la lettre porte sur d'autres points non pertinents en l'espèce.

 

[7]               L'affaire Airth a été annulée le jour même prévu pour l'audience, parce que le ministre, le défendeur, avait retiré les DPR qui constituaient l'objet du litige. Lors de l'audience de l'affaire Airth, les témoins du défendeur devaient être contre‑interrogés oralement, une procédure quelque peu inhabituelle dans un contrôle judiciaire. La requête en libération de l'engagement implicite avait été présentée pour permettre à l'avocat des demandeurs de mettre les témoins du ministre devant certains de ces éléments de preuve documentaire.

 

[8]               Dans la présente affaire, les demandeurs sollicitent la libération d'un engagement exprès donné dans le cadre d'une instance dont était saisie la Cour fédérale. Le fait que l'engagement exprès avait été pris par un autre avocat n'est pas important en l'espèce, et M. Peters n'a même pas soulevé le point. Il se considère lié, avec raison.

 

[9]               Le défendeur a allégué qu'il n'y a aucun moyen de libérer quelqu’un d’un engagement pris expressément, que l'obligation de non‑divulgation en matière criminelle empêche l'utilisation des documents en question dans une procédure de contrôle judiciaire, qu'il y a un critère plus exigeant pour leur utilisation dans des litiges non criminels, qu'étant donné que les demandeurs ne sont pas parties à l'engagement, ils ont un lourd fardeau en l'espèce et que les documents ne sont pas pertinents.

 

[10]           Le SPPC a pris une position assez semblable, mais non identique. Il a particulièrement mis l'accent sur l'engagement exprès et a soutenu que la présente requête en soi était un manquement à l'engagement parce qu'elle constitue une « utilisation » des documents en dehors de l'affaire Airth. Le SPPC a allégué qu’en l’absence de consentement il ne peut y avoir de libération d’un engagement exprès.

 

III.       ANALYSE

[11]           Des arguments selon lesquels l’avocat du SPPC savait que les documents allaient être utilisés dans la présente affaire et y avait implicitement consenti ont été présentés. Cependant, étant donné l’incertitude quant à savoir si la présente requête allait être déposée et quant au moment de son dépôt, l’omission de l’avocat du SPPC de contester la divulgation avant le dépôt de la requête ne peut être considérée comme étant un consentement.

[12]           On allègue particulièrement que l’avocat des demandeurs a mal agi en déposant la présente requête. Les questions relatives à la conduite professionnelle des avocats sont du ressort des barreaux provinciaux; cependant, à mon avis, les seules façons par lesquelles l’avocat des demandeurs pourrait obtenir l’annulation d’un engagement exprès (ou même implicite) pour pouvoir utiliser les documents sont soit sur consentement de l’autre partie, soit par requête. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejette la thèse absolutiste selon laquelle une requête en libération d’engagement exprès ne peut être présentée. Je ne peux voir aucun autre choix s’offrant à M. Peters dans sa position, à savoir en tant qu’avocat qui connaît l’existence d’une preuve qui peut aider son client et qui est lié par un engagement en qualité d’officier de la Cour.

 

[13]           La façon dont la divulgation de renseignements a été fait dans l’affaire Stinchcombe ne protège pas, en soi, les renseignements comme s’ils étaient sous le couvert d’un sceau de confidentialité. Tous les accusés auraient eu accès aux renseignements. Le défendeur admet que les renseignements en question [traduction] « circulent », ce qui veut dire, à mon avis, qu’ils sont dans une certaine mesure connus des personnes intéressées. La contestation concerne l’utilisation des documents et des renseignements qu’ils contiennent.

 

[14]           À mon avis, l’arrêt Juman c. Doucette, 2008 CSC 8, rendu par la Cour suprême du Canada, établit les principes de base relatifs aux engagements pris en matière de confidentialité dans le contexte des litiges. En particulier, le paragraphe 30 est pertinent :

L’engagement est imposé pour protéger le droit de la personne interrogée à sa vie privée ainsi que l’intérêt qu’a le public dans le déroulement efficace des litiges civils.  Toutefois, ces valeurs ne sont pas absolues.  Elles peuvent, à leur tour, céder le pas devant un intérêt public plus impérieux.  Ainsi, en cas de non‑consentement de la partie interrogée, la partie liée par l’engagement peut demander au tribunal l’autorisation d’utiliser les renseignements ou les documents pour une autre fin que celle de l’action, comme il est indiqué dans Lac d’Amiante, p. 779 :

 

Avant d’employer l’information, la partie concernée devra cependant présenter une demande à cette fin. Cette dernière précisera les buts de l’utilisation et les motifs qui la justifient et sera ensuite débattue contradictoirement.

 

Dans le cadre d’une telle demande, le juge a accès aux documents et transcriptions en question.

 

 

[15]           Je ne pense pas que la décision Witten c. Leung (1983), 25 Alta L.R. (2d) 257, sur laquelle s’est appuyé le défendeur, lie la Cour ou soit persuasive. Dans cette décision, l’engagement de l’avocat faisait partie d’une entente relative à une fiducie dans le contexte d’une transaction commerciale. L’engagement liait l’avocat parce qu’il était de nature essentiellement contractuelle. Par conséquent, le contrat ne pouvait être modifié de façon unilatérale, et la cour dans cette affaire n’a pas été en mesure d’accorder l’annulation d’une obligation contractuelle.

 

[16]           L’engagement concernant l’utilisation des documents en justice transcende les questions commerciales (en effet, le SPPC n’a aucun droit attaché aux documents) et la considération prépondérante est l’intérêt de la justice. L’engagement exprès est de même nature.

 

[17]           La thèse absolutiste du SPPC selon laquelle il ne peut jamais y avoir libération d’un engagement exprès néglige le fait que la considération prépondérante doit être l’intérêt de la justice. Elle élèverait même l’engagement de l’avocat au‑dessus du principe du privilège du secret professionnel de l’avocat.

 

[18]           Dans la présente affaire, un service de la Couronne fédérale (quoique indépendant), lequel a consenti à l’utilisation des mêmes documents dans une affaire semblable devant la Cour, empêcherait leur utilisation dans la présente affaire, supposément à l’avantage d’un autre service de la Couronne fédérale. La preuve ne peut être contrôlée de cette façon par la Couronne fédérale dans la présente affaire. En l’absence d’un indice de préjudice réel, je ne peux voir comment cela peut être dans l’intérêt public.

 

[19]           Ni le défendeur ni le SPPC n’ont établi quelque préjudice réel que ce soit qui résulterait de la divulgation ou de la libération de l’engagement. Les arguments concernant le préjudice ne sont qu’hypothèse. Il n’y a aucune preuve établissant qu’il y ait eu un préjudice depuis que le consentement à l’utilisation des documents a été donné dans l’affaire Airth. Par conséquent, en termes de balance des intérêts, la libération de l’engagement et une audience pleine et entière sur le fond de l’affaire l’emportent sur toute raison qui pourrait justifier le rejet de la demande de libération.

 

[20]           Bien que la présente affaire concerne un engagement exprès plutôt qu’un engagement implicite (ce qui est plus fréquent), je ne vois aucune raison pour laquelle une approche différente devrait être appliquée en ce qui concerne la libération de l’engagement. L’engagement en soi lie tout autant, et ce, qu’il soit implicite, prévu par les règles de la cour ou pris entre avocats.

[21]           Bien qu’il s’agisse d’un engagement exprès, le défendeur et le SPPC affirment également que les règles de l’engagement implicite s’appliquent. Dans la mesure où les documents en question sont visés par un engagement implicite, selon lequel ils ne doivent être utilisés que dans le cadre d’une instance criminelle, cet engagement ne s’applique pas exclusivement devant la CSCB. En fait, dans l’affaire Airth, le SPPC a pu renoncer à l’engagement sans l’approbation de la CSCB. Comme l’établit l’arrêt Juman, il s’agit d’un engagement entre les parties, mais donné à la cour. Cependant, la libération de l’engagement ne nécessite pas le consentement particulier de la CSCB.

 

[22]           J’ai souligné que les documents (ou dans la présente affaire, la note) avaient déjà été déposés devant la Cour dans l’affaire Airth. L’engagement exprès avait été pris dans le contexte de cette affaire. Par conséquent, en ce qui concerne la question de savoir si la Cour peut ou devrait statuer sur la présente requête, il est totalement approprié que la Cour statue sur cette question et sur sa pertinence dans la présente affaire (voir également Canada c. Ichi Canada Ltd., [1992] 1 C.F. 571).

 

[23]           Bien qu’ils ne soient pas parties à l’engagement et malgré que, comme l’a plaidé le défendeur, le fardeau dont ils doivent se décharger pour obtenir la libération soit plus lourd, les demandeurs se sont déchargés de ce fardeau. Justifient la libération de l’engagement le fait que les documents sont les mêmes que ceux déposés dans l’affaire Airth ainsi que l’intérêt public relatif à la tenue d’une audience pleine et entière.

 

[24]           En ce qui concerne les questions de pertinence et de valeur probante et les autres questions semblables, les demandeurs devront encore les établir par la preuve. Il y a suffisamment d’indices  quant à la possible pertinence des documents pour qu’il soit justifié d’accueillir la libération demandée, mais cela ne tranche pas les autres aspects de la preuve qu’il faudra présenter relativement aux documents.

 

[25]           Par conséquent, la présente requête sera accueillie. Les dépens suivront l’issue de l’affaire.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR STATUE : la présente requête est accueillie. L’avocat des demandeurs est libéré de son engagement, mais dans la mesure seulement où les documents pertinents divulgués par le Service des poursuites pénales du Canada dans l’affaire Airth c. Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) (T‑1188‑06) peuvent être utilisés dans la présente affaire.

 

Les dépens suivront l’issue de l’affaire.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-555-08

 

INTITULÉ :                                                   JORGE BARREIRO ET AL.

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 25 JUIN 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 10 JUILLET 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Martin Peters

Garth Barriere

 

POUR LES DEMANDEURS

Robert Carvalho

Ron Wilhem

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

Bruce Harper

POUR L’INTERVENANT, LE SERVICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Martin Peters

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

Service des poursuites pénales du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR L’INTERVENANT, LE SERVICE DES POURSUITES PÉNALES DU CANADA

 

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