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Date : 20080619

Dossier : DES-4-08

Référence : 2008 CF 765

 

DANS L’AFFAIRE CONCERNANT un certificat en vertu du paragraphe 77(1) de

            la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);

 

            DANS L’AFFAIRE CONCERNANT le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale du

            Canada en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR;

 

            ET DANS L’AFFAIRE CONCERNANT Adil Charkaoui

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

Le juge Lemieux

 

Introduction et contexte

[1]               Ces motifs font suite à l’ordonnance que j’ai signée le 12 juin 2008 rejetant la requête d’Adil Charkaoui (le requérant) pour un sursis temporaire de l’examen du caractère raisonnable du certificat de sécurité émis le 22 février 2008 (le certificat) contre lui par le ministre de la sécurité publique et de la protection civile et la ministre de la citoyenneté et de l’immigration (les ministres).

 

[2]               Le certificat fut signé par les ministres et déposé à la Cour fédérale en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés telle que modifiée par le chapitre 3 des Lois du Canada (2008) sanctionnée le 14 février 2008 (la Loi).

 

[3]               Le chapitre 3 des Lois du Canada (2008) intitulé « Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence » fut adopté par le Parlement du Canada suite à la décision de la Cour suprême du Canada rendue le 23 février 2007 dans l’affaire Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2007] 1 R.C.S. 350 concluant à l’invalidité des dispositions de la Loi sur le processus de l’examen d’un certificat de sécurité. Aux paragraphes 139 et 140, la Juge en chef exprime, au nom de la Cour, ses conclusions sur l’invalidité et sur la suspension de la prise d’effet du jugement :

 

139     Premièrement, l'al. 78g) du régime autorise l'utilisation d'éléments de preuve qui ne sont jamais communiqués à la personne désignée, sans établir de mesures adéquates pour pallier cette absence de communication et pour résoudre les problèmes constitutionnels qui en découlent. Il ressort clairement des mesures mises en place par d'autres régimes démocratiques, et par le Canada lui-même dans d'autres situations relatives à la sécurité, qu'il est possible de concevoir des solutions qui protègent les renseignements de sécurité confidentiels, tout en portant moins atteinte aux droits des intéressés. Par conséquent, la procédure d'approbation des certificats et de contrôle de la détention établie dans la LIPR enfreint l'art. 7 de la Charte et n'a pas été justifiée en application de l'article premier de la Charte. Je suis d'avis de la déclarer incompatible avec la Charte et, de ce fait, inopérante.

 

140     En revanche, pour donner au législateur le temps de modifier la loi, je suis d'avis de suspendre la prise d'effet de cette déclaration pour une période de un an à compter de la date du présent jugement. Si le gouvernement décide de faire examiner le caractère raisonnable du certificat visant M. Charkaoui pendant cette période, la procédure existante prévue par la LIPR s'appliquera. Après cette période de un an, les certificats visant M. Harkat et M. Almrei (et tous les autres certificats jugés raisonnables) perdront le caractère "raisonnable" qui leur a été reconnu et les personnes désignées dans ces certificats pourront en demander l'annulation. Si le gouvernement veut utiliser un certificat après cette période de un an, il devra le soumettre au nouveau processus conçu par le législateur pour en faire confirmer le caractère raisonnable. De même, tout contrôle d'une détention postérieur à l'expiration de cette période sera effectué en conformité avec ce nouveau processus. [Je souligne.]

 

 

[4]               Le certificat signé par les ministres se lit :

 

La présente atteste que nous sommes d’avis, à la lumière des renseignements en matière de sécurité dont nous avons eu connaissance, qu’Adil CHARKAOUI, un résident permanent, est interdit de territoire pour raison de sécurité, aux termes des alinéas 34(1)(c), 34(1)(d) et 34(1)(f) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés.

 

[5]               On retrouve au paragraphe 1 du sommaire public du rapport de renseignement de sécurité concernant Adil Charkaoui (le rapport) en date du 22 février 2008 préparé par le Service canadien du renseignement de sécurité (le Service) pour les ministres sous l’en-tête « Sommaire de la recommandation » ceci :

 

1.                   Le Service canadien du renseignement de sécurité (le Service) croit que Adil CHARKAOUI (CHARKAOUI), un résident permanent du Canada né le 3 juillet 1973 à Mohammedia au Maroc, est interdit de territoire pour raison de sécurité en vertu des paragraphes 34(1)(c), 34(1)(d) et 34(1)(f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

 

 

[6]               Les paragraphes 34(1)(c), 34(1)(d) et 34(1)(f) de la Loi disposent :

 

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

 

 

c) se livrer au terrorisme;

 

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

 

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

 

(c) engaging in terrorism;

 

(d) being a danger to the security of Canada;

 

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

[7]               Les paragraphes 3 et 4 du rapport sous l’en-tête « Le danger » se lisent :

 

3.         À la lumière de l’enquête et de l’analyse du Service, il existe des motifs raisonnables de croire que CHARKAOUI :

 

a)    a été, est ou sera membre d’une organisation dont le Service a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme;

 

b)   s’est livré, se livre ou se livrera au terrorisme;

 

c)    a constitué, constitue ou constituera un danger pour la sécurité du Canada.

 

4.                   Plus précisément, le Service est d’avis que CHARKAOUI :

 

a)    est ou a été membre du réseau Al Qaida;

 

b)   a participé à des camps d’entraînement en Afghanistan et au Pakistan;

 

c)    avait parmi son cercle de contacts des Islamistes extrémistes;

 

d)   a discuté la planification d’attentats terroristes;

 

e)    a mené des activités criminelles pour appuyer financièrement le jihad;

 

f)  a été un agent dormant pour le réseau Al Qaida.

 

Le sursis recherché

[8]               Il est important d’apprécier que la suspension d’instance recherchée par M. Charkaoui est d’une portée limitée. Il ne demande pas l’arrêt permanent des procédures prescrites par la Loi suite à l’émission du certificat de sécurité le concernant. Il ne demande pas le gel de toutes autres requêtes qu’il lui serait loisible de déposer telles une requête pour déclaration de l’inconstitutionnalité de la nouvelle Loi, une requête en annulation des conditions de sa détention ou des requêtes préliminaires avant le cadre du processus de l’examen du certificat. Il veut que cette Cour ordonne seulement l’arrêt de l’examen du caractère raisonnable de ce certificat jusqu’à ce qu’intervienne le jugement définitif de la Cour suprême du Canada dans le dossier 31597 intitulé Adil Charkaoui c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et al. Cette cause a été entendue par celle-ci le 31 janvier 2008 et son jugement est depuis en délibéré.

 

[9]               Le cheminement du dossier 31597 vers la Cour suprême du Canada a été le suivant :

 

1.    Le 16 mai 2003, un premier certificat de sécurité est émis à l’encontre de M. Charkaoui. Ce premier certificat attestait qu’il est interdit de territoire pour raison de sécurité étant une personne visée par les paragraphes 34(1)(c), 34(1)(d) et 34(1)(f) de la Loi. En même temps un mandat pour son arrestation et sa détention a été autorisé par les ministres.

 

2.    Aucune détermination du caractère raisonnable de ce premier certificat n’a été rendue par le juge désigné avant que la Cour suprême du Canada prononce le 23 février 2007 l’invalidité de la Partie 9 de la Loi. Les causes de l’absence de décision sont : quatre revues de sa détention; deux demandes de protection; sa requête pour une déclaration d’inconstitutionnalité et autres requêtes ou appels de sa part.

 

3.    Dans le cadre de la quatrième revue de sa détention, M. Charkaoui a présenté une requête à deux volets : en premier, une demande d’annulation du certificat et sa remise en liberté (arrêt permanent des procédures) et l’autre, subsidiairement, une demande pour l’exclusion du résumé des renseignements additionnels de la nouvelle preuve sensible déposée le 6 janvier 2005.

 

4.    La demande d’arrêt de procédures quant à l’examen du caractère raisonnable du certificat était basée sur le fait que le Service n’avait plus en sa possession les notes des entrevues entre le Service et M. Charkaoui. Ces notes avaient été détruites par le Service selon sa politique interne d’effacer les notes ou enregistrements une fois l’information qu’ils contiennent est incorporée dans un rapport ou dans un sommaire. L’avocate de M. Charkaoui a plaidé devant le juge désigné Simon Noël que cette politique constituait un bris au principe d’équité procédurale en ce que ni les ministres ni M. Charkaoui ne pouvaient bénéficier de toute l’information cueillie lors des entrevues y incluant l’information favorable à M. Charkaoui ce qui irait à l’encontre de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. La demande subsidiaire se fondait sur la prétention que la divulgation tardive des nouveaux faits (ou allégations) causait un préjudice à M. Charkaoui.

 

[10]           Par décision rendue le 1er février 2005 (Référence 2005 CF 149), le juge Noël rejette les deux volets de la requête. Il exprime sa conclusion sur le premier volet comme suit :

 

[14]     Le tribunal a analysé les arguments de M. Charkaoui sous tout leurs angles mais la conclusion recherchée n'est pas celle retenue. Il n'y a pas d'atteinte à l'équité procédurale (si tel est le cas) à laquelle on ne peut pas remédier. M. Charkaoui peut témoigner au sujet de ces entrevues et communiquer sa version. Celle-ci serait la version qui refléterait le plus adéquatement les entrevues. Donc, il ne peut pas y avoir préjudice dans de telles circonstances et s'il y avait atteinte à l'équité procédurale, elle serait neutralisée.

 

[15]     Tel que mentionné lors de l'audience, le tribunal ne se voit pas annuler le certificat sur la base d'un document d'une page en tenant compte autant de l'ensemble de la preuve très volumineuse communiquée que celle protégée pour des fins de sécurité nationale. Il ne serait pas dans l'intérêt de la justice de prendre une telle décision. De plus, une lecture attentive de la preuve (publique ainsi que protégée) permet de constater que les faits et allégations à la base du certificat et de la mise en détention ne prennent aucunement leur origine dans les sommaires d'entrevues mais plutôt ailleurs dans la preuve. Certes, ces sommaires font partie de la preuve mais ils ne sont pas utiles pour démontrer directement ou indirectement le fondement des faits et des allégations à la base de la procédure. [Je souligne.]

 

[11]           Quant à l’exclusion de la nouvelle preuve, le juge Noël conclut que celle-ci est autorisée par la Loi et que le remède approprié pour sa production tardive est une remise. Il décide aussi que les prétentions quant à la non-fiabilité et la crédibilité de ces nouveaux faits ne seront décidées qu’après avoir entendu l’ensemble de la preuve. Compte tenu de ses conclusions, le juge Noël est d’avis qu’il n’est pas nécessaire de traiter des autres arguments plaidés par M. Charkaoui.

 

[12]           M. Charkaoui se pourvoit en appel. La Cour d’appel fédérale le 6 juin 2006 (voir Adil Charkaoui c. le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2006 CAF 206) le rejette. Le juge Pelletier, au nom de la Cour d’appel, est d’avis que M. Charkaoui « … ne m’a pas persuadé qu’il y avait atteinte à son droit à l’équité procédurale ou, s’il y en avait une, qu’elle lui donnait droit à un arrêt des procédures en interdiction de territoire. La demande que les nouvelles allégations ne soient pas admises par le juge désigné doit être aussi rejetée, compte tenu du fait que la Loi prévoit expressément cette possibilité. »

 

[13]            Le juge Pelletier au paragraphe 27 de ses motifs traite d’un argument qui n’avait pas été plaidé devant le juge Noël – l’impact de l’article 12 de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité comme élément justifiant sa politique interne sur la destruction des notes d’entrevues après la confection du sommaire. Il écrit : « D’emblée je dois dire en passant que je trouve peu convaincante la justification offerte par les Ministres pour cette politique … ». Il conclut cependant que la mise en application de cette politique par le Service ne justifie pas l’octroi d’un arrêt des procédures entreprises à l’encontre de M. Charkaoui au motif que celui-ci n’a pu établir un préjudice découlant d’une atteinte possible. Il s’exprime aux paragraphes 32, 33, 34 et 35 de ces motifs :

 

[32]     En l’instance, M. Charkaoui allègue que la divulgation, en temps utile, du sommaire d’entrevue aurait pu influer sur la décision des Ministres et celles du juge désigné. Il voit là un préjudice lui donnant droit au recours qu’il réclame. Le simple fait de faire état de cet argument en expose le caractère spéculatif. 

 

[33]     M. Charkaoui soumet qu’il subit un préjudice du fait de la destruction des notes d’entrevue parce que le juge désigné ne pourra vérifier la concordance entre les propos qu’il tient dans son témoignage et ceux qui auraient apparu aux notes des entrevues. Même en admettant que M. Charkaoui pourrait subir un préjudice de l’absence de ces notes, il faut également reconnaître qu’il pourrait en tirer un avantage du fait que leur absence le met à l’abri d’un contre-interrogatoire à partir de divergences entre son témoignage et ses déclarations antérieures. 

 

[34]     On ne saurait présumer que les résumés ne sont pas conformes aux notes qui ont été détruites et vice versa. Dans la mesure ou le juge désigné est satisfait de la fiabilité des éléments de preuve dont il dispose, soit par suite de leur provenance de sources indépendantes, soit par la corroboration qu’ils affichent, l’absence de notes d’entrevues, même celles qui pourraient être pertinentes, n’affecte pas la fiabilité de ces éléments de preuve au dossier, particulièrement ceux extrinsèques aux entrevues avec M. Charkaoui. 

 

[35]     La où les notes d’entrevues seraient susceptibles de jeter la lumière sur des éléments de preuve douteux, leur absence est un facteur que le juge désigné est tenu de considérer dans son appréciation de cette preuve. On ne peut présumer que le juge désigné ne s’acquittera pas, comme il le doit, de ses obligations relatives à l’appréciation de la valeur probante de la preuve.

     

[14]           Le 5 septembre 2006, M. Charkaoui demande à la Cour suprême du Canada autorisation d’appel et l’obtient le 15 mars 2007.

 

La portée du sursis recherchée

[15]           Au début de l’audience sur la requête entendue le 11 juin 2008, j’ai demandé à l’avocate de M. Charkaoui à quel point dans le processus de l’examen du caractère raisonnable du certificat la suspension s’appliquerait.

 

[16]           Cette question était importante du fait qu’il existe plusieurs étapes au processus de l’examen et que la modification de 2008 à la Loi mandatait un avocat spécial « de défendre les intérêts du résident permanent ou de l’étranger lors de toute audience tenue à huis clos et en l’absence de celui-ci et de son conseil dans le cadre de toute instance visée à l’un des articles 78 [décision sur le caractère raisonnable du certificat] et 82 à 82.2 (contrôle des motifs justifiant le maintien en détention). » D’ailleurs le système de l’avocat spécial avait été identifié par la Cour suprême du Canada dans son jugement le 23 février 2007 dans Charkaoui, précité, comme une solution entre autres moins attentatoire pour protéger les renseignements sensibles tout en accordant aux personnes visées par les procédures prescrites en matière d’examen du caractère raisonnable d’un certificat de sécurité par la Loi, un traitement juste.

 

[17]           M. Charkaoui n’était pas la seule personne le 22 février 2008 à être visée par l’émission d’un nouveau certificat de sécurité. Ce fut le cas aussi pour Messieurs Almrei, Harkat, Jaballah et Mahjoub. Une coordination des ressources de la Cour était évidente tout en respectant l’impératif du paragraphe 83(1)(a) de la modification de 2008 à la Loi notamment : « Le juge procède dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et selon la procédure expéditive. »  Pour ces raisons, le Juge en chef de la Cour fédérale plaça en gestion d’instance spéciale toutes les nouvelles causes en examen des nouveaux certificats de sécurité. Le Juge en chef et le juge Simon Noël sont affectés comme juges responsables de la gestion de chacune des instances. Les discussions seront tenues par conférences communes entre les représentants des cinq personnes visées et la Cour.

 

[18]           Un des éléments clés dans la gestion des instances de l’examen du caractère raisonnable des certificats de sécurité est la préparation d’un plan de litige pour chacune des instances prévoyant les paramètres suivants :

 

  • La nomination de l’avocat spécial;

 

  • Une période de consultation entre l’avocat spécial et la personne visée par le certificat de sécurité;

 

  • L’utilisation des mêmes renseignements pour la décision relative au caractère raisonnable du certificat et pour les questions concernant la détention ou les conditions de mise en liberté;

 

  • Une période d’examen pour l’avocat spécial des renseignements confidentiels;

 

  • Prévision pour l’établissement d’une cédule pour le début (fin d’été ou début d’automne) et la fin des audiences publiques et les audiences à huis clos (novembre/décembre 2008);

 

  • L’énumération de toutes les demandes ou requêtes ayant trait au caractère raisonnable du certificat, à la détention ou aux conditions de mise en liberté y compris les questions concernant la constitutionnalité de toute disposition sous la section 9 et toute autre affaire.

 

Les critères pour l’octroi d’une suspension d’instance

[19]           M. Charkaoui invoque le paragraphe 50(1)(b) de la Loi sur les Cours fédérales sous lequel cette Cour peut émettre une ordonnance suspendant temporairement l’examen du caractère raisonnable du certificat. Ce paragraphe se lit :

 

     50. (1) La Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire :

 

 

     b) lorsque, pour quelque autre raison,

     l’intérêt de la justice l’exige.

     [Je souligne.]

 

 

     50. (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

 

 

 

     (b) where for any other reason it is in

     the interest of justice that the

     proceedings be stayed.

     [Emphasis mine.]

 

 

[20]           Afin d’obtenir une suspension d’instance en vertu du paragraphe 50(1)(b) de la Loi sur les Cours fédérales, les parties conviennent que M. Charkaoui doit rencontrer chacun des trois critères énumérés par la Cour suprême du Canada dans ses arrêts de Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 et R.J.R. – Macdonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 notamment : 

 

  • L’existence d’une question sérieuse à juger;

 

  • La détermination si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande est rejetée;

 

  • La détermination laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

 

[21]           Quant au contenu de chaque critère, R.J.R. – Macdonald Inc., précité nous enseigne.

 

1. La question sérieuse

[22]           Les juges Sopinka et Cory écrivent à la page 337 :

 

49     Quels sont les indicateurs d'une "question sérieuse à juger"? Il n'existe pas d'exigences particulières à remplir pour satisfaire à ce critère. Les exigences minimales ne sont pas élevées. Le juge saisi de la requête doit faire un examen préliminaire du fond de l'affaire. La décision sur le fond que rend le juge de première instance relativement à la Charte est une indication pertinente, mais pas nécessairement concluante que les questions soulevées en appel constituent des questions sérieuses: voir Metropolitan Stores, précité, à la p. 150. De même, l'autorisation d'appel sur le fond qu'une cour d'appel accorde constitue une indication que des questions sérieuses sont soulevées, mais un refus d'autorisation dans un cas qui soulève les mêmes questions n'indique pas automatiquement que les questions de fond ne sont pas sérieuses.

 

50     Une fois convaincu qu'une réclamation n'est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s'il est d'avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n'est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l'affaire.

 

 

2. Le préjudice irréparable

[23]           Dans leurs motifs, les juges Sopinka et Cory à la page 341 s’expriment ainsi :

 

58     À la présente étape, la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l'intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l'objet d'une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l'issue de la demande interlocutoire.

 

59     Le terme "irréparable" a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu'à son étendue. C'est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu'une partie ne peut être dédommagée par l'autre. Des exemples du premier type sont le cas où la décision du tribunal aura pour effet de faire perdre à une partie son entreprise (R.L. Crain Inc. c. Hendry, (1988) 48 D.L.R. (4th) 228 (B.R. Sask.)); le cas où une partie peut subir une perte commerciale permanente ou un préjudice irrémédiable à sa réputation commerciale (American Cyanamid, précité); ou encore le cas où une partie peut subir une perte permanente de ressources naturelles lorsqu'une activité contestée n'est pas interdite (MacMillan Bloedel Ltd. c. Mullin, [1985] 3 W.W.R. 577 (C.A.C.-B.)). Le fait qu'une partie soit impécunieuse n'entraîne pas automatiquement l'acceptation de la requête de l'autre partie qui ne sera pas en mesure de percevoir ultérieurement des dommages-intérêts, mais ce peut être une considération pertinente (Hubbard c. Pitt, [1976] Q.B. 142 (C.A.)).

 

 

3. La prépondérance des inconvénients et l’intérêt public

[24]           La conclusion exprimée par les juges Sopinka et Cory sur le contenu du troisième critère est la suivante à la page 346 :

 

71     À notre avis, le concept d'inconvénient doit recevoir une interprétation large dans les cas relevant de la Charte. Dans le cas d'un organisme public, le fardeau d'établir le préjudice irréparable à l'intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l'organisme public et, en partie, de l'action qu'on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l'organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l'intérêt public et en indiquant que c'est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l'activité contestés. Si l'on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l'interdiction de l'action causera un préjudice irréparable à l'intérêt public.

 

72     En règle générale, un tribunal ne devrait pas tenter de déterminer si l'interdiction demandée entraînerait un préjudice réel. Le faire amènerait en réalité le tribunal à examiner si le gouvernement gouverne bien, puisque l'on se trouverait implicitement à laisser entendre que l'action gouvernementale n'a pas pour effet de favoriser l'intérêt public et que l'interdiction ne causerait donc aucun préjudice à l'intérêt public. La Charte autorise les tribunaux non pas à évaluer l'efficacité des mesures prises par le gouvernement, mais seulement à empêcher celui-ci d'empiéter sur les garanties fondamentales. [Je souligne.]

 

 

[25]           En application des principes dans R.J.R. – Macdonald Inc., précité, les juges Cory et Sopinka à la page 350 sont d’avis :

 

85     Pour déterminer lequel de l'octroi ou du refus du redressement interlocutoire occasionnerait le plus d'inconvénients, il faut notamment procéder à l'examen des facteurs suivants: la nature du redressement demandé et du préjudice invoqué par les parties, la nature de la loi contestée et l'intérêt public.

 

Les prétentions de M. Charkaoui

[26]           En réponse à la question de la Cour à quelle étape du processus de l’examen elle envisageait la suspension s’appliquer, son avocate indique clairement que le processus de la nomination d’un avocat spécial pourrait se poursuivre ainsi que les requêtes que M. Charkaoui avait déjà déposées ou  envisageait déposer sous peu : 1) demande d’une déclaration de l’inconstitutionnalité de la modification de 2008 à la Loi; 2) ses demandes intérimaires en divulgation, précisions et arguments au soutien; et 3) sa requête en annulation où en révision des conditions de sa liberté.

 

[27]           Elle a donné une réponse ambiguë quant à savoir si l’avocat spécial pourrait entamer une consultation avec M. Charkaoui avant d’examiner la preuve sensible. Dans un premier temps, elle avait répondu que cette consultation pourrait aller de l’avant, mais, plus tard, elle a averti la Cour que cette consultation serait nécessairement imparfaite du fait qu’il était impossible de formuler une approche précise sur la preuve soumise au juge désigné sans connaître les balises du jugement en délibéré de la Cour suprême du Canada. D’autre part, elle était d’avis que l’avocat spécial pour la revue des conditions de sa détention devait être autre que celui qui sera nommé pour l’examen du caractère raisonnable du certificat.

 

[28]           Somme toute, j’estime que la suspension recherchée par M. Charkaoui vise un gel presque complet de toutes les étapes qui doivent être franchies pour la détermination du caractère raisonnable du certificat le concernant.

 

[29]           Quant au premier critère, M. Charkaoui souligne que celui-ci requiert une évaluation préliminaire et provisoire du fond du litige; son avocate soumet que le fond du litige pour le deuxième certificat est le même que pour le premier – les allégations à l’encontre de M. Charkaoui sont les mêmes. Ce lien entre les deux certificats signifie que nécessairement la décision de la Cour suprême aura un impact sur le déroulement de la présente instance et que dans ces circonstances il serait prudent d’attendre ce jugement avant de procéder.

 

[30]           Quant au deuxième critère, M. Charkaoui plaide qu’il subira un préjudice irréparable si les étapes après la nomination de l’avocat spécial ne sont pas suspendues jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada rende jugement dans sa demande d’arrêt permanent des procédures dans le dossier antérieur.

 

[31]           Les prétentions de M. Charkaoui sur le critère du préjudice irréparable sont basées sur les propositions suivantes : (1) Le juge Noël et la Cour d’appel fédérale n’ont pas tranché les véritables questions en litige qui sont devant la Cour suprême du Canada parce qu’ils ne connaissaient pas l’ampleur de la politique du Service sur la destruction des notes d’entrevues ou des enregistrements ou vidéos; (2) Les pratiques et les politiques du Service en matière d’enquête et de gestion des renseignements et preuves ont irrémédiablement vicié l’enquête sur laquelle repose le certificat émis contre M. Charkaoui au point qu’elles sont incompatibles avec les obligations des ministres en matière de conservation et de la divulgation de la preuve; 3) ces pratiques et politiques du Service ont enfreint irrémédiablement le droit à l’équité procédurale de M. Charkaoui; (4) cette conduite du Service constitue un abus de procédure qui contamine le nouveau certificat; (5) poursuivre l’examen du caractère raisonnable du certificat perpétuerait inutilement les violations constitutionnelles alléguées par M. Charkaoui et est susceptible de constituer une atteinte supplémentaire à ses droits.

 

[32]           Je résume sommairement les préjudices irréparables identifiés par l’avocate de M. Charkaoui :

 

  • Il a besoin des enseignements que la Cour suprême du Canada donnera dans son jugement maintenant en délibéré pour orienter et préparer sa défense quant à la preuve, source de l’enquête;

 

  • Une décision finale sur le caractère raisonnable du certificat risque de rendre la décision de la Cour suprême du Canada caduque et aura comme résultat qu’il pourra perdre les fruits d’un jugement favorable;

 

  • Il sera forcé de faire certains choix : témoigner ou pas et d’autres impacts sur ses moyens de défense;

 

  • Atteinte à sa réputation qui sera irréparable du fait qu’il ne pourrait être compensé pleinement par les dommages-intérêts;

 

  • Pertes financières et stress d’un procès.

 

[33]           Quant au troisième critère, l’avocate de M. Charkaoui soumet que M. Charkaoui subira un plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse la suspension en attente de la décision de la Cour suprême du Canada. Elle réitère les préjudices que M. Charkaoui subira et prétend à l’absence de préjudice aux ministres si la suspension est accordée. Au contraire, selon elle la poursuite de l’instance par les ministres risque d’aggraver leurs propres fautes et il est dans leur intérêt véritable que le droit soit clarifié relativement à la légalité et à la constitutionnalité de leurs actions et celles du Service avant de leur permettre de poursuivre la procédure. Il en va aussi du meilleur intérêt de la justice. Se référant à R.J.R. – Macdonald Inc., précité, elle soumet que la suspension demandée s’apparente à un cas d’exemption qui n’affecte pas d’autres personnes que M. Charkaoui et, par conséquent, l’intérêt public n’est pas brimé.

 

Analyse et conclusions

[34]           Le 12 juin 2008, j’ai rendu une ordonnance rejetant la requête de M. Charkaoui aux motifs qu’il ne m’avait pas convaincu de l’existence d’un préjudice irréparable si l’ordonnance de suspension n’était pas émise et que, dans les circonstances, la balance des inconvénients si la suspension était accordée favorise le ministre. J’explique.

 

1) La question sérieuse

[35]           À l’audition de la requête, j’ai avisé les parties que j’étais satisfait de l’existence d’une question sérieuse du fait que la Cour suprême du Canada avait accordé une autorisation d’appel dans le dossier 31597, que cet appel a été entendu et son jugement est en délibéré depuis fin janvier 2008. Dans R.J.R. – Macdonald Inc., précité, la Cour suprême du Canada a statué que : « l'autorisation d'appel sur le fond qu'une cour d'appel accorde constitue une indication que des questions sérieuses sont soulevées … ». M. Charkaoui m’a donc démontré l’existence d’une ou des questions sérieuses en établissant un lien (mêmes allégations) entre le premier et le présent certificat nonobstant le fait qu’aucune décision sur le caractère raisonnable a été prononcée sur le premier certificat et que parmi les dispositions transitoires de la modification à la Loi en 2008 l’article 7(1) prévoit « Dès l’entrée en vigueur de la présente loi, il est mis fin à toute instance relative au caractère raisonnable du certificat déposé à la Cour fédérale au titre du paragraphe 77(1) de la Loi ». (En anglais « A proceeding related to the reasonableness of a certificate … is terminated on the coming into force of this Act »).

 

2) Le préjudice irréparable

[36]           M. Charkaoui a le fardeau de démontrer qu’il subirait un préjudice irréparable si la suspension d’instance ne lui est pas accordée. Il ressort de la jurisprudence que « la preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas tenir de la conjecture. » [et qu’] il était nécessaire que la preuve permette de conclure que le requérant subirait un préjudice irréparable, voir, Centre Ice Ltd. c. Ligue nationale de Hockey, [1994] 166 N.R. 44 (CAF). La preuve du préjudice irréparable doit être « catégorique et non conjecturale », voir, Nature Co. c. Sci-tech Educational Inc., [1992] 141 N.R. 363 (C.A.F.)).

 

[37]           Dans l’arrêt Canadien National c. Leger, [2000] A.C.F. no. 243, ma collègue la juge Hansen a retenu le critère de la « preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas tenir de la conjecture » dans une cause relevant du droit public dans laquelle le Canadien National (CN) recherchait une suspension afin d’empêcher le Tribunal canadien des droits de la personne d’examiner la plainte de discrimination déposée par M. Leger jusqu’à ce que la Cour décide du contrôle judiciaire porté par CN à l’encontre de la décision de la Commission des droits de la personne de demander au Tribunal l’examen de la plainte.

 

[38]           La juge Hansen tranche deux points pertinents au présent litige : les exigences du litige et la possibilité de gain de cause dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.

 

[39]           Sur le premier point, elle écrit au paragraphe 15 de ses motifs :

 

15     La Cour a affirmé à plusieurs reprises que les exigences du litige, y compris les inconvénients pour les parties et les témoins, le stress et l'impossibilité de recouvrer les coûts, ne sont pas suffisantes pour satisfaire aux exigences de la première étape du critère, à savoir l'existence d'un préjudice irréparable, lorsqu'elles se présentent dans le cours ordinaire du litige. Rien n'indique que le CN devra engager des dépenses ou subir un préjudice qui débordent le cadre du cours ordinaire du litige et, par conséquent, le CN n'a pas démontré l'existence d'un préjudice irréparable pour les fins de la présente demande de suspension. À cet égard, je trouve particulièrement pertinents les propos du juge Reed dans l'affaire ICN Pharmaceuticals Inc. c. Canada (Patented Medicine Prices Review Board) :

 

Je ne suis pas convaincue que les circonstances justifient la suspension des procédures. Même si du temps et de l'argent auront été gaspillés si la procédure suit son cours et qu'il est par la suite décidé que le Conseil n'a pas compétence, il s'agit plus d'une question de désagrément que d'un préjudice irréparable. [...].

 

[40]           Sur la possibilité d'obtenir gain de cause dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, ma collègue est d’avis :

 

16     Les propos du juge Reed dans l'affaire ICN Pharmaceuticals Inc., précitée, s'appliquent également au dernier argument du CN au chapitre du préjudice irréparable. Le CN prétend qu'il sera victime d'un abus de procédure et d'une iniquité procédurale si l'audience du Tribunal est tenue avant que la demande de contrôle judiciaire ne soit entendue. Le CN soutient que, une fois qu'on aura permis au Tribunal de procéder à l'examen de la plainte, le jugement final statuant sur la demande de contrôle judiciaire sera inefficace et tardif et entraînera donc un préjudice irréparable. Je suis d'accord avec l'avocat du défendeur pour dire qu'il s'agit là d'un argument circulaire. Il présume du sort de la demande de contrôle judiciaire. Dans tous les cas, comme le notait le juge Reed dans la décision ICN Pharmaceutical Inc., précitée, même si la Cour fait droit à la demande de contrôle judiciaire du CN, la participation de ce dernier à la procédure d'examen de la plainte aura constitué un désagrément, et non un préjudice irréparable. La question qui se pose ici concerne le préjudice réel et concret que subirait le demandeur, et le CN n'a pas démontré qu'il subirait un préjudice irréparable justifiant une suspension des procédures.

 

[41]           La jurisprudence sur laquelle ma collègue la juge Hansen s’appuie est de longue date et constante. Je cite le paragraphe suivant du jugement du juge McNair dans Varnam v. Canada (Minister of National Health and Welfare), [1987] F.C.J. No. 511 :

 

A stay of proceedings is never granted as a matter of course. The matter is one calling for the exercise of a judicial discretion in determining whether a stay should be ordered in the particular circumstances of the case. The power to stay should be exercised sparingly and a stay will only be ordered in the clearest cases. In an order to justify a stay of proceedings two conditions must be met, one positive and the other negative: (a) the defendant must satisfy the court that the continuance of the action would work an injustice because it would be oppressive or vexatious to him or would be an abuse of the process of the court in some other way; and (b) the stay must not cause an injustice to the plaintiff. On both the burden of proof is on the defendant. Expense and inconvenience to a party or the prospect of the proceedings being abortive in the event of a successful appeal are not sufficient special circumstances in themselves for the granting of a stay: Communications Workers of Canada v. Bell Canada, [1976] 1 F.C. 282 (T.D.); Weight Watchers Int'l Inc. v. Weight Watchers of Ontario Ltd. (1972), 25 D.L.R. (3d) 4I9 (F.C.T.D.); Baxter Travenol Laboratories Ltd. v. Cutter (Canada), Ltd. (1981), 54 C.P.R. (2d) 218 (F.C.T.D.).

 

[42]           Canadien Pacifique Ltée c. Canada (Office des Transports), 2004 CAF 347 est au même effet ainsi que la décision de mon collègue le juge Kelen dans la Banque canadienne impériale de commerce c. Eve Kollar et autre, 2003 CF 985 qui écrit au paragraphe 8 :

 

8     Selon la jurisprudence, il est clair que la demanderesse n'a pas satisfait au deuxième volet du critère. La demanderesse soutient qu'elle [TRADUCTION] "ne devrai[t] pas avoir à consacrer beaucoup d'argent et d'efforts à la préparation de sa défense et à sa défense devant la formation du Tribunal, avec la publicité défavorable et la stigmatisation que la chose comporte". La Cour a rejeté par le passé des arguments similaires pour le motif qu'ils n'étaient pas suffisants pour constituer un préjudice irréparable : Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier (1997), 127 F.T.R. 44, Monsieur le juge Richard (tel était alors son titre) aux paragraphes 37 à 41. Il doit exister des circonstances spéciales pour que la Cour considère les frais comme un préjudice irréparable; or, en l'espèce, il n'existe aucun élément de preuve montrant que pareilles circonstances sont présentes. Il est bien établi que l'incapacité du demandeur de rentrer dans ses frais à la suite d'une enquête menée par le Tribunal canadien des droits de la personne ne constitue pas un préjudice irréparable.

 

[43]           Finalement, je cite la décision du juge Létourneau dans l’affaire Adil Charkaoui c. le ministre

de la Citoyenneté et de l’Immigration et le solliciteur général du Canada, 2004 CAF 319 rendue le 24 septembre 2004 dans laquelle la Cour d’appel fédérale a rejeté la requête de M. Charkaoui pour émettre une ordonnance suspendant temporairement les audiences concernant l’examen du caractère raisonnable du certificat de mai 2003 jusqu’à l’appel de la décision du juge Noël concluant à la constitutionnalité des articles pertinents de la Loi quant à l’examen du certificat soit entendu et décidé par la Cour d’appel. Au soutien de sa demande, M. Charkaoui plaide que son appel risque de devenir inefficace ou inutile si la suspension temporaire n’est pas ordonnée. À l’époque, M. Charkaoui était en détention.

 

[44]           Le juge Létourneau n’était pas convaincu que M. Charkaoui a démontré un préjudice irréparable étant d’avis que l’atteinte à sa réputation « peut faire l'objet d'une compensation monétaire » et que son appel ne sera pas inutile puisque « si notre Cour devait annuler au motif d'inconstitutionnalité le processus suivi par la Cour fédérale qui a conduit à la décision sur la raisonnabilité du certificat, il m'est difficile de voir comment cette décision pourrait survivre à l'écroulement de ses fondements. »

 

[45]           À la lumière de la jurisprudence analysée ci-haut, je dois conclure que M. Charkaoui ne m’a pas démontré qu’il subira un préjudice irréparable si la suspension de l’instance n’est pas accordée.

 

[46]           Premièrement, les conséquences et le résultat sur l’examen du caractère raisonnable du nouveau certificat du jugement à venir de la Cour suprême du Canada relèvent à mon avis de la pure spéculation. Qui aura gain de cause, quelles questions seront répondues, quelles conclusions de droit et de faits seront tirées, de quelle façon le jugement sera applicable au nouveau certificat et quel remède, si un est prescrit, sont tous inconnus.

 

[47]           Deuxièmement, le prétendu risque de perdre les bénéfices d’une décision favorable de la Haute Cour est aussi spéculatif et irréaliste.

 

[48]           Troisièmement, quant aux autres préjudices soulevés par M. Charkaoui, la jurisprudence enseigne qu’ils ne sont pas irréparables.

 

[49]           Quatrièmement, il serait imprudent de la part de cette Cour de lier dès maintenant les mains du juge désigné pour l’examen de l’instance qui répondra d’une façon juste et entière aux problèmes, s’il y en a, créés par le délibéré ou le jugement de la Cour suprême du Canada dans le dossier 31597.

 

3. La balance des inconvénients et l’intérêt de la justice

[50]           Je n’ai aucun doute que la balance des inconvénients, laquelle inclut une appréciation de l’intérêt de la justice, favorise carrément les ministres après examen des facteurs pertinents, y inclus, la nature de la Loi et l’intérêt public. J’énumère ces facteurs législatifs et jurisprudentiels :

 

1.                  « Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. » (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539)

 

2.                  Le paragraphe 83(1)(a), précité est semblable « à la disposition impérative du paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence qui prévoit l’audition d’une requête devrait se faire sans formalisme, de façon expéditive, dans la mesure où les circonstances et l’équité le permettent ». Le Juge en chef Isaac de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. D & B Companies of Canada Ltd., [1994] A.C.F. No. 1504 a rejeté une demande de  suspendre l’instance devant le Tribunal de la concurrence en attendant l’audition et le règlement par la Cour d’appel interjeté par D & B. Le Juge en chef conclut que la balance des inconvénients favorise le Directeur des enquêtes et recherches au motif qu’il a « été influencé, dans une large mesure, par la disposition impérative …. ».

 

3.                  Le juge Létourneau est du même avis dans sa décision du 24 septembre 2004, précité, où il écrit au paragraphe 19 que « l'intérêt de la justice, incluant l'intérêt à faire réviser … son statut d'interdiction de séjour, commande une certaine célérité, sinon une célérité certaine, dans l'administration des procédures. Je ne saurais contrecarrer par un sursis des procédures en Cour fédérale une coordination efficiente et efficace de deux séries de procédures devant deux cours différentes dans le meilleur intérêt de l'administration de la justice. » Au même effet, la décision du juge Richard, maintenant Juge en chef de la Cour d’appel fédérale, dans Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1997] A.C.F. No. 207 où il rejetait une demande de suspension d’instance devant le Tribunal des droits de la personne tant que la Cour n’aurait pas rendu de décision définitive au sujet de contrôles judiciaires introduits par la Société Bell Canada. Il était d’avis que la balance des inconvénients favorisait que les plaintes en matière de discrimination prohibées par une loi publique soient jugées de façon expéditive.

 

4.                  Enfin, je cite l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391. M. Tobiass avait été accordé un arrêt permanent des procédures devant la Cour fédérale en matière de la révocation de sa citoyenneté. La Cour d’appel fédérale et la Cour suprême ont conclu qu’un arrêt permanent des procédures n’était pas un remède approprié dans les circonstances. La Cour suprême statue au paragraphe 109 :

 

109     De l'autre côté de la balance, l'intérêt de la société à ce que soit rendu un jugement définitif sur le fond est évident. Il est impératif que la vérité se manifeste. S'il n'est pas prouvé que les appelants ont fait les choses qu'on leur reproche, ils garderont leur citoyenneté. Mais si les actes allégués sont établis, en tout ou en partie, les mesures appropriées devront être prises. Ce qui est en jeu ici, si peu que ce soit, c'est la réputation du Canada en tant que membre solidaire de la communauté internationale. À notre avis, cette préoccupation est de la plus haute importance.

 

 

[51]           Pour tous ces motifs, la demande de suspension d’instance est rejetée.

 

 

« François Lemieux »

______________________________

                        Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 19 juin 2008

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        DES-4-08

 

INTITULÉ :                                       DANS L’AFFAIRE CONCERNANT un certificat en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);

 

DANS L’AFFAIRE CONCERNANT le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale du Canada en vertu du paragraphe 77(1) de la LIPR;

 

                                                            ET DANS L’AFFAIRE CONCERNANT Adil Charkaoui

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 11 juin 2008

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :  Le juge Lemieux

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 19 juin 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Dominique Larochelle

Me Johanne Doyon

 

POUR M. ADIL CHARKAOUI

 

 

Me François Joyal

Me Gretchen Timmins

Me Nancy Couture

 

POUR LES MINISTRES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Deslongchamps, Bourassa, Tredeau

et Lafrance

Montréal (Québec)

 

Me Johanne Doyon

Montréal (Québec)

 

 

POUR M. ADIL CHARKAOUI

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES MINISTRES

 

 

 

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