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Date : 20080425

Dossier : IMM-4084-07

Référence : 2008 CF 532

Ottawa (Ontario), le 25 avril 2008

En présence de Monsieur le juge Beaudry

 

 

ENTRE :

BAKIR GAZLAT

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), d’une décision rendue au sujet d’une demande présentée pour des motifs d’ordre humanitaires (demande CH), dans laquelle l’agente d’immigration Barriero (l’agente) a conclu que la preuve ne permettait pas d’affirmer que le fait de présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada causerait au demandeur des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[2]               Le demandeur soutient que plusieurs questions doivent être tranchées en l’espèce; cependant, je reformulerais la question comme suit : l’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de révision compte tenu de la preuve dont elle disposait?

 

[3]               Le défendeur soulève une deuxième question : la demande de contrôle judiciaire devrait-elle être rejetée au motif que le demandeur ne s’est pas présenté à la Cour avec une conduite irréprochable? Je trancherai les deux questions, en commençant par la dernière.

 

[4]               Pour les motifs suivants, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

LES FAITS

[5]               Le demandeur est un citoyen de la Jordanie, né le 14 février 1978. Il est entré au Canada le 24 décembre 2000 et a présenté une demande d’asile. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande le 24 juin 2002.

 

[6]               Le demandeur a déposé une première demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire le 24 mai 2003, qui a été rejetée le 22 mars 2005. L’autorisation de contrôle judiciaire a été refusée le 7 avril 2005.

 

[7]               Le demandeur s’est soumis au processus d’ERAR au cours duquel il a été conclu qu’il ne courrait pas de risque s’il retournait en Jordanie. Le demandeur a déposé devant la Cour une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, qui a été refusée. Le demandeur n’a pas respecté l’ordonnance de la Cour et ne s’est pas présenté pour son renvoi. Le 16 septembre 2005, un mandat d’arrestation a été émis contre lui, qui est toujours en vigueur à ce jour.

 

[8]               Le demandeur s’est caché pour éviter d’être arrêté et renvoyé et il a présenté une deuxième demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaires. La décision de l’agente au sujet de la deuxième demande CH fait l’objet du présent contrôle.

 

LA DÉCISION À L’ÉTUDE

[9]               La demande d’examen des motifs d’ordre humanitaire du demandeur a été rejetée par lettre en date du 21 septembre 2007. La lettre et les notes du Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL) constituent la décision à l’étude. L’agente a donné les motifs suivants à l’appui de sa décision :

a)      L’agente a conclu que la preuve ne permettait pas d’affirmer que le demandeur restait au Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. Elle a noté le fait que le demandeur ne s’était pas plié à la mesure de renvoi et qu’il restait au Canada de façon illégale.

b)      L’agente a conclu que la situation en Jordanie décrite par le demandeur, soit qu’il s’agissait d’un [traduction] « environnement sujet à la guerre » où il y avait [traduction] « des activités terroristes généralisées », était la même pour toute la population du pays. Comme le demandeur n’a présenté aucune preuve de risque personnalisé, l’agente a refusé de transférer la demande pour examen des risques.

c)      L’agente a tenu compte de plusieurs facteurs au sujet de l’établissement du demandeur au Canada. Elle a tenu compte de l’emploi du demandeur comme cuisinier dans un restaurant qui sert de la cuisine du Moyen-Orient, ainsi que de ses économies, de son salaire, de ses investissements dans une entreprise canadienne, de son travail bénévole, de ses parents, de ses capacités linguistiques et de ses lettres de soutien.

d)      L’agente a noté que le demandeur restait au Canada contrairement aux lois en matière d’immigration du pays et qu’il avait acheté des parts dans une compagnie en janvier 2005, alors qu’il savait que son statut au Canada était précaire. Elle a noté l’absence de preuve à l’appui de son allégation selon laquelle son départ du Canada aurait un impact négatif sur son investissement.

e)      L’agente a conclu que les aptitudes du demandeur en cuisine étaient transférables et qu’il avait occupé un emploi en Jordanie pendant 11 ans avant son départ. L’agente a reconnu le travail bénévole du demandeur. Elle a noté qu’elle n’était pas convaincue que la perte d’emploi ou d’occasions de bénévolat au Canada lui causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

f)        L’agente a reconnu la présence des tantes et des cousins du demandeur au Canada, mais a conclu que la preuve ne permettait pas de confirmer l’allégation du demandeur selon laquelle ses parents et ses sept frères et sœurs n’habitaient plus en Jordanie. Elle a conclu qu’il était raisonnable de croire que le demandeur trouverait certains des membres de sa famille à son retour en Jordanie.

g)      L’agente a noté que le demandeur possédait d’importantes économies et qu’il serait capable de se trouver un logement en Jordanie.

h)      L’agente a examiné une lettre du Dr H. Obaji, qui attestait les plaintes du demandeur quant à ses vomissements, ses brûlements d’estomac, ses douleurs épigastriques et son insomnie. La lettre déclarait qu’il n’y avait [traduction] « aucun diagnostic précis ». Il y était aussi écrit qu’il était prévu que le demandeur participe à une consultation psychologique pour son anxiété et sa dépression. L’agente a écrit que la preuve ne permettait pas d’affirmer que le demandeur s’était présenté à son rendez‑vous, ni qu’un diagnostic précis avait été prononcé après la consultation psychologique. L’agente a aussi rejeté l’argument de l’avocat du demandeur selon lequel le demandeur est [traduction] « psychologiquement instable » et que son [traduction] « état mental est extrêmement vulnérable », au motif que l’avocat n’a pas compétence pour tirer de telles conclusions.

i)        L’agente a répété le fait que la preuve présentée ne permettait pas d’affirmer que le demandeur restait au Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier une exemption aux exigences de la Loi et qu’il n’avait pas prouvé qu’il ferait face à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.

 

ANALYSE

La norme de contrôle

[10]           La Cour a déjà soutenu que les décisions pour les demandes CH doivent faire l’objet d’une grande retenue et que la décision raisonnable simpliciter était la norme de contrôle applicable (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817).

 

[11]           Compte tenu de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, le Cour doit continuer de faire preuve d’une grande retenue à l’égard des demandes CH, et la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Dunsmuir (Dunsmuir, aux paragraphes 47, 55, 57, 62 et 64).

 

[12]           Le caractère raisonnable de la décision tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

Le demandeur ne se présente pas à la Cour avec une attitude irréprochable

[13]           Le défendeur soutient que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée sans examen sur le fond parce que le demandeur ne se présente pas à la Cour avec une attitude irréprochable. Le défendeur soutient que le demandeur a menti dans son affidavit. Selon lui, le demandeur fait une fausse déclaration en omettant de mentionner dans son affidavit qu’il ne s’est pas présenté pour son renvoi, alors qu’il soutient avoir respecté la loi pendant son séjour au Canada. Le défendeur note qu’un mandat d’arrestation a été émis contre le demandeur le 16 septembre 2005 et que ce mandat est toujours en vigueur.

 

[14]           Le défendeur cite l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Homex Realty and Development Co. c. Wyoming (Village), [1980] 2 R.C.S 1011, dans lequel le juge Estey, au nom de la majorité de la Cour suprême, a déclaré :

[...] Les principes en vertu desquels le certiorari et maintenant l'ordonnance moderne d'examen judiciaire sont accordés, comprennent depuis longtemps celui de la perte du droit au redressement lorsqu'à cause de la conduite du requérant, un tribunal refuse d'accorder le redressement discrétionnaire.

 

 

[15]           Le principe selon lequel la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire pour rejeter une demande parce que le demandeur n'a pas une attitude irréprochable a été appliqué dans des affaires récentes, en particulier lorsque le demandeur a échappé aux autorités de l'immigration ou qu'il s'est soustrait à un mandat d'arrestation afin de retarder ou d'éviter le renvoi (E.L.D. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1475, [2005] A.C.F. no 1812, aux paragraphes 48 à 57; Lima c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 383, [2007] A.C.F. no 530, aux paragraphes 16 et 17).

 

[16]           Je conviens avec le défendeur que le fait que le demandeur n'a pas respecté les autorités de l'immigration et les forces de l'ordre du Canada, ni d'ailleurs l'ordonnance de la Cour rejetant la demande de sursis à la mesure de renvoi, démontre que le demandeur ne se présente pas à la Cour avec une attitude irréprochable.

 

[17]           Cependant, la Cour d'appel a conclu, dans l'arrêt Thanabalasingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 14, [2006] A.C.F. no 20, que même si un demandeur ne se présente pas à la Cour avec une attitude irréprochable, la demande de contrôle judiciaire ne peut pas être rejetée automatiquement pour ce motif. En fait, la Cour doit apprécier certains facteurs afin de trouver un équilibre entre le besoin de prévenir l'abus du processus judiciaire et le besoin de protéger les droits d'un demandeur. Pour la Cour d'appel fédérale, le juge Evans a écrit :

[9] À mon avis, la jurisprudence invoquée par le ministre n'appuie pas l'affirmation qui se trouve dans le paragraphe 23 de l'exposé des faits et du droit présenté par son avocat, et selon laquelle [traduction] « lorsqu'il semble qu'un demandeur ne s'est pas présenté devant la Cour les mains nettes, la Cour doit d'abord s'interroger quant à savoir si le demandeur a effectivement les mains nettes et, en cas de conclusion négative, la Cour doit refuser de juger la demande au fond ou de l'accorder ». La jurisprudence donne plutôt à entendre que, si la juridiction de contrôle est d'avis qu'un demandeur a menti, ou qu'il est d'une autre manière coupable d'inconduite, elle peut rejeter la demande sans la juger au fond ou, même ayant conclu à l'existence d'une erreur sujette à révision, elle peut refuser d'accorder la réparation sollicitée.

 

[10] Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit s'efforcer de mettre en balance d'une part l'impératif de préserver l'intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d'empêcher les abus de procédure, et d'autre part l'intérêt public dans la légalité des actes de l'administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne. Les facteurs à prendre en compte dans cet exercice sont les suivants : la gravité de l'inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d'une dissuasion à l'égard d'une conduite semblable, la nature de l'acte prétendument illégal de l'administration et la solidité apparente du dossier, l'importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l'acte administratif contesté est confirmée.

 

 

[18]           À mon avis, l'équilibre des facteurs susmentionnés demande que le pouvoir discrétionnaire soit exercé pour rejeter la demande en l'espèce; cependant, au cas où je ferais erreur, je tiens à examiner le bien-fondé de la demande.

 

Aucune erreur susceptible de révision

[19]           L'argument du demandeur ne soulève que des motifs généraux sur lesquels il fonde son allégation selon laquelle la décision doit être révisée. Il convient de noter que le demandeur soutient que l'agente a entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire et a violé les principes d'équité procédurale; cependant, le demandeur présente ces allégations sans mentionner la décision. Les allégations ne sont donc pas fondées.

 

[20]           Le demandeur soutient que l'agente a commis une erreur dans son évaluation des difficultés et qu'elle aurait dû lui demander plus d'éléments de preuve.

 

[21]           Je suis d’avis que l'évaluation de l'agente quant aux difficultés était raisonnable. Elle a correctement conclu que les difficultés auxquelles le demandeur pourrait faire face à son renvoi ne seraient pas causées par des circonstances hors de son contrôle. La décision de l'agente était fondée sur une évaluation complète de la situation du demandeur ainsi que sur le fait que sa présence au Canada découle de son manquement aux lois du pays.

 

[22]           Le défendeur fait valoir que, pour que les difficultés soient considérées comme excessives, injustifiées ou inhabituelles, elles doivent constituer plus qu'un simple inconvénient ou coût prévisible associé au départ du Canada; le fait que le demandeur doive vendre des biens, quitter un emploi ou sa famille sont des conséquences du risque que le demandeur a pris en décidant de rester au Canada sans statut légal (voir Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1906, aux paragraphe 12 et 17, cité avec approbation dans Akinbowale c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 1221, [2007] A.C.F. no 1613).

 

[23]           Le demandeur soutient aussi que l'agente avait l'obligation de lui demander des preuves additionnelles.

 

[24]           L'argument du demandeur n'est pas fondé. L'agente avait l'obligation d'examiner la preuve dont elle était saisie, ce qu'elle a fait de façon justifiée, transparente et claire. Il est bien établi en droit qu'il incombe au demandeur de présenter suffisamment d'éléments de preuve pour prouver sa prétention (Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 38, [2004] A.C.F. no 158 (C.A.F.)). Le paragraphe 5.26 du Guide de l'immigration IP 5 confirme aussi l'obligation du demandeur de présenter tous les éléments de preuve à l'appui de sa prétention :

5.26 Fardeau de la preuve

 

L’agent n’a pas à découvrir les facteurs CH par des questions et n’a pas à convaincre le demandeur de la non-existence de ces motifs. Il incombe au demandeur de présenter tous les facteurs CH qu’il estime présents dans son cas.

 

Même si l’agent n’est pas tenu de creuser les points non soulevés à l’examen, il devrait essayer de clarifier tout point que le demandeur ne réussit pas à bien exposer.

 

 

[25]           À mon avis, la décision de l'agente est tout à fait raisonnable. En présentant ses arguments, le demandeur cherche en fait à ce que la Cour réévalue la preuve dont l'agente était saisie. Tel n'est pas le rôle de la Cour.

 

[26]           Les parties n'ont pas présenté de question à certifier et l'affaire n'en soulève aucune.

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE le rejet de la demande. Aucune question n’est certifiée.

 

« Michel Beaudry »

Juge    

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice         


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

Dossier :                                        IMM-4084-07

 

INTITULÉ :                                       BAKIR GAZLAT

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L'IMMIGRATION

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 22 avril 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              Le juge Beaudry

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 25 avril 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen L. Winchie                                                                  POUR LE DEMANDEUR

                                                                                               

 

Gordon Lee                                                                                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

                                                                                               

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stephen L. Winchie                                                                  POUR LE DEMANDEUR

Mississauga (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

 

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