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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080612

Dossier : IMM-4118-06

Référence : 2008 CF 714

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2008

En présence de Monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

SEREF SINAN

SENNUR SINAN

FURKAN SINAN

GOKHAN SINAN

 

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) afin d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision prise en date du 21 juin 2006 par un agent d’évaluation des risques avant renvoi (l’agent). L’agent a conclu que Seref Sinan, le demandeur principal, et sa famille, composée de son épouse et de deux enfants mineurs, n’étaient pas exposés au risque d’être soumis à la torture, à un risque de persécution, à une menace pour leur vie ou au risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités s’ils devaient retourner en Turquie, leur pays de citoyenneté.

 

[2]               Les demandeurs ont présenté une demande d’asile à leur arrivée au Canada en mai 2002 en se fondant sur leurs croyances religieuses en tant que Turcs alevis. Ils ont dit qu’ils avaient fui la Turquie par crainte d’être persécutés aux mains des forces de la sécurité et de la police turques en raison des croyances religieuses du demandeur principal comme alevi et de ses affiliations politiques de gauche. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. 

 

[3]               Les demandeurs ont présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi (l’ERAR) en avril 2006. Ils ont présenté une lettre de la mère du demandeur principal, des lettres d’amis et une sommation à comparaître d’un conseiller de district en Turquie. La lettre de la mère du demandeur principal informe son fils qu’il est toujours recherché. La sommation à comparaître du conseiller de district indique que le demandeur principal est tenu de se présenter au poste de police local. L’agent a également accepté divers rapports sur la situation dans le pays et un rapport non daté du site Web Alevism.net intitulé « Minority Group ».

 

[4]               L’agent a résumé les motifs pour lesquels la Commission a refusé la protection aux demandeurs. La Commission a jugé que les questions déterminantes étaient la crédibilité et la  crainte fondée de persécution. La Commission a conclu que le demandeur principal n’était pas crédible. De plus, selon la Commission, le profil politique du demandeur principal était sans intérêt pour les autorités turques. La Commission a conclu qu’il n’y avait pas de pièce d’identité authentique ni d’élément de preuve montrant que le demandeur principal et sa famille étaient des alevis. La Commission a décidé que les demandeurs avaient omis d’établir le bien-fondé de leur allégation de persécution pour un motif prévu dans la Convention ou de démontrer qu’ils étaient des personnes à protéger.

 

[5]               L’agent a constaté que les prétentions des demandeurs dans le cadre de l’ERAR évoquaient les mêmes risques que ceux entendus et analysés par la Commission. Il a constaté que le demandeur principal exposait sa cause à nouveau sans faire état des conclusions de la Commission quant à la crédibilité.

 

[6]               L’agent a expressément mentionné plusieurs sources documentaires gouvernementales et provenant d’ONG. Fait significatif, l’agent s’est également reporté à Wikipédia pour des renseignements sur le traitement des minorités religieuses en Turquie et la religion alevi.

 

[7]               L’agent a conclu que les lettres présentées par le demandeur principal constituaient des documents intéressés. Ces lettres avaient plutôt rapport à sa personnalité plutôt qu’au risque auquel il serait exposé. L’agent a également conclu que la sommation à comparaître du conseiller de district était vague et ne fournissait pas suffisamment de renseignements pour étayer le risque invoqué par le demandeur principal. 

 

[8]               Enfin, l’agent a conclu que les éléments de preuve documentaires fournis par les demandeurs, examinés de concert avec d’autres documents sur la situation du pays, ne reflétaient pas les risques cernés par les demandeurs. L’agent a conclu que le demandeur principal et sa famille ne seraient pas exposés à un risque en raison de sa foi alevi et de ses opinions politiques.

 

Questions en litige

1.         L’agent a-t-il commis une erreur en utilisant des renseignements provenant de Wikipédia?

2.         L’agent a-t-il omis de prendre en considération des éléments de preuve documentaire corroborants, plus particulièrement la sommation à comparaître du conseiller de district et la lettre de la mère du demandeur principal?

3.         L’agent a-t-il commis une erreur de droit à l’égard de la conclusion selon laquelle la protection de l’État existait en l’espèce?

 

Norme de contrôle

[9]               Dans la décision Fi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, au paragraphe 9, le juge Luc Martineau a qualifié de fort douteuse l’utilisation de renseignements provenant du site Wikipédia par un agent d’ERAR car la fiabilité des sources de ce site n’a pas été démontrée à la Cour. L’utilisation de ces renseignements soulève une question d’équité procédurale et, par conséquent, il n’y a pas lieu de faire preuve de retenue à l’égard du décideur.

 

[10]           La présente demande a été entendue mais non tranchée avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 de la Cour suprême du Canada. Par suite de l’arrêt de la Cour suprême du Canada, il n’y a maintenant plus que deux normes de contrôle : la décision correcte et la décision raisonnable (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 34).

 

[11]           La question de savoir si l’agent en est arrivé à sa décision après avoir pris en considération tous les éléments de preuve présentés est une question de fait. L’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 51, indique qu’une telle question doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Une décision déraisonnable est une décision qui est prise sans égard aux éléments de preuve présentés (Katwaru c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 612, au paragraphe 15).

 

[12]           La protection de l’État est une question mixte de fait et de droit. Conformément aux directives établies dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 51, les questions mixtes de fait et de droit doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable. Cette norme a été appliquée après l’arrêt Dunsmuir à l’égard de la question de la protection de l’État (Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491, au paragraphe 10).

 

ANALYSE

[13]           L’agent a commis une erreur en se reportant aux renseignements obtenus du site Wikipédia à propos de la Turquie et la religion alevi. Le site Wikipédia est une encyclopédie sur Internet que toute personne ayant accès à Internet peut modifier. Les renseignements que contient le site Wikipédia ne possèdent pas la fiabilité des documents fournis par divers organismes gouvernementaux et organismes non gouvernementaux reconnus concernant la situation qui règne dans un pays.

 

[14]           En l’espèce, toutefois, l’erreur commise par l’agent n’est pas préjudiciable aux demandeurs puisque les renseignements sur lesquels il s’est appuyé pour rendre sa décision se trouvent dans d’autres sources reconnues de renseignements sur la situation des pays. Lorsqu’il a évalué le traitement des alevis en Turquie, l’agent a expressément mentionné les documents suivants : « Country Profile for Turkey (2005) » de la Librairie du Congrès des États-Unis, « Political Handbook of the World 2005-2006 », « Country Report on Human Rights Practices (2005) » du Département d’État des États-Unis, la Réponse à la demande d’information publiée en avril 2005 par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et « Human Rights Watch World Report 2006 ». Ces rapports fournissaient suffisamment de preuves pour étayer la conclusion de l’agent selon laquelle les demandeurs ne sont pas exposés à un risque en raison de leurs croyances religieuses. Ainsi, le renvoi erroné de l’agent au site Wikipédia ne porte pas un coup fatal à la décision. Si les faits étaient différents, il serait loisible à la cour de révision de tirer une conclusion différente.

 

[15]           L’agent a expressément pris en considération la sommation à comparaître du conseiller de district exigeant que le demandeur principal se présente au  poste de police. L’agent a conclu que la sommation était vague et ne fournissait pas suffisamment de renseignements pour établir les risques auxquels était exposé le demandeur principal. L’agent a accordé peu de poids à la sommation. J’ajouterais que la sommation a été rédigée quelque cinq ans et demi après le départ du demandeur principal de la Turquie. Je conclus que l’argent n’a pas omis de prendre en considération cet élément de preuve documentaire corroborant et de lui accorder un poids approprié. L’agent a également tenu compte de la lettre de la mère du demandeur principal, soulignant qu’elle se termine par une demande de transmission de la lettre aux autorités pour leur dire que le demandeur serait exposé à un risque s’il était renvoyé. L’agent conclut que la lettre a été sollicitée aux fins de la demande d’ERAR et qu’elle est intéressée. Je conclus que le constat de l’agent est raisonnable.

 

[16]           En ce qui a trait à la question de la protection de l’État, rien n’indique que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve dont il était saisi. L’agent a admis et apprécié les documents sur la situation du pays présentés par les demandeurs. Il a conclu que les éléments de preuve documentaire objectifs indiquent que la Turquie est une démocratie fonctionnelle qui favorise et protège la tolérance religieuse. Il a conclu que, même si les alevis avaient été victimes de discrimination, cela ne constituait pas de la persécution et que le traitement des alevis s’est amélioré au fil des ans.

 

[17]           L’agent a admis que les demandeurs étaient des alevis. L’agent a reconnu que des mauvais traitements au titre des droits de la personne étaient bel et bien infligés en Turquie. Les personnes identifiées comme participant à la direction ou jouant un rôle important auprès des partis politiques ou des groupes terroristes kurdes, de gauche ou islamiques seraient vraisemblablement poursuivies et pourraient subir de la persécution de la part des forces de sécurité. L’agent a conclu que le demandeur principal ne courait pas de risque car il n’appartenait pas à un groupe ciblé. Il a ajouté que, si les autorités agissaient d’une manière contraire au mandat en règle qui leur a été confié, les demandeurs pouvaient se prévaloir de la protection de l’État.

 

[18]           Après avoir examiné l’ensemble des documents reconnus sur la situation régnant dans le pays, je conclus que l’agent n’a pas commis d’erreur en concluant que les demandeurs ne courraient pas de risques en raison de leur foi alevi et des opinions politiques de gauche du demandeur principal. L’agent n’a pas non plus commis d’erreur en concluant à l’existence de la protection de l’État. Les conclusions de l’agent sont raisonnables.

 

CONCLUSION

[19]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Je conclus qu’aucune question importante de portée générale n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 

 

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                         IMM-4118-06

 

 

INTITULÉ :                                        SEREF SINAN et al.

                                                            c.                                    

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et al.

                                                                                                               

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                LE 10 JANVIER 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE MANDAMIN

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 12 JUIN 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov                                                                 POUR LES DEMANDEURS

 

Maria Burgos                                                                          POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waldman & Associates                                                             POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Toronto (Ontario)                                  

 

John H. Sims, c.r.                                                                    POUR LES DÉFENDEURS

Sous-procureur général du Canada      

 

 

 

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