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Date : 20080630

Dossier : IMM-4904-07

Référence : 2008 CF 819

Ottawa (Ontario), le 30 juin 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MANDAMIN

 

 

ENTRE :

MARIYA TSYHANKO

demanderesse

 

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]            Mariya Tsyhanko (la demanderesse) demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 2 novembre 2007 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle il a été déterminé que la demanderesse n’avait pas la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger selon les critères des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

[2]            Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

 

Contexte

[3]            La demanderesse est une citoyenne de l’Ukraine âgée de 20 ans. Elle demande l’asile au motif qu’elle est lesbienne et qu’elle a été persécutée en Ukraine en raison de son orientation sexuelle.

 

[4]            La demanderesse a amorcé une relation homosexuelle avec sa professeure à l’université de Lviv, où elle étudiait. En novembre 2005, elles ont été surprises dans une position compromettante par un autre professeur, qui les a sévèrement critiquées en raison de leur homosexualité. À la suite d’un rapport de l’incident, l’administration de l’université l’a informée qu’elle lui permettait de terminer l’année scolaire, mais qu’elle n’aurait pas droit de se réinscrire. Sa partenaire a été congédiée de son poste d’enseignante à l’université.

 

[5]            La nouvelle de l’orientation sexuelle de la demanderesse s’est propagée jusqu’à sa ville natale de Gorodok, située approximativement à 25 kilomètres de Lviv. Lorsque la demanderesse est revenue chez elle en janvier 2006, sa famille ne lui a pas permis de participer aux cérémonies de l’église. Lors de son retour à son domicile en provenance de l’église, elle a été attaquée par des agresseurs qui dénonçaient son homosexualité. Son père, un prêtre de l’Église grecque orthodoxe, l’a déshéritée et l’a bannie du domicile familial. La demanderesse a signalé l’agression à la police, mais celle-ci n’a pris aucune mesure lorsqu’elle a appris que l’agression avait été motivée par l’homosexualité de la demanderesse.

 

[6]            En mars 2006, la demanderesse affirme avoir reçu des lettres de menaces en raison de son orientation sexuelle. À la suggestion de sa mère, la demanderesse a demandé un visa de visiteur canadien, afin de rendre visite à des membres de sa famille. En juin 2006, elle a eu un souper d’adieu avec sa partenaire. Les deux ont été confrontées par des assaillants homophobes, gravement agressées et ont dû être hospitalisées. La demanderesse a signalé l’agression au gendarme qui l’a accompagnée à l’hôpital. La police s’est désintéressée de l’enquête lorsqu’elle a appris l’homosexualité de la demanderesse.

 

[7]            La demanderesse a été hospitalisée cinq jours et a dû reporter ses plans de voyages de juin. Elle est arrivée au Canada en juillet 2006 et a été hébergée par des parents. Son intention était de retourner en Ukraine. Après avoir tenté sans succès de contacter sa partenaire en Ukraine, elle a appelé la voisine de cette dernière. La voisine l’a informée que sa partenaire avait été victime d’une agression le 24 juillet et qu’elle était à l’hôpital. Sa partenaire a ensuite succombé à ses blessures.

 

[8]            La demanderesse a présenté sa demande de statut de réfugié en août 2006.

 

 

La décision faisant l’objet du contrôle

[9]            La Commission, même si elle n’a pas contesté l’homosexualité de la demanderesse, a conclu que celle-ci n’était pas crédible. À titre subsidiaire, la Commission a conclu qu’elle n’avait pas la qualité de réfugié, ni celle de personne à protéger, parce qu’elle n’avait pas épuisé tous les moyens de protection offerts par l’État et qu’une possibilité de refuge intérieur (PRI) s’offrait à elle.

 

Questions en litige

[10]        Trois questions doivent être prises en considération dans ce contrôle judiciaire :

a.                   La Commission a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions relatives à la crédibilité?

b.                  La Commission a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la protection offerte par l’État?

c.                   La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant qu’une PRI s’offrait à elle à Kiev?

 

Norme de contrôle

[11]        L’arrêt de la Cour suprême Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, a établi qu’il n’y a maintenant que deux normes de contrôle : celle de la décision correcte et celle de la décision raisonnable (Dunsmuir, au par. 34).

 

[12]        Lorsque des questions de faits et de crédibilité font l’objet d’un contrôle, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Sukhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 427, au par. 15).

 

[13]        La protection offerte par l’État est une question mixte de fait et de droit. Comme il est dit dans Dunsmuir, précité, au par. 51, la norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit est celle de la raisonnabilité. Cette norme a été appliquée depuis l’arrêt Dunsmuir en lien avec la question de la protection offerte par l’État (Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491, au par. 10).

 

[14]        La norme de contrôle s’agissant de l’existence d’une PRI est celle de la raisonnabilité (Huerta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 586, au par. 14).

 

[15]        Dans Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, la Cour a déclaré que le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». La justification exige que la décision soit rendue sur la base des éléments de preuve soumis au décideur. Une décision ne peut se qualifier de raisonnable si elle est rendue sans tenir compte des éléments de preuve présentés (Katwaru c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 612, aux par. 18 et 22).

 

Analyse

Crédibilité

[16]        Même si l’on tient compte de la retenue judiciaire dont il faut faire preuve concernant les conclusions relatives à la crédibilité, les conclusions de la Commission ne sont pas raisonnables. La Commission a admis que la demanderesse était homosexuelle, mais a conclu qu’elle n’était pas un témoin crédible. La détermination de la Commission concernant la crédibilité est fondée sur des conclusions d’invraisemblances erronées et sur des incohérences secondaires, même si elle a implicitement admis, ou n’a pas remis en doute, les éléments cruciaux de la revendication du statut de réfugié de la demanderesse.

 

[17]        La Commission a tiré deux conclusions d’invraisemblances : 

·        La demanderesse a témoigné à propos d’appels effectués par son père à sa famille pour leur dire qu’elle est lesbienne. La Commission a considéré invraisemblable que son père appelle ses parents pour propager sa honte.

·        La demanderesse a témoigné que sa mère l’avait aussi déshéritée, mais que c’est elle qui lui a suggéré de rendre visite à ses parents. La Commission a aussi considéré invraisemblable que sa mère ait financé son voyage au Canada, puisqu’elle n’avait pas de revenus propres.

 

[18]        Les conclusions d’invraisemblance de la Commission à propos du père parlant à sa famille de l’homosexualité de la demanderesse et de la mère fournissant de l’argent pour le voyage de la demanderesse au Canada ne répondent pas à la norme applicable aux conclusions d’invraisemblance. Le juge Muldoon, dans Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, aux par. 6 et 7, déclarait ce qui suit :

Présomption de véracité et vraisemblance

6          Le tribunal a fait allusion au principe posé dans l'arrêt Maldonado c. M.E.I., [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, suivant lequel lorsqu'un revendicateur du statut de réfugié affirme la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques sauf s'il existe des raisons de douter de leur véracité. Le tribunal n'a cependant pas appliqué le principe dégagé dans l'arrêt Maldonado au demandeur et a écarté son témoignage à plusieurs reprises en répétant qu'il lui apparaissait en grande partie invraisemblable. Qui plus est, le tribunal a substitué à plusieurs reprises sa propre version des faits à celle du demandeur sans invoquer d'éléments de preuve pour justifier ses conclusions.

7          Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

 

 

 

[19]        La Commission n’offre aucun élément de preuve pour étayer son hypothèse que la honte du père de la demanderesse au sujet de l’homosexualité de sa fille l’emporterait sur son indignation. Elle ne prend pas en compte non plus l’explication de la demanderesse voulant que sa mère ait le contrôle des finances de la famille, même si l’argent provenait des revenus de son père. Les conclusions d’invraisemblance de la Commission ne peuvent être maintenues.

 

 

[20]        La Commission a aussi fondé ses conclusions concernant la crédibilité sur les éléments suivants :

·        La demanderesse a informé l’agent des visas en mai 2006 qu’elle avait planifié voyager en juillet, mais a dit qu’elle avait acheté un billet pour le mois de juin et qu’elle a dû reporter le voyage à juillet en raison de son hospitalisation.

·        La demanderesse a initialement informé l’agent des visas (en mai) qu’elle allait visiter les parents de son père alors qu’elle a témoigné, à l’audience de la Commission, qu’elle est venue au Canada afin de visiter les parents de sa mère.

·        La demanderesse a témoigné avoir obtenu un passeport en mai 2005 [traduction] « juste au cas où je voudrais quitter le pays ».

 

[21]        Dans Mohacsi c. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2003 CFPI 429, au par. 20, la Cour a donné des orientations sur la relation entre les conclusions secondaires d’incohérence et d’absence de crédibilité, et les éléments cruciaux d’une revendication du statut de réfugié :

…ce ne sont pas tous les types d'incohérence ou d'invraisemblance contenue dans la preuve présentée par le demandeur qui justifieront raisonnablement que la Commission tire des conclusions défavorables sur la crédibilité en général. Il ne conviendrait pas que la Commission tire ses conclusions après avoir examiné « à la loupe » des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication. En outre, la Commission devrait évaluer la crédibilité d'un demandeur et la vraisemblance de son témoignage en tenant compte des conditions existant dans son pays et des autres éléments de preuve documentaire dont elle dispose. Les incohérences mineures ou secondaires contenues dans la preuve du demandeur ne devraient pas inciter la Commission à conclure à une absence générale de crédibilité si la preuve documentaire confirme la vraisemblance de son récit.

 

 

[22]        En n’abordant pas les éléments cruciaux de la revendication de la demanderesse, la Commission les a implicitement acceptés. Plus spécifiquement, la Commission ne conteste pas que la demanderesse vivait une relation homosexuelle avec sa professeure; qu’elle a été victime de deux agressions en raison de son homosexualité, une fois dans son village natal et une fois à Lviv; qu’elle a signalé les deux agressions aux forces policières et qu’à chaque fois, ces dernières ont immédiatement perdu tout intérêt lorsqu’elles ont appris que les agressions étaient dues à des motifs homophobes; et que sa partenaire est morte des suites d’une agression peu après que la demanderesse ait quitté pour le Canada. Un demandeur est présumé dire la vérité. Lorsqu’il fournit une explication raisonnable, celle-ci doit être prise en compte. Il faut aussi noter que la demanderesse a fourni une preuve corroborant son hospitalisation après la deuxième agression, ainsi que le décès de sa partenaire

 

[23]        Je considère que la conclusion de la Commission que la demanderesse n’est pas crédible en raison d’incohérences secondaires, alors qu’elle admet implicitement les éléments principaux de sa revendication, est déraisonnable.

 

Analyse de la protection de l’État et du refuge intérieur

[24]        La Commission a conclu, de façon subsidiaire, que la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve clairs et convaincants concernant l’incapacité de l’État à la protéger. La Commission a aussi conclu que la demanderesse avait des possibilités de refuge intérieur (PRI) à Kiev ou dans d’autres grands centres urbains de l’Ukraine.

 

[25]        Dans cette affaire, ayant conclu que la Commission a commis une erreur dans son analyse de la crédibilité, je conclus aussi qu’elle a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a conclu, de façon subsidiaire, que l’État était en mesure de lui offrir la protection et, subsidiairement encore, que Kiev pouvait constituer une PRI. Après n’avoir pas contesté l’orientation sexuelle de la demanderesse et la persécution qui en est résultée, la Commission s’est sélectivement fondée sur la preuve documentaire favorisant sa conclusion touchant la disponibilité de la protection de l’État. La Commission pouvait certes arriver à cette conclusion, mais elle ne pouvait le faire en se fondant sélectivement sur la preuve documentaire, sans fournir une explication pour rejeter le témoignage de la demanderesse voulant qu’elle ait essayé d’obtenir la protection de l’État.

 

[26]        Dans la même veine, en lien avec la conclusion qu’une PRI s’offrait à elle à Kiev, la Commission s’est encore une fois fondée sélectivement sur la preuve documentaire, sans examiner la vraie nature de la crainte de persécution de la demanderesse. Celle-ci craint la persécution aux mains des ultranationalistes en général, plutôt qu’aux mains d’un groupe particulier basé à Lviv, comme il était relaté dans les motifs de la Commission.

 

CONCLUSION

 

[27]        Je conclus que la décision de la Commission au sujet de la crédibilité de la demanderesse, qui se fonde sur des invraisemblances secondaires plutôt que sur les éléments cruciaux de sa revendication, est déraisonnable.

 

[28]        La demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à une formation différemment constituée de la Commission pour un nouvel examen.

 

2.         Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4904-07

                                                           

 

INTITULÉ :                                       MARIYA TSYHANKO c. MCI         

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 16 juin 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              le juge Mandamin

 

DATE DES MOTIFS :                      le 30 juin 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

ANDREW BROUWER                       POUR LA DEMANDERESSE

 

TAMRAT GEBEYEHU                       POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

JACKMAN & ASSOCIATES            POUR LA DEMANDERESSE

AVOCATS

TORONTO (ONTARIO)

 

JOHN H. SIMS, c.r.                            POUR LE DÉFENDEUR

TORONTO (ONTARIO)

 

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