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Date : 20080620

Dossier : T-853-07

Référence : 2008 CF 771

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

 

ENTRE :

LE CHEF BILLY GOODTRACK,

WILLIAM PICKENS, TERRY GOODTRACK,

LORRI MACKINTOSH, CLIFF LECAINE ET

CAROLINE LECAINE-KERR

 

demandeurs

 

et

 

 

 

ELLEN BERNADETTE LECAINE,

PRESTON LECAINE, LEONARD LETHBRIDGE SR.,

ROSS LETHBRIDGE, DAVE OGLE

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Qui est le chef de la Première nation de Wood Mountain? Est-ce Billy Goodtrack ou Ellen LeCaine? Chacun d’eux prétend avoir été élu conformément à la coutume de la bande, le chef Goodtrack et ses quatre conseillers, par acclamation lors d’un scrutin tenu du 16 au 19 mars 2006, et la chef LeCaine et ses quatre conseillers, le 24 mars 2006. L’un et l’autre chef reconnaissent que les coutumes de bande ont fait l’objet d’une codification. Le chef Goodtrack se fonde sur le Wood Mountain Band Custom Code (le Code des coutumes de la bande de Wood Mountain, ou Code de 1992) qui serait en vigueur depuis 1992, ainsi que sur les Band Custom Election Regulations (le Règlement sur les élections selon la coutume de la bande) et les Band Custom Procedures (les Procédures selon la coutume de la bande). La chef LeCaine se fonde pour sa part sur la Wood Mountain Lakota Nation Election Act (la Loi électorale de la Nation Lakota de Wood Mountain, ou Loi de 2005), qui est entrée en vigueur en 2005 et a eu pour effet d’abroger tout ce qui a pu la précéder.

 

[2]               Le chef Goodtrack affirme que la Loi de 2005 est illégale et invalide. La chef LeCaine affirme que la preuve est insuffisante pour établir que le Code de 1992 a déjà été en vigueur, mais que si tel était le cas, sa propre procédure de modification avait été suivie afin de l’abroger et de le remplacer par la Loi de 2005. Elle prétend de manière subsidiaire que, si la procédure de modification n’a pas été respectée, un large consensus s’est dégagé qui a eu pour effet, selon la coutume, de modifier la procédure écrite de modification.

 

[3]               Il s’agit en l’espèce d’une demande présentée par le chef Goodtrack et ses conseillers par bref de quo warranto. Ils demandent sur la foi de quoi s’autorisent la chef LeCaine et ses conseillers pour prétendre être en fonctions. Si je me prononce en faveur de la validité de la Loi de 2005, la chef LeCaine et ses conseillers seront présumés être en fonctions. Pour ce qui est des allégations subsidiaires selon lesquelles, quoi qu’il en soit, la chef LeCaine et ses conseillers n’ont pas été régulièrement élus en conformité avec la procédure prévue à la Loi de 2005, le protonotaire Lafrenière les a déjà radiées.

 

[4]               Je statue que la Loi électorale de la Nation Lakota de Wood Mountain était validement en vigueur en mars 2006 et qu’on peut donc présumer que la chef LeCaine et ses conseillers sont en fonctions. Il ne sera pas nécessaire de tirer une conclusion finale quant à savoir si le Code de 1992 et les documents connexes étaient en vigueur. Si tel était le cas, la procédure de modification a été respectée; sinon, la Loi de 2005 était le reflet d’un large consensus au sein de la bande.

 

CONTEXTE

[5]                Sauf pendant une très courte période, le chef Goodtrack a été chef de la bande de 1968 à 2006. Lors de la dernière élection de 2002, il avait été réélu chef. Ellen LeCaine, Caroline LeCaine-Kerr, Ross Lethbridge et Loretta Lethbridge avaient été élus aux quatre postes disponibles de conseillers. Environ 70 électeurs membres de la bande avaient voté. Le mandat des cinq élus devait débuter le 1er avril 2002 et se terminer le 31 mars 2006.

 

[6]               Peu après l’élection, deux groupes se sont formés, opposant d’un côté le chef Goodtrack et Caroline LeCaine-Kerr, et de l’autre Ellen LeCaine, Ross Lethbridge et Loretta Lethbridge. La situation s’est tellement détériorée qu’à la fin de 2002, les deux groupes ne se réunissaient plus.

 

[7]               La bande est très petite; pas plus de 11 à 15 personnes résident sur les terres de la réserve. La bande compte une population disséminée d’environ 217 personnes, qui résident principalement dans le Sud de la Saskatchewan, mais aussi en divers endroits au Canada et aux États-Unis. Lors de l’élection de mars 2006, il semble que 171 membres de la bande avaient qualité d’électeurs.

 

[8]               Ellen LeCaine, Ross Lethbridge et Loretta Lethbridge voulaient faire adopter une nouvelle loi électorale. Bien que la chef LeCaine ait été ébranlée lorsqu’on lui a demandé lors du contre-interrogatoire si elle savait exactement ce qui était en vigueur avant la Loi de 2005, elle savait tout au moins que l’était le Règlement sur les élections selon la coutume de la bande. Il s’agit bien là d’un point sensible, comme on y prévoyait que le chef devait résider sur la réserve et les conseillers au Canada, et que seule une personne ayant agi comme conseiller au cours des dix années précédentes pouvait poser sa candidature au poste de chef. Le Code des coutumes de la bande de Wood Mountain, dont l’origine remonterait à 1992, est divisé en divers articles. Le dernier article, intitulé [traduction] « Modifications », est reproduit ci-dessous :

[traduction]

1.      Le Code des coutumes de la bande ne peut faire l’objet d’une modification, d’un ajout ou d’une suppression sans préavis écrit de 30 jours transmis à tous les membres de la bande, soit en personne, soit par courrier recommandé à la dernière adresse connue, et sans que la modification, l’ajout ou la suppression ne soit confirmé par un vote à la majorité absolue des électeurs de la bande.

 

[9]               Je ne partage pas l’avis du chef Goodtrack selon lequel la modification devait en l’espèce être approuvée par le chef et par le conseil, l’article du Code relatif aux modifications ayant un caractère autonome.

 

[10]           Le Règlement sur les élections selon la coutume de la bande traitait également des modifications comme suit :

[traduction]

Tous les six ans, le Règlement sur les élections selon la coutume de la bande peut être révisé et modifié par le vote à la majorité des membres admissibles dûment notifiés qui ont le droit de voter aux élections de la bande.

 

[11]           D’après le témoignage même du chef Goodtrack – lui aussi ébranlé lors du contre‑interrogatoire –, la date d’entrée en vigueur de ce règlement est difficile à établir avec exactitude. Il n’y a assurément pas la moindre preuve qu’on ait procédé à une révision ou à une modification quelconque dans les six années qui ont précédé l’entrée en vigueur de la Loi de 2005. Je conclus ainsi que la procédure de révision et de modification ne faisait pas obstacle à ce qu’ont fait la chef LeCaine et les autres défendeurs.

 

[12]           La preuve révèle qu’un préavis d’au moins 30 jours a bien été transmis à tous les membres de la bande. Certains d’entre eux, comme le chef Goodtrack, ont ignoré délibérément cette procédure en refusant d’aller chercher la lettre recommandée qui leur était adressée. Selon ce que dit la chef LeCaine, l’approbation a été exprimée pour la première fois et de manière unanime lors d’une assemblée publique à laquelle ont assisté environ 40 électeurs. Copie de résolution a ensuite été envoyée à toutes les personnes qui n’avaient pu assister à l’assemblée générale. On demandait aux destinataires s’ils étaient favorables à l’entrée en vigueur immédiate de la Loi. Chacun devait indiquer ses nom, adresse et numéro de traité, répondre par oui ou par non à la question et signer. Cette procédure s’est déroulée sur une période d’au moins deux mois. Au total 86 personnes ont voté « oui » et aucune n’a voté « non ». Le nombre atteint constitue une majorité absolue des électeurs de la bande. Il se peut qu’un nombre plus élevé encore d’électeurs aient approuvé la mesure. Je ne tiens toutefois pas compte du vote à l’assemblée publique, comme aucune information n’a été consignée sur les personnes qui y ont voté, et comme ces dernières ont très bien pu donner aussi leur approbation par écrit par la suite. Aucune preuve n’indique non plus, sauf en ce qui concerne le chef Goodtrack et ses conseillers, combien de personnes parmi celles qui n’ont pas voté boycottaient ainsi le processus.

 

[13]           En mars 2006, le chef Goodtrack et ses conseillers ont été élus pour un nouveau mandat par acclamation. Aucune preuve n’indique combien de voix ils ont alors obtenu pendant le scrutin qui s’est déroulé sur une période de quatre jours. Pour ce qui est de l’élection du 24 mars 2006, toutefois, les résultats de l’élection attestent que 171 électeurs étaient admissibles et que 88 d’entre eux ont voté.

 

[14]           Ces derniers résultats ont été communiqués au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Le 31 mars 2006, le ministère a inscrit les résultats de cette élection selon la coutume en conformité avec la Loi électorale de la Nation Lakota de Wood Mountain de 2005, le mandat des élus devant s’étendre du 1er avril 2006 au 31 mars 2010.

 

[15]           En avril 2006, le chef Goodtrack et ses conseillers ont introduit devant la Cour, contre le ministère et d’autres personnes, une procédure en contrôle judiciaire visant l’inscription des résultats de l’élection du 24 mars 2006. La position toutefois adoptée par le ministère, retenue par le juge Strayer (Première nation Wood Mountain c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1297, 55 Admin. L.R. (4th) 293), a été que le rôle qu’il joue à l’égard d’élections selon la coutume, contrairement aux élections en vertu de la Loi sur les Indiens, consiste simplement à en inscrire les résultats. L’inscription n’était pas une décision susceptible de contrôle judiciaire. Le ministère a offert sa médiation, mais cette offre a été rejetée.

 

ANALYSE

[16]           La décision fondamentale en matière de coutume de bande est Bigstone c. Big Eagle, 52 F.T.R. 109, [1992] A.C.F. n° 16 (QL). L’affaire était difficile comme il s’agissait d’une bande dissoute 90 ans plus tôt et qui était nouvellement reconstituée. En traitant de ce que devait être une « coutume contemporaine », le juge Strayer s’est dit d’avis que, pour ce qui était de la validité d’une nouvelle constitution, c’était la « légitimité politique, et non juridique » qui était en cause. Le juge s’est alors demandé : « […] [L]a constitution résulte-t-elle de l’accord de la majorité de ceux qui, d’après la preuve produite, paraissent être des membres de la bande? »

 

[17]           À maintes reprises, le précepte suivant du juge Strayer a été suivi :

Sauf si elle est définie par ailleurs dans le cas d’une bande donnée, la « coutume » doit inclure, à mon sens, des pratiques touchant le choix d’un conseil qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande, qui font donc l’objet d’un large consensus.

 

[18]            La coutume peut manifestement varier d’une bande à l’autre, mais la juge Reed a fait remarquer ce qui suit dans la décision Bande indienne de McLeod Lake c. Chingee, 153 F.T.R. 257, [1998] A.C.F. no 1185, au paragraphe 19 :

J’estime que l’approbation de la majorité des membres adultes de la bande constitue probablement un bon indice d’un large consensus (l’âge de la majorité relevant de la bande).

 

 

[19]           Il est bien vrai, d’un côté, qu’une majorité absolue des membres de la bande ont accordé leur appui à la Loi de 2005, et que pas un seul membre n’a voté contre cette loi. Un vote était requis selon la procédure de modification. Toutefois, un vote constitue simplement un moyen d’exprimer un choix, une indication que l’on approuve ou désapprouve une chose, qu’on l’accepte ou qu’on la rejette. Les membres de la bande ont voté et leur voix doit être entendue. En outre, une majorité absolue des électeurs de la bande se sont de nouveau exprimés favorablement l’année suivante, lors d’un scrutin tenu conformément aux dispositions de ce code.

 

[20]           D’un autre côté, le Code, sur lequel se fonde le chef Goodtrack, prévoyait également la nécessité d’un vote à la majorité des électeurs admissibles pour procéder à des modifications. Le chef pourrait difficilement soutenir à cet égard que la coutume requérait en fait davantage.


ORDONNANCE

VU LA DEMANDE de contrôle judiciaire et en quo warranto quant au prétendu exercice de fonctions des défendeurs au sein de la Première nation de Wood Mountain n° 160, afin qu’il leur soit demandé de prouver le fondement de leur pouvoir, et qu’il soit déclaré qu’ils ne disposent pas d’un tel pouvoir.

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande est rejetée.

2.      Il est déclaré que la Wood Mountain Lakota Nation Election Act a été validement adoptée en 2005 par la Première nation de Wood Mountain n° 160, et que les défendeurs exercent leurs fonctions par suite d’une élection tenue le 24 mars 2006 en conformité avec cette loi, laquelle élection demeure valide jusqu’à preuve du contraire.

3.      Le tout avec dépens.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        T-853-07

 

INTITULÉ :                                       LE CHEF BILLY GOODTRACK ET AUTRES c.

                                                            ELLEN BERNADETTE LECAINE ET AUTRES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (C.-B.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 11 JUIN 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS

ET DE L’ORDONNANCE :             LE 20 JUIN 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Richard Yaholnitsky

 

POUR LES DEMANDEURS

Brian Barrington-Foote

Angela Cousins

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Merchant Law Group, LLP

Yorktown (Saskatchewan)

 

 

POUR LES DEMANDEURS

MacPherson Leslie & Tyerman, LLP

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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