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Date : 20080616

Dossier : T-542-07

Référence : 2008 CF 740

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2008

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

 

 

FREDERICK JAMES TOBIN

 

            défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente demande concerne la réputation du Service correctionnel du Canada (SCC); plus précisément, le SCC risque de perdre sa réputation en gardant à son service une personne qui a été déclarée coupable de harcèlement criminel. La personne en cause est M. Tobin, qui a été congédié par le SCC pour protéger la réputation du Service correctionnel.

 

[2]               M. Tobin, psychologue au service du SCC, a contesté son congédiement en ayant recours à l’arbitrage. Sous le régime de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C., 1985, ch. P‑35, l’arbitre qui a entendu le grief a tiré deux conclusions clés menant à la réintégration de M. Tobin : puisque le harcèlement est survenu dans le cadre de la « vie privée » de M. Tobin, l’inconduite outrepasse l’autorité du SCC; la preuve de la perte potentielle de réputation est nécessaire pour justifier un congédiement. Essentiellement, le SCC, représenté par le demandeur dans la présente demande, sollicite le présent contrôle judiciaire pour faire annuler la décision de l’arbitre en raison des deux conclusions erronées tirées. J’accueille la demande de contrôle judiciaire du SCC pour les motifs suivants.

 

I.          Objections préliminaires

[3]               Comme je l’explique de façon détaillée à la Section III des présents motifs, M. Tobin a été congédié parce que sa conduite en dehors des heures de travail pouvait porter atteinte à la réputation du SCC relativement à l’application des normes énoncées par le commissaire du Service correctionnel (le commissaire). À l’audience du grief devant l’arbitre, l’avocat de M. Tobin et l’avocat du SCC ont tous deux convenu que le congédiement de M. Tobin devrait être révisé non pas au regard des normes du commissaire, mais selon les critères de la common law en matière de discipline relatifs à la conduite en dehors des heures de travail. Ces critères sont exposés dans la décision Fibres Ltd. c. Oil, Chemical & Atomic Workers Int’l Union, Local 9-670 (Mattis Grievance), [1967] O.L.A.A. n4 (Millhaven).

 

[4]               Ainsi, l’arbitre semble avoir reconnu le motif de congédiement du SCC, mais il a néanmoins tiré un certain nombre de conclusions qui ne sont pas liées au congédiement lorsqu’il a appliqué les critères énoncés dans Millhaven. La question évidente qui se pose est de savoir « pourquoi la conduite de M. Tobin n’a pas été examinée au regard des normes du commissaire? » Cela s’explique du fait que les avocats des deux parties et l’arbitre ne se sont pas penchés sur la force exécutoire des normes du commissaire. Aussi la question essentielle qui se pose dans le cadre de la présente demande est la suivante : « les normes du commissaire sont‑elles juridiquement contraignantes et, dans l’affirmative, la décision faisant l’objet du contrôle peut-elle résister à l’argument voulant qu’elle soit entachée d’une erreur de droit »? Au début de l’audition de la présente demande, j’ai posé cette question à l’avocat du SCC et à M. Tobin. Il a alors été convenu que des arguments additionnels seraient déposés pour traiter de la question, et l’audience a été ajournée à cette fin.

 

[5]               À la reprise de l’audience, l’avocat du SCC a soutenu que bien que les parties se soient entendues pour appliquer les critères de Millhaven, l’application de ces critères constitue une erreur susceptible de contrôle puisqu’il existe une norme juridique établie par voie législative. En conséquence, l’avocat du SCC fait valoir que la décision de l’arbitre devrait être annulée en raison d’une erreur de droit et que l’affaire devrait être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue. L’avocat de M. Tobin prétend qu’il est injuste de permettre au SCC de présenter ce « nouvel argument » compte tenu de l’entente conclue devant l’arbitre. Je ne suis pas de cet avis.

 

[6]               À mon sens, ce qui est équitable est que la Cour puisse examiner le « nouvel argument » du SCC dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, tout préjudice causé à M. Tobin pouvant être adéquatement réparé par l’adjudication des dépens en sa faveur. La question de la norme correcte pour l’appréciation de la conduite de M. Tobin est si fondamentalement importante pour l’issue de la procédure d’arbitrage que l’omission de l’examiner dans le cadre du présent contrôle judiciaire constitue une erreur judiciaire. Bien que l’arbitre ait agi dans le cadre de sa compétence en rendant la décision actuellement visée par la demande de contrôle, l’application de ce que j’estime être une norme incorrecte empêche essentiellement l’atteinte d’une décision juste et équitable. Cela peut être corrigé par l’annulation de la décision de l’arbitre et le renvoi de l’affaire à un arbitre différent pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

[7]               Comme nous le verrons à la section V, en cas d’application erronée des critères de Millhaven, la décision de l’arbitre est entachée d’une erreur fondamentale parce que l’arbitre a mal compris l’approche à adopter en ce qui concerne l’application de la preuve pour trancher la question de savoir si le congédiement de M. Tobin était justifié. Aussi, l’adjudication de dépens dans la présente demande est, en fait, avantageuse pour M. Tobin.

 

II.        Le régime juridique régissant la gestion de la fonction publique du Canada

[8]               L’analyse suivante décrit les facteurs en jeu en matière de gouvernance au moment du congédiement de M. Tobin. Aux fins des présents motifs, on utilisera le présent pour décrire leur application à l’égard du congédiement de M. Tobin.

 

[9]               L’avocat du SCC soumet une interprétation du régime juridique régissant la gestion de la fonction publique du Canada, à savoir que le régime législatif et les politiques appliqués en ce qui concerne le congédiement de M. Tobin satisfaisaient à une norme juridique en matière de conduite, exécutoire en vertu de la loi. L’avocat de M. Tobin fournit une réponse en quatre volets, qui comprend la prétention voulant que l’acceptation de l’argument de la norme juridique du SCC bouleversera le régime de négociation collective dans la fonction publique fédérale. Toutefois, j’accepte l’interprétation du SCC, que j’exposerai pour commencer, et je rejette la réponse de M. Tobin dans l’analyse qui suit.

 

A.  La fonction de la Loi sur la gestion des finances publiques, L.R.C. 1985, ch. F‑11 (la LGFP)

[10]           En vertu des alinéas 7(1)e) et f) de la LGFP, le Conseil du Trésor a le pouvoir d’agir sur les questions clés liées à la fonction publique, et, ce qui est particulièrement important pour ce qui regarde la présente demande, il a le pouvoir d’agir à l’égard de la gestion du personnel :

7. (1) Le Conseil du Trésor peut agir au nom du Conseil privé de la Reine pour le Canada à l’égard des questions suivantes :

 

[…]

 

b) l’organisation de l’administration publique fédérale ou de tel de ses secteurs ainsi que la détermination et le contrôle des établissements qui en font partie;

 

[…]

 

e) la gestion du personnel de l’administration publique fédérale, notamment la détermination de ses conditions d’emploi;

 

7.  (1) The Treasury Board may act for the Queen’s Privy Council for Canada on all matters relating to

 

 

[…]

 

 (b) the organization of the public service of Canada or any portion thereof, and the determination and control of establishments therein;

 

 

 

[…]

 

(e) human resources management in the federal public administration, including the determination of the terms and conditions of employment of persons employed in it;

 

 

[Non souligné dans l’original.]

 

En ce qui concerne la gestion du personnel, le Conseil du Trésor a, en vertu du paragraphe 11(2) de la LGFP, le pouvoir d’établir des règles de conduite exécutoires :

11. (2) Sous réserve des seules dispositions de tout texte législatif concernant les pouvoirs et fonctions d’un employeur distinct, le Conseil du Trésor peut, dans l’exercice de ses attributions en matière de gestion du personnel, notamment de relations entre employeur et employés dans la fonction publique :

 

 

 

 

 

 

[…]

 

f) établir des normes de discipline dans la fonction publique et prescrire les sanctions pécuniaires et autres y compris le licenciement et la suspension, susceptibles d’être appliquées pour manquement à la discipline ou pour inconduite et indiquer dans quelles circonstances, de quelle manière, par qui et en vertu de quels pouvoirs ces sanctions peuvent être appliquées, modifiées ou annulées, en tout ou en partie;

 

g) prévoir, pour des raisons autres qu’un manquement à la discipline ou une inconduite, le licenciement ou la rétrogradation à un poste situé dans une échelle de traitement comportant un plafond inférieur des personnes employées dans la fonction publique et indiquer dans quelles circonstances, de quelle manière, par qui et en vertu de quels pouvoirs ces mesures peuvent être appliquées, modifiées ou annulées, en tout ou en partie;

 

[…]

 

i) réglementer les autres questions, notamment les conditions de travail non prévues de façon expresse par le présent paragraphe, dans la mesure où il l’estime nécessaire à la bonne gestion du personnel de la fonction publique.

 

 

[…]

 

(4) Les mesures disciplinaires, le licenciement ou la rétrogradation effectués en application des alinéas (2)f) ou g) doivent être motivés.

11. (2) Subject to the provisions of any enactment respecting the powers and functions of a separate employer but notwithstanding any other provision contained in any enactment, the Treasury Board may, in the exercise of its responsibilities in relation to personnel management including its responsibilities in relation to employer and employee relations in the public service, and without limiting the generality of sections 7 to 10,

 

[…]

 

 (f) establish standards of discipline in the public service and prescribe the financial and other penalties, including termination of employment and suspension, that may be applied for breaches of discipline or misconduct, and the circumstances and manner in which and the authority by which or whom those penalties may be applied or may be varied or rescinded in whole or in part;

 

 

(g) provide for the termination of employment, or the demotion to a position at a lower maximum rate of pay, for reasons other than breaches of discipline or misconduct, of persons employed in the public service, and establishing the circumstances and manner in which and the authority by which or by whom those measures may be taken or may be varied or rescinded in whole or in part;

 

 

 

[…]

 

 (i) provide for such other matters, including terms and conditions of employment not otherwise specifically provided for in this subsection, as the Treasury Board considers necessary for effective personnel management in the public service.

 

[…]

 

(4) Disciplinary action against, and termination of employment or demotion of, any person pursuant to paragraph (2)(f) or (g) shall be for cause.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[11]           En vertu du paragraphe 12(1) de la LGFP, le Conseil du Trésor a le pouvoir de déléguer ses pouvoirs :

12. (1) Le Conseil du Trésor peut, aux conditions et selon les modalités qu’il fixe, déléguer tel de ses pouvoirs en matière de gestion du personnel de la fonction publique à l’administrateur général d’un ministère ou au premier dirigeant d’un secteur de la fonction publique; cette délégation peut être annulée, modifiée ou rétablie à discrétion.

 

 

 

 

[…]

 

(3) Les délégataires visés aux paragraphes (1) ou (2) peuvent, compte tenu des conditions et modalités de la délégation, subdéléguer les pouvoirs qu’ils ont reçus à leurs subordonnés ou à toute autre personne.

 

12. (1) The Treasury Board may authorize the deputy head of a department or the chief executive officer of any portion of the public service to exercise and perform, in such manner and subject to such terms and conditions as the Treasury Board directs, any of the powers and functions of the Treasury Board in relation to personnel management in the public service and may, from time to time as it sees fit, revise or rescind and reinstate the authority so granted.

 

[…]

 

 (3) Any person authorized pursuant to subsection (1) or (2) to exercise and perform any of the powers and functions of the Governor in Council or the Treasury Board may, subject to and in accordance with the authorization, authorize one or more persons under their jurisdiction or any other person to exercise or perform any such power or function.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

B.  La fonction des « Conditions d’emploi (Politique) » (la politique en matière d’emploi) du Conseil du Trésor

[12]           Par l’application de sa politique en matière d’emploi, le Conseil du Trésor agit selon le pouvoir légal que lui confère l’alinéa 11(2)f) de la LGFP, qui autorise l’administrateur général d’un ministère à établir des normes de discipline et à les appliquer en infligeant des sanctions. L’article 50 de l’appendice A de la politique en matière d’emploi est ainsi rédigé :

50. Sous réserve de tout édit du Conseil du Trésor, l’administrateur général peut :

 

a) établir des normes de discipline

 

    (i) à l’égard des employés;

 

(ii) à l’égard des personnes   

occupant un poste de

professeur ou de directeur

d’école au ministère des

Affaires indiennes et du

Nord, et

 

b) prescrire, imposer, modifier ou annuler, en tout ou en partie, les pénalités, d’ordre financier ou autre, y compris la suspension et le licenciement susceptibles d’être appliquées pour infraction à la discipline ou inconduite

50. Subject to any enactment of the Treasury Board, a deputy head may:

 

(a) establish standards of discipline

 

    (i) for employees;

 

(ii) for persons occupying   

 teacher and principal

positions in the department

of Indian and Northern

Affairs, and

 

 

(b) prescribe, impose and vary or rescind, in whole or in part, the financial and other penalties, including suspension and termination of employment, that may be applied for breaches of discipline or misconduct.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(mémoire additionnel des faits et du droit du demandeur, onglet 2)

 

 

C.  La fonction du pouvoir d’établir des règles prévu dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition 1992, ch. 20C-44.6 (Loi sur le système correctionnel)

[13]           On ne conteste pas que le commissaire est administrateur général d’un ministère. Pour que le commissaire puisse exercer le pouvoir délégué conféré par la politique en matière d’emploi, les normes de discipline et les pénalités en cas de manquement doivent être formellement établies.

 

[14]           Le commissaire peut établir les normes de discipline grâce au pouvoir d’établir des règles que lui confère la Loi sur le système correctionnel :

6. (1) Le gouverneur en conseil nomme le commissaire; celui-ci a, sous la direction du ministre, toute autorité sur le Service et tout ce qui s’y rattache.

 

 

 

[…]

 

97. Sous réserve de la présente partie et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles concernant :

 

a) la gestion du Service;

 

 

b) les questions énumérées à l’article 4;

 

c) toute autre mesure d’application de cette partie et des règlements.

 

[…]

 

98. (1) Les règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire.

(2) Les directives doivent être accessibles et peuvent être consultées par les délinquants, les agents et le public.

 

6. (1) The Governor in Council may appoint a person to be known as the Commissioner of Corrections who, under the direction of the Minister, has the control and management of the Service and all matters connected with the Service.

 

[…]

 

97. Subject to this Part and the regulations, the Commissioner may make rules

 

 

(a) for the management of the Service;

 

(b) for the matters described in section 4; and

 

(c) generally for carrying out the purposes and provisions of this Part and the regulations.

 

[…]

 

98. (1) The Commissioner may designate as Commissioner’s Directives any or all rules made under section 97.

(2) The Commissioner’s Directives shall be accessible to offenders, staff members and the public.

 

D.  La fonction de la directive « 060 Code de discipline, 1994-03-30 » (Code de discipline)

[15]           Agissant en vertu de l’article 97 de la Loi sur le système correctionnel, le commissaire a adopté une directive qui a établi un code de discipline prévoyant les normes que les employés du SCC doivent respecter. L’article 6 du Code de discipline énonce les normes en matière de discipline :

Conduite et apparence

 

6. Le comportement d’une personne, qu’elle soit de service ou non, doit faire honneur au Service correctionnel du Canada et à la fonction publique. Tous les employés doivent se comporter de façon à rehausser l’image de la profession, tant en paroles que par leurs actes. De même, lorsqu’ils sont de service, leur apparence et leurs vêtements doivent refléter leur professionnalisme et être conformes aux normes de la santé et de la sécurité au travail.

 

Infractions

 

Commet une infraction l’employé qui :

 

a. présente une apparence ou un comportement indigne d’un employé du Service lorsqu’il est au travail ou en uniforme;

 

b. est injurieux ou offensant envers le public dans l’exercice de ses fonctions;

 

c. se conduit d’une manière susceptible de ternir l’image du Service, qu’il soit de service ou non;

 

d. commet un acte criminel ou une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité en vertu d’une loi du Canada ou d’un territoire ou d’une province, risquant ainsi de ternir l’image du Service ou d’avoir un effet préjudiciable sur le rendement au travail;

 

e. omet d’avertir son supérieur, avant de reprendre ses fonctions, qu’il a été accusé d’une infraction criminelle ou d’une infraction à une loi;

 

f. retient sans autorisation ou détourne une somme d’argent ou un bien public, ou une somme d’argent ou un bien appartenant à autrui, et qui entre en sa possession dans l’exercice de ses fonctions ou du fait qu’il est membre du Service, ou encore omet d’en rendre compte;

 

g. pendant les heures de service, consomme de l’alcool ou d’autres substances qui réduisent ses capacités;

 

h. se présente au travail en état d’ébriété ou inapte à remplir ses fonctions parce qu’il a consommé de la drogue ou de l’alcool;

 

i. dort pendant ses heures de travail.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Code de discipline du SCC, SCC/SCC 1-11 (R-94-02), mémoire additionnel des faits et du droit du demandeur, onglet 2)

 

[16]           Pour s’assurer que les employés du SCC connaissent les normes de conduite établies par le Code de discipline et qu’ils aient un avis formel de leur teneur exacte, le commissaire a publié deux brochures explicatives : Règles de conduite professionnelle et Code de discipline. Aux fins de la présente demande, on ne conteste pas que les termes des brochures explicatives reprennent avec justesse ceux du Code de discipline. M. Tobin reconnaît qu’on lui a remis les deux brochures. Par conséquent, il connaissait les règles de conduite à respecter et le SCC pouvait mettre fin à son emploi en raison des infractions « c » et « d » formulées dans le Code de discipline.

 

[17]           Comme cela est précisé à la section III, la cause déclarée du congédiement de M. Tobin était le manquement à la règle 2 figurant dans chacune des brochures explicatives, qui reprend les termes des infractions « c » et « d » du Code de discipline. Pour clarifier toute confusion quant à la légalité du congédiement de M. Tobin, j’estime que ce congédiement a eu lieu conformément au Code de discipline et que l’emploi de l’expression « règle 2 » reflète ce fait. Aussi, par commodité, on devrait interpréter dans les présents motifs la déclaration voulant que M. Tobin ait enfreint la « règle 2 » comme signifiant que M. Tobin a commis les infractions « c » et « d » du Code de discipline. D’ailleurs, aux fins de la présente demande, ni l’avocat du SCC ni M. Tobin n’ont exprimé d’inquiétude concernant la duplication des termes des trois expressions. Toutefois, le SCC maintient que la règle 2 a force de loi, argument avec lequel M. Tobin est en désaccord.

 

E.  Analyse des objections de M. Tobin à l’encontre de l’interprétation du SCC

(1)  Martineau c. Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118, [1977] A.C.S. no 44 (Martineau)

[18]           M. Tobin s’appuie sur le jugement du juge Pigeon dans l’arrêt Martineau pour faire valoir que les directives du commissaire sont uniquement de nature administrative et qu’elles ne sont donc pas contraignantes en droit. Dans Martineau, la question à trancher était de savoir si la Cour d’appel avait compétence pour réviser une ordonnance disciplinaire rendue par le commissaire conformément à une instruction du commissaire. L’article 28.1 de la Loi sur la Cour fédérale, 1970-71-72 (Can.), ch. 1, alors en vigueur, a limité le pouvoir d’examen de la Cour d’appel aux décisions et ordonnances non administratives :

28.(1) Nonobstant l’article 18 ou les dispositions de toute autre loi, la Cour d’appel a compétence pour entendre et juger une demande d’examen et d’annulation d’une décision ou ordonnance, autre qu’une décision ou ordonnance de nature administrative qui n’est pas légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi judiciaire, rendue par un office, une commission ou un autre tribunal fédéral ou à l’occasion de procédures devant un office, une commission ou un autre tribunal fédéral ...

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[19]           Pour trancher la question en litige, le juge Pigeon a examiné le cadre réglementaire investissant le commissaire du pouvoir d’émettre et d’appliquer des instructions. Il s’agit de l’article 29 de la Loi sur les pénitenciers, S.R.C. 1970, ch. P-6 :

(1) Le gouverneur en conseil peut édicter des règlements

 

a) relatifs à l’organisation, l’entraînement, la discipline, l’efficacité, l’administration et la direction judicieuse du Service; b) relatifs à la garde, le traitement, la formation, l’emploi et la discipline des détenus; et

c) relatifs, de façon générale, à la réalisation des objets de la présente loi et l’application de ses dispositions.

 

(2) Le gouverneur en conseil peut, dans tous règlements édictés sous le régime du paragraphe (1) sauf son alinéa b), prévoir une amende d’au plus cinq cents dollars ou un emprisonnement d’au plus six mois, ou à la fois l’amende et l’emprisonnement susdits, à infliger sur déclaration sommaire de culpabilité pour la violation de tous semblables règlements.

 

(3) Sous réserve de la présente loi et de tous règlements édictés sous le régime du paragraphe (1), le commissaire peut établir des règles, connues sous le nom d’Instructions du commissaire, concernant l’organisation, l’entraînement, la discipline, l’efficacité, l’administration et la direction judicieuse du Service, ainsi que la garde, le traitement, la formation, l’emploi et la discipline des détenus et la direction judicieuse des pénitenciers.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[20]           Le juge Pigeon a établi la distinction suivante entre le pouvoir de prendre un règlement du gouverneur en conseil et le pouvoir d’établir des règles du commissaire :

Il est évident que l’on est soumis « légalement » à ce qui est prescrit par les règlements. La loi en vertu de laquelle ils sont pris prévoit des sanctions par amende ou emprisonnement. Il convient de citer ici ce que disait le Conseil privé dans l’arrêt Japanese Canadians [[1947] A.C. 87] à propos des décrets adoptés en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, à la p. 107:

 

[traduction] C’est encore l’activité législative du Parlement qui s’exerce au moment où les décrets sont adoptés et ces décrets sont des « lois ».

 

Je ne pense pas que l’on puisse dire la même chose des directives. Il est significatif qu’il n’est prévu aucune sanction pour elles et, bien qu’elles soient autorisées par la Loi, elles sont nettement de nature administrative et non législative.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[21]           Comme nous l’avons souligné, sous l’empire du régime juridique pertinent quant à la présente demande, le Conseil du Trésor a, en vertu de l’article 50 de la politique en matière d’emploi, délégué au commissaire le pouvoir que lui confère l’alinéa 11(2)f) de la LGFP de « prescrire, imposer, modifier ou annuler, en tout ou en partie, les pénalités, d’ordre financier ou autre, y compris la suspension et le licenciement susceptibles d’être appliqués pour infraction à la discipline ou inconduite ». Par conséquent, le pouvoir du commissaire d’établir des règles est, dans le cadre du présent régime juridique, complété par le pouvoir de mettre en œuvre les règles établies en imposant les pénalités applicables. Ainsi, puisqu’il a été statué dans Martineau que les règles établies en vertu du régime juridique étaient administratives parce qu’aucun pouvoir de mise en œuvre n’était prévu, et puisqu’il existe un pouvoir de mise en œuvre des règles établies sous l’empire du régime juridique examiné dans le cadre de la présente demande, j’estime qu’on interprète correctement l’arrêt Martineau lorsqu’on conclut que les règles établies par le commissaire dans la présente affaire ont force de loi.

 

(2)  Politique non contraignante

[22]           L’avocat de M. Tobin soutient que, comme la délégation en cause est effectuée en vertu d’une politique, à savoir la politique en matière d’emploi, l’exercice de ce pouvoir n’a pas force de loi et, par conséquent, les mesures prises suivant cette politique n’ont pas force de loi.

 

[23]           Selon une première approche relativement à cet argument, il doit y avoir une certaine action législative, que ce soit par loi ou par règlement, pour qu’il y ait délégation. Je ne partage pas cette opinion. À mon avis, aucun instrument législatif n’est exigé pour agir en vertu d’un pouvoir législatif déléguant un pouvoir juridique. Une fois que le pouvoir législatif de délégation existe, tout ce qui est nécessaire que la délégation ait effet est une déclaration claire et formelle de délégation de pouvoir qui précise à qui ce pouvoir est délégué. C’est ce que fait la politique en matière d’emploi; les personnes qui détiennent le poste « d’administrateur général » au sein du gouvernement sont autorisées à agir en lieu et place du Conseil du Trésor pour prendre les mesures précisées à l’article 50 de la l’appendice A de la politique en matière d’emploi.

 

[24]           Un autre exemple de la forme de délégation résultant de la politique en matière d’emploi est celle associée à l’application de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiées, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Les paragraphes 6(1) et 6(2) de la LIPR confèrent au ministre de la Citoyenneté et l’Immigration le pouvoir de déléguer ses attributions, cette délégation n’ayant qu’à être faite par écrit.

 

6. (1) Le ministre désigne, individuellement ou par catégorie, les personnes qu’il charge, à titre d’agent, de l’application de tout ou partie des dispositions de la présente loi et précise les attributions attachées à leurs fonctions.

 

(2) Le ministre peut déléguer, par écrit, les attributions qui lui sont conférées par la présente loi et il n’est pas nécessaire de prouver l’authenticité de la délégation.

6. (1) The Minister may designate any persons or class of persons as officers to carry out any purpose of any provision of this Act, and shall specify the powers and duties of the officers so designated.

 

 

(2) Anything that may be done by the Minister under this Act may be done by a person that the Minister authorizes in writing, without proof of the authenticity of the authorization.

 

Le document qui prévoit la délégation ministérielle s’intitule Instrument de désignation et de délégation (voir : http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/il/il3_f.pdf).

 

[25]           Selon la deuxième approche en ce qui concerne l’argument, fondée sur les décisions Endicott c. Canada (Conseil du Trésor), 2005 CF 253, [2005] A.C.F. no 308, et Glowinski c. Canada (Conseil du Trésor), 2006 CF 78, [2006] A.C.F. no 99, l’article 11 de la LGFP ne confère au Conseil du Trésor que le pouvoir d’établir des politiques non contraignantes.

 

[26]           Dans la décision Endicott, la question en litige était de savoir si on devrait donner un effet juridique à une définition d’une politique du Conseil du Trésor qui était en contradiction directe avec une définition contenue dans la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C., 1985 ch. P-33. Dans la présente demande, on ne conteste pas la conclusion du juge Strayer au paragraphe 11 :

[L]a question de savoir si de telles directives internes créent des droits reconnus par la loi que les tribunaux peuvent définir et appliquer dépend de l’intention et du contexte dans lequel la directive a été publiée.

 

[27]           Toutefois, l’avocat de M. Tobin s’appuie sur la décision Endicott pour ce qui est de l’application par le juge Strayer, au paragraphe 13, de l’arrêt Martineau :

 

En revanche, la défenderesse cite plusieurs décisions dans lesquelles il a été jugé que les politiques internes et les manuels ne sont pas juridiquement contraignants. L’arrêt de principe en la matière est l’arrêt Martineau c. Comité de discipline de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118, dans lequel il a été jugé que les directives données par le commissaire du Service correctionnel du Canada n’avaient pas force de loi mais visaient simplement à rendre plus efficace la gestion des établissements carcéraux.

 

Vu l’analyse de l’arrêt Martineau présentée ci‑dessus, j’estime que l’interprétation généralisée de l’arrêt Martineau dans la décision Endicott ne s’applique pas aux circonstances de l’espèce. À mon avis, l’objet du régime juridique décrit ci‑dessus, et en particulier la fonction de la politique en matière d’emploi, replacé dans le contexte de la nécessité d’établir des règles de discipline exécutoires pour les employés du SCC, permet au commissaire d’atteindre ce résultat.

 

[28]           Dans la décision Glowinski, la question était de savoir si une certaine politique pouvait être considérée juridiquement contraignante par opposition à d’autres politiques contradictoires qu’on prétendait ne pas être juridiquement contraignantes. Le juge Kelen applique ainsi la position du juge Strayer dans la décision Endicott, au paragraphe 42 :

La Cour est d’avis qu’elle ne doit pas interpréter ou concilier les politiques contradictoires du Conseil du Trésor et qu’elle ne doit pas conférer force de loi à plusieurs de ces politiques. Je suis d’accord avec le juge Rouleau lorsqu’il affirme, dans Girard, précité, que si le Conseil du Trésor avait eu l’intention de conférer force de loi à ces politiques, il aurait exercé son droit d’adopter ses politiques par voie de règlement en vertu de la disposition applicable de la Loi sur la gestion des finances publiques.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Je n’accepte pas cette déclaration comme fondement pour l’affirmation selon laquelle des énoncés de politique ne peuvent avoir force de loi, parce qu’ils peuvent avoir force de loi, comme l’a dit le juge Strayer dans la décision Endicott. J’estime que les commentaires exprimés dans la décision Glowinsky ne servaient qu’à trancher le litige relatif aux politiques contradictoires en cause dans cette affaire. En conséquence, j’estime que la décision Glowinsky n’est pas pertinente.

 

(3)  Atteinte au processus de négociation collective actuel

[29]           L’avocat de M. Tobin présente un argument à mon avis faible : l’imposition de règles de conduite juridiquement contraignantes porte atteinte au processus actuel de négociation collective relatif à la fonction publique canadienne. Bien qu’il ne soit pas contesté que les « conditions » d’emploi sont négociées au moyen du processus de négociation collective, rien ne prouve que les règles de conduite ont été négociées ni que le processus de négociation collective qui vise le SCC et ses employés prévoit une telle négociation. En fait, la preuve indique le contraire.

 

[30]           Au soutien de l’argument, l’avocat de M. Tobin fait référence à une disposition de la convention collective conclue entre le Conseil du Trésor et les employés du SCC, rédigée comme suit : « Lorsqu’il rédige ou modifie des normes de discipline ministérielles, l’Employeur convient de fournir à chaque employé et à l’Institut suffisamment des renseignements à ce sujet. » (Convention entre le Conseil du Trésor et l’Institut professionnel de la Fonction publique du Canada, dossier du demandeur, onglet E). Toutefois, j’estime que cette disposition n’est qu’une entente visant à satisfaire à des préoccupations en matière d’application régulière de la loi et qu’elle ne constitue nullement une entente de fond selon laquelle les règles de conduite font partie du processus de négociation collective existant. L’état des choses semble plutôt indiquer que les employés du SCC sont satisfaits de voir que le Conseil du Trésor élabore des règles de conduite par l’intermédiaire du processus de délégation de pouvoir. Il est fort possible que, dans le futur, le processus de négociation collective sera utilisé pour établir des règles de conduite, mais ce n’est pas le cas actuellement. Le Conseil du Trésor a occupé le champ, en fait avec le consentement des intéressés. Aussi, je n’accorde aucun poids à l’argument fondé sur l’atteinte au processus.

 

[31]           L’avocat de M. Tobin soutient aussi qu’accepter des normes contraignantes à l’endroit des employés du SCC signifie qu’il est possible d’avoir des normes différentes pour les employés de chaque ministère, ce qui a pour effet négatif de ne pas respecter le concept d’uniformité requis dans le processus de négociation collective. Il me semble que les règles de conduite peuvent très bien varier selon le contexte des fonctions en cause. Par exemple, la réputation du SCC en ce qui concerne la conduite en dehors des heures de travail de ses employés qui s’occupent des personnes incarcérées suscitera fort probablement des préoccupations d’ordre public plus importantes que celle d’un ministère qui s’occupe de la commercialisation des poulets en ce qui a trait à la conduite de ses employés lorsqu’ils ne sont pas en service. Il en est ainsi parce que les employées du SCC qui travaillent avec des détenus occupent une position de pouvoir dominante et que leur conduite personnelle, que ce soit pendant le service ou non, doit satisfaire aux normes supérieures de responsabilité. Selon moi, l’avocat de M. Tobin n’a pas présenté d’argument convaincant à cet égard.

 

(4)  Atteinte à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’arbitre

[32]           L’avocat de M. Tobin fait valoir qu’étant donné que l’arbitrage des griefs est un élément important de la négociation collective, l’imposition à l’arbitre d’une norme juridique de conduite constitue une atteinte à l’exercice de son pouvoir discrétionnaire.

 

[33]           Je n’accepte pas que le pouvoir discrétionnaire de l’arbitre soit limité par l’exigence de respect de la norme juridique de conduite qui entraîne un congédiement justifié. Comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans Bell Canada c. Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, [2003] 1 R.C.S. 884, au paragraphe 35, il est incorrect d’assimiler « limiter » au besoin de rendre une décision selon le droit applicable :

Au cours des plaidoiries, l’avocat de Bell a déclaré à plusieurs reprises que le pouvoir de prendre des ordonnances « limite » le Tribunal dans son application de la Loi. Cela suppose que le mandat du Tribunal consiste à n’appliquer que la Loi, à l’exclusion de toute autre forme de mesures législatives que le législateur a jugé pertinentes -- comme les ordonnances. Cette supposition est erronée. Si les ordonnances prises par la Commission constituent une forme de mesures législatives, le Tribunal est tenu de les appliquer et il n’est pas plus juste d’affirmer qu’elles « limitent » le Tribunal que d’affirmer que la common law « limite » les cours de justice ordinaires parce qu’elle les empêche de juger selon leur fantaisie les affaires dont elles sont saisies..

 

            F.  Conclusion

[34]           Je suis d’accord avec l’argument du SCC selon lequel la norme juridique de conduite à laquelle M. Tobin devait satisfaire dans le cadre de son travail est celle qui est énoncée dans le Code de discipline. Selon le droit et à titre d’employé du SCC, M. Tobin était lié par les règles de conduite établies par application du régime juridique énoncé précédemment et, il pouvait être congédié en raison de sa conduite en dehors des heures de travail.

 

III.       Application de la règle 2

A.  La conduite de M. Tobin

[35]           Au moment de son congédiement, M. Tobin occupait le poste d’attache de psychologue consultant (PS‑03) au Centre régional de traitement (CRT), qui fait partie du pénitencier à sécurité maximale de Kingston, en Ontario. M. Tobin a commencé à travailler pour le SCC en 1988, et a depuis principalement travaillé à titre de directeur de programmes à l’Unité du comportement féminin. Au cours de la période se terminant en 2000, M. Tobin a occupé plusieurs postes, dont notamment celui de sous‑directeur exécutif du CRT et celui de sous-directeur de la prison pour femmes.

 

[36]           En juillet 2002, M. Tobin a été accusé d’un certain nombre d’infractions criminelles relativement à sa relation avec une jeune femme qu’on désigne par les initiales « HM » dans la décision de l’arbitre. En janvier 2001, HM a commencé à travailler au CRT comme bénévole. HM et M. Tobin ont commencé une relation en mars 2001, alors que M. Tobin travaillait à titre de sous‑directeur du CRT. HM a par la suite été embauchée par le CRT. L’emploi de HM au CRT a pris fin en janvier 2002.

 

[37]           Le ou vers le 5 juillet 2002, M. Tobin a été accusé de six infractions criminelles liées à sa conduite à l’endroit de HM. Les chefs d’accusation auxquels faisait face M. Tobin étaient les suivants :

[traduction]

1.      A proféré une menace de causer la mort à HM contrairement à l’alinéa 264.1(1)a) du Code criminel du Canada (le CCC);

2.      A, sans autorisation légitime, séquestré HM contrairement au paragraphe 279(2) du CCC;

3.      A, injustement et sans autorisation légitime, empêché HM de se rendre à la destination qu’elle voulait contrairement à l’alinéa 423(1)e) du CCC;

4.      A, sachant que HM se sentait harcelée ou sans se soucier de ce qu’elle se sentît harcelée et sans autorisation légitime, cerné ou surveillé sa maison d’habitation et/ou d’autres lieux où HM se trouvait, ce qui eu pour effet de lui faire raisonnablement craindre – compte tenu du contexte – pour sa sécurité et a donc commis une infraction contrairement à l’alinéa 264(2)c) du CCC;

5.      Que M. Tobin s’est, sachant que HM se sentait harcelée et sans se soucier de ce qu’elle se sentît harcelée et sans autorité légitime, comporté d’une manière menaçante à l’égard d’elle, ce qui a eu pour effet de lui faire raisonnablement craindre – compte tenu du contexte –pour sa sécurité et a donc commis une infraction contrairement à l’alinéa 264(2)d) du CCC;

6.      Que M. Tobin a commis une agression sexuelle à l’égard de HM et a donc commis une infraction contrairement à l’alinéa 271(1)a) du CCC.

 

(Pièces E-1, Copie certifiée conforme des accusations au criminel en date du 29 juillet 2003, Affidavit de Birch, dossier du demandeur, vol. 1, onglet 2‑C, aux pages 50 à 54)

 

 

[38]           Peu avant son procès, M. Tobin a plaidé coupable au cinquième chef d’accusation et, en conséquence, toutes les autres accusations ont été abandonnées. M. Tobin a été condamné à une peine de 18 mois avec sursis, laquelle comprenait des rencontres régulières avec un agent de probation. À l’audience de détermination de la peine, un exposé conjoint des faits relatifs aux événements ayant mené aux accusations a été versé au dossier; voici une version abrégée de ces faits :

 

[traduction]

·     HM a obtenu un emploi auprès du SCC et, peu après, M. Tobin et elle ont commencé une relation personnelle.

 

·     Quelques mois après le début de la relation, HM a tenté, à plusieurs reprises, d’y mettre fin en raison des comportements manipulateurs et excessivement possessifs de M. Tobin.

 

·     À cause de la conduite de M. Tobin à son endroit lors d’une conférence d’affaires à laquelle ils participaient tous les deux, HM s’est sentie humiliée et a mis un terme définitif à la relation.

 

·     Le 2 juillet 2002, HM était à la maison avec son courtier immobilier lorsqu’elle a reçu des appels répétés et non désirés de M. Tobin exigeant qu’elle identifie le visiteur.

 

·     M. Tobin est arrivé à la résidence de HM et a confronté celle‑ci et son agent immobilier.

 

·     Après la confrontation, M. Tobin a quitté la résidence de HM et a par la suite laissé plusieurs messages dégradants sur son répondeur.

 

·     HM a quitté sa résidence pour passer la nuit chez ses parents, mais, sur la route, M. Tobin l’a croisée en direction opposée.

 

·     Il a rapidement rebroussé chemin et l’a suivie.

 

·     Il l’a rattrapée et a conduit de manière agressive jusqu’à ce qu’elle ait le sentiment qu’il était nécessaire, pour sa sécurité, de quitter la route.

 

·     M. Tobin s’est approché de son véhicule, et l’a engueulée, rabaissée et insultée pendant environ deux heures au cours desquelles elle pleurait et craignait pour sa sécurité.

 

·     Après que M. Tobin eut maintes fois exigé qu’elle l’accompagne dans sa voiture, elle a finalement cédé et est montée dans son véhicule.

 

·     Ils se sont dirigés vers Lemoine Point en s’arrêtant d’abord dans un Tim Horton.

 

·     HM a témoigné que, pendant le trajet, M. Tobin l’a menacée de mort, et qu’elle craignait pour sa vie.

 

·     Après environ une heure à Lemoine Point, HM a décidé d’amadouer M. Tobin en le convainquant qu’elle voulait renouer; il l’a alors reconduite à sa voiture.

 

·     Le jour suivant, le père de HM s’est rendu à la résidence de sa fille, et il a eu une petite altercation avec M. Tobin, qu’il a trouvé là.

 

·     Ce jour‑là, M. Tobin a laissé encore huit ou neuf messages non menaçants sur le répondeur de HM.

 

 

(Extrait de la pièce E-2, Transcription du plaidoyer et de la détermination de la peine, 19 avril 2004, Affidavit de Birch, dossier du demandeur, vol. 1, onglet 2, aux pages 3 à 7)

 

 

B.  L’application par le SCC de la règle no 2 à la conduite de M. Tobin

[39]           Après que le SCC eut appris que des accusations avaient été portées à l’encontre de M. Tobin, celui‑ci a été suspendu en attendant la révision administrative. Cette révision, effectuée par Mme Nancy Stableforth, alors commissaire adjointe du SCC pour la région de l’Ontario, a été terminée le 10 septembre 2002. Mme Stableforth a conclu que l’information était insuffisante pour poursuivre la suspension de M. Tobin et, en conséquence, elle l’a réintégré dans un poste de même niveau que son poste d’attache en attendant l’issue des procédures au criminel. Mme Stableforth a déclaré à l’arbitre qu’un facteur qu’elle avait pris en considération pour parvenir à sa décision était que M. Tobin avait dit qu’il était innocent.

 

[40]           Peu après le plaidoyer de culpabilité de M. Tobin, Mme Stableforth a licencié M. Tobin par lettre, en date du 7 mai 2004, rédigée comme suit :

[traduction]

J’ai fait une analyse exhaustive du document sur votre plaidoyer et sur la peine, de même que de l’examen administratif réalisé en 2002. J’ai aussi tenu compte de vos propos lors de notre rencontre du 28 avril 2004 ainsi que des observations que votre représentante syndicale m’a faites parvenir par écrit le 4 mai 2004.

Comme votre représentante syndicale l’a déclaré le 4 mai 2004, vous avez plaidé coupable à une accusation de conduite menaçante à l’endroit de [HM], incitant ainsi [HM] à avoir des craintes raisonnables pour sa sécurité dans toutes les circonstances; ce faisant, vous avez commis une infraction interdite par l’alinéa 264 (2)d) du Code criminel du Canada. Vous avez déclaré accepter la responsabilité de vos actes dans le contexte de cette condamnation, et le tribunal vous a imposé une condamnation avec sursis assortie de dix-huit mois de probation.

Vous avez contrevenu à la Règle 2 - Conduite et apparence du Code de discipline et des Règles de conduite professionnelle :

- se conduit d’une manière susceptible de ternir l’image du Service, qu’il soit de service ou non;

- est coupable d’un acte criminel ou d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire en vertu d’une loi du Canada ou d’une province ou territoire pouvant jeter le discrédit sur le Service ou saper son rendement ultérieur au Service.

J’ai conclu dans ma décision que votre conduite était incompatible avec les fonctions dont vous devez vous acquitter comme psychologue, ainsi qu’avec la conduite attendue des employés du Service correctionnel du Canada.

Vous avez jeté le discrédit sur le Service correctionnel du Canada aux yeux du public, du personnel et des délinquants, et la confiance qu’on vous accordait a été irrévocablement sapée.

J’ai tenu compte de vos années de service et de votre dossier disciplinaire, mais cela ne mitige pas la gravité de vos actes. Par conséquent, en fonction de ce qui précède et conformément au paragraphe 11(2) de la Loi sur la gestion des finances publiques, je vous informe que votre emploi au Service correctionnel du Canada a cessé à compter du 23 avril 2004.

 

(Lettre de Nancy Stableforth, en date du 7 mai 2004, dossier du demandeur, onglet C, page 158)

 

[41]           Lors de l’arbitrage, Mme Stableforth a donné les motifs suivants pour procéder au licenciement :

·        la règle 2 (Conduite et apparence) des Règles de conduite professionnelle (pièce E-11) avait été violée;

·        la conduite de M. Tobin avait discrédité le SCC;

·        M. Tobin avait plaidé coupable à une accusation d’acte criminel;

·        le jugement de M. Tobin allait en souffrir;

·        il est particulièrement important que les employés du SCC respectent la loi, en raison de leur rôle de modèles pour les détenus;

·        M. Tobin n’allait plus être crédible lorsqu’il ferait du counseling et donnerait des avis;

·        la conduite qui avait mené au dépôt des accusations au criminel s’était manifestée dans plus d’un incident.

 

(décision de l’arbitre, paragraphe 22)

 

IV.       La décision de l’arbitre

[42]           À la suite de l’arbitrage, l’arbitre a ordonné au SCC « de réintégrer M. Tobin dans son poste d’attache sans perte au titre du traitement ni des avantages sociaux, ainsi que de retirer de son dossier toute mention de la cessation de son emploi ». Voici les éléments marquants des motifs donnés par l’arbitre à l’appui de sa décision :

 

IV. Motifs

 

83     Pour s’acquitter de la charge de la preuve qui lui incombe dans les affaires disciplinaires, l’employeur doit normalement prouver que l’inconduite dénoncée s’est bel et bien produite, et que la sanction qu’il a imposée était raisonnable dans les circonstances. Cela dit, le fait que la conduite dénoncée en l’espèce s’est déroulée hors des heures de travail soulève un troisième facteur, étant donné que la conduite d’un employé hors des heures de travail n’est pas invariablement assujettie au pouvoir de l’employeur de le corriger par l’imposition de sanctions disciplinaires progressives.

 

84     L’employeur s’est acquitté de la première partie de cette charge de la preuve en invoquant le plaidoyer de culpabilité. Néanmoins, avant de me demander si la sanction imposée était raisonnable ou non, je dois commencer par décider si l’employeur exerçait un contrôle sur la conduite de M. Tobin hors de ses heures de travail.

 

85     L’employeur n’est pas généralement considéré comme le gardien de la rectitude morale de ses employés. L’avocat de l’employeur l’a reconnu, en déclarant que la raison pour laquelle l’employeur n’avait pas ordonné à M. Tobin de mettre fin à sa relation avec HM était qu’il n’avait pas [traduction] « la responsabilité de régir la vie personnelle de M. Tobin ». L’ironie du sort veut précisément que ce soit cette question-là qu’il me faut trancher afin de déterminer si l’employeur avait le droit d’imposer une sanction disciplinaire à M. Tobin pour sa conduite en dehors de ses heures de travail, bref pour quelque chose qui s’est passé dans sa vie privée. Si ce qui s’est passé échappait au contrôle de l’employeur, toute sanction disciplinaire imposée pour punir cette conduite hors des heures de travail ne saurait être justifiée.

 

86     L’avocat a reconnu qu’il faudrait appliquer les cinq critères établis dans Millhaven Fibres pour répondre à cette question. Je souscris à cet argument, puisque ce quintuple critère a été appliqué maintes fois au cours des 40 dernières années.

 

A. La conduite de M. Tobin a-t-elle sapé la réputation du SCC, et sa condamnation au criminel a-t-elle rendu sa conduite nuisible à la réputation générale du SCC et des employés travaillant au SCC?

 

87     Le premier critère de Millhaven Fibres est étroitement lié à la Règle deux (Conduite et apparence) du Code de discipline; en l’espèce, c’est l’atteinte qui aurait été faite à la réputation du SCC, ce qui rappelle aussi la deuxième partie du quatrième critère, à savoir que sa condamnation aurait pu rendre la conduite de M. Tobin nuisible à la réputation générale du SCC et des employés qui y travaillent. Je vais donc me prononcer sur la pertinence de ce premier critère de Millhaven Fibres et de la seconde partie de son quatrième critère.

 

88     J’accepte l’argument de l’avocat de M. Tobin voulant que l’employeur soit tenu d’avancer une preuve, voire une preuve claire et solide, compte tenu du caractère criminel de la conduite dénoncée, mais il doit assurément produire au moins une certaine preuve. Il me semble tout aussi logique que la gravité non seulement de la conduite, mais aussi de la sanction disciplinaire imposée peuvent rendre la charge de la preuve plus lourde, dans un contexte de procédure civile.

 

89     Or, rien dans la preuve n’a démontré que le SCC ait souffert de la conduite de M. Tobin hors de ses heures de travail. Pour arriver à une telle conclusion, il me faudrait une preuve sur ce qui suit :

 

a)   la réputation du SCC avant les événements de juillet 2002;

b)      la réputation du SCC après les événements de juillet 2002;

c)       si la réputation du SCC a été sapée dans la période d’avant et d’après juillet 2002, une preuve que ce serait directement attribuable à la conduite de M. Tobin hors de ses heures de travail.

 

90     On ne m’a avancé aucune preuve pour étayer une conclusion sur l’un ou l’autre de ces points. La seule preuve devant moi quant à l’atteinte que la situation aurait pu porter à la réputation du SCC tombe bien en deçà de toute norme de preuve acceptable et à plus forte partie d’une preuve claire, convaincante et solide.

 

[…]


109    
Comme je l’ai déjà dit, l’employeur doit produire une preuve que les critères établis dans Millhaven Fibres s’appliquent, puisque, généralement parlant, il n’a aucun pouvoir sur les activités de ses employés hors de leurs heures de travail. Il doit prouver l’existence d’un lien entre les événements qui se sont produits en dehors des heures de travail et le lieu de travail. Avec les faits qui m’ont été présentés, je ne crois pas que l’employeur ait prouvé l’existence d’un tel lien. Je le répète, faute de ce lien essentiel, la conduite de M. Tobin hors de ses heures de travail échappe au contrôle du SCC, et toute sanction disciplinaire imposée pour punir cette conduite en dehors de ses heures de travail ne saurait être maintenue.

 

110     Aussi tragiques que les événements aient été pour les deux familles, comme l’employeur l’a déclaré dans ses propositions de stratégies avec les médias (Pièce G-9), [traduction] « [...] ils résultaient d’une situation personnelle non liée à son travail au SCC [...] »

 

[Non souligné dans l’original.]

 

                        (Décision de l’arbitre, paragraphes 109 à 110)

 

V.        La décision de l’arbitre est-elle entachée d’une erreur susceptible de contrôle?

            A.  L’omission de l’arbitre d’appliquer correctement la règle 2

[43]                          Comme nous l’avons vu à la section II des présents motifs, l’avocat du SCC, M. Tobin et l’arbitre ont mal choisi la règle à appliquer pour statuer sur la conduite de M. Tobin et son licenciement. En conséquence, comme il a été dit précédemment, puisque je suis d’accord avec l’argument additionnel avancé par l’avocat du SCC selon lequel il existe une règle de conduite exécutoire en droit, j’estime que l’omission de l’arbitre d’appliquer la règle 2 constitue une erreur de droit. Il y a toutefois une autre erreur fondamentale dans la décision faisant l’objet du contrôle.

 

            B.  L’omission de l’arbitre d’appliquer la preuve

[44]           À mon avis, les motifs de l’arbitre font montre d’une incompréhension fondamentale sur l’approche à adopter à l’égard de la preuve ayant mené au licenciement du type imposé à M. Tobin.

 

[45]           D’abord, en examinant la révision, l’arbitre devait être totalement informé des responsabilités de M. Tobin liées au travail, et il devait décider comment la conduite de celui‑ci pouvait affecter la réputation du SCC à l’égard de ses responsabilités particulières. La conduite de M. Tobin a eu lieu en dehors des heures de travail, mais il était nécessaire d’examiner cette conduite, c’est dire qu’il était fondamental d’en tenir compte parce que c’est cette conduite qui a mené au congédiement de M. Tobin. L’arbitre cherchait le lien entre la conduite de M. Tobin en dehors de ses heures de travail et le lieu de travail; à mon avis, le lien a été fourni dans les motifs donnés par Mme Stableforth, et l’arbitre aurait dû polariser son attention sur ces motifs.

 

[46]           Au lieu de se concentrer sur les motifs de Mme Stableforth, l’arbitre a décidé, au paragraphe 89, que le fondement du congédiement de M. Tobin devrait se trouver dans une opinion d’une source externe. Cette conclusion est erronée.

 

[47]           La décision de Mme Stableforth de mettre fin à l’emploi de M. Tobin se fonde sur la preuve lui ayant permis de conclure que le SCC pourrait voir sa réputation compromise s’il continuait d’avoir à son service M. Tobin. À mon avis, l’arbitre devait suivre le même processus et fournir des motifs clairs pour parvenir à une conclusion, que celle‑ci soit conforme à celle de Mme Stableforth ou non. En fait, pour ce qui est de cette exigence, sans égard à l’omission d’appliquer la règle no 2 comme il devait le faire, l’arbitre a omis de passer par le processus de raisonnement adéquat sur la règle qu’il a appliquée.

 

[48]           L’arbitre a appliqué les critères de la common law en matière de congédiement pour conduite en dehors des heures de travail énoncés dans la décision Millhaven. Les voici :

[traduction]

 

(1)  la conduite du plaignant porte atteinte à la réputation de l’entreprise ou du produit.

(2)  le comportement du plaignant rend l’employé incapable d’accomplir ses fonctions de façon satisfaisante.

(3)  le comportement du fonctionnaire entraîne la réticence ou l’incapacité des autres employés à travailler avec lui ou encore le refus de le faire.

(4)  le fonctionnaire était coupable d’un manquement grave au Code criminel, ce qui porte atteinte à la réputation générale de l’entreprise et de ses employés.

(5)  rend difficile pour l’entreprise la conduite adéquate de sa fonction de gérer efficacement ses tâches et de diriger efficacement ses effectifs.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Millhaven, paragraphe 20)

 

En conséquence, la première chose que l’arbitre aurait dû examiner est la preuve utilisée pour étayer le congédiement de M. Tobin, et il aurait dû se demander si cette conduite « portait atteinte » à la réputation du SCC, puisque c’est exactement ce que Mme Stableforth a conclu. Plutôt que de faire cela, l’arbitre a conclu que la conduite de M. Tobin en dehors des heures de travail n’était pas pertinente. Il semble que cette conclusion soit fondée sur sa conclusion exprimée au paragraphe 88 selon laquelle il avait besoin d’une preuve d’une source qui lui permettrait d’arriver à une opinion et à l’exprimer. Il s’agit d’une mauvaise compréhension de son devoir. Il n’y a que l’arbitre qui puisse se forger une opinion en recourant à ses propres connaissances et à son habileté analytique. Aucune preuve de perte du respect public n’est nécessaire pour parvenir à une conclusion. En d’autres mots, la question de savoir si la confiance et le respect du public à l’endroit du SCC diminueront si M. Tobin n’est pas congédié n’est pas une question de preuve; c’est une question de jugement, qu’on doit exercer de façon correcte, équitable et raisonnable.

 

[49]           L’application de la norme de la « personne raisonnable » dans l’exercice du jugement relativement à une perte de réputation justifiant l’imposition d’une mesure disciplinaire trouve appui dans l’arrêt Flewwelling c. Canada (C.A.F.), [1985] A.C.S. no 1129 (QL). Le juge MacGuigan a écrit à cet égard, à la page 8 :

Il me semble qu’il existe des formes d’inconduite qui, peu importe qu’elles soient prohibées par règlement, par le Code criminel ou par toute autre loi, sont de nature telle que toute personne raisonnable peut facilement se rendre compte qu’elles sont incompatibles et en contradiction avec l’exercice par leur auteur d’une charge publique, surtout si les fonctions de cette charge consistent à appliquer la loi. Comme l’a dit récemment le juge en chef Dickson au nom de la Cour suprême dans l’arrêt Fraser c. Commission des relations de travail dans la Fonction publique, non publié, qui a été rendu le 10 décembre 1985 :

 

La fonction publique fédérale du Canada fait partie de l’exécutif du gouvernement. À ce titre, sa tâche fondamentale est d’administrer et d’appliquer les politiques. Pour bien accomplir sa tâche, la fonction publique doit employer des personnes qui présentent certaines caractéristiques importantes parmi lesquelles les connaissances, l’équité et l’intégrité.

 

[50]           Il est reconnu que l’inférence selon laquelle la conduite d’un employé entraînera la perte de réputation est appropriée. L’avocat de M. Tobin s’appuie sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Fraser c. Canada (Commission des relations de travail dans la fonction publique), [1985] 2 R.C.S. 455, [1985] A.C.S. no 71 (QL), pour soutenir que l’arbitre n’a pas commis d’erreur en exigeant une opinion externe, puisque la règle générale veut que la preuve directe soit nécessaire pour conclure que les actions d’un employé ont une incidence néfaste sur leur employeur. Toutefois, lorsqu’il s’agit de savoir si les fonctions afférentes au poste sont compromises par cette conduite, l’arrêt Fraser étaye la position voulant que la conclusion requise puisse être tirée par déduction, comme l’indique le juge en chef Dixon aux paragraphes 47 et 48 :

 

Je ne crois pas que l’arbitre ait commis d’erreur sur ces deux points. En ce qui a trait à l’empêchement d’accomplir le travail précis, je crois que selon la règle générale la preuve directe de l’incidence néfaste devrait être exigée. Toutefois cette règle n’est pas absolue. On peut déduire qu’il y a eu incidence néfaste lorsque, comme en l’espèce, la nature du poste du fonctionnaire est à la fois importante et délicate et lorsque comme en l’espèce, le fond, la forme et le contexte de la critique du fonctionnaire est extrême. En l’espèce, la déduction de l’arbitre, savoir que la conduite de M. Fraser pouvait ou allait susciter des inquiétudes, de la gêne ou de la méfiance de la part du public à l’égard de son aptitude à accomplir ses fonctions, n’était pas déraisonnable.

 

Si on examine l’incidence néfaste dans un sens plus large, je suis d’avis qu’une preuve directe n’est pas nécessairement exigée. Les traditions et les normes contemporaines de la fonction publique peuvent constituer des éléments de preuve directe. Toutefois elles peuvent également être des éléments d’étude, d’argumentation écrite et orale, de connaissance générale de la part d’arbitres qui ont l’expérience du secteur public et enfin, de déductions raisonnables par ces derniers. Un arbitre peut déduire qu’il y a une incidence néfaste d’après l’ensemble de la preuve si des éléments de preuve indiquent un type de conduite qui peut raisonnablement l’amener à conclure qu’elle est de nature à diminuer l’efficacité du fonctionnaire. Y avait-il en l’espèce de tels éléments de preuve sur la conduite? Pour répondre à cette question il devient pertinent d’examiner le fond, la forme et le contexte des critiques de M. Fraser contre les politiques du gouvernement.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[51]           En tranchant que M. Tobin devrait être congédié pour préserver l’image publique requise du SCC, Mme Stableforth devait décrire clairement comment la preuve de la conduite de M. Tobin porterait atteinte à cette image s’il n’était pas congédié. Il était aussi nécessaire que l’arbitre procède de cette façon; l’omission de sa part de le faire constitue une erreur de droit.

 

VI.       Issue de la cause

[52]           Dans la décision faisant l’objet du contrôle, deux erreurs ont été relevées : une erreur de droit dans l’application d’une règle de conduite erronée et une erreur de droit quant à l’application de la preuve. La réponse à la question de savoir si ces erreurs constituent des erreurs susceptibles de contrôle exige l’application de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9 [Dunsmuir]. L’avocat de M. Tobin fait valoir qu’étant donné que l’arbitre est membre d’un tribunal spécialisé, les erreurs devraient être révisées selon la norme du caractère raisonnable plutôt que selon la norme de la décision correcte, qui permettrait à la décision de résister au présent contrôle. Je n’accepte pas cet argument.

 

[53]           À mon sens, l’analyse requise pour traiter des questions ayant mené aux erreurs, comme celle effectuée en l’espèce, outrepasse le champ d’expertise de l’arbitre. En d’autres mots, l’arbitre est un expert en relations de travail, et non un expert pour trancher des questions juridiques complexes comme celles soulevées dans le cadre du grief de M. Tobin. Relativement à de telles questions, les juges Bastarache et LeBel ont écrit ceci au paragraphe 60 de l’arrêt Dunsmuir :

Rappelons que dans le cas d’une question de droit générale « à la fois, d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’arbitre » (Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 62, le juge LeBel), la cour de révision doit également continuer de substituer à la décision rendue celle qu’elle estime constituer la bonne. Pareille question doit être tranchée de manière uniforme et cohérente étant donné ses répercussions sur l’administration de la justice dans son ensemble. C’est ce que la Cour a conclu dans l’affaire Toronto (Ville) c. S.C.F.P., où étaient en cause des règles de common law complexes ainsi qu’une jurisprudence contradictoire concernant les doctrines de la chose jugée et de l’abus de procédure, des questions qui jouent un rôle central dans l’administration de la justice (par. 15, la juge Arbour).

 

[54]           En conséquence, je conclus que les erreurs doivent être révisées selon la norme de décision correcte; et, partant, je conclus que la décision de l’arbitre comporte des erreurs susceptibles de contrôle.

 

[55]           À mon avis, même en statuant sur la décision de l’arbitre selon la norme moins rigoureuse du caractère raisonnable, la décision est déraisonnable. Le fait que l’arbitre ne se soit pas interrogé sur l’essence même des motifs du licenciement motivé et, par conséquent, qu’il n’ait pas utilisé la preuve au dossier, démontre l’existence d’un processus vicié quant à la preuve et à l’analyse; en conséquence, je conclus qu’il n’y a pas d’appartenance de la décision « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

[56]           Étant donné le changement de position de l’avocat du SCC quant à la question des normes décrite ci‑dessus, je conclus qu’il est juste d’adjuger les dépens de la présente demande à M. Tobin.


 

JUGEMENT

 

Par conséquent, j’annule la décision de l’arbitre et je renvoie l’affaire à un autre arbitre pour qu’il rende une nouvelle décision en suivant les directives suivantes :

 

1. La nouvelle décision sera rendue conformément aux motifs fournis;

2. L’avocat du SCC et M. Tobin peuvent convenir que la preuve au dossier devant l’arbitre sera admise pour la nouvelle décision, ainsi que toute autre preuve que l’arbitre peut autoriser.

 

J’adjuge les dépens de la présente demande à M. Tobin.

 

 

                                                                                                           « Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-542-07

 

INTITULÉ :                                       PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. FREDERICK JAMES TOBIN

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 28 MAI 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 16 JUIN 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. John Jaworski

 

POUR LE DEMANDEUR

M. David Yazbeck

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

M. John Sims, Q.C.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck s.r.l.

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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