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Date : 20080630

Dossier : IMM-5636-06

Référence : 2008 CF 820

Vancouver (Colombie-Britannique), 30 juin 2008

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE HENEGHAN

 

 

ENTRE :

JUNIOR CHRISTOPHER WEEKES
représenté par son tuteur à l’instance John Norquay

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Junior Christopher Weekes, représenté par son tuteur à l’instance M. John Norquay, sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent d’exécution Martin Kosichek (l’agent) de ne pas différer son renvoi du Canada. La décision a été rendue le 18 octobre 2006 et le renvoi était prévu pour le 26 octobre 2006. Par ordonnance prononcée le 23 octobre 2006, la mesure de renvoi a été suspendue, en attendant que décision soit rendue au sujet de la demande d’autorisation d’appel, et si l’autorisation était accordée, jusqu'à ce qu’une décision définitive soit rendue dans cette affaire.

 

[2]               Le demandeur est un citoyen du Guyana. Grâce au parrainage de son père, il est devenu résident permanent du Canada en 1995. Une mesure d’expulsion a été prise contre le demandeur le 23 octobre 1998. Il a été détenu, puis remis en liberté sous caution. Cependant, le demandeur a enfreint les exigences de rapport et a été mis sous détention une autre fois le 5 octobre 2000. Il a été remis en liberté en février 2001.

 

[3]               Le 7 avril 2006, le demandeur a été avisé de son droit de demander un examen des risques avant renvoi (ERAR), qu’il n’a pas exercé.

 

[4]               Le demandeur a été avisé le 8 septembre 2006 que son renvoi était prévu le 26 octobre 2006. Le 12 octobre 2006, il a assisté à son entrevue avant renvoi. Le 16 octobre 2006, l’avocat du demandeur a demandé à ce que son renvoi soit différé. Le fondement de cette demande était de permettre au demandeur de demeurer au Canada en attendant que la Section d’appel de l’immigration (SAI) rende sa décision concernant la requête en prorogation du délai pour interjeter appel de la mesure d’expulsion pesant contre lui. Cette requête avait été déposée à la SAI accompagnée d’une lettre explicative le 16 octobre 2006.

 

[5]               La requête soumise à la SAI était étayée par l’affidavit de M. Norquay, un avocat membre du Barreau de l’Ontario. Par lettre datée du 16 octobre 2006, l’avocat du demandeur a demandé à la SAI de nommer M. Norquay représentant désigné du demandeur en vertu du paragraphe 19(2) des Règles de la Section d’appel de l’immigration (DORS/2002-230) (les Règles de la SAI).

 

[6]               Dans son affidavit, M. Norquay a passé en revue les faits pertinents concernant les antécédents d’accusations criminelles du demandeur ainsi que ses relations familiales. Le demandeur n’a plus aucun membre de sa famille au Guyana, et n’a pas eu de contact avec son père depuis plusieurs années.

 

[7]               M. Norquay a aussi fait référence aux antécédents de problèmes de santé mentale du demandeur, dont une évaluation du Dr Cooper, psychiatre, qui rendu un diagnostic de schizophrénie au sujet du demandeur dans les années 1990. Une copie du rapport préparé par le Dr Cooper a été jointe à l’annexe de l’affidavit de M. Norquay. Ce dernier a en outre déclaré qu’il a rencontré le demandeur le 11 octobre 2006, et qu’à ce moment il avait eu l’impression que le demandeur ne comprenait pas ou ne saisissait pas la nature des procédures entreprises contre lui en application de la législation pertinente en matière d’immigration.

 

[8]               M. Norquay a décrit le dossier criminel du demandeur comme étant « relativement mineur ». Au paragraphe 14 de son affidavit, il a déclaré ce qui suit :

 

[traduction] Selon mon examen de son dossier, il semble que M. Weekes ait un dossier criminel relativement mineur. Le 16 juin 1998, il a obtenu une absolution conditionnelle pour défaut de comparaître devant le tribunal et entrave à un policier. Il a passé 60 jours en détention présentencielle. Le 2 octobre 1998, il a été reconnu coupable de défaut de se conformer à une ordonnance de probation et a été condamné à une peine de 13 jours; d’emploi de document contrefait et de possession de biens criminellement obtenus d’une valeur de plus de 5000 $, pour lesquelles il a été condamné à une peine concurrente de 60 jours. M. Weekes a aussi été reconnu coupable d’introduction et de vol par effraction le 26 octobre 1998 et a été condamné à une peine d’un mois. D’autres accusations portées en 2000 et 2001 ont été abandonnées par la Couronne.

 

 

[9]               Le demandeur n’a pas interjeté appel de la mesure d’expulsion qui a été prise le 23 octobre 1998 dans le délai imparti pour interjeter appel. Cependant, le 3 novembre 1999, M. Chet Sharma, avocat spécialiste de l’immigration agissant au nom du demandeur, a déposé une demande de prorogation du délai d’appel de la mesure d’expulsion. La demande a été envoyée par télécopieur à la SAI le 3 novembre 1999. Une copie de cette demande a été jointe à l’affidavit de M. Norquay; cette pièce incluait une copie du bordereau de transmission qui indiquait que le message avait bel et bien été envoyé à la SAI. Il semble, selon le dossier du tribunal, que M. Sharma n’ait jamais reçu de réponse de la SAI. De plus, il semble que la SAI n’ait rendu aucune décision au sujet de la demande de prorogation du délai d’appel de la mesure d’expulsion de 1999.

 

[10]           Le 3 avril 2007, la SAI a rejeté la requête du demandeur visant à obtenir une prorogation du délai de dépôt de l’avis d’appel de la mesure d’expulsion. Une demande d’autorisation d’appel de cette décision a été déposée. Dans une décision rendue le 4 mars 2008 (2008 CF 293), le juge O’Keefe a accueilli la demande de contrôle judiciaire et annulé la décision de la SAI qui rejetait la demande de prorogation du délai pour déposer l’avis d’appel. 

 

[11]           Lorsqu’il a décidé de ne pas reporter le renvoi du demandeur, l’agent a fait référence à un certain nombre de facteurs. Il a souligné l’absence d’empêchement légal au renvoi, le nombre de tentatives de renvoyer le demandeur depuis 1998, les difficultés associées aux renvois vers le Guyana, incluant les frais élevés de détention des citoyens guyanais attendant la vérification par le gouvernement guyanais.

 

[12]           L’agent a aussi pris note que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié n’avait pas nommé de représentant désigné pour le demandeur, comme le prévoit le paragraphe 167(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), même s’il avait auparavant comparu devant cet organisme à plusieurs occasions. L’agent a interprété l’absence d’un représentant désigné comme signifiant que le demandeur n’avait pas de problèmes de santé mentale ou n’était pas incapable d’apprécier la nature des procédures entreprises contre lui en vertu de la Loi.

 

[13]           L’agent a dit avoir fait sa propre évaluation de la santé mentale du demandeur lorsqu’il a parlé avec lui pour l’informer de son renvoi imminent. L’agent a aussi fait mention du rapport préparé par le Dr Jerry Cooper le 13 décembre 1999, où l’appelant était décrit comme étant « d’intelligence faible à moyenne », sans idées suicidaires ou meurtrières. L’agent a dit qu’il a considéré que le demandeur était décrit comme « atteint de schizophrénie ».

 

[14]           L’agent a aussi commenté le choix de la date de dépôt de la demande visant à différer le renvoi, en notant que l’avocat actuel du demandeur était au courant de son renvoi imminent dès le 8 septembre 2006.

 

[15]           Dans sa demande de report du renvoi, l’avocat du demandeur avait fait ressortir qu’un appel de la mesure d’expulsion avait été déposé par l’ancien avocat le 3 novembre 1999, mais que la Commission n’avait jamais fait parvenir de réponse à ce sujet. L’agent a consigné ce qui suit dans ses notes au dossier :

[traduction]… À mon avis, il est raisonnable de croire que si la demande avait correctement été déposée, la CISR y aurait répondu en temps utile. Deuxièmement, je crois qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que l’avocat effectue un suivi auprès de la CISR si aucune réponse n’est reçue en temps utile. Je crois qu’il est déraisonnable de demander que le renvoi soit différé en raison d’une situation qui s’explique par un manque de diligence qui n’a pas été corrigé, il y a de cela 7 ans.

 

 

 

[16]           Enfin, l’agent affirme qu’étant donné que le demandeur ne peut subvenir à ses besoins financièrement, qu’il est un bénéficiaire de l’aide sociale et qu’il n’a pas d’adresse fixe et réside à l’Armée du Salut, qu’il a auparavant enfreint les conditions de sa remise en liberté et a été accusé de possession de cocaïne, accusation qui a subséquemment été abandonnée, le demandeur retournerait probablement « sur le pavé » s’il était mis en liberté.

 

[17]           Dans ses observations écrites, le demandeur a fait valoir que l’agent, à la lumière de la preuve dont il disposait, est venu à une conclusion manifestement déraisonnable concernant sa santé mentale. Il a prétendu que l’agent a mal interprété son retard à demander le report de son renvoi, invoquant en particulier la difficulté d’obtenir de l’information à propos de ses antécédents puisque sa santé mentale l’a empêchée de renseigner son avocat au sujet de ses antécédents et de sa situation. Enfin, le demandeur a prétendu que l’agent a commis une erreur en fondant sa décision de ne pas différer son renvoi sur des considérations non pertinentes.

 

[18]           De son côté, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le défendeur) a mis l’accent dans ses observations écrites, sur deux points : premièrement, il soutient que la demande de contrôle judiciaire a un caractère théorique, puisque les circonstances factuelles se rapportant à la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire ont changé. À cet égard, le défendeur relève que le fondement de la demande de report du renvoi du demandeur était la décision de la SAI portant sur la demande de prorogation de délai pour interjeter appel de la mesure d’expulsion qui pesait contre lui.

 

[19]           Le défendeur affirme que la décision négative rendue par la SAI à ce sujet le 3 avril 2007 fait en sorte que la présente demande a un caractère théorique, suivant l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.

 

[20]           Deuxièmement, le défendeur soutient que puisque l’agent possède un pouvoir discrétionnaire limité de différer le renvoi, il n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle judiciaire en rendant sa décision.

 

[21]           À l’audition de la demande de contrôle judiciaire, l’avocat du demandeur a admis que la demande de contrôle judiciaire avait un caractère théorique, puisque le fondement de la demande faite à l’agent de différer le renvoi était de retarder celui-ci jusqu’à ce que la SAI rende une décision sur sa demande de prorogation de délai pour interjeter appel de la mesure d’expulsion qui a été prise en 1998. 

 

[22]           La SAI a rendu sa décision en avril 2007 et, conséquemment, les faits et circonstances entourant la décision initiale n’existent plus. Néanmoins, le demandeur a demandé à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire sur le fond, au motif que les agents de renvoi pourraient bénéficier de conseils sur la façon d’exercer leur pouvoir discrétionnaire limité prévu dans la Loi de différer un renvoi.

 

[23]           Comme l’a souligné le juge Gibson dans Higgins c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), [2007] A.C.F. no 516, Borowski est l’arrêt de principe sur la question du caractère théorique. À la page 353, le juge Sopinka, au nom de la Cour, s’est exprimé comme suit :

 

La doctrine relative au caractère théorique relève du principe général en vertu duquel un tribunal peut refuser de trancher une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite.  Un appel est théorique lorsque la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties.

 

La démarche à suivre pour déterminer si le litige est théorique comporte une analyse en deux temps.  En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique.  Si c'est le cas, le tribunal décide alors s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire.  (Pour être précis, une affaire est « théorique » si elle ne présente pas de litige concret même si le tribunal choisit de trancher la question théorique.)

 

 

[24]           Aux pages 358 à 362, le juge Sopinka a examiné les principes qui régissent l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire, en dépit de son caractère théorique. Le juge Sopinka s’est exprimé comme suit :

Puisque le pouvoir discrétionnaire à exercer concerne l'application d'une politique ou d'une pratique de la Cour, il n'est pas surprenant de ne pas pouvoir dégager de la jurisprudence un ensemble précis de critères […]

Il s'agit néanmoins d'un pouvoir discrétionnaire à exercer de façon judiciaire selon les principes établis.

 

 

La première raison d'être de la politique ou de la pratique en question tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire…

 

 

La deuxième grande raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à l'économie des ressources judiciaires

 

La troisième raison d'être de la doctrine du caractère théorique tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit.  La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.  On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu'il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative

 

 

 

[25]           La première question à laquelle il faut répondre lorsqu’il s’agit de statuer sur le caractère théorique d’une affaire est de savoir s’il y a présence d’un « litige actuel » entre les parties. La deuxième étape est la décision de la Cour d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire, malgré que cette dernière soit théorique.

 

[26]           En l’espèce, j’estime que la présente instance a un caractère théorique, mais non pour les motifs allégués par chacune des parties.

 

[27]           L’objet de l’instance est le refus de l’agent de différer le renvoi du demandeur. Le renvoi devait avoir lieu le 26 octobre 2006, mais a fait l’objet d’une ordonnance de sursis le 23 octobre 2006. L’objet précis du litige entre les parties n’existe plus. Le fondement de la demande de report du renvoi, qui est de permettre au demandeur de demeurer au Canada en attendant la décision de la SAI au sujet de sa demande de prorogation de délai pour interjeter appel, ne faisait pas l’objet de la demande de contrôle judiciaire. Le motif de la demande de report du renvoi ne donne pas lieu à un « litige actuel » entre les parties.

 

[28]           À mon avis, le point de départ lorsque l’on doit déterminer s’il y a un « litige » entre les parties est l’acte introductif d’instance, en l’occurrence l’avis de demande de contrôle judiciaire. Le document décrit clairement l’objet du « litige actuel » entre les parties de la façon suivante :

[traduction] Le demandeur sollicite l’autorisation de la Cour pour présenter une demande de contrôle judiciaire de :

 

La décision de M. Kosichek, agent d’exécution de l’Agence des services frontaliers du Canada, rendue le 18 octobre 2006, par laquelle il a décidé de ne pas différer le renvoi du demandeur.

 

 

[29]           Dans Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 341, [2008] A.C.F. no 434, la juge Dawson a conclu qu’une demande de contrôle judiciaire portant sur le refus des agents de renvoi de surseoir à la mesure de renvoi avait un caractère théorique en raison de l’absence d’un litige actuel entre les parties, une fois que l’ordonnance de sursis était prononcée. La juge Mactavish est arrivée à la même conclusion dans l’affaire Palka c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 342, [2008] A.C.F. no 435.

 

[30]           Dans chacune de ces affaires, la juge Dawson et la juge Mactavish ont ensuite examiné si elles devaient exercer leur pouvoir discrétionnaire de statuer sur le fond des demandes de contrôle judiciaire respectives, sans égard au caractère théorique des questions soulevées. Dans chaque cas, elles ont refusé d’exercer leur pouvoir discrétionnaire.

 

[31]           Le demandeur et le défendeur ont tous deux commenté les décisions Baron et Palka lors de la poursuite de l’audition de la demande de contrôle judiciaire le 17 juin. Le demandeur a redemandé à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire de se prononcer sur le fond de sa demande, faisant principalement valoir le peu de directives susceptibles de guider les agents de renvoi dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire limité prévu au paragraphe 43(2) de la Loi. Il a aussi renvoyé aux commentaires de la juge Dawson dans Baron concernant le manque de directives écrites à ce sujet.

 

[32]           Le défendeur a fait valoir que rien dans la présente affaire ne permettait de la distinguer des situations qui prévalaient dans Baron et Palka, où les juges Dawson et MacTavish ont respectivement refusé d’exercer leur pouvoir discrétionnaire de statuer au fond sur les affaires dont elles étaient saisies. De plus, le défendeur a prétendu qu’une décision de la Cour en l’espèce serait d’une utilité limitée. Le défendeur a soutenu que peu importe la décision que la Cour prendra au sujet de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire, le fait que cette demande concerne une personne vulnérable restera inchangé.

 

[33]           Comme l’a dit le juge Sopinka dans l’arrêt Borowski, le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’entendre une cause à caractère théorique n’est pas illimité. L’exercice de ce pouvoir discrétionnaire doit se fonder sur trois principes.

 

[34]           Le premier principe est l’existence d’un contexte contradictoire. Le deuxième tient à « l’économie des ressources judiciaires » qui doit être soupesée en fonction des circonstances lorsqu’une affaire soulève « une question de grande importance pour le public […] où il serait dans l'intérêt du public de statuer sur le fond de la question ».

 

[35]           Enfin, lorsqu’elle choisit d’exercer son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit « prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit.  La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. »

 

[36]           En l’espèce, le demandeur fait toujours l’objet d’une mesure d’expulsion. Il est toujours susceptible d’être renvoyé du Canada. Au sens large, il demeure dans une relation de nature contradictoire avec le défendeur, lequel contrôle l’entrée et la présence des immigrants en sol canadien. À cet égard, je renvoie à l’arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711.

 

[37]           S’agissant du deuxième principe, soit le souci de l’économie des ressources judiciaires, je souscris aux récents arguments du demandeur voulant que la Cour ait déjà « dépensé » ses ressources en ayant entendu la demande sur le fond. Le facteur d’économie des ressources judiciaires est maintenant neutre.

 

[38]           Enfin, il reste la question de l’intérêt public. Le demandeur prétend que le public a intérêt à ce que la Cour fournisse des directives aux agents de renvoi à qui sont présentées des demandes de report de renvoi. Il souligne que la juge Dawson a fait mention du manque de directives écrites à ce sujet dans Baron.

 

[39]           À mon avis, un autre élément milite en faveur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de statuer sur le fond de la demande, soit l’absence relative d’expertise des agents de renvoi. Dans la hiérarchie de ceux qui rendent des décisions en vertu de la Loi, ce qui inclut la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel de l’immigration, les agents de renvoi ne sont pas tenus d’avoir une expertise particulière, même si leurs décisions peuvent entraîner d’importantes conséquences pour un demandeur.

 

[40]           La Loi prévoit l’accès au contrôle judiciaire sur autorisation; voir paragraphe 72(1). Les pouvoirs de la Cour saisie d’une demande de contrôle judiciaire sont prévus aux articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. À mon avis, il serait anormal, ainsi qu’injuste, de soustraire une décision des agents de renvoi au contrôle judiciaire si celle-ci est erronée et une décision sur tous les aspects du litige peut fournir des indications pour l’avenir.

 

[41]           Pour ces motifs, et eu égard aux principes énoncés dans l’arrêt Borowski, j’ai choisi d’exercer mon pouvoir discrétionnaire d’examiner l’objet de la demande, soit la décision négative de l’agent.

 

[42]           L’article 48 de la Loi sur l’immigration et le statut de réfugié, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), énonce les obligations imposées aux agents de renvoi au sujet du renvoi de personnes du Canada :

Mesure de renvoi

48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis.

Conséquence

(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.

 

Enforceable removal order

48. (1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.

Effect

(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.

 

 

[43]           Normalement, une décision discrétionnaire suppose une évaluation des faits dans le contexte juridique pertinent. Il va de soi dans une décision discrétionnaire que le décideur, en l’espèce l’agent de renvoi, puisse rendre une décision positive ou négative en se fondant sur la législation applicable. Le paragraphe 48(2), en soi, ne fournit aucune directive.

 

[44]           La jurisprudence énonce clairement que les agents de renvoi n’ont qu’un pouvoir discrétionnaire limité de différer l’exécution d’une mesure de renvoi. Je renvoie aux décisions Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682; Bastien c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 711, 306 F.T.R. 33; Hailu c. Canada (Procureur général), (2005), 2005 CF 229, 27 Admin. L.R. (4th) 222; J.B. c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1720, [2004] A.C.F. no 2094, et Boniowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1161, 44 Imm. L.R. (3d) 31 (C.F.).

 

[45]           Dans le cadre d’observations additionnelles, l’avocat du défendeur a prétendu que le récent arrêt de la Cour suprême du Canada Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, n’a pas radicalement changé le « visage du droit administratif » au point d’écarter l’arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2. Aux pages 7 et 8 de cet arrêt, le juge McIntyre a affirmé ce qui suit :

En interprétant des lois semblables à celles qui sont visées en l'espèce et qui mettent en place des arrangements administratifs souvent compliqués et importants, les tribunaux devraient, pour autant que les textes législatifs le permettent, donner effet à ces dispositions de manière à permettre aux organismes administratifs ainsi créés de fonctionner efficacement comme les textes le veulent. A mon avis, lorsqu'elles examinent des textes de ce genre, les cours devraient, si c'est possible, éviter les interprétations strictes et formalistes et essayer de donner effet à l'intention du législateur appliquée à l'arrangement administratif en cause. C'est aussi une règle bien établie que les cours ne doivent pas s'ingérer dans l'exercice qu'un organisme désigné par la loi fait d'un pouvoir discrétionnaire simplement parce que la cour aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en avait incombé. Lorsque le pouvoir discrétionnaire accordé par la loi a été exercé de bonne foi et, si nécessaire, conformément aux principes de justice naturelle, si on ne s'est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l'objet de la loi, les cours ne devraient pas modifier la décision.

 

 

[46]           À mon avis, l’agent a commis une erreur lorsqu’il a refusé la demande visant à différer le renvoi du demandeur parce qu’il a fait fi d’éléments de preuve pertinents, en particulier la preuve au dossier concernant la santé mentale du demandeur. À cet égard, je renvoie aux transcriptions de l’audience tenue devant la Section d’arbitrage de la Commission de l’immigration le 12 juillet 1999. La transcription démontre clairement que le président de l’audience avait des soupçons à propos de la santé mentale du demandeur et de sa capacité à comprendre la nature de l’instance où il était en cause.

 

[47]           L’agent a aussi fait fi du rapport médical du Dr Jerry Cooper, psychiatre au Humber River Regional Hospital, daté du 13 octobre 1999. Dans ce rapport, le Dr Cooper exprimait l’opinion que le demandeur pouvait être sujet à un [traduction] « processus schizophrénique ». À son avis, le demandeur n’était pas en mesure de comprendre la nécessité d’interjeter appel de la mesure d’expulsion.

 

[48]           Ce rapport médical, rédigé peu après le contrôle de la détention tenu le 12 juillet 1999, où le président de l’audience avait exprimé des doutes semblables au sujet de la capacité du demandeur à comprendre ce qui se passait, était un élément de preuve pertinent. À mon avis, les notes de l’agent ne démontrent pas qu’il en a tenu compte. Au contraire, ces notes donnent à penser qu’il a ignoré cet élément de preuve pertinent.

 

[49]           Selon ses notes au dossier, l’agent a tenu compte des « faits » que constituent l’impécuniosité du demandeur, l’absence d’adresse permanente et les manquements aux conditions de remise en liberté antérieurs lorsqu’il a refusé la demande de report. À mon avis, ces facteurs sont non pertinents ou étrangers à la question de savoir si le renvoi du demandeur devait être différé.

 

[50]           Au moment où le demandeur a sollicité le report de son renvoi, le principal motif de cette demande était la requête pendante à la SAI visant la prorogation du délai pour interjeter appel de la mesure d’expulsion prononcée en 1998. Le dépôt de l’avis d’appel soulevait des questions d’équité procédurale. Les notes de l’agent comportaient son opinion personnelle voulant que le fait que le demandeur n’ait pas déposé l’avis d’appel en 1998 était dû au manque de diligence de celui-ci. Cette opinion est contredite par les éléments de preuve soumis à l’agent : voir le Dossier du tribunal, à la page 57. À mon avis, l’agent a soit fait fi des éléments de preuve pertinents, soit les a mal compris.

 

[51]           Ces exemples démontrent que la décision de l’agent de rejeter la demande visant à différer le renvoi du demandeur ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Maple Lodge Farms, où la Cour suprême du Canada a statué qu’il convenait de faire preuve de retenue à l’égard de la décision discrétionnaire d’un décideur administratif, sauf si cette décision est fondée sur des considérations non pertinentes et étrangères et qu’elle fait fi des éléments de preuve pertinents.

 

[52]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de l’agent est annulée.

 

[53]           À l’audition initiale de la demande, l’avocat a sollicité la certification de la même question que celle qui avait été certifiée par le juge Gibson dans Higgins. Le 17 juin, à la reprise de l’audience, aucun des avocats n’a demandé la certification d’une question. Néanmoins, compte tenu à l’alinéa 74d) de la Loi, j’estime qu’une question devrait être certifiée et j’énonce la question, la même que celle certifiée dans Higgins, de la façon suivante :

Lorsqu’un demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision de ne pas différer l’exécution d’une mesure de renvoi dont il ou elle fait l’objet, le fait que son renvoi soit par la suite empêché en raison d’une ordonnance de sursis délivrée par la présente Cour rend-il théorique la demande de contrôle judiciaire qui porte sur ce renvoi?

 

 

 

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que la décision de l’agent est annulée. La question suivante est certifiée :

Lorsqu’un demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision de ne pas différer l’exécution d’une mesure de renvoi dont il ou elle fait l’objet, le fait que son renvoi soit par la suite empêché en raison d’une ordonnance de sursis délivrée par la présente Cour rend-il théorique la demande de contrôle judiciaire qui porte sur ce renvoi?

 

 

 

« E. Heneghan »

juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5636-06

 

INTITULÉ :                                       JUNIOR CHRISTOPHER WEEKES

                                                            Représenté par son tuteur à l’instance John Norquay

                                                            c.
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

                                                            ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 8 novembre 2007 et le 17 juin 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              la juge Heneghan

 

DATE DES MOTIFS :                      le 30 juin 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Simone Dahan

 

POUR LE DEMANDEUR

David Tyndale

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés
Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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