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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080620

Dossier : IMM-3382-07

Référence : 2008 CF 780

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2008

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH

 

 

ENTRE :

SULEYMAN ERBIL

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Erbil Suleyman a présenté une demande de résidence permanente au Canada en tant que membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention se trouvant à l’étranger. Un agent des visas de l’ambassade du Canada à Tokyo l’a déclaré interdit de territoire au Canada au sens de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en raison du rôle qu’il avait déjà joué au sein du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK) en Turquie.

 

[2]               M. Suleyman sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agent des visas en faisant valoir que l’agent a commis une erreur en prononçant son interdiction de territoire sans lui accorder la possibilité de demander une dispense ministérielle en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR.

[3]               L’agent des visas aurait également commis une erreur, selon M. Suleyman, en ne l’informant pas qu’on envisageait la possibilité de prononcer son interdiction de territoire en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR et en ne lui divulguant pas les éléments de preuve extrinsèques sur lesquels l’agent s’était fondé pour en arriver à la décision à l’examen.

 

[4]               M. Suleyman affirme que l’agent des visas a également commis une erreur en ne tenant pas dûment compte du fait que le statut de réfugié au sens de la Convention lui avait été reconnu par le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

 

[5]               M. Suleyman affirme enfin que l’agent des visas a commis une erreur de droit en interprétant erronément l’expression « renversement par la force ».

 

[6]               Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas persuadée que l’agent des visas a commis les erreurs qu’on lui reproche. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

 

 

Contexte

 

[7]               M. Suleyman est un citoyen de la Turquie qui réside actuellement au Japon. Il admet qu’alors qu’il était en Turquie, il a aidé le PKK de diverses façons, notamment en fournissant des médicaments, des vêtements et des aliments à des membres du PKK, en offrant son aide à des membres blessés du PKK et en les transportant, en agissant comme messager pour le PKK, en travaillant pour des causes soutenues par le PKK et en se livrant à des activités de propagande.

 

[8]               Tout en niant avoir été un participant actif, M. Suleyman admet par ailleurs avoir été présent lors d’un affrontement opposant des guérilleros du PKK à des membres de l’armée turque, affrontement qui s’était soldé par la mort de quatre membres du personnel militaire turc.

 

[9]               Bien que l’UNHCR lui ait reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention, la demande d’asile que M. Suleyman a par la suite présentée au Japon a été refusée. Il a ensuite présenté une demande de résidence permanente au Canada en tant que membre la catégorie des réfugiés au sens de la Convention se trouvant à l’étranger. Dans sa demande, M. Suleyman a révélé le rôle qu’il avait joué au sein du PKK, en affirmant que, même s’il n’en était pas membre, il aidait et appuyait ce parti de son plein gré.

 

[10]           L’agent des visas qui l’a reçu en entrevue a conclu que M. Suleyman était interdit de territoire au Canada au motif qu’il était membre d’une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle était l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

 

Cadre législatif

 

[11]                L’agent des visas s’est fondé sur l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dont voici les dispositions pertinentes, pour conclure que M. Suleyman était interdit de territoire :

 

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

a) être l'auteur d'actes d'espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s'entend au Canada;

 

b) être l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement d'un gouvernement par la force;

 

[…]

 

f) être membre d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle est, a été ou sera l'auteur d'un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

(2) Ces faits n'emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l'étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l'intérêt national.

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

 

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

 

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

 

[12]           Pour tirer une conclusion en vertu de l’article 34 de la Loi, l’agent des visas tient également compte de l’article 33 de la LIPR, qui dispose :

33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

Norme de contrôle

 

[13]           Les quatre premiers points litigieux soulevés par M. Suleyman portent tous sur des questions d’équité procédurale. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a fait observer dans l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392, aux paragraphes 52 et 53, il n’y a pas lieu d’effectuer d’analyse pragmatique et fonctionnelle (qui a depuis été remplacée par « l’analyse de la norme de contrôle ») lorsque le contrôle judiciaire est fondée sur un présumé manquement aux principes d’équité procédurale. Le rôle de la Cour consiste plutôt à décider si le processus qu’a suivi le décideur est conforme à ce qu’exige l’équité, compte tenu de l’ensemble des circonstances.

 

[14]           Je ne crois pas que la situation ait changé par suite de l’arrêt récent rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] A.C.S. no 9 (voir le jugement concordant du juge Binnie qui confirme, au paragraphe 129, que la cour de révision a le dernier mot en ce qui concerne les questions d’équité procédurale). Voir l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 151, et l’arrêt Canada (Procureur général) c. Clegg, 2008 CAF 189, au paragraphe 19.

 

[15]           Dans la mesure où la demande de M. Suleyman se rapporte à la compréhension que l’agent des visas avait de l’expression « renversement par la force », l’issue de la présente demande serait la même, et ce, peu importe que l’on applique la norme de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte. Par contre, dans la mesure où l’argument de M. Suleyman se rapporte à la question de savoir si l’agent des visas a suffisamment motivé sa décision, on alors affaire à une question d’équité procédurale, qui est en conséquence susceptible de contrôle de la manière expliquée au paragraphe précédent.

 

Analyse

 

[16]           M. Suleyman soulève plusieurs questions dans la présente demande. Bien que ces questions se chevauchent dans une large mesure, tout comme les arguments formulés par les avocats, je vais tâcher de les examiner à tour de rôle dans l’ordre dans lequel les avocats les ont abordées.

 

[17]           Avant de passer à l’examen de ces questions, il convient toutefois de signaler que, bien qu’il ait nié lors de son entrevue avec l’agent des visas avoir été membre du PKK, M. Suleyman ne conteste pas devant notre Cour la conclusion de l’agent suivant laquelle il en faisait effectivement partie, ce qu’on peut comprendre, compte tenu de l’importance du rôle que M. Suleyman a admis avoir joué au sein du PKK, et de l’interprétation large et libérale que doit recevoir le terme « membre » tel qu’il est employé à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 121, [2005] 3 C.F. 487, aux paragraphes 27 et 28).

 

 

Absence d’occasion de demander une dispense ministérielle

 

[18]           M. Suleyman fait remarquer que la conclusion de l’agent des visas suivant laquelle il était interdit de territoire au Canada lui a été communiquée au même moment où l’agent lui a fait savoir que sa demande de résidence permanente était refusée.

 

[19]           Suivant M. Suleyman, comme la possibilité de demander une dispense ministérielle en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR ne se présente qu’après qu’il a été décidé que l’intéressé tombe sous le coup du paragraphe 34(1), il n’y a pas de période ou, pour reprendre son expression, d’« occasion », entre la déclaration d’interdiction de territoire et le refus de la demande de résidence permanente, pendant laquelle l’intéressé peut réclamer cette mesure.

 

[20]           M. Suleyman affirme que, si cette occasion ne lui est pas offerte, l’intéressé se trouve nécessairement dans l’impossibilité de présenter une demande de dispense ministérielle avant le refus de sa demande de résidence permanente.

 

[21]           À l’appui de cet argument, M. Suleyman cite un passage du Guide de l’immigration de CIC qui prévoit que : « L’examen de la demande d’admission au Canada devrait être suspendu jusqu’à ce que le ministre [de la Sécurité publique et de la Protection civile] ait examiné la question de la dispense. » Selon M. Suleyman, on peut légitimement en conclure que l’examen de sa demande de résidence permanente devrait être suspendu tant qu’il n’a pas eu l’occasion de demander une dispense ministérielle. Le refus de lui accorder cette possibilité équivaut, selon lui, à un manquement à l’équité procédurale.

 

[22]           M. Suleyman reconnaît effectivement que rien ne l’aurait empêché de réclamer une dispense ministérielle en vertu du paragraphe 34(2) après avoir été informé de la décision par laquelle l’agent des visas avait refusé sa demande de résidence permanente. Il admet également que cette option s’offre toujours à lui. M. Suleyman fait cependant valoir qu’il ne s’agit pas d’une solution de rechange souhaitable, car il lui faudrait présenter une nouvelle demande, avec tous les délais de traitement qui s’en suivrait.

 

[23]           Je ne souscris pas à l’interprétation que M. Muleyman fait de la procédure à suivre pour respecter l’article 34 de la LIPR.

 

[24]           Ainsi que je l’ai souligné dans le jugement Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, [2005] 1 R.C.F. 485, l’article 34 de la LIPR comporte deux éléments bien distincts. Le paragraphe 34(1) prévoit le fait que l’agent des visas tranche la question de savoir si, entre autres choses, il y a des motifs raisonnables de croire que le demandeur est membre d'une des catégories d’organisations mentionnées à ce paragraphe.

 

[25]           En revanche, le paragraphe 34(2) prévoit qu'un décideur différent ─ à savoir le ministre lui‑même ─ examine la question de savoir si l’admission au Canada d'un étranger comme M. Suleyman serait préjudiciable à l'intérêt national.

 

[26]           Aucune disposition de la loi ne permet de penser qu’il faut accorder au demandeur l’occasion de réclamer une dispense ministérielle avant la décision prévue au paragraphe 34(1). Qui plus est, il est de jurisprudence constante à la Cour fédérale qu’il n’est pas inéquitable de faire trancher la question par l’agent des visas avant d’examiner la demande de dispense ministérielle.

 

[27]           À titre d’exemple, dans l’affaire Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1121, [2005] 4 R.C.F. 430, le demandeur affirmait que la Commission n'avait pas compétence pour prononcer l'interdiction de territoire prévue au paragraphe 34(1) lorsqu'une demande fondée sur le paragraphe 34(2) avait déjà été déposée auprès du ministre. Cet argument a été rejeté par le juge Mosley, qui a estimé qu'il n'y avait rien d'injuste sur le plan procédural à permettre à la Commission de rendre sa décision avant que le ministre n'examine la demande de dispense.

 

[28]           Contrairement à la situation qui existait dans l’affaire Hassanzadeh, M. Suleyman soutient, dans le cas qui nous occupe, que l’agent n’avait pas compétence pour prononcer l'interdiction de territoire prévue au paragraphe 34(1) lorsqu’aucune demande fondée sur le paragraphe 34(2) n’avait été déposée auprès du ministre.

 

[29]           Tout comme dans l’affaire Hassanzadeh, l’argument de M. Suleyman repose sur la prémisse qu’une décision prise par le ministre en vertu du 34(2) fait partie intégrante de l’interdiction de territoire prononcée en vertu du paragraphe 34(1). Cet argument a déjà été jugé mal fondé par notre Cour dans des décisions comme Ali, précitée, et Hassanzadeh.

 

[30]           De plus, dans l’arrêt Poshteh, précité, la Cour d’appel fédérale a fait observer, au paragraphe 10, que le paragraphe 34(2) ne comporte pas d'aspect temporel et que rien dans cette disposition n'entrave l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre quant au moment où il peut accorder une exemption ministérielle.

 

[31]           De plus, un examen des dispositions pertinentes du Guide de l’immigration n’appuie pas l’argument de M. Suleyman suivant lequel il pouvait légitimement s’attendre à ce qu’une procédure en deux étapes soit suivie et qu’une occasion lui soit offerte de présenter une demande de dispense ministérielle avant qu’une décision ne soit rendue au sujet de sa demande de résidence permanente en vertu du paragraphe 34(1).

 

[32]           Lorsqu’on l’interprète dans son contexte, le passage du Guide sur lequel M. Suleyman se fonde prévoit clairement que l’examen des demandes d’admission au Canada doit être suspendu lorsqu’une demande de dispense ministérielle a effectivement été reçue avant qu’une décision ne soit rendue au sujet de la demande de résidence permanente.

 

[33]           Cette interprétation s’accorde avec la jurisprudence de notre Cour. À ce propos, je me réfère au jugement Hassanzadeh, précité, dans lequel le juge Mosley signale, au paragraphe 28 de ses motifs, que bien que la décision d'accorder une dispense en vertu du paragraphe 34(2) est normalement rendue après la décision relative à l'interdiction de territoire visée au paragraphe 34(1), la loi n'impose pas cette séquence.

 

[34]           Le juge Mosley a poursuivi en faisant observer qu’il pouvait en effet y avoir, dans des cas exceptionnels, des raisons de réclamer une dispense avant qu'une décision ne soit prise au sujet de l'interdiction de territoire. Il a ensuite ajouté : « Dans la plupart des cas, il serait préférable que la preuve soit présentée et que la Commission constate les faits avant que le ministre ne se penche sur la demande de dispense discrétionnaire. »

 

[35]           Il est donc évident que le passage du Guide de l’immigration sur lequel se fonde M. Suleyman vise la situation dans laquelle la demande de dispense ministérielle a été reçue avant qu’une décision ne soit rendue au sujet de la demande d’admission au Canada. Or, ce n’est pas le cas en l’espèce. En conséquence, M. Suleyman ne pouvait légitiment s’attendre, en se fondant sur le Guide, que l’examen de sa demande de résidence permanente soit suspendu indéfiniment jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur une éventuelle demande de dispense ministérielle qui n’avait pas encore été déposée.

 

[36]           M. Suleyman admet, enfin, qu’il ne pouvait exiger qu’on l’informe qu’il pouvait se prévaloir d’une dispense ministérielle qui était parfaitement apparente au vu de la loi (Hussenu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 283, paragraphes 25, 28 et 30).

 

[37]           Certes, si le défendeur n’est nullement tenu d’aviser le demandeur de la possibilité de réclamer une dispense ministérielle, on ne peut l’obliger à suspendre indéfiniment sa décision sur la question de l’interdiction de territoire pour le cas où le demandeur déciderait, à un moment donné, de se prévaloir des dispositions du paragraphe 34(2).

 

Avis portant sur la disposition législative en litige

[38]           M. Suleyman affirme par ailleurs que l’agent des visas a agi de façon inéquitable en ne l’avisant pas régulièrement qu’on envisageait la possibilité de prononcer son interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)b) ou de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

[39]           Si j’ai bien compris son raisonnement, M. Suleyman ne laisse pas entendre qu’il n’était pas au courant que le rôle qu’il avait joué au sein du PKK avait de l’importance aux yeux de l’agent des visas. Un tel argument aurait d’ailleurs sans doute été voué à l’échec, étant donné qu’il ressortait à l’évidence de la documentation relative à sa demande de résidence permanente, y compris de sa propre formule de demande et du dossier de son entrevue avec l’agent des visas que l’on trouvait dans les notes versées au système STIDI, que M. Suleyman était bien au courant que ce facteur avait de l’importance et qu’il constituait en fait la préoccupation centrale de l’agent chargé d’examiner sa demande.

 

[40]           L’argument de M. Suleyman semble plutôt être étroitement lié à son premier point litigieux, dans lequel il affirme qu’on aurait dû lui faire savoir que l’on envisageait la possibilité de le déclarer interdit de territoire en vertu du paragraphe 34(1), pour lui permettre de demander une dispense ministérielle en vertu du paragraphe 34(2) avant qu’une décision définitive ne soit prise à cet égard.

 

[41]           Toutefois, comme la juge Dawson l’a récemment rappelé dans le jugement Johnson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 2, l’agent n’a pas l’obligation de faire part de ses réserves au demandeur lorsque les réserves en question découlent directement des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et de ses règlements d’application que l’agent est tenu de suivre pour évaluer la demande du demandeur (voir également le jugement Ayyalasomayajula c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 320, au paragraphe 18, et les décisions qui y sont citées).

 

[42]           Comme c’était le cas dans l’affaire Johnson, les réserves de l’agent des visas découlaient directement des dispositions de la Loi. L’agent n’avait donc pas l’obligation d’en faire part à M. Suleyman.

 

[43]           Il vaut également la peine de signaler que l’affidavit de M. Suleyman est entièrement muet sur cette question, de sorte qu’il n’y a aucun élément de preuve pour indiquer qu’il n’était pas parfaitement au courant que l’on envisageait de le déclarer interdit de territoire en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. En conséquence, je ne suis pas persuadée que M. Suleyman a été victime d’un manquement à l’équité procédurale à cet égard.

 

Défaut de divulguer des éléments de preuve extrinsèques

[44]           M. Suleyman affirme que l’agent des visas a agi de façon inéquitable en ne lui fournissant pas de copie du courriel qu’il avait reçu de l’Agence canadienne des services frontaliers qui renfermait ce qu’il appelle un « avis » au sujet de sa demande de résidence permanente. M. Suleyman affirme en outre qu’on aurait dû lui accorder la possibilité de formuler des observations au sujet de ce courriel.

 

[45]            À l’appui de son argument qu’il a été privé de l’équité procédurale à cet égard, M. Suleyman invoque la décision Mekonen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1133, qui portait sur une note de service non divulguée qui provenait aussi de l’ACSF et que l’agent des visas avait reçue dans le cadre d’une décision d’interdiction de territoire fondée sur le paragraphe 34(1).

 

[46]           Au paragraphe 19 du jugement Mekonen, la juge Dawson a estimé que le mémoire en question dans cette affaire :

[…] a servi d’outil d’assistance judiciaire destiné, selon les termes de la Cour d’appel fédérale dans Bhagwandass, « à avoir une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour "équilibrer les chances" ».

 

[47]           Il ressort toutefois du jugement Mekonen que le mémoire en cause dans cette affaire était d’une nature très différente de celle du document en litige dans le cas qui nous occupe. Le mémoire de l’ACSF qui était en cause dans l’affaire Mekonen contenait en annexe des renseignements publics portant sur l’organisme examiné dans cette affaire. Le mémoire comportait par ailleurs une recommandation ainsi qu’une affirmation selon laquelle les renseignements transmis à l’officier [traduction] « fournissent des éléments de preuve à l’appui d’une décision d’interdiction de territoire ».

 

[48]           Dans le cas qui nous occupe, l’agent des visas avait de toute évidence déjà pris sa décision au sujet de l’interdiction de territoire de M. Suleyman avant de transmettre la décision à l’ACSF pour qu’elle y souscrive. Le courriel non divulgué de l’ACSF dont il est question en l’espèce ne compte que trois lignes, dont deux renferment des excuses pour le retard mis à répondre et des remerciements à l’agent pour les avoir tenus au courant de la demande. La troisième ligne porte la simple mention suivante : [traduction] « Prière de procéder au refus. »

 

[49]           Contrairement au mémoire dont il était question dans l’affaire Mekonen, le courriel en cause en l’espèce ne saurait d’aucune façon être qualifié d’« outil d’assistance judiciaire », ni être considéré comme ayant « une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour "équilibrer les chances" ». Je ne suis donc pas persuadée que le défaut de transmettre une copie du courriel à M. Suleyman ou de lui accorder la possibilité d’y répondre constituait un manquement à l’équité procédurale.

 

Omission de tenir dûment compte de la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention accordée à M. Suleyman par l’UNHCR

[50]           Bien qu’il reconnaisse que l’agent des visas n’était pas lié par la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention que l’UNHCR lui avait accordée, M. Suleyman affirme que l’agent des visas a commis une erreur en tirant une conclusion incompatible avec la décision de l’UNHCR sans motiver son désaccord avec cette décision.

 

[51]           M. Suleyman soutient notamment qu’en lui reconnaissant le statut de réfugié au sens de la Convention, l’UNHCR a implicitement reconnu qu’il n’était pas exclu par application de l’alinéa 1F de la Convention relative aux réfugiés, qui dispose :

Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;

c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

 

[52]           Suivant M. Suleyman, il est impossible de ne pas tomber sous le coup de la clause d’exclusion prévue par la Convention relative aux réfugiés tout en étant visé par l’alinéa 34(1)f ) de la LIPR par application de l’alinéa 34(1)b), compte tenu du fait qu’être l'instigateur ou l'auteur d'actes visant au renversement d'un gouvernement par la force constitue un crime grave de droit commun.

 

[53]           Notre Cour a déjà déclaré cet argument mal fondé. Dans le jugement Omer c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 642, le juge Blais a en effet examiné les rapports qui existent entre l’exclusion prévue à l’alinéa 1F de la Convention relative aux réfugiés et l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, en faisant observer que ces deux décisions font intervenir des considérations fort différentes.

 

[54]           Voici, à ce propos, ce que le juge Blais écrit, au paragraphe 11 de sa décision :

Il convient par ailleurs de signaler que, dans sa décision, la Commission a conclu que le demandeur s’était rendu complice des actes du MQM. Les avocats des parties ont également formulé des observations devant la Cour quant à la question de la complicité. Il ne sera pas nécessaire que la Cour les examine, étant donné que la question de la complicité n’entre pas en ligne de compte lorsqu’il s’agit de prendre une décision en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, qui vise strictement à savoir si l’intéressé était membre de l’organisation. Il y a donc lieu d’établir une distinction entre l’interdiction de territoire prévue à l’alinéa 34(1)f) et l’exclusion prévue à l’article 98 de la Loi, qui permet de refuser à un individu la qualité de réfugié par application de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relatives au statut des réfugiés, si cet individu a « commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité » et qui, à défaut de preuve directe de l’implication de cet individu dans un crime précis, exige une conclusion de complicité avec l’organisation qui a commis le crime en question.

[Non souligné dans l’original.]

 

[55]           Un examen du dossier confirme que l’UNHCR a examiné la question de l’éventuelle exclusion de M. Suleyman par application de l’alinéa 1F de la Convention, concluant qu’il n’était pas exclu étant donné que rien ne permettait de penser qu’il avait personnellement aidé à la perpétration d’un des crimes visés par l’alinéa 1F.

 

[56]           Par contraste, la décision par laquelle l’agent des visas a déclaré M. Suleyman interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR était fondée sur le fait qu’il était membre du PKK. Ainsi que je l’ai déjà signalé au début de mon analyse, M. Suleyman ne conteste pas la conclusion de l’agent au sujet de son appartenance au PKK.

 

[57]           J’estime donc qu’il n’y a aucune contradiction entre les conclusions de l’UNHCR et celles de l’agent des visas, et je conclus que l’agent des visas n’a pas commis l’erreur qui lui est reprochée à cet égard.

 

Application de l’expression « renversement par la force »

[58]           Le dernier argument de M. Suleyman concerne l’interprétation que l’agent des visas a donnée de l’expression « renversement par la force ». L’argument que M. Suleyman formule à cet égard semble comporter deux volets.

 

[59]           Si j’ai bien compris le premier volet de son argument, M. Suleyman affirme que l’agent des visas a commis une erreur en considérant que le recours à la force contre le gouvernement de la Turquie était nécessairement interdit par l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Autrement dit, M. Suleyman affirme que le recours à la force contre certains gouvernements peut constituer une mesure appropriée, légitime et justifiée comme moyen de dernier recours pour lutter contre la tyrannie. Dans le cas du PKK, M. Suleyman affirme que les activités du PKK avaient un lien rationnel avec l’objectif politique de cette organisation, en l’occurrence mettre fin aux violations des droits de la personne commises par le gouvernement turc contre sa minorité kurde.

 

[60]           Notre Cour a déjà jugé cet argument mal fondé dans le jugement Oremade c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 1486. Dans le jugement Oremade, le juge Strayer a fait observer que, bien que l'alinéa 34(1)a) de la Loi ne s'applique qu'aux actes d'espionnage ou de subversion dirigés contre un gouvernement démocratique, l'alinéa 34(1)b) interdit pour sa part les actes visant « le renversement d’un gouvernement par la force », peu importe le genre de gouvernement en cause (Oremade, au paragraphe 12).

 

[61]           Autrement dit, le jugement Oremade établit clairement que le renversement par la force de tout gouvernement, y compris d’un gouvernement despotique, suffit pour prononcer l’interdiction de territoire. La preuve démontre clairement en l’espèce que le PKK recourait à la force contre le gouvernement turc. En conséquence, je ne suis pas persuadée que l’agent des visas a commis une erreur à cet égard.

 

[62]           M. Suleyman affirme également que l’agent des visas a commis une dans son application du concept de « renversement par la force » en ne précisant pas ce qu’il comprenait de cette expression, et ne se livrant pas à une analyse du concept.

 

[63]           Le terme « renversement » a été défini comme suit dans la jurisprudence : « la subversion implique l'introduction d'un changement par des moyens illicites ou à des fins détournées se rapportant à une organisation » (Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 3 C.F. 3, 2001 CAF 399, au paragraphe 12).

 

[64]           Dans le cas qui nous occupe, un des objectifs avoués du PKK est de provoquer des changements politiques en Turquie. Non seulement la preuve documentaire est-elle, comme l’agent des visas l’a signalé, truffée d’allusions aux moyens illicites utilisés par le PKK pour réaliser ce changement, y compris le recours à des mines et la participation de l’organisation à des violations des droits de la personne, mais en plus M. Suleyman a admis avoir personnellement participé à une agression armée de guérilleros contre des membres du personnel militaire turc.

 

[65]           Bien que l’analyse que l’agent des visas a faite de cette question ne soit pas aussi exhaustive qu’on aurait autrement pu le souhaiter, je ne suis pas persuadée que l’agent a commis sur ce point une erreur qui justifierait notre intervention.

 

Conclusion

[66]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

Certification

[67]           M. Suleyman propose une série de questions à certifier en l’espèce. Plusieurs d’entre elles se rapportent à des points qui ont déjà été examinés à fond dans la jurisprudence, et qui ne se prêtent donc pas à une certification. Qui plus est, le concept de « renversement par la force » au sens où cette expression est employée à l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés a déjà été défini dans la jurisprudence et son application au cas présent ne soulève pas de question grave de portée générale.

 

[68]           En conséquence, je refuse de certifier les questions proposées par M. Suleyman.

 

 

 


JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


 

 

 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                          IMM-3382-07

 

 

INTITULÉ :                                                         SULEYMAN ERBIL c.

                                                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                              ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                                                                       

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   Winnipeg (Manitoba)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 Le 20 mai 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS  :                                       Le 20 juin 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

David Matas                                                                             POUR LE DEMANDEUR

 

Sharlene Telles-Langdon                                                           POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                                           

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)                                                                POUR LE DEMANDEUR

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

 

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