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Date : 20080620

Dossier : T-1190-07

Référence : 2008 CF 781

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 juin 2008

En présence de monsieur le protonotaire Kevin R. Aalto

 

ENTRE :

DONNA JODHAN

demanderesse

 

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(REPRÉSENTANT LE SECRÉTARIAT DU CONSEIL DU TRÉSOR DU CANADA,

LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA ET STATISTIQUE CANADA)

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]          La demanderesse, Donna Jodhan, est une personne ayant une déficience visuelle, qui est une déficience physique reconnue par l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Elle présente cette demande de contrôle judiciaire [traduction] « parce que les personnes ayant une déficience visuelle sont privées du plein accès au matériel et aux services Web du gouvernement du Canada, y compris le Recensement de 2006 de Statistique Canada et le site Web de la Commission de la fonction publique, et qu’elles ne peuvent en tirer le même bénéfice ». Plus précisément, elle demande qu’il soit déclaré que les sites Web et les services en ligne du gouvernement fédéral lui sont inaccessibles du fait de sa déficience visuelle et que cela contrevient aux droits qui lui sont reconnus par l’article 15 de la Charte. Elle sollicite une mesure de redressement systémique pour régler les problèmes systémiques qui touchent les sites Web du gouvernement fédéral et qui la privent elle, une Canadienne ayant une déficience visuelle, d’une égalité d’accès aux services et aux renseignements gouvernementaux.

[2]          Dans sa requête, le défendeur, le procureur général du Canada, demande le rejet de la demande au motif qu’il n’existe aucune [traduction] « décision ni ordonnance », aucune [traduction] « affaire » précise, ni aucun [traduction] « décideur » ou [traduction] « dossier du tribunal » identifiable pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Il soutient que la présente instance consiste essentiellement en un contrôle judiciaire d’une politique générale – c’est-à-dire en l’examen de la pertinence et de la mise en œuvre d’une norme du gouvernement fédéral désignée « Normes sur la normalisation des sites Internet », une politique visant à assurer l’accessibilité en ligne des sites Web du gouvernement pour tous les Canadiens ayant une déficience, y compris les personnes ayant une déficience visuelle. Si l’affaire est accueillie, le défendeur est d’avis qu’il faudrait plutôt procéder par voie d’action dont l’instruction devrait être suspendue en attendant l’issue des plaintes déposées par la demanderesse auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP).

[3]          Les avocats des deux parties ont chacun présenté des observations écrites détaillées et trois volumes conjoints de jurisprudence, en plus de quelques dossiers de jurisprudence et dossiers de requête supplémentaires. Comme les décisions dans deux affaires (Amnesty International Canada c. Canada (Procureur général), [2007] CF 1147 et Apotex Inc. c. Laboratoires Servier, 2007 CAF 350) ont été rendues après l’instruction préliminaire, les parties ont été invitées à présenter d’autres observations sur le bien-fondé de la requête. De plus, en raison d’événements survenus subséquemment, la Couronne a demandé l’autorisation de déposer d’autres éléments de preuve. Cependant, comme il a été jugé que ces autres éléments de preuve n’avaient pas d’incidence sur les questions soulevées par la requête, la demande d’autorisation a été rejetée.

Contexte

[4]          Pour comprendre les questions en litige, il importe d’abord d’en examiner le contexte. Comme il a été indiqué précédemment, Mme Jodhan est une citoyenne canadienne, aveugle au sens de la loi. Avant le début de la présente procédure, Mme Jodhan avait déposé trois plaintes distinctes auprès de la CCDP. Ces plaintes avaient été déposées à l’encontre du Secrétariat du Conseil du Trésor (SCT) du Canada, de Statistique Canada (SC) et de la Commission de la fonction publique (CFP) du Canada. Toutes les plaintes avaient un élément commun : l’inaccessibilité alléguée des sites Web du gouvernement pour les personnes ayant une déficience visuelle. Elles soulevaient également d’autres questions visant notamment à déterminer si Mme Jodhan a eu droit à des mesures d’adaptation raisonnables, si elle a été traitée différemment du fait de sa déficience et si la Politique sur l’obligation de prendre des mesures d’adaptation pour les personnes handicapées dans la fonction publique fédérale (la Politique) a été correctement appliquée ou si sa mise en œuvre a fait l’objet d’une surveillance adéquate.

[5]          La présente demande vise les trois mêmes entités gouvernementales et le même élément commun, à savoir l’inaccessibilité alléguée des sites Web du gouvernement pour les personnes ayant une déficience visuelle. La demanderesse demande uniquement le prononcé d’une déclaration à l’encontre de chacune des trois entités gouvernementales. Ces déclarations s’énoncent comme suit : [traduction]

        Déclaration selon laquelle le défaut du Conseil du Trésor du Canada et du Secrétariat du Conseil du Trésor d’élaborer, de mettre en œuvre et d’appliquer des normes garantissant l’accessibilité de tous les sites Web et services en ligne du gouvernement du Canada aux personnes ayant une déficience visuelle viole le droit de la demanderesse à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur une déficience physique, et contrevient ainsi à l’article 15 de la Charte et, de ce fait, à l’article 1 de la Charte;

 

        Déclaration selon laquelle le défaut de Statistique Canada de s’assurer que la version en ligne du Recensement de 2006 est accessible aux personnes ayant une déficience visuelle viole le droit de la demanderesse à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur une déficience physique, et contrevient ainsi à l’article 15 de la Charte et, de ce fait, à l’article 1 de la Charte;

 

        Déclaration selon laquelle le défaut de la Commission de la fonction publique du Canada de s’assurer que son site Web et ses services de demande en ligne sont accessibles aux personnes ayant une déficience visuelle viole le droit de la demanderesse à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination fondée sur une déficience physique, et contrevient ainsi à l’article 15 de la Charte et, de ce fait, à l’article 1 de la Charte.

 

[6]          La demanderesse ne sollicite aucuns dommages-intérêts ni aucune autre mesure de redressement.

Plainte contre le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada (SCT)

[7]          Le 5 septembre 2005, la demanderesse a déposé une plainte contre le SCT auprès de la CCDP en vertu de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Dans sa plainte, la demanderesse alléguait essentiellement avoir été victime de discrimination de la part du SCT, et ce, pour les raisons suivantes :

[traduction] Le SCT a omis de s’assurer que les ministères et organismes sous sa responsabilité appliquent les politiques en vigueur.

Le SCT a omis de surveiller le respect de ses politiques.

Le SCT a omis de s’assurer qu’un des ministères ou organismes avait fournit l’examen dans le format de rechange demandé par la demanderesse.

Le SCT a omis de fournir des sites Web qui soient accessibles aux Canadiens aveugles ou ayant une déficience visuelle, une catégorie dont la demanderesse fait partie.

 

[8]          En avril 2006, une enquêtrice de la CCDP a écrit ce qui suit à la demanderesse : [traduction] « Bien que le SCT soit l’employeur de la fonction publique, il ne participe ni n’intervient de quelque manière que ce soit dans les mesures d’adaptation prises durant le processus de dotation, ni ne surveille ces mesures ». Après avoir terminé son rapport, l’enquêtrice de la CCDP a déclaré ultérieurement que le SCT n’était pas [traduction] « la partie responsable des actes discriminatoires allégués ». Le 11 janvier 2007, la CCDP a rejeté la plainte de la demanderesse au motif que le SCT [traduction] « n’était pas la partie responsable des actes discriminatoires allégués ». La demanderesse n’a pas interjeté appel de cette décision.

[9]          La CCDP a rejeté la plainte contre le SCT au motif que le SCT n’était pas la partie responsable des actes discriminatoires allégués. Ainsi qu’il est indiqué dans les observations écrites de la demanderesse : [traduction] « La présente demande ne porte pas sur un incident précis. Elle porte plutôt sur les barrières systémiques à l’accessibilité qui sont répandues sur les sites Web du gouvernement fédéral créés à l’issue d’une série de décisions s’inscrivant dans l’esprit d’une politique générale ». La demanderesse fait valoir que le Conseil du Trésor est le gestionnaire général chargé d’établir et d’encadrer les politiques gouvernementales en matière de communications. Aucune demande de contrôle judiciaire n’a été présentée à l’encontre de cette décision de la CCDP.

Plainte contre Statistique Canada (SC)

[10]      La demanderesse a tenté de postuler en ligne pour un emploi chez SC. Comme elle avait de la difficulté à remplir sa demande d’emploi, elle a demandé l’aide d’un employé voyant de la Commission de la fonction publique. Dans le cadre du processus de sélection, tous les candidats devaient passer un examen. La demanderesse a donc demandé que des mesures d’adaptation soient prises afin qu’elle puisse passer l’examen en braille. À la suite de cette demande, la demanderesse a été informée que sa demande avait été éliminée à la présélection, car elle ne répondait pas aux critères. Statistique Canada a par la suite donné à la demanderesse l’occasion de passer l’examen en braille, mais la demanderesse a refusé en déclarant qu’elle n’était plus intéressée à travailler pour cet organisme. En septembre 2005, la demanderesse a déposé une plainte auprès de la CCDP contre Statistique Canada. Dans sa plainte, la demanderesse faisait principalement valoir la discrimination dont elle avait été victime du fait qu’elle n’avait pu passer l’examen en braille. La demanderesse a résumé en ces termes l’essentiel de sa plainte :

[traduction] Pour résumer, j’estime avoir été victime de discrimination en tant que Canadienne ayant une déficience visuelle, car je n’ai pu passer l’examen en braille; de plus, le processus qui a été utilisé à mon égard n’est pas celui réservé au grand public et il m’a été impossible de soumettre ma demande de la manière habituelle, car le site Web n’était pas accessible aux personnes ayant des besoins spéciaux.

 

[11]      En novembre 2006, l’enquêteur chargé d’examiner la plainte de la demanderesse a formulé les recommandations suivantes :

        [traduction] Les éléments de preuve laissent croire que le défendeur a omis de prendre des mesures d’adaptation en fonction de l’incapacité de la plaignante;

 

        Les éléments de preuve laissent croire que le défendeur a traité la plaignante différemment des autres candidats ayant postulé pour le poste de statisticien-mathématicien (MA).

 

[12]      Une séance de conciliation a eu lieu ultérieurement, à la fin d’avril 2007. La séance de conciliation n’a toutefois pas permis d’en venir à un règlement et la plainte a été soumise de nouveau à la CCDP. Il semble que la CCDP n’ait pas encore rendu de décision concernant cette plainte.

 

Plainte contre la Commission de la fonction publique (CFP)

[13]      En septembre 2006, la demanderesse a présenté une troisième plainte auprès de la CCDP, cette fois-ci contre la CFP. La Commission de la fonction publique est l’organisme gouvernemental responsable de la mise en œuvre de la Norme et de la Politique sur la normalisation des sites Internet dans le cadre du processus de demande d’emploi en ligne. Dans sa plainte, la demanderesse a souligné le caractère discriminatoire du processus de demande d’emploi en ligne et l’absence de mesures d’adaptation y afférentes. La demanderesse a invoqué plus particulièrement le fait qu’elle avait eu [traduction] « beaucoup de difficulté à naviguer dans le processus de demande en ligne sur le site Web www.canada.ca/fr/commission-fonction-publique/emplois/services/emplois-gc.html sans l’aide d’une personne voyante, ce qui témoigne du manque de mesures d’adaptation et d’un processus discriminatoire. Les parties ont accepté la médiation, qui a eu lieu en février 2007. Les parties n’en sont toutefois pas arrivées à un règlement et il semble que la CCDP n’ait pas encore rendu sa décision.

[14]      Ainsi qu’il a été mentionné, la demanderesse a présenté la présente demande dans laquelle elle sollicite une mesure de redressement systémique, même si elle n’a pas interjeté appel du rejet d’une de ses plaintes par la CCDP et que les deux autres plaintes sont toujours à l’étude par la CCDP.

Questions en litige

[15]      La présente requête soulève les questions suivantes :

1.             La demande doit-elle être rejetée au motif qu’elle ne relève pas de la compétence de la Cour en vertu de l’article 18.1 de la Loi parce qu’il n’existe pas de [traduction] « décision ni d’ordonnance » ni quelque autre question justiciable?

2.             Si la demande est rejetée, devrait-on plutôt procéder par voie d’action dont l’instruction serait suspendue en attendant le règlement des plaintes déposées par la demanderesse devant la CCDP contre les mêmes entités gouvernementales et portant essentiellement sur la même question?

Analyse

[16]      La partie qui présente une requête en radiation d’une demande doit s’acquitter d’un fardeau très lourd. Les parties ont cité une abondante jurisprudence pour étayer les principes devant s’appliquer aux requêtes en radiation de demandes. Récemment, les principes régissant les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire ont été très utilement analysés en détail, puis résumés par la juge Mactavish dans la décision Amnesty International Canada c. Canada (Procureur général), [2007] CF 1147. Les parties ont cité bon nombre des affaires examinées par la juge Mactavish à l’appui de la présente requête. Le résumé que fait la juge Mactavish s’énonce comme suit :

Les principes juridiques régissant les requêtes en radiation

 

[22]      Les demandes de contrôle judiciaire sont censées être des procédures sommaires et les requêtes en radiation d’un avis de demande ajoutent considérablement au coût et au temps que requiert l’examen de telles questions.

 

[23]      En outre, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1994] A.C.F no 1629, le processus de radiation est plus facile à exécuter dans le cadre d’une action que dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, car il existe de nombreuses règles régissant les actions qui requièrent des actes de procédure précis quant à la nature de la demande ou de la défense et aux faits sur lesquels la demande est fondée. Il n’y a pas de règle comparable qui régisse les avis de demande de contrôle judiciaire.

 

 

[24]      En conséquence, la Cour d’appel fédérale a fait remarquer qu’il est nettement plus risqué pour un tribunal de radier un avis de demande de contrôle judiciaire qu’un acte de procédure classique. Par ailleurs, dans le cas d’une demande de contrôle judiciaire, par opposition à une action, des questions d’ordre économique différentes entrent en jeu. C’est-à-dire que les demandes de contrôle judiciaire ne comportent pas d’enquête préalable ni d’instruction – mesures qu’une radiation permet d’éviter dans les actions : David Bull, au paragraphe 10.

 

[25]      Par contraste, l’audition complète d’une demande de contrôle judiciaire se déroule en grande partie de la même façon qu’une requête en radiation de l’avis de demande, c’est-à-dire sur la foi des preuves par affidavit produites et des arguments invoqués devant un juge de la Cour.

 

[26]      C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel fédérale a statué qu’il n’y a pas lieu de radier une demande de contrôle judiciaire avant la tenue de l’audience sur le fond, à moins que la demande soit « manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie ».

 

[27]      La Cour d’appel fédérale indique de plus que « [c]es cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations […], où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l’avis de requête » : David Bull, au paragraphe 15.

 

[28]      À moins qu’une partie requérante puisse satisfaire à cette norme fort stricte, « le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d’instance qu’elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l’audition de la requête même » : David Bull, au paragraphe 10. Voir aussi Addison & Leyen Ltd. c. Canada, [2006] A.C.F no 489, 2006 CAF 107, au paragraphe 5, inf. pour d’autres motifs par [2007] A.C.S. no 33, 2007 CSC 33.

 

[29]      Si le critère est aussi strict, c’est qu’il est habituellement plus efficace pour la Cour de traiter d’un argument préliminaire à l’audition de la demande de contrôle judiciaire elle-même, plutôt que sous la forme d’une requête préliminaire : voir les commentaires de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Addison & Leyen, au paragraphe 5.

 

[30]      Par analogie avec le processus prescrit par les Règles des Cours fédérales à propos de la radiation des déclarations, en règle générale aucune preuve ne peut être produite dans le cadre d’une requête en radiation d’un avis de demande. En outre, il faut tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans l’avis de demande : Addison & Leyen Ltd. et al., précité, au paragraphe 6.

[31]      Toutefois, la Cour n’est pas tenue de considérer comme vraies les allégations fondées sur des suppositions et des conjectures. Elle n’est pas non plus tenue d’accepter comme vraies des allégations qu’il est impossible de prouver : voir Operation Dismantle Inc. c. R., [1985] 1 R.C.S. 441, au paragraphe 27.

 

[32]      Il y a une exception au principe général selon lequel aucune preuve ne peut être produite dans le cadre d’une requête semblable à celle dont il est question en l’espèce. C’est-à-dire que lorsqu’il y a contestation de la compétence de la Cour, celle-ci doit être convaincue que des faits juridictionnels ou des allégations de tels faits étayent une attribution de compétence : MIL Davie Inc. c. Société d’exploitation et de développement d’Hibernia Ltée (1998), 226 N.R. 369.

 

[33]      Finalement, pour décider s’il y a lieu de radier une demande de contrôle judiciaire parce qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie, il convient d’interpréter l’avis de demande de manière aussi libérale que possible, d’une façon qui remédie à tout vice de forme imputable à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations : Operation Dismantle, au paragraphe 14.

 

[17]      Dans Amnesty International, les demanderesses avaient présenté une demande de contrôle judiciaire concernant des « actes concrets ou éventuels » des Forces canadiennes déployées en République islamique d’Afghanistan. Plus précisément, la demande visait à examiner la conduite des Forces canadiennes à l’égard des personnes qu’elles gardaient en détention dans ce pays ainsi que leur transfert aux autorités afghanes. Pour leur part, les défendeurs sollicitaient une ordonnance visant à radier l’avis de demande des demanderesses au motif que les demanderesses n’avaient pas qualité pour faire valoir les questions mentionnées dans l’avis de demande et que la demande n’avait aucune chance d’être accueillie. Au terme d’une analyse approfondie de la jurisprudence sur la radiation de demandes, la juge Mactavish a conclu qu’il n’avait pas été établi que l’affaire n’avait aucune chance d’être accueillie et elle a jugé que les demanderesses avaient qualité pour agir dans l’intérêt public afin que se poursuive l’examen des questions soulevées dans la demande.

[18]         Après avoir examiné en détail les observations fort étoffées des avocats et l’abondante jurisprudence citée, notamment Amnesty International, je suis d’avis que la présente affaire n’est pas dépourvue de toute chance d’être accueillie, et ce, pour les motifs énoncés ci-après.

[19]      La demanderesse soutient que la décision du juge Mosley dans l’affaire Association des sourds du Canada c. Canada, 2006 CF 971 (l’affaire ASC), est comparable à la présente demande. Après avoir examiné l’affaire ASC en détail et son application aux faits en l’espèce, je suis d’avis que les deux affaires sont, dans une large mesure, comparables.

[20]      L’affaire ASC concernait l’accès des personnes malentendantes aux services et programmes du gouvernement, et plus précisément les lignes directrices du gouvernement fédéral relatives à l’administration de sa Politique d’interprétation par langage gestuel (politique relative au langage gestuel). Dans cette affaire, les demandeurs demandaient à la Cour de déclarer ce qui suit : « qu’il y a eu violation des droits individuels que leur garantit l’article 15 de la Charte canadienne des droits et liberté et que des services professionnels d’interprétation gestuelle doivent être fournis, et leur coût, assumé par le gouvernement du Canada, sur demande, lorsqu’une personne sourde ou malentendante recourt à des services du gouvernement ou vise à donner son apport au processus décisionnel du gouvernement » [paragraphe 1]. Le juge Mosley, dans l’affaire ASC, devait donc statuer sur des questions comparables à celles qui se posent en l’espèce, notamment la question de la justiciabilité d’une « décision ». Le juge Mosley a conclu qu’il y avait eu violation de la Charte et que les demandeurs avaient droit à réparation.

[21]      Les allégations particulières de discrimination soulevées dans l’affaire ASC présentent d’importantes similitudes avec la présente affaire, notamment la perte d’occasions de passer des contrats avec le gouvernement fédéral et la perte d’occasions de participer à l’Enquête sur la population active de Statistique Canada. Dans l’affaire ASC, les demandeurs ne sollicitaient pas la révision ou le réexamen de décisions finales du gouvernement, mais demandaient plutôt « réparation pour des actes de discrimination systémique qui, de par leur nature même, continuent de se produire ». C’est parce que la réparation sollicitée était une mesure déclaratoire et que les actes de discrimination continuaient de se produire que le délai de trente jours prévu pour la présentation d’une demande de contrôle judiciaire ne s’appliquait pas à l’affaire ASC, et c’est pour la même raison qu’il ne s’applique pas non plus en l’espèce.

[22]      L’une des questions soulevées en l’espèce vise à déterminer s’il existe une question justiciable. Le juge Mosley a été saisi de la même question dans l’affaire ASC. Dans l’affaire ASC, il avait été allégué que les demandeurs sollicitaient réparation en demandant à la Cour de prescrire la manière dont le gouvernement fédéral devrait dispenser les services aux personnes ayant une déficience auditive. Or, il ne relève pas de la compétence de la Cour de dicter au gouvernement fédéral la manière de traiter les questions de politique. C’est au gouvernement fédéral qu’il incombe de trancher les questions de politique. Cependant, ainsi que le juge Mosley l’a souligné :

[76]      Pour qu’une question soit justiciable, celle‑ci doit être susceptible d’être tranchée et soumise régulièrement au tribunal. Le contrôle judiciaire ne vise pas que les décisions et ordonnances dont la loi habilitante confie expressément la responsabilité au décisionnaire. L’expression « objet (de la demande) » à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales n’a pas un sens aussi restreint; elle englobe toute question à l’égard de laquelle une réparation peut être obtenue en vertu de l’article 18 ou du paragraphe 18.1(3) (Morneault c. Canada (Procureur général), [2001] 1 C.F. 30, 189, D.L.R. (4th) 96 (C.A.F.).

 

[77]      Si j’estimais que la demande avait pour objet de faire invalider la décision du gouvernement de faire passer du Bureau de la traduction aux divers ministères et organismes individuels la responsabilité de fournir des services d’interprétation gestuelle, je serais d’avis, comme la défenderesse, qu’il s’agit bien d’une décision de politique non justiciable qui ne relève pas du mandat de la Cour. Ce n’est toutefois pas mon point de vue.

 

[78]      Les demandeurs soutiennent ne pas demander à la Cour de dicter la manière dont le gouvernement devrait dispenser des services de traduction, mais plutôt de déclarer quelle devrait être la portée de tels services. Selon eux, la portée actuelle des lignes directrices enfreint les droits individuels que leur garantit l’article 15 de la Charte, puisqu’on ne s’adapte pas ainsi à leur déficience. C’est bien là une question justiciable.

 

[23]      De même, en l’espèce, l’approche préconisée par le gouvernement fédéral pour la prestation de services aux personnes ayant une déficience visuelle pourrait amener à conclure à une violation des droits reconnus à la demanderesse en vertu de l’article 15 de la Charte, vu le défaut d’offrir des mesures d’adaptation. Les éléments de preuve présentés par la demanderesse incluent plusieurs affidavits qui tous décrivent la manière dont les actions du gouvernement fédéral témoignent de son défaut d’offrir des mesures d’adaptation pour tenir compte des déficiences. À ce stade de l’instance, compte tenu du critère élevé à remplir, on ne peut conclure de façon irréfutable que la présente demande est sans fondement et qu’elle n’a aucune chance d’être accueillie. La jurisprudence résumée par la juge Mactavish dans le jugement Amnesty International, combinée à l’analyse du juge Mosley dans l’affaire ASC, m’amène à conclure que l’avis de demande fournit suffisamment d’éléments pour justifier le rejet de la présente requête.

[24]      Dans des observations subséquentes formulées lors d’une audience ultérieure, la Couronne a réitéré sa position selon laquelle la présente affaire ne peut être instruite dans le cadre d’une demande et devrait plutôt l’être par voie d’action dont l’examen serait suspendu en attendant le règlement des plaintes relatives aux droits de la personne déposées par la demanderesse. La Couronne soutient qu’une politique ne peut être contestée dans l’abstrait et qu’il ne peut y avoir contestation que lorsqu’une personne est directement touchée par l’application de cette politique. Elle admet cependant qu’une politique peut être contestée en l’absence de tout moyen de contestation. Elle soutient donc que, puisque la politique a été appliquée et qu’elle a eu une incidence directe sur Mme Jodhan, la contestation devrait porter sur l’une de ces applications.

[25]      Le défendeur invoque la décision de la Cour d’appel fédérale dans Timberwest Forest Corp. c. Canada, 2007 CAF 389, dans laquelle la Cour a déclaré qu’une politique « échappe au contrôle des tribunaux » et que « les tribunaux n’ont pas compétence pour statuer sur la constitutionnalité de politiques ». Dans cette affaire, l’appelante contestait le mécanisme fédéral contrôlant les exportations de billes récoltées sur des terres privées situées en Colombie-Britannique, qui avait été promulgué dans le cadre d’un énoncé de politique fédéral. La question en litige concernait la constitutionnalité de la politique ou du mécanisme. Au terme d’une audience en bonne et due forme sur le fond, la Cour a statué que la politique était constitutionnelle. Après analyse, la Cour n’a pas statué qu’une politique ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire; elle a uniquement conclu que, dans cette affaire, la politique contestée avait été dûment autorisée et qu’elle était donc constitutionnelle.

[26]      Les parties en l’espèce citent également en détail la décision Krause c. Canada, [1999] A.C.F. n179. Cette décision de la Cour d’appel fédérale porte sur un appel interjeté à l’encontre d’une décision ayant radié une demande qui visait essentiellement à obliger le gouvernement à verser certaines sommes dans un compte de pension de retraite et à ne pas utiliser ces sommes à d’autres fins. Les demandeurs étaient membres de diverses associations et étaient soit des cotisants aux régimes de retraite établis en vertu de diverses lois établissant les comptes de pension de retraite, soit des prestataires de ces régimes. Le défendeur dans cette affaire avait demandé le rejet de la demande, du fait principalement qu’elle avait été présentée après l’expiration du délai de trente jours prescrit par la Loi sur les Cours fédérales. Les demandeurs, pour leur part, avaient fait valoir que les mesures à l’égard desquelles étaient demandés un bref de mandamus, une ordonnance d’interdiction et une déclaration n’étaient pas des « décisions » au sens du paragraphe 18.1(2), mais plutôt une série de décisions annuelles reflétant une politique ou une pratique en vigueur au sein du gouvernement. La Cour d’appel fédérale a analysé avec soin les dispositions du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales et conclu que le terme « objet » utilisé dans ce paragraphe témoignait [traduction] « de la nécessite de trouver un mot qui englobe une variété de mesures administratives ». La Cour a statué que le terme « objet » n’englobait pas seulement les [traduction] « décisions ou ordonnances », mais également [traduction] « toute question susceptible de donner droit à une réparation aux termes de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales ». La Cour a également conclu que l’exercice de la compétence en application de l’article 18 n’était pas subordonné à l’existence d’une [traduction] « décision ou ordonnance ». Tel est le cas en l’espèce.

[27]      Il ne fait aucun doute qu’il existe un déséquilibre entre les ressources des parties en l’espèce. La demanderesse est un demandeur qui agit dans l’intérêt public et qui ne sollicite pas l’attribution de dommages-intérêts. Ses intérêts privés sont subordonnés à l’intérêt public qu’elle défend au nom des Canadiens ayant une déficience visuelle.

[28]      Le défendeur fait valoir que d’autres mesures de réparation s’offrent à la demanderesse, dans le cadre des plaintes déposées devant la CCDP. Cependant, ces procédures sont propres à la demanderesse et elles n’engagent pas l’intérêt public en général qui est revendiqué en l’espèce et qui est analogue, dans une certaine mesure, aux revendications des demanderesses dans l’affaire Amnesty International. La demanderesse soutient pour sa part que des politiques et pratiques précises des défendeurs violent les droits qui lui sont reconnus par l’article 15 de la Charte, et que ces politiques et pratiques ont une incidence directe sur elle en tant que personne ayant une déficience visuelle et qu’elles ont toujours cours, ce qui ressemble aux allégations formulées par les demanderesses dans Amnesty International.

[29]      Je ne suis pas convaincu que la présente demande n’ait aucune chance d’être accueillie, ou qu’elle soit à ce point claire et manifeste qu’elle sera rejetée. Et ce, même si des plaintes déposées par la demanderesse sont toujours en instance devant la CCDP. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse, qui demande qu’il soit déclaré que les droits qui lui sont reconnus par l’article 15 de la Charte ont été violés, est une question qui relève de la compétence de la Cour. Les défendeurs allèguent en outre que les violations alléguées ne sont pas suffisamment précises. Cependant, après examen de l’avis de demande, il est évident que la nature des questions visées par le contrôle judiciaire ne fait aucun doute. À mesure que se poursuivra l’instruction de cette affaire, la Cour sera disponible pour aider à préciser les questions ou pour offrir l’orientation nécessaire pour s’assurer que le défendeur ne subisse pas de préjudice dans la présentation de ses observations.

[30]      De plus, il s’agit d’une affaire qui doit être instruite par voie de demande. Il n’y a en effet aucun avantage à se lancer dans le processus, qui peut être long, de production et de communication qu’exigerait une action. Tous les éléments de preuve pertinents peuvent être rassemblés dans le cadre de la présente demande, qui peut maintenant être instruite rapidement en vue du règlement des questions importantes soulevées par la demanderesse. Ainsi qu’il a été mentionné, la Cour peut aider les parties à préciser les enjeux ou offrir des directives sur toute question concernant l’instance. À la suite de la deuxième ronde de plaidoiries, le défendeur a retiré sa requête visant à suspendre l’examen de la présente demande en attendant le règlement des plaintes devant la CCDP, car les décisions ont depuis été rendues. Pour les motifs précités, cette mesure de réparation n’aurait de toute façon pas été accordée.

[31]      La Cour remercie sincèrement les avocats pour leurs observations écrites et orales très utiles et étoffées.


ORDONNANCE

          LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.             La présente requête est rejetée.

2.             Le procureur général du Canada est désigné à titre de défendeur dans la présente instance et l’intitulé doit être modifié en conséquence.

3.             Le délai pour signifier et déposer les affidavits des défendeurs est prorogé au 22 août 2008 et tous les autres délais sont prorogés en conséquence.

4.             Les parties peuvent en tout temps solliciter une conférence préparatoire avec la Cour pour discuter de toute question concernant le calendrier des prochaines étapes de l’instance ou de toute autre question.

5.             Les dépens afférents à la présente requête sont adjugés à la demanderesse, quelle que soit l’issue de la cause.

 

« Kevin R. Aalto »

Protonotaire


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1190-07

                                                            DONNA JODHAN c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                            (REPRÉSENTANT LE SECRÉTARIAT DU CONSEIL

                                                            DU TRÉSOR DU CANADA, LA COMMISSION DE

                                                            LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA ET        STATISTIQUE CANADA)

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 OCTOBRE 2007

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE PROTONOTAIRE AALTO

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 20 JUIN 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

SARAH GODWIN

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

GAIL SINCLAIR, CHRISTINE MOHR

ET MICHELL RATPAN

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

BAKERLAW

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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