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Date : 20080625

Dossier : IMM-2110-07

Référence : 2008 CF 799

Ottawa (Ontario), le 25 juin 2008

En présence de monsieur le juge O'Reilly

 

 

ENTRE :

DOLMA TSERING

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION;

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               En 2007, Mme Dolma Tsering a tenté de venir au Canada à partir des États‑Unis pour rejoindre son petit‑ami, M. Karma Tashi, résident permanent du Canada. Mme Tsering vivait et travaillait aux États‑Unis depuis l’an 2000.

 

[2]               Mme Tashi a été arrêtée à la frontière par un agent d’immigration qui a conclu que sa demande d’asile au Canada était irrecevable. Normalement, la demande d’une personne entrant au Canada à partir des États‑Unis est irrecevable parce que le Canada considère les États‑Unis comme étant un « tiers pays sûr » où il est possible de présenter une demande d’asile. En revanche, les apatrides qui avaient leur résidence habituelle aux États‑Unis bénéficient d’une exception à la règle du tiers pays sûr, de même que les personnes qui ont des membres de leur famille qui sont résidents permanents du Canada.

 

[3]               L’agent d’immigration qui a étudié le dossier de Mme Tsering a conclu que, même si elle était apatride, elle n’était ni une résidente habituelle des États‑Unis, ni un membre de la famille d’un résident permanent du Canada. Seule la première conclusion est contestée en l’espèce. Mme Tsering soutient que les motifs de la décision de l’agent, selon lesquels elle n’était pas une résidente habituelle des États‑Unis, étaient soit insuffisants, soit déraisonnables. Elle demande que son dossier soit étudié de nouveau par un autre agent. 

 

[4]               Je conviens que les motifs de l’agent étaient insuffisants, et je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

 

I.        La question en litige

 

[5]               Les motifs énoncés par l’agent, selon lesquels la demande d’asile de Mme Tsering était irrecevable, étaient‑ils suffisants?

 


II. Analyse

            (1)  Le cadre légal et réglementaire

[6]               Comme je l’ai déjà mentionné, les demandes d’asile présentées au Canada par des personnes qui quittent les États‑Unis pour venir au Canada sont, de façon générale, irrecevables. Cependant, une exception s’applique aux apatrides résidents habituels des États‑Unis (Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, alinéa 101(1)e) (la LIPR); Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, article 159.2; voir l’annexe « A » jointe au présent jugement). Dans la présente affaire, l’agent d’immigration devait déterminer si Mme Tsering pouvait bénéficier de l’exception.

 

(2)  Le caractère suffisant des motifs

[7]               En général, un décideur a l’obligation de fournir des motifs qui permettent d’atteindre l’objectif visé en droit par cette obligation, à savoir informer les parties du fondement de la décision et fournir matière à un examen valable de cette décision dans le cadre d’un appel ou d’un contrôle judiciaire : Via Rail Canada Inc. c. Canada (Office des transports du Canada), [2001] 2 C.F. 25, [2000] A.C.F. no 1685 (C.A.F.) (QL); R. c. Braich, [2002] 1 R.C.S. 903; R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869. L’omission de fournir des motifs suffisants constitue un manquement à la justice naturelle.

 


(3)  La décision des agents

 

[8]               En fait, deux agents sont intervenus dans le dossier de Mme Tsering. Le premier agent a examiné les faits relatifs à Mme Tsering et a recommandé que sa demande soit considérée comme irrecevable. Le deuxième agent, après examen des notes du premier agent, a conclu que la demande de Mme Tsering était effectivement irrecevable parce que Mme Tsering n’était pas une résidente habituelle des États‑Unis.

[9]               Dans les circonstances, les conclusions des deux agents constituent les motifs mêmes de la décision. En ce qui concerne la question de savoir si Mme Tsering était une résidente habituelle des États‑Unis, le premier agent a noté ce qui suit :

[traduction]

  • L’intéressée n’a pas obtenu un permis de conduire ou quelque statut légal que ce soit et n’a pas ouvert de compte en banque lorsqu’elle vivait aux États‑Unis.

  • Elle n’avait pas d’adresse fixe, elle déménageait fréquemment.

 

[10]           Le deuxième agent, après avoir examiné les notes du premier agent, a simplement noté que [traduction] « l’intéressée ne répond pas à la définition de résident habituel ». Les deux agents ont mis l’accent sur la question de savoir si la demande de Mme Tsering était recevable en tant que conjointe de fait de M. Tashi, et ils se sont très peu souciés de la question de résidence habituelle.

 

[11]           La Cour s’est penchée sur le sens du terme « résidence habituelle » dans la décision Maarouf c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] A.C.F. no 1329 (C.F. 1re inst.) (QL), dans laquelle le juge Cullen l’a décrit comme étant « en général comparable » à la relation qui existe entre un citoyen et son pays de nationalité. Le terme signifie « une situation dans laquelle un apatride a été admis dans un pays donné en vue d'y établir une résidence continue pendant un certain temps, sans exiger une période minimum de résidence » (paragraphe 38). Le juge Cullen a estimé que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas été un résident habituel du Liban. Le demandeur avait vécu au Liban pendant cinq ans lorsqu’il était enfant et il y avait vécu pendant quelques mois à l’adolescence.

 

[12]           J’en conviens, le contexte dans lequel le terme « résidence habituelle » a été utilisé dans la décision Maarouf est quelque peu différent de celui de la présente l’affaire. Cette décision traitait de la définition de réfugié au sens de la Convention dans l’article qui allait plus tard devenir l’article 96 de la LIPR actuelle. De même, dans la décision Kadoura c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1057, [2003] A.C.F. no 1328 (C.F.) (QL), le juge Martineau a interprété le sens de « résidence habituelle » en lien avec les articles 96 et 97 de la LIPR, appliqué le raisonnement de la décision Maarouf et conclu que le demandeur d’asile ne pouvait pas être considéré comme étant un résident habituel du Liban, parce qu’il n’avait jamais vécu dans ce pays, et ce, même si ses parents avaient déjà habité au Liban.

[13]           Bien que les décisions aient porté sur des questions non pertinentes en l’espèce (comme le droit de retour des demandeurs et la présence ou l’absence de persécution), toutes deux renferment une analyse du terme « résidence habituelle » qui peut, à mon avis, être appliquée dans la présente affaire. Essentiellement, pour être considéré comme étant un « résident habituel », le demandeur doit  « établi[r] [qu’il a de facto] résid[é] pendant une longue période dans le pays en question » (Maarouf, précitée, paragraphe 39). Étant donné que le même terme est utilisé à l’article 96 et à l’alinéa 101(1)e) de la LIPR, le même sens lui sera donné en l’espèce.

[14]           À mon avis, les conclusions des agents dans la présente affaire ne constituent pas des motifs leur permettant d’affirmer que Mme Tsering n’était pas une résidente habituelle des États‑Unis. Les notes du premier agent mentionnent seulement quelques facteurs parmi ceux, nombreux, qui auraient pu être pertinents quant à l’analyse de l’attachement de la demanderesse aux États‑Unis; cependant, ces facteurs, en soi, ne permettent pas d’affirmer qu’elle n’était pas une résidente habituelle de ce pays. Le fait est qu’elle a vécu et travaillé aux États‑Unis pendant sept ans. À mon avis, les motifs n’expliquent pas pourquoi les agents ont conclu que Mme Tsering n’était pas une résidente habituelle des États‑Unis, et ce, bien qu’elle y eût vécu pendant une longue période de temps. En outre, il n’est pas évident de savoir si les agents ont appliqué quelque critère que ce soit. Par conséquent, les motifs ne permettent pas de procéder à un examen valable du bien‑fondé de la conclusion des agents. Comme je l’ai déjà mentionné, le critère applicable est la question de savoir si le demandeur a établi qu’il a de facto résidé pendant une longue période de temps dans le pays en question.

 

[15]           Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner un qu’un autre agent réexamine la recevabilité de la demande d’asile de Mme Tsering. Les parties ont demandé l’occasion de présenter des observations relativement à une question de portée générale. J’examinerai toute observation que je recevrai dans les 10 jours du prononcé du présent jugement.

 


 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
  2. Toute observation concernant une question à certifier déposée dans les 10 jours du prononcé des présents motifs sera examinée par la Cour.

 

 

« James W. O’Reilly »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


Annexe « A »

 

Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.R. 2001, ch. 27

Définition de « réfugié »

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Personne à protéger

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

 

Irrecevabilité

101. (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

[…]

 

e) arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle;

 

 

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227

Non-application : résidence habituelle

159.2 L’alinéa 101(1)e) de la Loi ne s’applique pas au demandeur apatride qui arrive directement ou indirectement au Canada d’un pays désigné dans lequel il avait sa résidence habituelle.

Immigration and Refugee Protection Act, S.C. 2001, c. 27

 

Convention refugee

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Person in need of protection

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

Ineligibility

101. (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if



(e) the claimant came directly or indirectly to Canada from a country designated by the regulations, other than a country of their nationality or their former habitual residence;

 

Immigration and Refugee Protection Regulations, SOR/2002-227

 

Non-application — former habitual residence

159.2 .Paragraph 101(1)(e) of the Act does not apply to a claimant who is a stateless person who comes directly or indirectly to Canada from a designated country that is their country of former habitual residence.

 

 


 

 

 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2110-07

 

INTITULÉ :                                                   DOLMA TSERING c. MCI et MPS

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 28 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 25 JUIN 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LA DEMANDERESSE

Asha Gafar

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

D. Clifford Luyt

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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