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Date : 20080620

Dossier : IMM-5361-07

Référence : 2008 CF 779

Toronto (Ontario), le 20 juin 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MAURICE E. LAGACÉ

 

 

ENTRE :

ALI SHIRAZ NAQVI

demandeur

 

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision en date du 28 novembre 2007 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la Commission) a estimé que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

 

I. Les faits

 

[2]               Le demandeur, Ali Shiraz Naqvi, est un citoyen du Pakistan qui demande l’asile au motif qu’il serait persécuté par le Sipah-e-Sahaba Pakistan (SPP) parce qu’il est un musulman chiite alors que la majorité des Pakistanais sont sunnites. Le demandeur a relaté un incident au cours duquel il aurait été agressé par des membres du SPP près d’un campus. Il a expliqué que la police n’a rien fait pour le secourir, même s’il n’a pas appelé à l’aide. Avant d’arriver au Canada, le demandeur a séjourné pendant onze mois aux États-Unis muni d’un visa d’étudiant. Il aurait été envoyé aux États-Unis pour étudier et pour sa propre protection, mais il n’y a pas demandé l’asile. Le père du demandeur a finalement pris sa retraite et, comme il n’avait plus les moyens de payer ses études, le demandeur est venu au Canada où il a demandé l’asile.

 

[3]               Le demandeur connaît bien le processus d’examen des demandes d’asile au Canada. Sa première audience visant à obtenir le statut de réfugié remonte au 27 avril 2004, et le premier refus qu’il a essuyé date du 8 juin 2004. Cette décision a fait l’objet d’un contrôle judiciaire et a été annulée par notre Cour dans un jugement rendu le 19 juillet 2005.

 

[4]               La deuxième audience du demandeur, qui a eu lieu le 6 mars 2006, s’est soldée elle aussi par un refus le 23 mars 2006. Un contrôle judiciaire a de nouveau été demandé et la décision de la Commission a elle aussi été annulée le 7 mars 2007 sur une question de pièces qui n’avaient pas été versées au dossier. Cette décision n’a aucune incidence sur la présente affaire.

 

II. La décision contestée

 

[5]               La Commission a estimé que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention parce qu’il ne craignait pas avec raison d’être persécuté au Pakistan. La Commission a également conclu qu’il n’avait pas la qualité de personne à protéger.

 

[6]               La Commission a d’abord examiné la question de savoir si les musulmans chiites peuvent compter sur la protection de l’État au Pakistan. Elle a conclu [traduction] « que, suivant la prépondérance de la preuve qui lui a été soumise, la police ne fait rien contre les groupes extrémistes, y compris le SPP ». Elle a également constaté les faits suivants, qui étaient révélés par les éléments de preuve documentaires sur la situation au pays, éléments de preuve qu’elle préférait à ceux présentés par le demandeur, étant donné qu’ils avaient été recueillis [traduction] « auprès de plusieurs organismes, notamment des organismes de défense des droits de la personne » qui n’avaient aucun intérêt en ce qui concerne l’issue de la demande et qui en arrivaient à la conclusion que l’on pouvait effectivement compter sur la protection de l’État :

·        Parmi les minorités religieuses, les ahmadis, les chrétiens et les bouddhistes sont celles qui sont les plus exposées à la victimisation sociale et qui ne peuvent compter sur la protection de la police ou de l’État;

·        Les sunnites et les chiites sont la cible d’extrémistes de la secte opposée, la plupart du temps alors qu’ils se trouvent à la mosquée;

·        Bien que la majorité des musulmans soient des sunnites, il existe une importance minorité de chiites, qui représente 10 p. 100 d’une population de 14,9 millions de personnes, alors que les chiites affirment représenter près de 20 p. 100 de la population;

·        On s’en prend aux chrétiens, aux sikhs, aux bouddhistes, aux parsis et aux ahmadis;

·        Le gouvernement encourage le dialogue interreligieux, à l’exception des ahmadis;

·        La police ferme les yeux sur les agressions commises contre les ahmadis;

·        Les groupes ciblés comme éventuelles victimes d’assassinats sont les membres du clergé, les représentants du gouvernement et les professionnels;

·        Le SSP et d’autres organisations terroristes font l’objet d’une forte répression;

·        Le gouvernement envoie l’armée pour assurer la protection civile lors de grands rassemblements, comme celui du muharram;

·        Le gouvernement continue à bloquer les fonds des organisations terroristes;

·        Il y a plusieurs publications chiites;

·        Le gouvernement resserre les mesures de sécurités lors du muharram, notamment le long des parcours empruntés par les processions;

·        La police intervient et les tribunaux punissent les extrémistes.

 

[7]               La Commission a expliqué qu’elle préférait ces éléments de preuve à ceux du demandeur étant donné qu’ils avaient été [traduction] « recueillis auprès de plusieurs organismes, notamment des organismes de défense des droits de la personne qui n’ont aucun intérêt en ce qui concerne cette demande d’asile ou toute autre demande d’asile ». Pour ce faire, la Commission a également signalé que le demandeur [traduction] « n’a pas le profil des individus qui sont ciblés par les extrémistes ou par qui que ce soit d’autre » et elle a fait observer qu’il n’avait pas demandé de l’aide à la police du campus.

 

[8]               La Commission a ensuite examiné le séjour de onze mois du demandeur aux États-Unis. Elle a fait observer que le demandeur avait séjourné un certain temps aux États-Unis avant que ce pays ne commence à prendre des mesures contre les Pakistanais, ce qui avait vraisemblablement motivé le demandeur à demander l’asile au Canada. Il a expliqué qu’il n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis plus tôt parce qu’il se sentait en sécurité avec son visa d’étudiant. La Commission a fait observer que le demandeur savait qu’il lui faudrait rentrer un jour au Pakistan et qu’il aurait pu demander l’asile aux États-Unis après que son père eut pris sa retraite et ne fut plus en mesure de payer ses études. La Commission en a conclu que le demandeur n’avait pas l’intention de venir au Canada pour demander l’asile qu’il comparait les pays pour trouver le pays le plus accommodant, qu’il manquait de crédibilité et qu’il n’avait pas établi qu’il craignait vraiment pour sa sécurité.

 

III. La norme de contrôle

 

[9]               La norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique aux décisions portant sur la suffisance de la protection de l’État (Wong c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 534, au paragraphe 5, [2008] A.C.F. no 679; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.F. no 9, aux paragraphes 57, 62 et 64).

 

IV. L’analyse

 

A. L’ordonnance du 19 juillet 2005

 

[10]           Le demandeur nie que l’ordonnance que notre Cour a rendue le 19 juillet visait simplement à ordonner le réexamen de la question de la protection de l’État. C’est pourtant le cas, car en faisant droit à la demande de contrôle judiciaire, notre Cour a ordonné le renvoi de l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un autre agent. Le demandeur pousse cependant son raisonnement plus loin en affirmant que la Cour a effectivement tiré à cette occasion une conclusion au sujet de la protection de l’État ─ plus précisément, en concluant qu’elle n’existait pas dans le cas du demandeur ─ pour soutenir que, dans la décision qu’il conteste, la Commission ne pouvait pas tirer une conclusion différente ou qu’elle devait à tout le moins expliquer pourquoi elle en arrivait à une conclusion différente. Malheureusement pour le demandeur, cet argument est faux. L’ordonnance en question ne renferme aucune conclusion de ce genre; la Cour y conclut simplement que la Commission avait ignoré les éléments de preuve portant sur la possibilité de se réclamer de la protection de l’État. Cet argument est par conséquent mal fondé.

 

B. La preuve documentaire

 

[11]           Le demandeur affirme que, compte tenu des problèmes que comporte la conclusion tirée au sujet de la crédibilité, et notamment le fait qu’elle ne repose pas sur des incohérences ou des contradictions, rien ne justifiait de préférer les renseignements fournis par des tiers (Coitinho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1037, au paragraphe 7). Le défendeur affirme simplement que le choix des éléments de preuve qu’elle préfère est une prérogative qui appartient à la Section de la protection des réfugiés.

 

[12]           Malgré le fait que le demandeur a tenté d’établir un lien entre la question de la crédibilité et la conclusion en question, il ne semble pas que la conclusion tirée par la Commission au sujet de la crédibilité avait quoi que ce soit à voir avec sa décision de préférer les éléments de preuve extraits de documents sur le pays à ceux présentés par le demandeur d’asile étant donné qu’ils avaient été [traduction] « recueillis auprès de plusieurs organismes, notamment des organismes de défense des droits de la personne qui n’ont aucun intérêt en ce qui concerne le sort de cette demande d’asile ou de toute autre demande d’asile ». Pour ce faire, la Commission a également signalé que le demandeur [traduction] « n’a pas le profil des individus qui sont ciblés par les extrémistes ou par qui que ce soit d’autre ». Bien que la Commission puisse tenir compte du manque de crédibilité du demandeur d’asile pour décider de préférer la preuve documentaire au témoignage du demandeur d’asile, il convient de signaler qu’en l’espèce, la Commission ne mentionne la question de la crédibilité qu’après avoir tiré sa conclusion au sujet de la protection de l’État. La crédibilité n’a été soulevée que lorsqu’il s’est agi de déterminer si le demandeur avait ou non une crainte subjective. La Commission n’en fait pas non plus mention lorsqu’elle explique de façon laconique les raisons pour lesquelles elle préfère la preuve documentaire. Il n’y a rien dans la présente décision qui permettrait à la Cour de déduire que la conclusion tirée par la Commission sur cette question reposait sur sa conclusion au sujet de la crédibilité.

 

[13]           Ceci étant dit, notre Cour a déjà exprimé ses réserves au sujet de telles déclarations péremptoires portant sur la preuve documentaire qui doit être préférée au témoignage du demandeur (Malveda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 447, [2008] A.C.F. no 527, au paragraphe 39; Kosta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 994, [2005] A.C.F. no 1233, aux paragraphes 28 à 35; Ramsaywack c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 781, [2005] A.C.F. no 999, aux paragraphes 13 à 15).

 

[14]           Notre Cour s’est penchée sur ce type de raisonnement dans le jugement Coitinho, précité, au paragraphe 7 en rappelant, une fois de plus que :

La Commission tire ensuite une conclusion très troublante. Sans affirmer que la preuve présentée par les demandeurs n'est pas crédible, la Commission « accorde plus de poids à la preuve documentaire parce qu'elle provient de sources connues, informées et qui n'ont aucun intérêt dans l'issue de la présente audience ». Cela revient à dire qu'on devrait toujours privilégier la preuve documentaire aux dépens de la preuve présentée par le demandeur d'asile parce que ce dernier a un intérêt dans l'issue de l'audience. Si on l'acceptait, ce raisonnement aurait pour effet de toujours écarter la preuve soumise par un demandeur d'asile. La décision de la Commission ne fait pas état des raisons pour lesquelles la preuve présentée par les demandeurs, bien qu'elle fût censée être présumée véridique (Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 114 (C.A.F.), a été jugée suspecte.

[Non souligné dans l’original.]

 

[15]           Dans le jugement Malveda, précité, notre Cour a réprouvé ce genre d’affirmations sans nuances en faisant remarquer, au paragraphe 38, que « ces affirmations catégoriques semblent nier, sinon infirmer, la présomption de véracité du témoignage du demandeur d’asile établie dans Maldonado […] » De plus, dans le jugement Malveda, au paragraphe 39, la Cour relève les lacunes suivantes dans la déclaration péremptoire faite par la Commission dans l’affaire qui lui était soumise :

Dans la décision rendue en l’espèce, la Commission ne tente pas de soulever ce que le demandeur a réellement dit sur cette question et d’en discuter ou de relever les aspects de la preuve documentaire qui devraient être privilégiés et pourquoi ils devraient être privilégiés et elle ne tente pas de se prononcer sur les aspects de la preuve documentaire qui sont susceptibles d’étayer la position du demandeur. Tout ce que nous avons c’est un rejet général dans lequel la Commission n’explique rien. Selon moi, cela n’est pas suffisant dans les circonstances et ces aspects de la décision de la Commission comportent une erreur susceptible de révision.

 

 

[16]           Dans le cas qui nous occupe, la Commission s’est contentée de rejeter en bloc le témoignage du demandeur sans expliquer pourquoi elle préférait la preuve documentaire au témoignage du demandeur, si ce n’est que pour signaler que la preuve documentaire provenait d’une source désintéressée. La Commission n’a pas non plus indiqué que sa conclusion au sujet de la crédibilité, en ce qui concerne la crainte subjective, avait quoi que ce soit à voir avec la conclusion qu’elle avait tirée au sujet de la protection de l’État. La Commission n’a même pas examiné les arguments du demandeur, ne les a pas comparés aux éléments de preuve documentaire et n’a pas expliqué pourquoi les uns étaient meilleurs que les autres.

 

[17]           Il est de jurisprudence constante que la Commission n’est pas tenue de mentionner chacun des éléments de preuve portés à sa connaissance. « Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, C.F. 1re inst., au paragraphe 17).

 

[18]           Il n’y a rien dans la décision contestée qui permette de penser que la Commission s’est livrée à une analyse quelconque, qu’elle a tenu compte du demandeur, de ses allégations ou de son témoignage, témoignage que ce dernier estimait important, vu sa situation personnelle, pour réfuter la présomption de la protection de l’État, se contentant de rejeter ce témoignage en bloc, et ce, de façon troublante et inacceptable. La Commission a en conséquence commis une erreur qui justifie notre intervention.

 

[19]           La Cour convient avec les parties qu’il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS QUI ONT ÉTÉ EXPOSÉS, LA COUR :

1.                  accueille la demande de contrôle judiciaire;

2.                  annule la décision de la Section de la protection des réfugiés;

3.                  renvoie l’affaire à une autre personne pour qu’elle la réexamine et rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                          IMM-5361-07

 

INTITULÉ :                                                         ALI SHIRAZ NAQVI

 

                                                                              et

 

                                                                              MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                              ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                   Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                 Le 17 juin 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                LE JUGE SUPPLÉANT LAGACÉ

 

DATE DES MOTIFS :                                        Le 20 juin 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ali M. Amini

POUR LE DEMANDEUR

 

David Tyndale

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Amini Carlson s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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