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Date : 20080612

Dossier : T-1162-07

Référence : 2008 CF 732

ENTRE :

LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE DE B'NAI BRITH CANADA

 

demanderesse

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

WASYL ODYNSKY

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LA JUGE DAWSON

 

 

[1]               Au moyen d'une ordonnance du 4 février 2008, le protonotaire responsable de la gestion de l'instance a radié la présente demande de contrôle judiciaire. Le protonotaire a jugé qu'il était évident et manifeste que la demande était vouée à l'échec parce que la demanderesse n'avait pas la qualité pour agir. Le protonotaire a conclu que la demanderesse n'est pas directement touchée par la décision en cause et qu'elle n'a pas la qualité pour agir dans l'intérêt public parce qu'elle n'a pas soulevé une question de droit grave.

 

[2]               Dans le présent appel de l'ordonnance du protonotaire, je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire de novo. J'accueille l'appel parce que je conclus qu'en l'espèce, la question de la qualité pour agir dans l'intérêt public ne devrait pas faire l'objet d'une décision préliminaire ou interlocutoire. Plutôt, la question devrait être tranchée par le juge qui entend la demande de contrôle judiciaire.

 

Les faits

[3]               En 1997, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) a informé Wasyl Odynsky qu'il prévoyait demander au gouverneur en conseil de révoquer sa citoyenneté. M. Odynsky a demandé le renvoi de l'affaire à la Cour conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C‑29 (la Loi). Avant cela, le ministre avait signifié un avis semblable à Vladimir Katriuk, qui avait aussi demandé le renvoi de l'affaire devant la Cour. Conformément à ces demandes, chaque affaire a été renvoyée à la Cour afin qu'elle détermine si chacun des individus avait obtenu sa citoyenneté par la fraude, ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

Dans la décision Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Katriuk, [1999] A.C.F. no 90 (QL), le juge Nadon a conclu que M. Katriuk avait été admis au Canada à titre de résident permanent et qu'il avait obtenu la citoyenneté au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Dans la décision Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Odynsky, [2001] A.C.F. no 286 (QL), 2001 CFPI 138, le juge MacKay est parvenu à une conclusion semblable à l'égard de M. Odynsky.

[4]               Après réception des décisions de la Cour, le ministre a préparé des rapports recommandant au gouverneur en conseil de révoquer la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk. Les avocats de MM. Odynsky et Katriuk ont chacun eu l'occasion de présenter des observations écrites sur la question de savoir si la citoyenneté de leurs clients devrait être révoquée ou non. Les rapports du ministre, ainsi que les observations et la documentation fournies par MM. Odynsky et Katriuk, ont ensuite été déposés devant le gouverneur en conseil.

 

[5]               Le 17 mai 2007, le gouverneur en conseil a émis des décrets distincts ne révoquant pas la citoyenneté de M. Odynsky ni celle de M. Katriuk. Le même jour, d'autres décrets distincts du gouverneur en conseil ordonnaient la révocation de la citoyenneté d'Helmut Oberlander et de Jacob Fast.

 

[6]               Le 22 juin 2007, la Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada (la demanderesse) a introduit la présente demande qui vise à contester la décision de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky. La demanderesse allègue que le gouverneur en conseil a commis une erreur de droit, et que la décision contrevient à la Charte canadienne des droits et libertés. La demanderesse a présenté une demande similaire — au dossier no T‑1191‑07 — à l'égard de la décision concernant M. Katriuk.

 

[7]               Après le dépôt du dossier certifié du tribunal et de la preuve par affidavit de la demanderesse, M. Odynsky a sollicité une ordonnance radiant la présente demande au motif que la demanderesse n'avait pas la qualité pour agir. Cette requête a reçu l'appui du procureur général du Canada (le procureur général) et celui de M. Katriuk, qui ont chacun déposé des observations écrites et présenté des plaidoiries. Les parties ont convenu que la décision prise à l'égard de la requête introduite par M. Odynsky s'appliquerait également à la demande concernant M. Katriuk. Cet accord tient toujours, et une copie des présents motifs sera déposée au dossier de la Cour no T‑1191‑07 avec l'ordonnance appropriée.

 

La portée du présent appel

[8]               Dans le présent appel, la demanderesse fait valoir que la question de la qualité pour agir ne devrait pas faire l'objet d'une décision préliminaire, mais qu'elle devrait plutôt être examinée pendant l'audition de sa demande. M. Odynsky convient que, si la Cour décide que le protonotaire a commis une erreur ou si elle décide, après un examen de novo, que la demande ne devrait pas être radiée, la question de la qualité pour agir devrait alors être laissée à l'appréciation du juge qui entend la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, je ne me prononcerai pas sur le bien‑fondé des revendications de la demanderesse à l'égard de la qualité pour agir dans l'intérêt public.

 

La norme de contrôle applicable aux appels en application de l'article 51 des Règles des Cours fédérales

 

[9]               Le juge Hugessen a récemment expliqué de quelle manière sont contrôlées les décisions discrétionnaires des protonotaires lors d'un appel interjeté en application de l'article 51 des Règles des Cours fédérales (les Règles). Dans Jazz Air LP c. L'administration portuaire de Toronto, 2007 CF 624, [2007] A.C.F. no 841 (QL), conf. par 2007 CAF 304, [2007] A.C.F. no 1240 (QL), il a écrit, aux paragraphes 38 et 39, ce qui suit :

La jurisprudence relative à la norme de contrôle que doit appliquer un juge de la Cour lorsqu'il examine la décision discrétionnaire d'un protonotaire établit une distinction claire entre les décisions qui sont « discrétionnaires » et celles qui ne le sont pas.

 

Une décision discrétionnaire est une décision tranchant une question à propos de laquelle, par définition, deux personnes douées de raison peuvent, sans que l'une ou l'autre ne soit dans l'erreur, arriver à des conclusions diamétralement opposées. Une erreur, qu'elle soit erreur de fait ou erreur de droit, donnera toujours, évidemment, ouverture à un appel. Mais, même en l'absence d'erreur, une décision discrétionnaire pourra néanmoins dans certains cas conduire la Cour saisie du contrôle à exercer différemment son propre pouvoir discrétionnaire.

 

[10]           En appel, la Cour d'appel fédérale a rejeté l'argument selon lequel le juge Hugessen avait commis une erreur en modifiant l'ordonnance du protonotaire alors qu'il avait conclu que le protonotaire n'avait pas commis d'erreur de droit ni d'erreur de fait.

 

[11]           La Cour d'appel fédérale a aussi confirmé, au paragraphe 11 de ses motifs, que les juges de notre Cour demeurent tenus d'appliquer le critère énoncé par le juge MacGuigan au nom de la majorité des juges dans Canada c. Aqua‑Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.). La juge Sharlow, s'exprimant au nom de la Cour d'appel dans Jazz Air, précité, a déclaré ce qui suit au paragraphe 13 :

Le critère a récemment été réitéré par le juge Décary, qui s'est exprimé à cet égard au nom de la Cour dans l'arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, au paragraphe 19. Le critère reformulé est libellé dans les termes suivants :

 

Le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, b) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits.

 

Cette nouvelle formulation inverse simplement l'ordre des deux volets du critère pour qu'ils soient examinés dans un ordre plus logique. Une fois qu'il est décidé qu'une révision de novo s'impose, il n'est pas nécessaire de tenter de relever quelque erreur que ce soit dans la décision visée par l'appel.

 

[12]           En l'espèce, la demanderesse et le procureur général font valoir que l'ordonnance du protonotaire rejetant la demande au motif de l'absence de la qualité pour agir tranche une question ayant une influence déterminante sur l'issue du principal. Par conséquent, ils prétendent que l'appel de l'ordonnance du protonotaire suppose une audience de novo.

 

[13]           Toutefois, M. Odynsky fait valoir que, bien que le raisonnement de la majorité des juges dans la décision Aqua‑Gem étaye la thèse selon laquelle la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire de novo, le raisonnement de la minorité des juges doit s'appliquer. Cela serait approprié parce que la question de la qualité pour agir n'est liée à aucune question de fond soulevée par la demande de contrôle judiciaire. Subsidiairement, si la question de la qualité pour agir doit être examinée de novo, M. Odynsky fait valoir que la Cour devrait tenir compte du raisonnement du protonotaire.

 

[14]           Je suis d'avis que les observations de la demanderesse et du procureur général sont exactes. La question de la qualité pour agir a une influence déterminante sur l'issue du principal. Il s'ensuit que je devrais exercer mon propre pouvoir discrétionnaire de novo. Pour répondre à la première observation de M. Odynsky, la Cour d'appel fédérale, dans Jazz Air, précité, est claire : la Cour est liée par la décision de la majorité des juges dans Aqua‑Gem. Pour ce qui est de la deuxième observation, je souscris à la conclusion du juge Hugessen selon laquelle une décision discrétionnaire peut inciter, dans certaines circonstances, un juge siégeant en révision à exercer son propre pouvoir discrétionnaire de manière différente et nouvelle. Il en est ainsi en l'espèce.

 

[15]           Pour les motifs exposés ci-après, je n'aurais pas radié la demande à titre préliminaire ou interlocutoire.

 

Les principes applicables aux requêtes en radiation des demandes

[16]           Avant de passer à la question de la qualité pour agir, il est important de rappeler que les facteurs à prendre en considération dans le cas des requêtes en radiation des demandes sont différents des facteurs qui s'appliquent aux requêtes en radiation des actions. La juge Mactavish a récemment résumé les principes applicables dans Amnesty International Canada c. Canada (Forces canadiennes), 2007 CF 1147. J'adopte respectueusement son résumé aux paragraphes 22 à 30 et au paragraphe 33 de ses motifs. Elle y écrit ce qui suit :

22.       Les demandes de contrôle judiciaire sont censées être des procédures sommaires et les requêtes en radiation d'un avis de demande ajoutent considérablement au coût et au temps que requiert l'examen de telles questions.

 

23.       En outre, comme l'a fait remarquer la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1994] A.C.F. no 1629, le processus de radiation est plus facile à exécuter dans le cadre d'une action que dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire, car il existe de nombreuses règles régissant les actions qui requièrent des actes de procédure précis quant à la nature de la demande ou de la défense et aux faits sur lesquels la demande est fondée. Il n'y a pas de règle comparable qui régisse les avis de demande de contrôle judiciaire.

 

24.       En conséquence, la Cour d'appel fédérale a fait remarquer qu'il est nettement plus risqué pour un tribunal de radier un avis de demande de contrôle judiciaire qu'un acte de procédure classique. Par ailleurs, dans le cas d'une demande de contrôle judiciaire, par opposition à une action, des questions d'ordre économique différentes entrent en jeu. C'est-à-dire que les demandes de contrôle judiciaire ne comportent pas d'enquête préalable ni d'instruction — mesures qu'une radiation permet d'éviter dans les actions : David Bull, au paragraphe 10.

 

25.       Par contraste, l'audition complète d'une demande de contrôle judiciaire se déroule en grande partie de la même façon qu'une requête en radiation de l'avis de demande, c'est‑à‑dire sur la foi des preuves par affidavit produites et des arguments invoqués devant un juge de la Cour.

 

26.       C'est la raison pour laquelle la Cour d'appel fédérale a statué qu'il n'y a pas lieu de radier une demande de contrôle judiciaire avant la tenue de l'audience sur le fond, à moins que la demande soit « manifestement irrégulière au point de n'avoir aucune chance d'être accueillie ».

 

27.       La Cour d'appel fédérale indique de plus que « [c]es cas doivent demeurer très exceptionnels et ne peuvent inclure des situations [...], où la seule question en litige porte simplement sur la pertinence des allégations de l'avis de requête » : David Bull, au paragraphe 15.

 

28.       À moins qu'une partie requérante puisse satisfaire à cette norme fort stricte, « le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d'instance qu'elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l'audition de la requête même » : David Bull, au paragraphe 10. Voir aussi Addison & Leyen Ltd. c. Canada, [2006] A.C.F. no 489, 2006 CAF 107, au paragraphe 5, inf. pour d'autres motifs par [2007] A.C.S. no 33, 2007 CSC 33.

 

29.       Si le critère est aussi strict, c'est qu'il est habituellement plus efficace pour la Cour de traiter d'un argument préliminaire à l'audition de la demande de contrôle judiciaire elle‑même, plutôt que sous la forme d'une requête préliminaire : voir les commentaires de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Addison & Leyen, au paragraphe 5.

 

30.       Par analogie avec le processus prescrit par les Règles des Cours fédérales à propos de la radiation des déclarations, en règle générale aucune preuve ne peut être produite dans le cadre d'une requête en radiation d'un avis de demande. En outre, il faut tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans l'avis de demande : Addison & Leyen Ltd. et al., précité, au paragraphe 6.

 

[...]

 

33.       Finalement, pour décider s'il y a lieu de radier une demande de contrôle judiciaire parce qu'elle n'a aucune chance d'être accueillie, il convient d'interpréter l'avis de demande de manière aussi libérale que possible, d'une façon qui remédie à tout vice de forme imputable à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations : Operation Dismantle, au paragraphe 14.

 

[17]           Les facteurs ayant une pertinence particulière sont les suivants :

                     Les déclarations dans les actions doivent être beaucoup plus précises que les avis de demande. Par conséquent, il est plus facile de radier une déclaration ou une défense qu'un avis de demande.

                     Une demande ne sera radiée que si elle est manifestement irrégulière au point de n'avoir aucune chance d'être accueillie. Il en est ainsi parce qu'il est habituellement plus efficace pour la Cour de traiter des arguments préliminaires à l'audition de la demande plutôt que sur requête. Si une requête en radiation est présentée et qu'elle échoue, les procédures interlocutoires auront été un gaspillage de temps, d'argent et de ressources des tribunaux.

 

[18]           J'ajouterais à cela la mise en garde du juge Evans, siégeant à notre Cour, dans Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211 (C.F. 1re inst.), selon laquelle un tribunal ne doit rejeter une demande de contrôle judiciaire lors d'une requête préliminaire pour défaut de qualité pour agir que dans les cas qui sont très clairs. Au paragraphe 25, le juge Evans soutenait que la Cour, à une étape préliminaire, ne bénéficie peut‑être pas d'une argumentation juridique complète et que, si la solidité de la cause du demandeur est pertinente au moyen fondé sur la reconnaissance discrétionnaire de la qualité pour agir, il peut arriver que la Cour ne puisse pas rendre une décision totalement éclairée justifiant le refus de reconnaître la qualité pour agir. Au paragraphe 39, il a écrit ce qui suit :

Toutefois, quand la question de la qualité pour agir se pose dans le cadre d'une requête préliminaire, comme c'est le cas en l'espèce, l'examen auquel un tribunal devrait soumettre la solidité de la cause du demandeur ne devrait pas dépasser la vérification que le dossier présenté par le demandeur établit qu'il a une cause raisonnablement défendable ou, à l'inverse, qu'il ne possède pas une cause raisonnable d'action : voir l'arrêt Energy Probe v. Canada (Attorney general) (1989), 68 O.R. (2d) 449 (C.A.) et l'arrêt Canadian Civil Liberties Assn. v. Canada (Attorney General), précité. Dans le cadre d'une requête préliminaire, c'est au requérant qu'il incombe de prouver que le demandeur ne satisfait même pas à ce critère préliminaire peu exigeant.

 

La question de la qualité pour agir

[19]           La demanderesse fait valoir qu'elle est directement touchée par la présente instance, ce qui la distingue de la population en général. La demanderesse allègue également qu'il conviendrait de lui accorder la qualité pour agir dans l'intérêt public. Par conséquent, je formulerai les questions à trancher dans les termes suivants :

(i)         Est-ce que les défendeurs ont démontré que la revendication de la demanderesse d'un intérêt direct pour agir n'est pas raisonnablement défendable ou n'a aucune chance d'être accueillie?

(ii)        Est-ce que les défendeurs ont démontré que la revendication de la demanderesse de la qualité pour agir dans l'intérêt public n'est pas raisonnablement défendable ou n'a aucune chance d'être accueillie?

 

La revendication de l'intérêt direct pour agir

[20]           La demanderesse fait valoir qu'il a été reconnu, au cours d'instances connexes, qu'elle avait un « intérêt direct ». Elle s'appuie particulièrement sur les observations de la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans R. c. Finta, [1993] 1 R.C.S. 1138.

 

[21]           La demanderesse fait aussi valoir qu'elle a quatre intérêts qui la distinguent de la population en général. Premièrement, en tant qu'organisation, elle a joué directement un rôle pour que les criminels de guerre soient traduits en justice. Deuxièmement, elle a fait de nombreuses observations au gouvernement du Canada pour que soit révoquée la citoyenneté de M. Odynsky. Troisièmement, elle soutient qu'elle représente les proches parents de plusieurs victimes qui ont péri alors que M. Odynsky était cantonné au camp de travail de Poniatowa, en Pologne. Selon la demanderesse, ces proches parents accepteraient d'être joints à la présente demande à titre de parties. Quatrièmement, elle affirme que l'organisation a été privée de la possibilité de présenter ses observations au gouverneur en conseil. À cet égard, la demanderesse fait remarquer que les observations d'une autre organisation ont été présentées au gouverneur en conseil.

 

[22]           L'article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, confère à la Cour fédérale la compétence pour entendre les demandes de contrôle judiciaire. L'article 18.1 énonce une série d'exigences procédurales. Plus particulièrement, le paragraphe 18.1(1) dispose que le procureur général du Canada ou « quiconque est directement touché par l'objet de la demande » peut présenter une demande de contrôle judiciaire.

 

[23]           La jurisprudence a établi que, pour qu'une partie soit considérée comme étant « directement touchée », la décision contestée doit directement toucher les droits de la partie, faire peser sur elle des obligations juridiques ou la toucher directement de façon préjudiciable. Voir la décision La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Ltée c. Canada (Ministre du Revenu national), [1976] 2 C.F. 500 (C.A.F.).

 

[24]           Dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607, en appel de la Cour d'appel fédérale, la Cour suprême du Canada, à la page 623, au paragraphe 21, a fait sien l'extrait suivant de la décision Australian Conservation Foundation Inc. v. Commonwealth of Australia (1980), 28 A.L.R. 257, lors de l'examen de l'existence d'un intérêt direct :

[TRADUCTION]

 

Une personne n'est pas intéressée au sens de la règle, à moins qu'elle soit susceptible de gagner quelque avantage, autre que la satisfaction de redresser une injustice, de faire triompher un principe ou d'avoir gain de cause, si son action est accueillie, ou de subir quelque désavantage, autre que celui d'entretenir un grief ou d'être débiteur des dépens, si elle est déboutée. [Non souligné dans l'original.]

 

[25]           Nul doute, la demanderesse et les proches parents qu'elle affirme représenter s'intéressent de très près à la procédure de révocation de la citoyenneté de M. Odynsky et à ses services en tant que garde affecté au périmètre de la Siedlung au camp de travail de Poniatowa en Pologne sous l'occupation nazie, et elles s'en soucient au plus haut point. Cet intérêt ne signifie cependant pas que les droits juridiques de la demanderesse, ou ceux des personnes qu'elle représente, sont touchés ou atteints par la décision de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky. Leur intérêt vise plutôt à redresser l'injuste qui découle, selon eux, de la non‑révocation de la citoyenneté de M. Odynsky, ou à faire triompher un principe.

 

[26]           Il s'ensuit que les défendeurs ont démontré que la revendication de la demanderesse d'un intérêt direct pour agir n'est pas raisonnablement défendable.

 

[27]           Avant de conclure ainsi, j'ai tenu compte de la décision de la juge McLachlin dans Finta, précité. Toutefois, dans cette affaire, la juge McLachlin examinait une demande d'intervention dans une affaire qui soulevait des questions à propos de l'interprétation de dispositions du Code criminel relatives aux crimes de guerre et aux crimes contre l'humanité. L'article 57 des Règles de la Cour suprême du Canada dispose que la partie qui veut intervenir doit démontrer qu'elle a « un intérêt ». La juge McLachlin a reconnu la qualité d'intervenant aux requérants parce qu'ils étaient « directement intéressés au respect par le Canada de ses obligations juridiques aux termes du droit international coutumier ou conventionnel ».

 

[28]           Je suis d'avis qu'il y a lieu d'établir une distinction entre Finta et l'espèce parce que le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales n'entrait pas en ligne de compte. Ce qui permet d'établir un « intérêt » pour intervenir devant la Cour suprême du Canada ne coïncide pas nécessairement avec l'exigence selon laquelle une personne doit être « directement touchée » pour présenter une demande de contrôle judiciaire devant la Cour.

 

[29]           Je suis d'avis que le seul intérêt invoqué par la demanderesse qui mérite une mention particulière est le quatrième, soit l'affirmation selon laquelle elle a été privée de la possibilité de présenter ses observations au gouverneur en conseil. À première vue, cette observation semble avoir un fondement, surtout si, selon la demanderesse, une autre organisation s'est vu offrir cette possibilité. Toutefois, aucun élément de preuve ne semble appuyer cette observation. Le gouverneur en conseil avait un devoir d'équité envers M. Odynsky en exerçant son pouvoir discrétionnaire. Pour cette raison, M. Odynsky a eu l'occasion de présenter des observations écrites qui ont été incluses dans le rapport du ministre. Selon le procureur général, cette occasion a seulement été consentie à M. Odynsky. Ce dernier a inclus dans ses observations écrites des renseignements qu'il a obtenus d'une organisation. Par conséquent, les circonstances entourant la présentation des observations écrites au gouverneur en conseil ne soulèvent aucune inquiétude quant à l'équité. En termes simples, une autre organisation n'a pas reçu un droit ou un privilège qui n'a pas été consenti à la demanderesse.

 

[30]           Je traiterai maintenant de la question de la qualité pour agir dans l'intérêt public. Je fais remarquer qu'il a été établi que les termes du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales sont suffisamment larges pour comprendre les demandeurs qui ne sont pas directement touchés si toutefois ils ont qualité pour agir dans l'intérêt public. Voir l'arrêt Canada (Commission des plaintes du public contre la Gendarmerie royale du Canada) c. Canada (Procureur général), [2006] 1 R.C.F. 53, 2005 CAF 213, au paragraphe 56.

 

La qualité pour agir dans l'intérêt public

[31]           Compte tenu de ma conclusion selon laquelle le juge qui entend la demande de contrôle judiciaire devrait trancher cette question, mes motifs seront brefs et porteront uniquement sur la question de savoir si les défendeurs ont démontré que la revendication de la demanderesse de la qualité pour agir dans l'intérêt public n'a aucune chance d'être accueillie.

 

[32]           Je débuterai en faisant remarquer qu'il relève du pouvoir discrétionnaire du tribunal, compte tenu des circonstances particulières de l'espèce, de décider s'il faut rendre une décision définitive sur la question de la qualité pour agir lors d'une requête en radiation. Voir Finlay, précité, aux pages 616 et 617.

 

[33]           En ce qui a trait au critère à satisfaire, les parties ont convenu que, pour se voir reconnaître la qualité pour agir dans l'intérêt public, un demandeur doit satisfaire à un critère conjonctif à trois volets. La demanderesse doit démontrer :

1.         qu'une question grave est soulevée;

2.         qu'elle a un intérêt authentique ou direct en ce qui concerne l'issue du litige;

3.         qu'il n'y a aucune autre façon raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour.

 

a)         Une question grave

[34]           L'une des questions soulevées par la demanderesse est la portée du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil au moment de décider de révoquer ou non la citoyenneté d'une personne. La disposition pertinente de la Loi est l'article 10, qui dispose :

10(1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu'il est convaincu, sur rapport du ministre, que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle‑ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l'intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

 

a) soit perd sa citoyenneté;

 

b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.

 

10(1) Subject to section 18 but notwithstanding any other section of this Act, where the Governor in Council, on a report from the Minister, is satisfied that any person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship under this Act by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances,

 

(a) the person ceases to be a citizen, or

 

(b) the renunciation of citizenship by the person shall be deemed to have had no effect,

 

as of such date as may be fixed by order of the Governor in Council with respect thereto.

 

(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l'a acquise à raison d'une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l'un de ces trois moyens.

 

(2) A person shall be deemed to have obtained citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person was lawfully admitted to Canada for permanent residence by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of that admission, the person subsequently obtained citizenship.

 

 

[35]           La demanderesse fait valoir que [TRADUCTION] « bien que le gouverneur en conseil ait considéré le pouvoir de révocation de la citoyenneté comme un pouvoir discrétionnaire étendu qui permet de tenir compte de tout et de rien, la loi ne permet pas l'exercice du pouvoir de révocation de cette manière. La seule circonstance pertinente pour révoquer la citoyenneté d'une personne est que cette personne a obtenu la citoyenneté par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. »

 

[36]           Monsieur Odynsky répond que, dans Oberlander c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.F. 3, 2004 CAF 213, la Cour d'appel fédérale a reconnu que le gouverneur en conseil [TRADUCTION] « pouvait exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas révoquer la citoyenneté d'une personne qui avait obtenu sa citoyenneté au moyen d'une fausse déclaration. [La demanderesse] n'a pas demandé à intervenir en l'espèce, ni en première instance, ni en appel. Elle vise maintenant, comme énoncé aux paragraphes 50 à 91 de ses observations, à faire infirmer la décision de la Cour d'appel. Il est évident et manifeste que l'argument de la demanderesse est voué à l'échec. La Cour d'appel en a décidé ainsi. »

 

[37]           Le procureur général invoque aussi Oberlander, aux paragraphes 43 et 58, pour faire valoir que le droit est bien établi et que la Cour est liée par cette décision. De plus, le procureur général invoque les décisions rendues antérieurement dans Canada (Secrétaire d'État) c. Luitjens, [1992] A.C.F. no 319 (QL) (C.A.F.), et dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Bogutin, 1998 CanLII 7453 (C.F. 1re inst.). Enfin, le procureur général fait valoir que la thèse de la défenderesse est difficile à comprendre et qu'elle est circulaire.

 

[38]           J'examinerai chaque prétention. Bien qu'il puisse exister une certaine confusion à la suite des observations de la demanderesse sur l'existence et la portée du pouvoir discrétionnaire et sur [TRADUCTION] « une forme de pouvoir discrétionnaire de poursuite » qui est exercé quand la décision d'appliquer les procédures de révocation est prise, la demanderesse a clairement fait valoir que [TRADUCTION] « le pouvoir discrétionnaire que le gouverneur en conseil prétend exercer n'existe pas ».

 

[39]           Pour ce qui est de la question de savoir si l'argument n'a aucune chance d'être accueilli parce que cela a été tranché par la Cour d'appel fédérale dans Oberlander, il ne fait aucun doute que la Cour d'appel a cassé la révocation de la citoyenneté de M. Oberlander parce que « les intérêts personnels de M. Oberlander et l'intérêt public n'ont pas été soupesés ». Voir Oberlander, précité, au paragraphe 58. Par conséquent, la décision du gouverneur en conseil a été jugée manifestement déraisonnable.

 

[40]           Toutefois, cette conclusion doit être examinée en tenant compte du paragraphe 42 des motifs de la Cour d'appel dans Oberlander. Elle y écrit ce qui suit :

Dans son mémoire et à l'audience, le procureur général du Canada a reconnu que [TRADUCTION] « [l]orsqu'il examine un rapport de la ministre visant à annuler la citoyenneté d'un individu, le gouverneur en conseil doit être convaincu qu'il a été satisfait aux critères législatifs applicables à l'annulation. De plus, le gouverneur en conseil peut entreprendre la tâche délicate de soupeser, les intérêts personnels de l'individu et l'intérêt public et il peut tenir compte de tout objectif pertinent d'un programme » (au paragraphe 60). Pour les besoins de cet appel, je suppose qu'il est justifié de reconnaître la chose. Dans son rapport, à la page 41, la ministre elle-même a reconnu [TRADUCTION] « [qu'a]u moment de décider de l'opportunité de révoquer ou non la citoyenneté, le gouverneur en conseil devrait tenir compte de la politique gouvernementale relative à l'“absence de havre”, des conclusions tirées par le juge de première instance lors du renvoi ainsi que des arguments soumis par M. Oberlander ». [Non souligné dans l'original.]

 

[41]           À mon sens, la Cour d'appel a clairement dit que, pour trancher l'appel dont elle était saisie, elle acceptait que le procureur général reconnaisse la nécessité de soupeser les intérêts en jeu, sans exclure pour l'avenir d'autres arguments sur la question.

 

[42]           Comme il s'agit d'un cas dans lequel la Cour d'appel a expressément déclaré que sa décision reposait sur la reconnaissance, par le ministre, de cette nécessité, je ne crois pas que l'argument de la demanderesse n'ait pas la moindre chance d'être retenu en raison de l'arrêt Oberlander.

 

[43]           Cette façon de voir s'accorde avec les observations formulées par le juge Pratte dans l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Taggar, [1989] 3 C.F. 576 (C.A.F.), à la page 582, suivant lesquelles une décision antérieure « n'a qu'un poids limité, car, à tort ou à raison, elle reposait en partie sur le fait que l'avocat du ministre a admis ».

 

[44]           J'examinerai maintenant les décisions Luitjens et Bogutin, précitées, invoquées par le procureur général.

 

[45]           Dans Luitjens, la question en litige était de déterminer s'il est possible d'interjeter appel de la décision de la Cour rendue en application de l'alinéa 18(1)b) de la Loi, et si, le cas échéant, le paragraphe 18(3) de la Loi contrevient à l'article 7 de la Charte. Toute observation formulée à l'égard de la portée du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil constituait par conséquent une remarque incidente.

 

[46]           Dans Bogutin, la Cour a conclu que M. Bogutin avait obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le juge McKeown a analysé le paragraphe 10(1) de la Loi en ces termes :

[117]    Le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté dispose que l'intéressé perd sa citoyenneté si le gouverneur en conseil est convaincu que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Plus particulièrement, l'alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté prévoit la perte automatique de la citoyenneté lorsque le gouverneur en conseil est convaincu que l'intéressé a obtenu la citoyenneté en dissimulant intentionnellement des faits essentiels. En cas de perte automatique de la citoyenneté sous le régime de l'alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté, l'intéressé devient un résident permanent du Canada au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, modifiée. En conséquence, l'intéressé devient assujetti à toutes les dispositions de la Loi sur l'immigration, y compris à celles relatives au renvoi du Canada. [Non souligné dans l'original.]

 

[47]           Je ne vois pas comment cela étaye la thèse du procureur général. Je fais également remarquer que, dans la décision rendue antérieurement dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493 (C.F. 1re inst.), la juge McGillis a aussi écrit, au paragraphe 26, que « l'alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté prévoit plus particulièrement la perte automatique de la citoyenneté dans le cas où le gouverneur en conseil est convaincu qu'une personne a obtenu la citoyenneté en dissimulant intentionnellement des faits essentiels ».

 

[48]           Si la Cour a mentionné dans Bogutin que des éléments de preuve relatifs à la bonne ou à la mauvaise moralité de l'intéressé pouvaient être présentés, cela découle du paragraphe 10(1) de la législation qui était en vigueur lorsque M. Bogutin avait demandé la citoyenneté. Cela est précisé aux paragraphes 119 et 120 des motifs de la Cour :

Je dois donc examiner les dispositions de fond qui régissent l'acquisition de la citoyenneté au paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté canadienne, S.R.C., 1952, ch. 33, qui étaient en vigueur en 1958‑1959 lorsque M. Bogutin a demandé et obtenu la citoyenneté. Cet article était ainsi libellé :

 

10(1) Le Ministre peut, à sa discrétion, accorder un certificat de citoyenneté à toute personne qui n'est pas un citoyen canadien, qui en fait la demande et démontre à la satisfaction du tribunal,

 

a) qu'elle a produit au greffe du tribunal du district judiciaire où elle réside, au moins un an et au plus cinq ans avant la date de sa demande, une déclaration de son intention de devenir un citoyen canadien, ladite déclaration ayant été produite par cette personne après qu'elle a atteint l'âge de dix‑huit ans; ou qu'elle est le conjoint d'un citoyen canadien et réside avec lui au Canada, ou qu'elle est un sujet britannique;

 

b) qu'elle a été licitement admise au Canada pour y résider en permanence;

 

c) qu'elle a résidé continûment au Canada pendant un an immédiatement avant la date de sa demande et qu'en outre, sauf si la personne qui présente la demande a servi hors du Canada dans les forces armées du Canada en temps de guerre, ou si elle est l'épouse d'un citoyen canadien et réside avec lui au Canada, elle a résidé au Canada durant une période supplémentaire d'au moins quatre ans au cours des six années qui ont immédiatement précédé la date de la demande;

 

dqu'elle a une bonne moralité;

 

e) qu'elle possède une connaissance suffisante de l'anglais ou du français, ou, si elle ne possède pas cette connaissance, qu'elle a résidé continûment au Canada pendant plus de vingt ans;

 

f) qu'elle a une connaissance suffisante des responsabilités et privilèges de la citoyenneté canadienne; et

 

g) qu'elle se propose, une fois sa demande accordée, soit de résider en permanence au Canada, soit d'entrer ou de demeurer au service public du Canada ou de l'une de ses provinces.

 

Les dispositions pertinentes en l'espèce sont les alinéas 10(1)c) et 10(1)d) qui portent sur l'acquisition d'un domicile canadien et sur la moralité du candidat à la citoyenneté. Je suis d'accord avec le juge Collier lorsqu'il déclare, dans le jugement Luitjens, que des éléments de preuve relatifs à la bonne ou à la mauvaise moralité de l'intéressé peuvent être présentés. [Non souligné dans l'original.]

 

[49]           La Cour a conclu comme suit :

126.     À mon avis, les conclusions qui précèdent suffisent pour trancher le renvoi. Toutefois, pour plus de certitude, je conclus que M. Bogutin n'a pas été légalement admis au Canada et qu'il n'a par conséquent pas acquis de domicile canadien et qu'il n'était pas une personne de bonne moralité, le tout en violation de la Loi sur l'immigration, dans sa rédaction en vigueur en 1951. M. Bogutin n'était pas admissible en 1958 à demander la citoyenneté canadienne et il a obtenu la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. [Non souligné dans l'original.]

 

[50]           Le commentaire sur la bonne moralité ne visait pas la portée du pouvoir discrétionnaire dont bénéficie maintenant le gouverneur en conseil en vertu de l'alinéa 10(1)a) de la Loi.

 

[51]           En résumé, dans Oberlander, la Cour d'appel fédérale a pris soin d'affirmer qu'elle était partie du principe qu'elle acceptait, sans toutefois trancher, que le gouverneur en conseil a le droit d'entreprendre la tâche délicate de soupeser les intérêts de l'intéressé. Les autres décisions sur lesquelles s'appuyait le procureur général ne tirent pas de conclusion faisant autorité sur la portée du pouvoir discrétionnaire exercé par le gouverneur en conseil quand il envisage la révocation de la citoyenneté. Les décisions Luitjens et Bogutin portaient toutes deux sur des renvois à la Cour conformément au paragraphe 18(1) de la Loi.

 

[52]           Même si les observations de la demanderesse à l'égard de la portée du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil peuvent ne pas être retenues en définitive, je n'estime pas que la thèse de la demanderesse est manifestement irrégulière au point de n'avoir aucune chance d'être accueillie.

 

[53]           Il s'ensuit que je conclus qu'une question grave est soulevée.

 

[54]           Avant de laisser ce point, j'ajoute que M. Odynsky, dans son plaidoyer, a insisté sur le fait qu'aucune question d'intérêt public n'est soulevée en l'espèce, et que la demanderesse essaie d'intervenir dans ce qui n'est strictement qu'une affaire privée. Toutefois, dans Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.F.), la qualité pour agir dans l'intérêt public a été accordée à un contribuable qui demandait un redressement en faisant valoir la mauvaise interprétation alléguée du ministre du Revenu national de la Loi de l'impôt sur le revenu. Même si la question a été soulevée relativement au traitement fiscal d'un autre contribuable, la qualité pour agir a été accordée à M. Harris pour qu'il puisse soulever une question relative aux limites des pouvoirs légaux du ministre du Revenu national. Cette affaire est donc un exemple de la qualité pour agir dans l'intérêt public qui est reconnue dans une affaire privée.

 

b)         Un intérêt authentique ou direct

[55]           Monsieur Odynsky fait valoir que la question en litige ne repose pas sur de vastes considérations d'intérêt public, et que la demanderesse n'a pas d'intérêt direct ou authentique envers une décision qui touche à un individu et à sa relation avec l'État. Le procureur général fait aussi valoir que la qualité pour agir dans l'intérêt public est accordée quand il existe un lien entre la partie qui désire obtenir la qualité et la réparation demandée. Il invoque la décision Canadian Bar Assnc. British Columbia, [2006] B.C.J. no 2015 (QL), au paragraphe 51. En l'espèce, il est dit que la demanderesse ne sera touchée d'aucune manière par une ordonnance d'annulation de la décision de ne pas révoquer la citoyenneté.

 

[56]           Je fais remarquer, pour débuter, que la décision mentionnée dans l'affaire Canadian Bar Assn. sur laquelle s'appuie le procureur général portait sur la question de savoir si une question grave était soulevée, et non s'il y avait un intérêt authentique.

 

[57]           Dans Harris, précité, l'analyse de la Cour d'appel fédérale pour déterminer si M. Harris avait un intérêt authentique ou non dans le litige était la suivante :

62.       Le troisième critère est l'existence d'un intérêt véritable dans les questions soulevées. En appel, le procureur général n'a pas contesté vigoureusement cette existence. M. Harris est un contribuable. Il appartient à un organisme veillant à la bonne administration du régime fiscal. Je conclus donc qu'il a un intérêt véritable dans les questions soulevées.

 

[58]           Dans Sierra Club, précité, le juge Evans a examiné si le Sierra Club « posséd[ait], relativement à l'objet de la demande, une expérience et des connaissances qui serviront à formuler les observations orales et écrites qu'i[l] présenter[a] à l'appui de [sa] demande de contrôle judiciaire et qui aideront la Cour à parvenir au bon résultat ». Il s'est aussi demandé si le Sierra Club avait « établi, dans ce qui fait l'objet de la demande de contrôle judiciaire, l'existence d'un intérêt suffisant pour être reconnu comme un organisme convenable pour intenter les poursuites dans l'intérêt public ».

 

[59]           En l'espèce, le procureur général reconnaît la preuve relative à l'intérêt de la demanderesse à l'égard des droits de la personne en général et des crimes de guerre.

 

[60]           Je suis d'avis qu'il n'est ni évident ni manifeste qu'un juge conclurait que la demanderesse n'a pas l'expérience et des connaissances suffisantes ou un intérêt suffisant envers les droits de la personne, les crimes de guerre ou la révocation de la citoyenneté pour avoir un intérêt authentique dans l'interprétation qu'il convient de donner à l'article 10 de la Loi.

 

c)         Une autre façon raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour

[61]           Le procureur général admet, pour les besoins de la présente requête, que la demanderesse satisfait au troisième volet du critère. Le protonotaire était d'accord, et moi aussi.

 

[62]           Monsieur Odynsky n'est toutefois pas d'accord. Il fait valoir que la demanderesse pouvait intervenir dans l'affaire Oberlander, et qu'elle pourra obtenir le statut d'intervenante dans des affaires à venir où la citoyenneté d'une personne sera révoquée et que cette dernière contestera la décision.

 

[63]           Toutefois, suivant la jurisprudence, un intervenant doit prendre les actes de procédure et le dossier tels qu'ils sont et il ne peut pas débattre de nouvelles questions litigieuses. Voir, par exemple, Maurice c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2000] A.C.F. no 208 (QL) (C.F. 1re inst.). Dans Oberlander, tant le procureur général que M. Oberlander sont partis du principe que le gouverneur en conseil pouvait soupeser les intérêts personnels de l'intéressé. Le procureur général a adopté un point de vue analogue en l'espèce.

 

[64]           En raison de la jurisprudence, comme la décision Maurice, précitée, et de la nature de la question soulevée dans Oberlander, je conclus qu'il n'est ni évident ni manifeste qu'un juge conclurait qu'il existe une autre façon raisonnable ou efficace de soumettre la question de la portée du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil à la Cour.

 

Conclusion et dépens

[65]           Pour les motifs qui précèdent, l'appel est accueilli, et la requête en radiation est rejetée.

 

[66]           Monsieur Odynsky réclame les dépens. La question des dépens est laissée au juge qui entend la demande de contrôle judiciaire.

 

 

« Eleanor R. Dawson »

juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    T-1162-07

 

INTITULÉ :                                                  LIGUE DES DROITS DE LA PERSONNE DE B'NAI BRITH CANADA c. SA MAJESTÉ LA REINE et al.

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         Le 14 avril 2008

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             La juge Dawson

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 12 juin 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Me David Matas 

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me David Gates

 

POUR LES DÉFENDEURS

Sa Majesté la Reine

Le procureur général du Canada

 

Me Barbara Jackman

 

POUR LE DÉFENDEUR

Wasyl Odynsky

 

Me Orest Rudzik

Me Woychyshyn

 

POUR LE DÉFENDEUR

Vladimir Katriuk

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

David Matas 

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

Sa Majesté la Reine

Le procureur général du Canada

 

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

Wasyl Odynsky

 

Orest Rudzik

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

Vladimir Katriuk

 

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