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Date : 20080606

Dossier : T-2834-96

Référence : 2008 CF 713  

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2008

En présence de Monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

demandeur

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION.. 2

I. NATURE DE L’ACTION.. 5

II. LE RÉGIME D’ASSISTANCE PUBLIQUE DU CANADA.. 11

III. ÉLÉMENTS DE CONTEXTE. 21

a) Historique des programmes à frais partagés. 23

b) Contexte d’adoption du RAPC.. 27

c) Philosophie du RAPC.. 29

d) Circonstances entourant l’abrogation du RAPC.. 46

LES SERVICES DISPENSÉS AUX JEUNES DÉLINQUANTS POUR LA PÉRIODE DE 1979 À 1984  52

I. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU QUÉBEC.. 63

II. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU CANADA.. 66

a) La preuve de la partie demanderesse. 70

b) La preuve de la partie défenderesse. 88

III. ANALYSE. 104

LES SERVICES SOCIAUX EN MILIEU SCOLAIRE POUR LA PÉRIODE DE 1973 À 1996. 120

I. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU QUÉBEC.. 120

II. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU CANADA.. 124

III. LA PREUVE. 127

a) La preuve du gouvernement du Québec. 127

b) La preuve du gouvernement du Canada. 142

IV. ANALYSE. 158

LES SERVICES SOCIAUX DISPENSÉS À DES PERSONNES HANDICAPÉES VIVANT EN RESSOURCES RÉSIDENTIELLES POUR LA PÉRIODE DE 1986 À 1996. 173

I. PROBLÉMATIQUE ET POSITION DES PARTIES. 173

II. LA PREUVE. 179

a.) La preuve du gouvernement du Québec. 179

b). La preuve du gouvernement du Canada. 201

III. ANALYSE. 209

JUGEMENT.. 223

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

[1]               Le 23 décembre 1996, le Procureur général du Québec a intenté une action contre le gouvernement du Canada ayant pour objet d’obtenir un jugement déclaratoire eu égard à certaines dispositions de la Loi autorisant le Canada à contribuer aux frais des régimes visant à fournir une assistance publique et des services de protection sociale aux personnes nécessiteuses et à leur égard (S.C. 1966-67, c. 45; S.R.C. 1970, c. C-1; L.R.C. 1985, c. C-1). Il s’agit en fait de la loi ayant créé le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC), aussi connu en anglais comme le « Canada Assistance Plan » (CAP).

 

[2]               Cette action a été déposée sous l’autorité de l’article 19 de la Loi sur les Cours fédérales du Canada (L.R.C. 1985, c. F-7) et de la Loi concernant la Cour suprême du Canada et la Cour de l’échiquier du Canada, S.Q. 1906, ch. 6, en vertu desquelles la Cour fédérale a compétence pour trancher un litige entre le gouvernement du Canada et le gouvernement d’une province. De façon plus particulière, le gouvernement du Québec conteste le refus du gouvernement du Canada de partager les frais reliés à certains services qu’il a assumés à différentes époques de la durée de vie du RAPC.

 

[3]               Bien que l’action ait été déposée en 1996, ce n’est que dix ans plus tard (soit en décembre 2006 et en janvier 2007) que l’audition des parties a finalement eu lieu. Si toutes ces années se sont écoulées entre le dépôt de l’action et son instruction, c’est que les parties ont tenté d’en arriver à une entente. Ces négociations, tant au niveau administratif que politique, n’ont cependant pas abouti, de telle sorte qu’il revient maintenant aux instances judiciaires de déterminer le bien-fondé de l’action intentée par le gouvernement du Québec.

 

[4]               Le litige qui sous-tend cette action est inédit, dans la mesure où aucune autre province ne semble avoir saisi les tribunaux relativement à une mésentente découlant de l’application du RAPC au cours des quelque trente années où ce programme a été en vigueur. La résolution de ce différend suppose donc l’interprétation de dispositions législatives complexes et qui s’inscrivent dans le développement mouvementé des programmes à frais partagés au Canada, avec toute la dynamique fédérale-provinciale que cela implique. Au surplus, l’on ne saurait répondre aux questions soulevées dans le cadre de la présente action sans une bonne compréhension des services sociaux au Québec, et ce, à une période où l’organisation de ces services et la philosophie qui les imprègne ont connu de profondes transformations.

 

[5]               Je dois dire d’entrée de jeu que l’audition, qui a duré quinze jours étalés sur une période de quatre mois, a été marquée par le professionnalisme des avocats au dossier, ainsi que par la coopération, la courtoisie et même la franche camaraderie dont ils ont fait preuve entre eux. Cette attitude est tout à leur crédit, compte tenu de l’importance de ce dossier et de la charge de travail qui en découlait. Cela a grandement facilité les travaux de la Cour et la bonne compréhension du litige.

 

[6]               D’autre part, je m’en voudrais de ne pas souligner également la qualité des personnes qui ont été appelées à témoigner de part et d’autre. Les témoins experts ont jeté un éclairage tout à fait indispensable sur les questions à être tranchées; leurs rapports et leurs témoignages ont permis de situer le débat dans une perspective historique et de mieux saisir la nature des services en cause, leur évolution et la structure administrative dans laquelle ils s’insèrent. Quant aux témoins ordinaires, ils ont bien décrit la nature des tâches qu’ils remplissent au quotidien et ils ont généralement répondu aux questions avec transparence. Leur enthousiasme, leur dévouement et l’empathie qu’ils ont pour les personnes à qui ils fournissent des services sont pour le moins impressionnant, et l’on ne peut s’empêcher de conclure de leurs témoignages qu’au-delà des différends qui peuvent surgir dans l’administration et la gestion de ces services, les citoyens qui y ont recours sont entre bonnes mains.  

 

 

 

I. NATURE DE L’ACTION

[7]               Tel que mentionné précédemment, le présent recours origine du refus du gouvernement du Canada de partager les frais encourus par la province de Québec au titre de trois types de services dispensés à différentes époques de la durée de vie du RAPC. Ces services, que le Québec estime être, pour l’essentiel, des services de protection sociale, sont les suivants :

a.       Services dispensés aux jeunes délinquants entre 1979 et 1984, soit pendant la période de coexistence, au Québec, de la Loi sur la protection de la jeunesse (L.Q. 1977, c. 20), entrée en vigueur le 15 janvier 1979, et de la Loi sur les jeunes délinquants (S.R.C. 1970, c. J-3), abrogée et remplacée le 2 avril 1984 par la Loi sur les jeunes contrevenants (L.R.C. 1985, c. Y-1);

b.      Services sociaux dispensés en milieu scolaire entre 1973 et 1996, soit entre le moment où, sur le plan de l’organisation de son réseau, le Québec a formellement transféré la responsabilité de la prestation de ces services du Ministère de l’Éducation à celui des Affaires sociales, et celui où le RAPC a été abrogé; et

c.       Services de soutien dispensés aux personnes handicapées adultes vivant en ressources résidentielles, entre le moment où ce type d’hébergement apparaît dans le réseau de la santé et des services sociaux et l’abrogation du RAPC.

 

[8]               Le gouvernement du Québec conteste l’interprétation que le gouvernement du Canada donne à certaines dispositions de la loi créant le RAPC, et s’estime lésé par le refus du gouvernement du Canada de partager à hauteur de 50% les frais encourus par la province relativement aux services ci-haut mentionnés.

 

[9]               Bien qu’il s’agisse d’une action de nature déclaratoire, il n’est pas sans intérêt de mentionner les montants en cause, ne serait-ce que pour donner un ordre de grandeur des conséquences potentielles de ce jugement. Les chiffres mentionnés ici sont tirés du tableau récapitulatif déposé par les procureurs du Québec sous la cote PGQ-1; ils correspondent sensiblement aux chiffres que l’on retrouve dans la déclaration réamendée du 23 décembre 1996, bien qu’ils n’y soient pas conformes en tous points.

 

[10]           Au chapitre des services dispensés aux jeunes délinquants entre 1979 et 1984, la réclamation du Québec se chiffre à 59 276 530$, montant auquel il faut ajouter une autre somme de 50 690 276$ pour tenir compte de l’incidence financière qu’aurait la réclamation du Québec, à compter de 1984, dans le contexte de l’accord conclu conformément à la Loi sur les jeunes contrevenants. En effet, il appert que le gouvernement du Canada a évalué sa contribution en vertu de l’accord conclu avec le Québec sous l’autorité de cette dernière loi en fonction de sa décision du 16 mai 1983 d’exclure du partage des coûts les services qui n’ont pas été jugés admissibles en application de la Loi sur la protection de la jeunesse et de la Loi sur les jeunes délinquants.

 

[11]           En ce qui concerne les réclamations du Québec pour les services sociaux en milieu scolaire et pour le support aux bénéficiaires en ressources résidentielles, les sommes réclamées sont respectivement de 160 418 324$ et 57 688 154$. Comme pour les services dispensés aux jeunes délinquants, ces sommes représentent la moitié des dépenses encourues par le Québec au cours des années pertinentes. À ces sommes, il faudrait respectivement ajouter 110 275$ et 2 479 692$ (toujours selon les prétentions du gouvernement du Québec) pour tenir compte de l’impact du plafonnement des dépenses décrété par le gouvernement fédéral dans le cadre de la Loi d’exécution du budget de 1994 (L.C. 1994, c. 18). En vertu de cette loi, les contributions payables à chacune des provinces pour une année se terminant après le 31 mars 1995 ne pouvaient dépasser celles payables pour l’année se terminant le 31 mars 1995. Comme le gouvernement du Canada avait exclu en 1994-1995 des sommes de 32 093 812$ et 25 142 339$, représentant respectivement les coûts au niveau des ressources résidentielles et des services sociaux en milieu scolaire, il a opéré les mêmes coupures en 1995-1996. Or, durant cette dernière année, le coût de ces services a diminué comparativement à l’année précédente, si bien que le Québec a été privé de sommes supérieures aux coûts réels engendrés par ces mêmes services pour l’année 1995-1996.

 

[12]           Enfin, il faudrait également tenir compte d’après le gouvernement du Québec des incidences financières qu’aurait le bien-fondé de son interprétation du RAPC sur les contributions qui lui ont été subséquemment versées, pour les années 1996-1997 à 2000-2001 inclusivement, dans le contexte du Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux (TCSPS) (Loi sur les accords fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces, L.R.C. 1985, c. F-8, partie V, tel que modifiée par la Loi d’exécution du budget de 1995, L.C. 1995, C.17). Comme l’enveloppe globale à être répartie entre les provinces et les territoires était établie en fonction, notamment, d’un pourcentage représentant les sommes reçues par chaque province et territoire dans le cadre du RAPC pour l’année 1994-1995, Québec estime qu’il a été privé d’une somme de 63 800 000$ dans le cadre du TCSPS du fait que les coûts des services exclus sous le RAPC n’ont pas été pris en considération pour établir sa quote-part sous le TCSPS.

 

[13]           Si l’on additionne tous ces montants, la réclamation totale du Québec se chiffre donc à 394 463 251$. Encore une fois, le présent recours n’a pas pour objet d’établir le bien-fondé de ces chiffres, mais uniquement de déterminer laquelle des deux interprétations divergentes du RAPC proposées par le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada doit être retenue. L’ampleur des sommes en cause n’en donne pas moins une indication assez éloquente de l’impact très réel du litige pour les deux parties.

 

[14]           Le gouvernement du Canada, il va sans dire, conteste les prétentions du Québec et soutient que le RAPC ne l’autorise pas à contribuer aux frais des services qui font l’objet du recours pour les motifs suivants. On soutient d’abord que les services dispensés aux jeunes délinquants sont des services qui, d’une part, sont destinés à une clientèle non visée par le RAPC et, d’autre part, sont expressément exclus au titre de services correctionnels. En ce qui concerne les services en milieu scolaire, on soutient que ce sont là des services à orientation universelle, expressément exclus par surcroît au titre de services concernant l’enseignement. Enfin, dans le cas des services dispensés aux personnes handicapées adultes vivant en ressources résidentielles, on allègue que les frais qui s’y rattachent font déjà l’objet d’un partage avec la province en conformité avec une autre loi fédérale, soit la Loi de 1977 sur les accords fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces et sur le financement des programmes établis (S.C. 1976-77, c. 10; L.R.C. 1985, c. F-8).

 

[15]           Aux termes d’une ordonnance rendue le 1er octobre 2004 suite à une conférence préparatoire tenue en marge de la présente instance, les questions à trancher lors de l’instruction ont été formulées comme suit :

a) Le gouvernement du Canada [le Canada] était-il tenu aux termes du Régime d’assistance publique du Canada [le RAPC] de partager le coût des dépenses engagées par le gouvernement du Québec [le Québec] au titre des services pré et post-décisionnels dispensés aux jeunes délinquants pour la période s’échelonnant de janvier 1979 à mars 1984?

 

b) Dans l’affirmative, la contribution versée au Québec par le Canada aux termes de l’accord financier intervenu en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants entrée en vigueur le 2 avril 1984 doit-elle être ajustée en conséquence?

 

c) Le Canada était-il par ailleurs tenu aux termes du RAPC de partager le coût des dépenses engagées par le Québec entre 1973 et 1996 au titre des services sociaux dispensés en milieu scolaire?

 

d) Le Québec était-il à tout événement forclos de prétendre aujourd’hui au partage du coût des dépenses engagées par le Québec au titre des services sociaux dispensés en milieu scolaire?

 

e) Également, le Canada était-il tenu aux termes du RAPC de partager les coûts des dépenses engagées par le Québec entre 1986 et 1996 au titre des services de soutien dispensés aux personnes handicapées adultes vivant en ressources résidentielles?

 

f) Finalement, dans la mesure où le Canada est tenu aux termes du RAPC au partage du coût des dépenses engagées par le Québec au titre [1] des services sociaux dispensés en milieu scolaire et [2] des services de soutien dispensés aux personnes handicapées adultes vivant en ressources résidentielles, la contribution financière versée au Québec par le Canada en vertu du RAPC pour l’année fiscale 1995-1996, année au terme de laquelle le RAPC a été abrogé, et celle versée depuis aux termes du Transfert Canadien en matière de Santé et de Services Sociaux, doivent-elles être ajustées en conséquence?

 

 

[16]           Lors de l’audition, Me Leblanc (au nom de la défenderesse) a admis sans ambages les trois dernières conclusions de la déclaration réamendée. C’est donc dire que le gouvernement du Canada concède qu’il devrait réévaluer sa contribution en vertu de l’accord conclu conformément à la Loi sur les jeunes contrevenants, de même que sa contribution au titre du TCSPS et sa contribution pour l’année fiscale 1995-1996 dans le cadre du RAPC, si l’action déclaratoire du Québec devait être accueillie. Me Leblanc a bien pris soin d’insister sur le fait qu’un tel réexamen n’entraînerait pas nécessairement le versement de sommes additionnelles. Ce n’est d’ailleurs pas ainsi que je comprends les questions b) et f) de l’ordonnance du protonotaire, et j’estime en conséquence que cette admission a pour effet de disposer de ces questions. D’autre part, Me Leblanc a également indiqué qu’il renonçait à plaider la forclusion eu égard à la réclamation du Québec pour les services sociaux en matière scolaire. Cela permet donc d’écarter la question d), tant et si bien que les seules questions encore en litige sont celles qui portent sur l’interprétation à donner au RAPC comme tel, soit les questions a), c) et e).

 

[17]           Avant d’aborder le fond des questions soumises à cette Cour, une précision s’impose en ce qui concerne la preuve documentaire. Dans son ordonnance du 1er octobre 2004, le protonotaire Morneau avait pris acte du fait que les parties convenaient du dépôt, sans autre formalité, de l’ensemble des documents mentionnés dans leurs affidavits de documents et leurs affidavits supplémentaires de documents, sous réserve du droit qu’elles se réservaient de soulever au procès toute objection quant à la pertinence ou la force probante de ces documents. Cette ordonnance a par la suite été précisée dans le cours du procès, notamment pour tenir compte d’un second affidavit supplémentaire de documents déposé par la partie défenderesse. On trouvera donc la liste exhaustive de la preuve documentaire versée au dossier de la Cour pour les fins du présent dossier dans mon ordonnance en date du 17 novembre 2006. Bien entendu, seuls les documents qui ont été invoqués en preuve se sont vus attribuer une cote (PGQ pour les documents introduits en preuve par la demanderesse et D pour ceux de la défenderesse), et c’est par cette cote qu’il y sera référé dans le cadre des présents motifs.

 

II. LE RÉGIME D’ASSISTANCE PUBLIQUE DU CANADA

[18]           La Loi créant le RAPC a été sanctionnée le 15 juillet 1966 et est entrée en vigueur le même jour. On en retrouve le texte intégral en Annexe, mais j’en citerai les extraits les plus pertinents pour faciliter la compréhension de ces motifs. Cette loi s’inscrivait dans le plan de lutte à la pauvreté du gouvernement fédéral, comme en fait foi son préambule :

Considérant que le Parlement du Canada, reconnaissant que l’instauration de mesures convenables d’assistance publique pour les personnes nécessiteuses et que la prévention et l’élimination des causes de pauvreté et de dépendance de l’assistance publique intéressent tous les Canadiens, désire encourager l’amélioration et l’élargissement des régimes d’assistance publique et des services de bien-être social dans tout le Canada en partageant dans une plus large mesure avec les provinces les frais de ces programmes;

 

 

[19]           La Loi comporte cinq parties, mais seule la première, qui traite de l’assistance générale et des services de bien-être social, est en cause ici. La Partie II, intitulée « Le bien-être social des indiens », prévoit qu’un accord peut être conclu avec une province concernant l’extension de régimes provinciaux de bien-être social aux Indiens visés par la Loi et prévoyant le paiement par le Canada de toute partie des frais encourus par la province en raison de l’extension des régimes provinciaux de bien-être social à ces Indiens. La Partie III permet quant à elle de conclure avec une province déjà signataire d’un accord en vertu de la Partie I, un accord prévoyant le paiement par le Canada d’un montant égal à cinquante pour cent des frais d’un projet d’adaptation au travail entrepris dans la province. La Partie IV permet aux provinces qui le désirent d’inclure les paiements faits sous forme d’allocations aux mères dans les frais d’assistance-chômage pour les fins de la Loi sur l’assurance-chômage, et d’arrimer le RAPC à la Loi sur les programmes établis (Arrangements provisoires) pour les provinces ayant préalablement conclu un accord en vertu de cette loi. Enfin, la Partie V renferme les diverses dispositions législatives apportant des modifications à d’autres lois.

 

[20]           La Partie I ne contient que sept articles. L’article 4 de la Loi autorise le gouvernement du Canada à conclure un accord avec les provinces qui le désirent prévoyant le paiement de contributions aux frais encourus par la province pour (a) « de l’assistance publique fournie par des organismes approuvés par la province ou à la demande de ceux-ci », et (b) « des services de bien-être social fournis dans la province par des organismes approuvés par la province », en conformité de la législation provinciale. Cette contribution est fixée à cinquante pour cent des frais admissibles encourus par la province en vue de fournir une assistance publique ou des services de bien-être social (para. 5(1) de la Loi). Sont par ailleurs exclus des frais admissibles au partage les frais que le Canada a partagés ou est tenu de partager en conformité de quelque autre loi fédérale (al. 5(1)(c) de la Loi). Sont également exclus, relativement à l’assistance publique, les paiements effectués en vue de l’achat d’un terrain, d’immeubles, d’équipement ou de meubles (al. 5(2)(a) de la Loi et art. 3(c) du Règlement du Régime d’assistance publique (DORS/86-679) (le Règlement)), de même que les frais d’exploitation, d’installation ou d’équipement relativement aux services de bien-être social. (al. 5(2)(b) de la Loi et al. 3(d) du Règlement).

[21]           C’est cependant à l’article 2 de la Loi que se trouvent les définitions clés permettant d’opérationnaliser le RAPC. Ainsi, l’« assistance publique » est définie comme l’aide « sous toutes ses formes » visant notamment à permettre aux « personnes nécessiteuses » de subvenir à leurs besoins fondamentaux (nourriture, logement, vêtements, fournitures ménagères, services d’utilité publique, etc.).  Pour les fins du présent dossier, la forme la plus pertinente d’assistance publique est celle qui prend la forme de soins dispensés en « foyers de soins spéciaux », eux-mêmes définis comme des établissements de bien-être social prescrits par la Loi et figurant dans la liste d’une Annexe à un accord conclu avec une province; le Règlement précise, à son article 8, les catégories d’établissements prescrits aux fins de la Loi, dont les plus pertinents pour nos fins sont les « établissements de soins pour enfants » et les établissements « dont le principal objet est de fournir à ses résidents des soins personnels ou infirmiers ou de les réadapter socialement ». Sont explicitement exclus de ce type d’établissement les hôpitaux, les établissements correctionnels et les établissements dont le principal objet est l’enseignement. Pour plus de commodité, je reproduis ici le texte intégral de ces dispositions :

 

Définitions

2. « assistance publique » Aide sous toutes ses formes aux personnes nécessiteuses ou à leur égard en vue de fournir, ou de prendre les mesures pour que soient fournis, l’ensemble ou l’un quelconque ou plusieurs des services suivants :

(a) la nourriture, le logement, le vêtement, le combustible, les services d’utilité publique, les fournitures ménagères et les services répondant aux besoins personnels (ci-après appelés « besoins fondamentaux »);

(b) les articles réglementaires, accessoires à l’exercice d’un métier ou autre emploi, ainsi que les services répondant aux autres besoins spéciaux réglementaires de toute nature;

(c) les soins dans un foyer de soins spéciaux;

(d) les déplacements et moyens de transport;

(e) les obsèques et enterrements;

(f) les services de santé;

(g) les services réglementaires de protection socialedont l’acquisition est faite par un organisme approuvé par une province ou à la demande d’un tel organisme;

(h) les allocations de menues dépenses et autres services réglementaires répondant aux besoins des résidents ou malades des hôpitaux ou autres établissements réglementaires.

 

« foyer de soins spéciaux » Établissement de protection sociale qui est d’un genre défini par règlement, pour l’application de la présente loi, à titre de foyer de soins spéciaux et qui figure dans la liste d’une annexe à un accord conclu en vertu de l’article 4. Sont exclus de la présente définition d’hôpitaux, les établissements correctionnels et les établissements dont le principal objet est l’enseignement, à l’exception de la partie d’un hôpital utilisée à titre d’établissement résidentiel de protection social et qui figure dans la liste d’une annexe à un accord conclu en vertu de l’article 4.

Interpretation

2. “assistance” means aid in any form to or in respect of persons in need for the purpose of providing or providing for all or any of the following:

 

 

 

(a) food, shelter, clothing, fuel, utilities, household supplies and personal requirements (hereinafter referred to as “basic requirements”),

 

 

(b) prescribed items incidental to carrying on a trade or other employment and other prescribed special needs of any kind,

 

(c) care in a home for special care,

(d) travel and transportation,

 

(e) funerals and burials,

 

(f) health care services,

(g) prescribed welfare services purchased by or at the request of a provincially approved agency, and

 

 

(h) comfort allowances and other prescribed needs of residents or patients in hospitals or other prescribed institutions;

 

 

 

“home for special care” means a residential welfare institution that is of a kind prescribed for the purposes of this Act as a home for special care and that is listed in a schedule to an agreement under section 4, but does not include a hospital, correctional institution or institution whose primary purpose is education, other than that part of a hospital that is used as a residential welfare institution and that is listed in a schedule to an agreement under section 4.

 

 

8. Aux fins de la définition de « foyer de soins spéciaux » de l’article 2 de la Loi, les catégories suivantes d’établissements résidentiels de bien-être social sont prescrites aux fins de la Loi comme étant des foyers de soins spéciaux :

a) les foyers de vieillards,

b) les maisons de repos,

c) les auberges pour les indigents ambulants,

d) les établissements de soins pour enfants,

e) les foyers pour mères célibataires, et

f) tout établissement de bien-être social dont le principal objet est de fournir à ses résidents des soins personnels ou infirmiers ou de les réadapter socialement,

 

dont les normes (sauf aux fins de la disposition 5(1)b)(i)(B) de la Loi) sont, de l’avis de l’autorité provinciale, confirmes aux normes généralement agréées dans la province relativement aux établissements de bien-être social de ce genre.

8. For the purposes of the definition “home for special care” in section 2 of the Act, the following kinds of residential welfare institutions are prescribed for the purposes of the Act as homes for special care:

(a) homes for the aged,

(b) nursing homes,

(c) hostels for transients,

 

(d) child care institutions,

(e) homes for unmarried mothers, and

 

(f) any residential welfare institution the primary purposes of which is to provide residents thereof with supervisory, personal or nursing care or to rehabilitate them socially,

 

the standards of which (except for the purposes of clause 5(1)b)(i)(B) of the Act) are, in the opinion of the provincial authority, in accordance with the standards generally accepted in the province for residential welfare institutions of that kind.

 

 

[22]           Les services de bien-être social (renommés « services de protection sociale » dans les Lois refondues de 1985) sont d’autre part définis comme des services ayant pour objet « d’atténuer, de supprimer ou de prévenir les causes et les effets de la pauvreté, du manque de soins à l’égard des enfants ou de la dépendance de l’assistance publique »; y sont notamment assimilés les services sociaux dits « personnels », de « réadaptation » d’ « orientation » et d’ « évaluation de besoins », les « services d’adoption », les « services ménagers à domicile », les « services de soins de jour » ainsi que les « services de développement communautaire ». On en trouve une définition complète à l’alinéa 2(m) de la Loi, dont voici le texte :

2. « services de protection sociale» Services qui ont pour objet d’atténuer, de supprimer ou de prévenir les causes et les effets de la pauvreté, du manque de soins à l’égard des enfants ou de la dépendance de l’assistance publique et notamment :

(a) services de réadaptation;

(b) services sociaux personnels, services d’orientation, d’évaluation des besoins et de référence;

(c) services d’adoption;

(d) services ménagers à domicile, services de soins de jour et autre services similaires;

(e) services de développement communautaire;

(f) services de consultation, de recherche et d’évaluation en ce qui concerne les programmes de protection sociale;

(g) services administratifs, de secrétariat et de commis aux écritures, y compris ceux de formation du personnel, relatifs à la fourniture de tout service mentionné ci-dessus ou de l’assistance publique.

 

Sont exclus de la présente définition les services uniquement ou principalement l’enseignement, la correction ou tout autre domaine réglementaire ou, sauf pour l’application de la définition de « assistance publique », les services fournis sous forme d’assistance publique.

2. “welfare services” means services having as their object the lessening, removal or prevention of the causes and effects of poverty, child neglect or dependence on public assistance, and, without limiting the generality of the foregoing, includes

(a) rehabilitation services,

(b) casework, counselling, assessment and referral services,

 

(c) adoption services,

(d) homemaker, day-care and similar services,

 

(e) community development services,

(f) consulting, research and evaluation services with respect to welfare programs, and

 

(g) administrative, secretarial and clerical services, including staff training, relating to the provision of any of the foregoing services or to the provision of assistance,

 

 

but does not include any service relating wholly or mainly to education, correction or any other matter prescribed by regulation or, except for the purposes of paragraph of the definition “assistance”, any service provided by way of assistance;

 

 

[23]           Enfin, il est important de préciser les clientèles visées. Tel que mentionné précédemment, l’« assistance publique » ne vise que les « personnes nécessiteuses ». Ces dernières sont celles qui, en raison de leur incapacité à obtenir un emploi, de la perte de leur principal soutien de famille, de leur maladie, de leur âge, ou de toute autre cause acceptable pour la province, sont reconnues incapables de subvenir convenablement à leurs besoins et à ceux des personnes dont elles ont la charge. Pour les fins de la Loi, ce sont les provinces qui déterminent si une personne est dans le besoin et donc, admissible à ses programmes d’assistance publique, en fonction de paramètres qui doivent tenir compte des besoins matériels de cette personne et des revenus et ressources dont elle dispose pour satisfaire ces besoins.  Il est également pertinent de mentionner, pour les fins de la réclamation concernant les services dispensés aux jeunes délinquants, qu’une personne nécessiteuse est également définie comme une personne âgée de moins de 21 ans confiée aux soins ou à la surveillance d’une autorité chargée de la protection infantile, ou encore, comme un enfant placé en foyer nourricier en raison de l’incapacité des parents de subvenir à ses besoins. Cette définition se lit comme suit :

Définitions

 

2. « personnes nécessiteuse » Selon le cas :

a) personne qui, par suite de son incapacité d’obtenir un emploi, de la perte de son principal soutien de famille, de sa maladie, de son invalidité, de son âge ou de toute autre cause acceptable pour l’autorité provinciale, est reconnue incapable -sur vérification par l’autorité provinciale qui tient compte des besoins matériels de cette personne et des revenus et ressources dont elle dispose pour satisfaire ces besoins- de subvenir convenablement à ses propres besoins et à ceux des personnes qui sont à sa charge ou de l’une ou plusieurs d’entre elles;

 

b) personne âgée de moins de vingt et un ans qui est confiée aux soins ou à la garde d’une autorité chargée de la protection infantile ou placée sous le contrôle ou la surveillance d’une telle autorité, ou une personne qui est un enfant placé en foyer nourricier selon la définition des règlements.

 

Pour l’application de l’alinéa e) de la définition de « assistance publique », est assimilée à une personne nécessiteuse une personne décédée qui était une personne visée par l’alinéa a) ou b) de la présente définition au moment de son décès ou qui, bien qu’elle ne fût pas une telle personne au moment de son décès, aurait été reconnue être une telle personne si une demande d’assistance publique avait été faite pour elle ou à son égard immédiatement avant son décès.

Interpretation

 

2. “person in need” means

 

(a) a person who, by reasons of inability to obtain employment, loss of the principal family provider, illness, disability, age or other cause of any kind acceptable to the provincial authority, is found to be unable, on the basis of a test established by the provincial authority that takes into account the budgetary requirements of that person and the income and resources available to that person to meet such requirements, to provide adequately for himself, or for himself and his dependants or any of them, or

 

 

 

(b) a person under the age of twenty-one years who is in the care or custody or under the control or supervision of a child welfare authority, or a person who is a foster-child as defined by regulation,

 

 

 

 

and for the purposes of paragraph (e) of the definition “assistance” includes a deceased person who was a person described in paragraph (a) or (b) of this definition at the time of his death or who, although not such a person at the time of his death, would have been found to be such a person if an application for assistance to or in respect of him had been made immediately before his death;

 

 

 

[24]           Les services de bien-être social, pour leur part, visent une clientèle un peu plus large. Il est en effet prévu à l’alinéa 2(n) de la Loi que les « services de bien-être social fournis dans la province » qui peuvent faire l’objet d’un accord pour fins de partage des coûts sous l’autorité du RAPC sont les services de bien-être social fournis à des personnes nécessiteuses « ou à des personnes qui deviendront vraisemblablement des personnes nécessiteuses, ou à leur égard, si de tels services ne sont pas fournis ». Ce concept de « proximité de besoins » n’est nulle part défini dans la Loi ou le Règlement. Il semble que ce concept a plutôt été précisé par des lignes directrices (« Guidelines ») élaborées dans le cadre du RAPC au fil des années.

 

[25]           Comme mentionné précédemment, le Canada n’est tenu de contribuer aux frais admissibles engagés par une province au titre de l’assistance et des services visés par le RAPC que dans la mesure où intervient avec cette province un accord à cet effet (art. 4 de la Loi) et que la province soumet en temps opportun une réclamation pour une année donnée, réclamation au soutien de laquelle elle doit fournir au Canada tous les renseignements que celui-ci estime nécessaires à son analyse (para. 13(2) du Règlement). Les modalités de tels accords sont prévues à l’article 6 de la Loi.

 

[26]           Par ailleurs, la contribution fédérale n’est payable que dans la mesure où l’assistance publique et les services de protection sociale sont fournis (1) par un organisme approuvé par la province ou, selon le cas, dans un foyer de soins spéciaux, préalablement agréés par le Canada aux termes de l’accord intervenu avec la province, et (2) en conformité avec une législation provinciale, également agréée préalablement par le Canada aux termes du même accord, prévoyant la fourniture de cette assistance ou de ces services à des conditions compatibles avec le RAPC (art. 4 de la Loi). Tous les accords comprenaient donc trois Annexes, énumérant les foyers de soins spéciaux (Annexe A), les organismes approuvés par la province et habilités à fournir des services de bien-être social (Annexe B), et les lois provinciales régissant l’assistance publique et les services de bien-être social dans la province (Annexe C). Ces Annexes étaient évidemment mises à jour régulièrement, après consultation et entente entre les autorités provinciales et fédérales (il semble qu’il y ait eu 59 accords modificateurs au total).

 

[27]           Le Québec a signé un tel accord le 21 août 1967, accord qui devait par la suite être modifié à plusieurs reprises afin d’en actualiser les Annexes. Toutes les provinces se sont prévalues du RAPC en signant les accords prévus à cette fin. Il semble cependant que la présente poursuite soit la seule à n’avoir jamais été intentée par une province en rapport avec les règles de partage financier du RAPC.

 

[28]           En rétrospective, il est possible d’affirmer que le RAPC innovait à plusieurs égards et allait bien au-delà d’une simple consolidation des programmes existants. Comme l’a fait habilement ressortir le professeur Banting dans son rapport (sur lequel je reviendrai plus loin), le soutien accordé aux provinces par le fédéral se trouvait accru de différentes façons. D’abord, on accordait une aide aux personnes dans le besoin peu importe les causes sous-jacentes à leurs difficultés économiques. Deuxièmement, le soutien fédéral ne s’appliquait plus uniquement aux mesures d’assistance mais également aux services de bien-être social. Troisièmement, on acceptait pour la première fois de partager les coûts reliés au développement des structures administratives provinciales chargées de fournir l’assistance et les services aux personnes dans le besoin.  Quatrièmement, la contribution fédérale s’étendait à l’aide fournie par les provinces aux personnes qui travaillaient mais qui étaient néanmoins dans le besoin, dans la mesure où il pouvait être démontré que les revenus de ces personnes étaient insuffisants pour combler leurs besoins. Enfin, le RAPC interdisait formellement aux provinces de prévoir une période de résidence obligatoire pour être admissible à l’assistance publique (alinéa 6(d) de la Loi).

 

[29]           Le RAPC a été abrogé le 31 mars 1996 par l’entrée en vigueur du TCSPS, programme aux termes duquel la contribution fédérale aux coûts des régimes provinciaux d’assistance publique et de services de protection sociale se fera dorénavant, bien que de façon progressive, sous forme d’une subvention per capita. Le RAPC a toutefois continué à produire des effets jusqu’au 31 mars 2000, de manière à permettre le règlement définitif des réclamations provinciales en suspens, l’année fiscale 1995-1996 étant la dernière année pour laquelle une réclamation en vertu du RAPC pouvait être faite par une province.

 

III. ÉLÉMENTS DE CONTEXTE

[30]           Avant d’examiner dans le détail les prétentions des parties eu égard à chacun des trois volets de la réclamation du Québec, il convient de replacer le RAPC dans son contexte historique et législatif plus global. En effet, les procureurs du Québec ont fait valoir que le texte du RAPC favorisait nettement leur thèse, et que l’interprétation restrictive que lui ont donné les fonctionnaires chargés de sa mise en application s’explique d’abord et avant tout par une volonté de contenir l’explosion imprévue des coûts qu’entraînait ce programme à frais partagés pour le trésor public fédéral. Les procureurs du Canada contestent évidemment de façon vigoureuse ces prétentions, et rétorquent que ni le libellé de la loi ni les éléments contextuels externes n’appuient la thèse du Québec. Qu’en est-il exactement?

 

[31]           Il est maintenant bien établi que l’interprétation législative ne peut être basée que sur le seul libellé du texte de loi. Le professeur Driedger écrivait à ce propos, dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983), à la p. 87 (tel que repris et traduit par la Cour suprême dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re) (1998), 36 O.R. (3d) 418, [1998] 1 R.C.S. 27, au par. 21):

Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

Voir aussi : R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757, par. 77; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 26; Barrie Public Utilities c. Assoc. canadienne de télévision par câble, 2003 CSC 28, [2003] 1 R.C.S. 476, par. 20; Alberta Union of Provincial Employees c. Lethbridge Community College, 2004 CSC 28, [2004] 1 R.C.S. 727, par. 25.

 

 

[32]            Le bien-fondé de cette méthode d’interprétation législative privilégiée par la Cour suprême se trouve en quelque sorte renforcé par l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I-21. On y précise en effet que tout texte de loi « est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

 

[33]           L’analyse contextuelle doit être envisagée dans une perspective très large, de façon à ce que la recherche de l’intention du législateur puisse tenir compte non seulement de l’ensemble du texte de la loi en cause, mais également d’un certain nombre de facteurs externes, tels le cadre législatif global dans lequel la loi s’inscrit, les valeurs et caractéristiques du système juridique dans son ensemble, et les réalités sociales, culturelles, économiques, politiques et historiques prévalant au moment de l’adoption de la loi. La professeure Ruth Sullivan écrit à ce propos :

External context consists of the setting in which the law was enacted and the setting in which it currently operates. The key assumption here is that legislation is not an academic exercise. It is a response to circumstances in the real world and it necessarily operates within an evolving set of institutions, relationships and cultural assumptions.

 

Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed., Butterworths, 2002, pp. 2260-261. Voir aussi, au même effet, A.G. c. Prince Ernest Augustus of Hanover, [1957] A.C. 436, 461; Prassad c. Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 57 D.L.R. (4th) 663, [1989] 1 R.C.S. 560.

 

 

[34]           Dans les pages qui vont suivre, j’examinerai donc brièvement comment se sont développés les programmes à frais partagés au Canada, le contexte économique, social et politique dans lequel le RAPC a pris naissance, les différentes tentatives de lui apporter des modifications, et les circonstances dans lesquelles il a été abrogé. Ce faisant, je m’inspirerai largement des rapports d’expertise et des témoignages présentés par les professeurs Keith Banting, pour la défenderesse, et Yves Vaillancourt, pour la demanderesse. Au terme de cet exercice, il sera possible de se faire une meilleure idée de l’objectif visé par le RAPC et, sur cette toile de fond, d’aborder l’exégèse des dispositions au cœur du présent litige.

 

a) Historique des programmes à frais partagés

[35]           En 1867, l’assistance aux plus démunis était très embryonnaire et constituait un instrument de politique sociale très limité. Le développement des politiques sociales au cours du vingtième siècle consistera donc à mettre sur pied des programmes plus adéquats et prévisibles, fondés sur les droits des individus touchés. Dans un premier temps, on assistera donc au développement et à la formalisation de divers programmes d’assistance sociale. Cette tendance prendra naissance pendant la période de l’entre-deux guerres, avec l’introduction de différentes prestations fondées sur les besoins et permettant à divers groupes de pouvoir compter sur une aide structurée de l’État plutôt que sur l’aide discrétionnaire, inégale, imprévisible et parfois stigmatisante d’agences locales. Ces programmes ont d’abord été mis sur pied pour venir en aide aux démunis que l’on considérait les plus méritoires, comme les gens âgés, les veuves et les mères abandonnées, mais cette approche particularisée sera graduellement remplacée, durant la période d’après-guerre, par des programmes d’assistance sociale s’adressant à tous ceux qui étaient dans le besoin.

 

[36]           Parallèlement à cette première tendance, on assistera également à l’introduction d’autres programmes de sécurité sociale dont l’objectif sera de fournir une certaine forme de protection à tous les Canadiens. Ces programmes deviendront rapidement la principale source de dépense dans le système canadien de sécurité du revenu, et permettront à la majorité des Canadiens de ne jamais avoir à se tourner vers l’assistance sociale même durant les périodes les plus éprouvantes au plan économique comme le chômage et la retraite. Avec le développement de ces programmes, l’assistance sociale s’est progressivement transformée en programme de dernier recours, procurant une assistance financière aux individus et aux familles qui n’étaient éligibles à aucun autre programme de sécurité sociale ou dont les prestations qu’ils pouvaient en retirer ne leur permettaient pas complètement de rencontrer leurs besoins. Le gouvernement fédéral a joué un rôle dans le développement de ces deux types de programme, en contribuant par son pouvoir de dépenser aux programmes provinciaux d’assistance sociale et en assumant un rôle clé dans la création de plusieurs programmes universels de sécurité sociale dans les décennies qui ont suivi la deuxième guerre.

 

[37]           Bien que ce soient les provinces qui, les premières, aient joué un rôle dans la mise sur pied de programmes sociaux de tous genres, des pressions se sont rapidement exercées sur le gouvernement fédéral pour qu’il soutienne ces programmes. Les raisons en sont fort simples : non seulement les provinces avaient-elles des ressources fiscales limitées et inégales, mais il n’y avait pas de mécanisme permettant à ces dernières de partager les risques découlant de la conjoncture économique propre à chacune d’entre elles. D’autre part, la mobilité de la main-d’œuvre et du capital dans un état fédéral était susceptible d’accentuer ces inégalités régionales. La Commission Rowell Sirois devait donc recommander que la Constitution soit amendée pour conférer au Parlement la compétence d’intervenir par voie législative en ces matières, de façon à ce que les employeurs des provinces où les programmes sociaux sont moins développés ne soient pas désavantagés face aux employeurs se trouvant dans les provinces mieux nanties ou plus interventionnistes : voir Commission Royale d’enquête sur les relations fédérales provinciales, Rapport (1940), vol. 2, p. 36.

 

[38]           La réaction des autorités fédérales de l’époque à cette proposition n’a pas été très enthousiaste. Le seul programme à frais partagés qui existait alors était celui des pensions de vieillesse, adopté en 1926. Ce programme était extrêmement centralisé, puisque les conditions d’admissibilité au programme, le niveau des prestations et la façon de les calculer, de même que les biens et revenus des prestataires dont il fallait tenir compte dans l’établissement du montant des prestations, étaient établis pour l’ensemble du pays par les autorités fédérales par voie de règlements. Les provinces mirent plusieurs années à emboîter le pas, et il fallut attendre neuf ans avant que le programme soit appliqué à l’échelle du pays.

 

[39]           La seule autre tentative fédérale d’intervenir par le biais d’un programme à frais partagés pour alléger les conséquences de la crise économique fut l’adoption en 1935 d’une loi sur l’assurance-chômage (Loi sur le placement et les assurances sociales, S.C. 1935, c. 38). La Cour suprême devait cependant décider, dans le cadre d’un renvoi par le gouvernement fédéral, que cette loi empiétait sur les compétences fédérales et qu’elle était donc ultra vires du Parlement : Reference re : Employment and Social Insurance Act (Canada) (1936), 3 D.L.R. 644, [1936] R.C.S. 427, conf. par Attorney-General for Canada c. Attorney-General for Ontario, [1937] A.C. 355 (C.P.).

 

[40]           Il faudra donc attendre les années d’après-guerre pour que les programmes sociaux prennent véritablement leur envol au Canada et que le gouvernement fédéral assume un rôle de leadership. Il serait trop long d’examiner les multiples raisons à l’origine de cette transformation profonde. Ce qui est indiscutable, c’est que le gouvernement fédéral avait accès à des champs de taxation beaucoup plus lucratifs que les provinces. Quoiqu’il en soit, les provinces acceptèrent de modifier la Constitution pour conférer au Parlement le pouvoir de légiférer en matière d’assurance-chômage et de pensions de vieillesse (Loi constitutionnelle de 1940 (R.-U.), 3-4 Geo. VI, c. 36, art. 91(2A); Loi constitutionnelle de 1951 (R.-U.), 14-15 Geo. VI, c. 32, art. 94A, mod. par la Loi constitutionnelle de 1964 (R.-U.), 12-13 Eliz. II, c. 73). Ces modifications, jointes au fait que les provinces (à l’exception du Québec) voyaient d’un bon œil une participation plus active du gouvernement fédéral dans le domaine social, a entraîné deux conséquences.

 

b) Contexte d’adoption du RAPC

[41]            Le premier impact de ces changements importants dans la dynamique fédérale-provinciale a été l’introduction de plusieurs programmes importants de sécurité du revenu. Le premier de ces programmes universels d’assurance sociale a été l’assurance-chômage, adopté l’année même où la Constitution a été modifiée, puis les allocations familiales, en 1944, et finalement la sécurité de la vieillesse, en 1952, complétée en 1965 par le supplément de revenu garanti prévoyant des allocations additionnelles aux personnes âgées à faible revenu et de la classe moyenne. Contrairement aux programmes antérieurs, ceux-ci ne s’adressaient pas à des catégories limitées de personnes démunies, mais à des catégories entières de la population sans égard à leurs revenus ou à leurs ressources; à ce titre, ils peuvent être décrits comme de véritables programmes universels. Ces programmes sont devenus les instruments prioritaires de sécurité du revenu pour l’ensemble des Canadiens, et ont eu pour effet de réduire la dépendance aux programmes d’assistance sociale.

 

[42]           Si le fédéral s’est finalement grandement impliqué dans les programmes universels de sécurité du revenu, il s’est montré beaucoup plus hésitant à investir le champ de l’assistance sociale. Non seulement croyait-on que l’assistance occuperait une portion congrue lorsque les nouveaux programmes de sécurité du revenu viendraient à maturité, mais encore refusait-on de s’immiscer dans ce que l’on croyait être une responsabilité essentiellement provinciale. Malgré tout, le fédéral a progressivement majoré ses contributions aux programmes provinciaux, et a adopté la Loi sur les aveugles (S.R.C. 1952, c. 17) et la Loi sur les invalides (S.C. 1953-54, c. 55). Le fédéral a également accepté de bonifier la Loi sur l’assistance-chômage (S.C. 1956, c. 26) en 1956, en acceptant de partager 50% des coûts de programmes provinciaux d’assistance (sans fixer de plafond à sa contribution) qui s’adressent à des personnes aptes au travail et qui étaient considérées dans le besoin à partir d’un test de besoins (et non plus de ressources) et en laissant aux provinces le soin de fixer les critères d’admissibilité.

 

[43]           C’est dans ce contexte qu’a été adopté le RAPC en 1966. Ce programme faisait partie du plan de lutte à la pauvreté du fédéral, et s’inscrivait résolument dans la lignée des programmes fédéraux d’assistance sociale sélective dont on retrouve les premiers balbutiements dans les pensions de vieillesse instaurées en 1927. Cette nouvelle loi venait en quelque sorte consolider les programmes sélectifs d’assistance déjà existants (assistance aux personnes âgées, pensions pour aveugles et invalides et assurance-chômage). Loin d’être un régime universel, le RAPC est donc un programme sélectif. Il est de nature résiduelle en ce qu’il ne s’adresse qu’en dernier ressort à des personnes qui se trouvent dans une situation financière précaire et qui, en principe, devrait être temporaire. Ceci ressort clairement du fait qu’un programme provincial ne sera éligible au partage des frais que dans la mesure où il fournit une aide aux personnes nécessiteuses, c’est-à-dire à toute personne qui, peu importe les raisons, est reconnue incapable de subvenir à ses besoins en vertu d’un test établi par l’autorité provinciale et qui tient compte des besoins matériels de cette personne et des revenus et ressources dont elle dispose (art. 2 de la Loi, déf. de « personne nécessiteuse »).

 

[44]           Il est vrai que le RAPC prévoyait également le financement des services de protection sociale et encourageait même l’amélioration et l’élargissement de tels services. Or, ces services (qui, rappelons-le, avaient pour objet d’atténuer, de supprimer ou de prévenir les causes et les effets de la pauvreté, du manque de soins à l’égard des enfants ou de la dépendance à l’assistance publique) étaient admissibles au partage dans la mesure où ils étaient livrés à des personnes nécessiteuses ou à des « personnes qui deviendront vraisemblablement des personnes nécessiteuses ». Faut-il voir dans cet élargissement de la clientèle visée une dérogation au caractère résiduel et sélectif du RAPC?

 

            c) Philosophie du RAPC

[45]           Au dire du professeur Yves Vaillancourt, dont le mandat était de fournir pour le compte du Procureur général du Québec une contre-expertise en réponse aux rapports du professeur Banting et de M. Jean-Bernard Robichaud, la philosophie du RAPC n’était pas aussi sélective qu’on a bien voulu le laisser croire. Contrairement à ce qu’il avait soutenu dans sa thèse de doctorat sur le RAPC (Le régime d’assistance publique du Canada : perspective québécoise, Université de Montréal, 1992), le professeur Vaillancourt soutient maintenant que le RAPC, du moins dans son volet services de protection sociale, n’était pas aussi sélectif qu’on l’a prétendu. S’appuyant sur de nouvelles recherches qu’il aurait faites pour rédiger son rapport, de même que sur une relecture de certaines entrevues que lui avaient octroyées des hauts fonctionnaires fédéraux et provinciaux dans le cadre de la rédaction de sa thèse de doctorat à la fin des années ’80, le professeur Vaillancourt se dit d’avis que les potentialités du RAPC étaient plus généreuses que l’usage qui en a été fait par les instances fédérales dans les années ultérieures, tant dans le domaine de l’assistance publique que dans celui des services de bien-être social. Il explique cette interprétation restrictive de la façon suivante.

 

[46]           Il explique d’abord que le RAPC a subi des transformations profondes en cours de gestation, dans la mesure où il ne visait au moment de sa conception originale en 1962 qu’un partage des coûts dans le domaine de l’assistance sociale et s’apparentait d’abord et avant tout à une restructuration des anciens programmes fédéraux d’assistance à frais partagés. Mais suite aux demandes de bonification faites par certains gouvernements provinciaux, on finira par conférer une place plus généreuse au partage des coûts de services sociaux destinés à une clientèle plus large que les seules personnes dans le besoin financier. Pourtant, le nom abrégé est resté le même et a eu pour effet d’opérer un rétrécissement de la vraie nature du programme. Même si la notion d’assistance publique en français a un sens plus large que la notion d’assistance en anglais, c’est l’acronyme anglais (CAP) qui a construit la marque de commerce du programme, et cette appellation a contribué, de par son caractère réducteur, à limiter la portée du RAPC. Toujours selon le professeur Vaillancourt, cette appellation a accrédité la représentation voulant que le RAPC soit un outil fédéral pour partager seulement les coûts de programmes provinciaux sélectifs et de dernier recours, ce qui ne correspond pas à la nature du RAPC tel qu’adopté en 1966.

 

[47]           Le professeur Vaillancourt explique également le « rapetissement » du RAPC par la lutte d’influence que se seraient livrés les fonctionnaires du Ministère des Finances et ceux du Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social. Ces derniers, plus réformistes, favorisaient les programmes à frais partagés dans la mesure où ils constituaient un précieux levier pour élargir et développer les politiques sociales au Canada dans des domaines où le fédéral ne pouvait intervenir directement par voie législative. En assujettissant les paiements de transfert à des standards nationaux, les programmes à frais partagés permettaient au gouvernement fédéral de prendre des initiatives structurantes dans la configuration des programmes sociaux de juridiction provinciale et de contribuer ainsi au développement de la citoyenneté canadienne. Les fonctionnaires des Finances, pour leur part, privilégiaient au contraire les paiements de transfert plafonnés de façon à pouvoir mieux prévoir et contrôler les dépenses. Cette crainte était d’autant plus réelle que le Québec avait obtenu, comme toutes les autres provinces, un droit de retrait avec compensation pour les programmes à frais partagés dans le domaine du bien-être social et de l’assurance-hospitalisation en 1965 (voir la Loi sur les programmes établis (Arrangements provisoires), S.C. 1964-65, c. 54), qui devait par la suite s’appliquer au RAPC lors de son entrée en vigueur. Même si, pendant une période transitoire qui devait prendre fin en 1970 mais qui se prolongea jusqu’en 1975 au Québec, les provinces qui s’en prévalaient devaient se soumettre à toutes les exigences administratives auxquelles étaient tenues les autres provinces, on craignait quand même de perdre le contrôle des ressources fiscales, sans compter l’effet d’entraînement que pouvait avoir la décision d’accepter le partage des coûts de telle ou telle initiative nouvelle dans une province. Si le Ministère des Finances a perdu la bataille au moment de l’entrée en vigueur du RAPC, en 1966, le professeur Vaillancourt soutient que ses fonctionnaires ont par la suite constamment cherché à limiter les coûts découlant du RAPC en favorisant une interprétation étroite de ce dernier en attendant de pouvoir éventuellement le ramener dans le bercail des programmes de paiement de transfert.

 

[48]           Cette thèse développée par le professeur Vaillancourt me paraît suspecte pour plusieurs raisons. D’abord, on ne trouve nulle part trace de l’argumentation qu’il a développée devant la Cour dans sa thèse de doctorat (produite en preuve sous la cote D-25). Dans cette thèse, déposée à la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal en 1992 en vue de l’obtention d’un doctorat en sciences politiques, l’auteur s’était donné pour mandat d’étudier le RAPC dans une perspective québécoise. Comme il l’indique lui-même dans une note préliminaire, cette thèse était constituée de six articles publiés dans trois revues différentes avec comités de lecture et bien connues dans la discipline des politiques sociales. Or, une lecture attentive de cette thèse ne m’a permis de déceler aucune trace des principaux éléments autour desquels s’articule le rapport d’expertise qu’il a soumis au soutien de la réclamation du Québec, à savoir : 1) le RAPC avait deux volets, l’assistance publique et les services de protection sociale, dont les objectifs étaient différents; 2) si l’assistance sociale était hautement sélective, il en allait autrement des services de protection sociale, qui avaient une vocation beaucoup plus large et qui se situaient à mi-chemin entre l’universalité et la sélectivité; et 3) l’interprétation restrictive que l’on a donné au RAPC était le fait des hauts fonctionnaires fédéraux, et n’était nullement dictée par la Loi elle-même. En fait, la seule constante qui se dégage de ses travaux antérieurs et de son rapport d’expertise est sa thèse selon laquelle le Québec avait fait une percée dans le dossier du droit de retrait suite à l’adoption en 1965 de la Loi sur les programmes établis (Arrangements provisoires), percée qui devait faire long feu, suite au ressaisissement des autorités fédérales qui eurent tôt fait de banaliser la portée de ce développement et de priver ainsi le Québec du statut particulier qui aurait pu en découler. Bien qu’intéressante, cette théorie me paraît néanmoins peu utile dans le cadre du présent litige.

[49]           D’entrée de jeu, le professeur Vaillancourt énonçait dans sa thèse de doctorat les cinq hypothèses qui sont au cœur de ses travaux. La plus pertinente pour nos fins est la quatrième, qu’il libellait ainsi :

Il y a une contradiction fondamentale entre la philosophie sélective et résiduelle du RAPC et la philosophie plus universelle qui traverse les lois et politiques sociales du gouvernement du Québec ayant des interfaces avec le RAPC, notamment dans le domaine des services sociaux, au cours des années 70.

 

 

[50]           Lors de son contre-interrogatoire, Me Leblanc a fait ressortir le passage suivant du Rapport de la Commission Rochon (Rapport de la Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux, Québec, 1988, à la p. 368) cité par le professeur Vaillancourt aux pp. 55-56 de sa thèse :

Comme nous l’avons mentionné, la disharmonie qui s’observe entre les deux paliers de gouvernement au sujet des services sociaux s’explique en grande partie par une différence fondamentale dans les philosophies sociales qui orientent leur législation respective. En principe, au Québec, l’accès à un service social est basé sur l’évaluation que fait un professionnel des besoins et non pas sur les moyens financiers comme c’est le cas en vertu du RAPC. Comme la logique du RAPC est de lutter contre la pauvreté, ce sont des critères socio-économiques qui déterminent les notions de besoin ou d’imminence du besoin, alors que la loi québécoise est régie par des critères psychosociaux.

 

 

[51]           Et de commenter le professeur Vaillancourt (toujours à la p. 56 de sa thèse) :

En somme, au [sic] yeux du Rapport Rochon, la Réforme Castonguay-Nepveu mise en œuvre à partir de 1972 aurait été freinée par le RAPC qui permet le partage de coûts seulement dans le cas de services destinés à des personnes dûment reconnues – à partir d’un test de ressources et de besoins – comme socio-économiquement pauvres.

 

[52]           Puis, faisant la synthèse de la littérature canadienne-anglaise sur le RAPC, le professeur Vaillancourt écrivait (toujours dans le même chapitre de sa thèse, à la p. 67) :

L’autre critique formulée par des analystes progressistes des politiques sociales [la première étant le caractère minimal des conditions identifiées dans la loi et les accords et la trop grande timidité du fédéral pour mettre au pas les provinces qui ne respectent pas ces conditions] a trait à la contradiction qui existe entre d’une part la philosophie résiduelle et sélective d’un programme de derniers [sic] recours comme le RAPC – qui a été d’abord conçu pour l’aide sociale et sur le tard élargi pour englober certains services de bien-être – et, d’autre part, la volonté de certaines provinces, à certains moments du moins, de développer des services sociaux à caractère plus universel.

 

 

[53]           Il est frappant de constater à quel point cette conclusion rejoint celle du Rapport Rochon. À ne s’en tenir qu’à la thèse du professeur Vaillancourt, il semble bien qu’il y avait consensus à l’époque sur la contradiction qui existait entre la philosophie sélective et résiduelle du RAPC et le caractère universel d’un nombre grandissant de programmes provinciaux. On constate également, à la lecture d’un autre chapitre de la thèse de M. Vaillancourt (« Un bilan québécois des 15 premières années du RAPC : la dimension sociale »), qu’il ne faisait à l’époque aucune distinction entre le domaine de l’aide sociale et celui des services sociaux lorsqu’il parlait de l’orientation hautement sélective et résiduaire du RAPC. Dans les deux cas, il affirmait que les personnes pauvres constituaient la population cible, et qu’en dépit des initiatives de onzième heure pour élargir les services de bien-être, le RAPC demeurait une loi de dernier recours conçue avant tout pour partager les coûts de l’aide sociale financière.

 

[54]           Confronté à ces extraits de sa thèse, le professeur Vaillancourt s’est lancé dans une série d’explications peu convaincantes et au demeurant souvent alambiquées. Il a notamment rétorqué que cette unanimité sur la nature du RAPC démontre qu’il n’était pas le seul à ne pas avoir fait la distinction entre le degré de sélectivité plus grand pour les services d’assistance et moins grand pour les services de bien-être. À la question de savoir si l’on retrouve dans la littérature antérieure à 1992 une quelconque dénonciation de l’interprétation indûment restrictive qu’auraient faite les fonctionnaires du RAPC, le témoin s’est montré évasif et a dit qu’il lui faudrait faire une relecture de cette littérature dans cette perspective pour répondre à la question. Il a ajouté qu’il existe des écrits pouvant documenter cette lecture, mais il s’est montré incapable d’en donner des exemples.

 

[55]           Enfin, il a réitéré qu’il mettrait aujourd’hui un bémol sur la qualification du RAPC comme un programme de dernier recours, et insisterait davantage sur le volet services de bien-être qui n’est pas aussi sélectif que le programme d’assistance. Il a également ajouté qu’il ne maîtrisait pas aussi bien en 1992 la distinction entre la sélectivité des programmes et la sélectivité des clientèles. À son avis, la nature même du RAPC exigeait une certaine sélectivité de la part des provinces eu égard aux clientèles admissibles, ce à quoi le Québec s’est plié en ne réclamant du fédéral que le coût des services admissibles en proportion des clientèles reconnues dans le besoin ou en proximité de besoin. Mais à son avis, le fait que la clientèle d’un programme admissible n’était pas totalement éligible ne faisait pas en sorte que le programme cessait de ce fait même d’être admissible au partage des coûts.

 

[56]           Cette distinction entre les clientèles et les programmes, que le professeur Vaillancourt semble être le seul à avoir faite, m’apparaît être une diversion qui n’ajoute rien au débat. Il n’est pas contesté que les seuls services dont le coût pouvait faire l’objet d’un partage étaient ceux qui étaient livrés aux personnes nécessiteuses et, dans le cas des services de protection sociale aux personnes en proximité de besoin. La preuve révèle d’ailleurs qu’un découpage était effectué, au terme d’une mécanique complexe et d’un commun accord entre les parties, pour déterminer la proportion des clientèles admissibles eu égard à chaque service dont on réclamait le partage des coûts. Sans doute s’agissait-il là d’un défi au plan opérationnel, étant donné les philosophies et les critères d’admissibilité différents du RAPC et des programmes provinciaux. Encore fallait-il que le programme lui-même soit agréé par les autorités fédérales et que la loi provinciale qui le créait figure à l’Annexe C de l’Accord pour que les coûts soient partageables, en tout ou en partie selon la nature de la clientèle. En d’autres termes, le programme mis en place par la loi provinciale devait pouvoir être assimilé à un « service de protection sociale » pour être admissible au partage. C’est à ce niveau que les deux parties divergent d’opinion.

 

[57]           Dans son argumentation orale, le procureur du Québec a fait valoir que la sélectivité du RAPC ne pouvait entrer en ligne de compte que pour les fins du découpage de la clientèle. En d’autres termes, le fait qu’un service soit offert à l’ensemble de la population ne serait pas un motif d’exclusion en soi, tant et aussi longtemps que les coûts réclamés ne visaient que la partie admissible de la clientèle. Une telle distinction ne me ferait pas pouvoir être retenue; non seulement n’en trouve-t-on aucune trace dans les discussions qui ont entouré l’introduction du RAPC ni dans les échanges que ce programme a générés entre les deux niveaux de gouvernement, mais le professeur Vaillancourt a lui-même admis être le seul à avoir fait cette distinction. Il ne me paraît pas douteux, compte tenu de la logique du RAPC, que l’objectif même d’un service devait être de lutter contre la pauvreté, à défaut de quoi le programme dans son ensemble ne pouvait être admissible au partage des coûts, même pour la portion de ses usagers qui auraient pu être admissibles compte tenu de leurs besoins. L’existence même d’une Annexe C dans les accords conclus entre le fédéral et les provinces ne peut d’ailleurs s’expliquer autrement.

 

[58]           Bref, je suis d’avis que le RAPC, dans sa philosophie même et dans sa raison d’être, ne se voulait pas une mesure de financement de tous les programmes sociaux qu’étaient susceptibles de mettre en place les provinces sans égard à la clientèle visée. L’objectif était plus modeste et plus ciblé : ce que l’on recherchait, c’était de permettre aux provinces de fournir aux plus défavorisés les services ayant pour objet « d’atténuer, de supprimer ou de prévenir les causes et les effets de la pauvreté, du manque de soins à l’égard des enfants ou de la dépendance de l’assistance publique » (art. 2 de la Loi, définition de « services de protection sociale »). L’opérationnalisation de cet objectif peut évidemment donner lieu à des mécanismes administratifs complexes et même à des différends quant à l’interprétation des services et des clientèles admissibles, comme en fait foi le présent litige. Mais le caractère sélectif du RAPC, dans son essence même, ne me paraît pas contestable. Je n’ai d’ailleurs pas compris des représentations faites par les procureurs du Québec qu’ils remettaient en question la nature même du RAPC; ce à quoi l’on s’objecte, c’est à la manière de mettre en œuvre la sélectivité du Régime.

 

[59]           Quant à la thèse du professeur Vaillancourt selon laquelle le RAPC aurait fait l’objet d’une interprétation indûment restrictive et mesquine dictée par la volonté de freiner l’explosion des coûts plutôt que par le texte même de la Loi, elle ne me paraît tout simplement pas corroborée par les débats législatifs qui ont précédé l’adoption de la Loi et ne s’appuie que sur quelques entrevues réalisées avec des hauts fonctionnaires de l’époque. Ces derniers sont d’ailleurs venus témoigner lors de l’audition et ont rejeté l’interprétation que le professeur Vaillancourt avait faite de leurs propos.

 

[60]           Une lecture attentive des débats parlementaires et des déclarations ministérielles ayant précédé l’adoption du RAPC fait clairement ressortir que celui-ci a d’abord et avant tout été présenté comme un instrument de lutte contre la pauvreté. Lors d’une allocution à la Chambre des communes le 6 avril 1965, soit quelques jours avant la présentation de ce qui allait devenir le RAPC par la ministre fédérale de la Santé et du Bien-être à ses homologues provinciaux, le premier ministre de l’époque, le très honorable Lester B. Pearson, présentait ce plan comme la consolidation de programmes d’assistance préexistants destinés à venir en aide à des groupes économiquement défavorisés, à savoir les chômeurs incapables de réintégrer le marché du travail, les personnes âgées dans le besoin, les aveugles et les invalides. Puis, après avoir noté que ce plan introduisait un changement important dans la mesure où on introduisait un test de besoin plutôt que de revenus pour l’aide aux personnes âgées, il ajoutait :

In addition to this major change in the scope of assistance for elderly people, the proposals provide for three major extensions of the federal sharing of assistance costs. These are: assistance to needy mothers; health care services for assistance recipients; and the costs of sharing in the strengthening and expansion of welfare services for assistance recipients.

 

 

[61]           Puis il précisait, relativement au volet des services sociaux :

The third new element in the assistance plan is the support it will provide to the provinces for strengthening public assistance administration and for improving and extending social welfare services for public assistance recipients. This will help provincial and municipal welfare departments to recruit more effective service to assistance recipients. In this way, we intend that assistance should be much more effectively linked to other programs, including vocational training, rehabilitation and job placement. The aim is to enable assistance recipients to move on to achieve the greatest possible measure of self-support. This is one of the sound and constructive weapons to be used in combating both rural and urban poverty.

 

 

[62]           Deux conférences fédérales-provinciales plus tard, le gouvernement introduisit en Chambre le RAPC, présenté comme un programme visant à combattre la pauvreté ainsi qu’à fournir aux plus démunis des possibilités accrues de s’en sortir et de se prendre en main. Cet objectif n’a d’ailleurs jamais vraiment été remis en question. Une bonne partie des discussions a plutôt porté sur le choix du critère approprié (celui des besoins par opposition à celui des ressources) pour déterminer les personnes admissibles, et sur l’opportunité d’établir des standards nationaux plutôt que de laisser aux provinces le soin de préciser les clientèles admissibles. Nulle part ne trouve-t-on de distinction dans les débats entre les mesures d’assistance et les services de protection sociale.

 

[63]           C’est donc manifestement à titre de mesure anti-pauvreté destinée à appuyer les régimes provinciaux visant à venir en aide à la clientèle des personnes économiquement défavorisées que le RAPC s’impose aux yeux des parlementaires. Et c’est sans doute dans cette optique générale, celle de l’atténuation, de la suppression et de la prévention des causes et des effets de la pauvreté et de la dépendance à celle-ci, qu’il faut comprendre l’inclusion, au titre des services de protection sociale, des services destinés aux enfants en manque de soins, et celle, au titre de la définition de personnes nécessiteuses, des personnes âgées de moins de 21 ans confiées aux soins ou à la surveillance d’une autorité chargée de la protection infantile ou encore des enfants dont les parents sont incapables de subvenir aux besoins et qui sont en conséquence placés dans un foyer nourricier.

 

[64]           Il est vrai que le concept de « proximité de besoin » élargit dans une certaine mesure la clientèle admissible au partage des coûts reliés aux programmes sociaux. Le professeur Vaillancourt s’est d’ailleurs largement appuyé sur l’introduction tardive de cette notion dans le libellé du RAPC pour faire valoir que ce programme fédéral n’était pas aussi sélectif qu’on avait bien tenté de le laisser croire. Or, on ne retrouve dans les débats législatifs aucune trace de cette supposée volonté de faire du RAPC autre chose qu’un instrument de lutte à la pauvreté. Il semble donc que ce nouveau concept ne se voulait rien d’autre qu’une timide tentative de prévenir la pauvreté et ses effets, bien davantage qu’un premier pas vers l’universalité des services admissibles. Après tout, la proximité de besoin fait clairement référence à une situation économique précaire. Le professeur Vaillancourt reconnaissait d’ailleurs dans sa thèse de doctorat que le concept de personne nécessiteuse restreint le concept de besoin à un sens purement socio-économique (p. 280), que la « proximité de besoins » ne constitue qu’une « mince ouverture » (p. 280), et que « [l]es provinces peuvent toujours offrir des services d’assistance publique à une clientèle se situant au dessus du seuil de pauvreté ‘harmonisable’ avec les dispositions du RAPC, mais à condition de ne pas miser sur l’aide fédérale et d’en assumer les frais à 100% » (p. 281).

 

[65]           Il semble que les lignes directrices ayant servi à interpréter ce concept au fil des ans ont pu avoir pour effet d’élargir substantiellement la clientèle admissible; elles ne pouvaient cependant avoir pour objet de dénaturer l’essence même du RAPC. Bien qu’aucune de ces lignes directrices n’aient été déposées en preuve, le témoin principal du fédéral a affirmé (sans être contredit sur ce point) que la proximité de besoins avait initialement été fixée en relation avec les revenus donnant droit à l’aide sociale plus dix pour cent (10%). Il est vrai que dans ce même témoignage, M. Daudelin a également indiqué que le concept de « proximité de besoins » avait ultérieurement été remplacé (au début des années ’80) par celui de la « probabilité de besoins », ce qui avait eu pour effet d’augmenter les seuils d’admissibilité de façon « importante ». Mais peu importe comment ce concept a été actualisé, rien ne permet de croire que l’objet de la loi était autre que « d’atténuer, de supprimer ou de prévenir les causes et les effets de la pauvreté », pour reprendre les termes de la définition des « services de protection sociales » que l’on trouve à l’article 2 de la Loi.

 

[66]           Ce n’est d’ailleurs pas autrement que l’ont compris les principaux acteurs et commentateurs de l’époque, à commencer par le professeur Vaillancourt lui-même dans sa thèse de doctorat. C’est ce que sont venus confirmer le professeur Banting et M. Jean-Bernard Robichaud, également appelé à titre de témoin-expert par la partie défenderesse. Lui-même détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en administration sociale, M. Robichaud a notamment été directeur général du plus important Centre de services sociaux du Québec (celui du Montréal métropolitain, mieux connu sous son acronyme CSSMM), conseiller principal en politiques sociales au Conseil canadien de développement social et conseiller scientifique à la Commission Rochon. Aux yeux de ce dernier, la nature résiduelle du RAPC ne fait aucun doute. Tel que mentionné précédemment, le RAPC n’est que l’aboutissement d’un long processus au terme duquel ont été mis en place les grands programmes universels que sont les allocations familiales, la sécurité de la vieillesse et l’assurance maladie et hospitalisation. Dans ce contexte, le RAPC ne peut avoir qu’une vocation résiduelle, tant au niveau de l’assistance sociale que des services de protection sociale, dont l’objet est d’assister ceux et celles qui sont passés à travers les mailles des autres mesures de sécurité sociale. S’agissant plus particulièrement des services sociaux, M. Robichaud écrit dans son rapport (aux pp. 21-22):

De façon générale, les conditions qui permettent le financement des services sociaux sont très restrictives. Le principe qui régit ce type de partage de coûts est lié à la nature même du Régime (programme résiduel et sélectif). Ces services doivent être destinés à des « personnes nécessiteuses », telles que définies par la loi ou doivent avoir un aspect préventif (en proximité de besoin) pour éviter que ces personnes en viennent à avoir besoin d’assistance financière. Dans ces situations ce qui justifie le partage des coûts de certains services sociaux, tels que définis à l’article 2 de la loi, c’est que la fourniture de ces services peut prévenir le recours à l’assistance sociale ou aider les prestataires d’aide sociale à devenir autonome financièrement, c’est-à-dire ne plus avoir besoin de recourir à l’assistance sociale pour subvenir à leurs besoins de base. Pour justifier le partage des coûts des services sociaux en vertu du Régime, les provinces doivent démontrer que les dits services, en plus d’être compatibles avec le RAPC, contribuent soit à prévenir l’état de besoin (selon la notion de proximité de besoin) tel que défini par le RAPC soit de réhabiliter ou d’aider les assistés sociaux à sortir de leur état de dépendance envers l’assistance publique et à devenir autonomes sur le plan financier. Il ne s’agit pas et il n’a jamais été question dans toute l’historique de la planification ou de la mise en œuvre du Régime d’adopter une approche universelle en matière de services sociaux.

 

 

[67]            Compte tenu de tout ce qui précède, la thèse voulant que le RAPC ait été dénaturé et ait fait l’objet d’une interprétation indûment restrictive de la part des fonctionnaires chargés de sa mise en œuvre ne tient tout simplement pas la route. Dans un système démocratique, il n’est que normal que la fonction publique respecte la volonté des élus; il aurait été contraire à tous les principes d’une saine administration publique que des fonctionnaires veuillent étendre la portée du RAPC, de façon à y faire entrer des services sociaux dispensés sur une base universelle, sans égard au texte de la loi et à l’intention du législateur, sur la seule base d’un concept aussi vague que celui de « proximité de besoin ».

 

[68]           Au demeurant, cette thèse a été vigoureusement contestée par les deux hauts fonctionnaires interviewés par le professeur Vaillancourt dans le cadre de ses travaux de doctorat. Appelé à témoigner pour le compte du gouvernement fédéral, M. Desmond Byrne, qui a été directeur général du RAPC de 1977 à 1982, a réitéré ce qu’il avait déjà dit à M. Vaillancourt en 1990. On retrouve dans cette entrevue, produite sous la cote D-28, l’échange suivant entre M. Vaillancourt et M. Byrne :

Q. After 1978, the federal government entered in a period of financial constraints. Did this variable influence your freedom to manoeuvre within CAP?

 

A. People used to say it did. It didn’t really. I do not recall being told not to approve something, or to cut back on approvals, in order to comply with the deficit, projections, etc. In other word the open ended nature of CAP continued.

 

 

[69]           Les propos tenus par M. Ronald Yzerman lors de l’entrevue qu’il a accordée au professeur Vaillancourt en 1988 (déposée en preuve sous la cote D-29) n’apportent pas non plus beaucoup d’eau au moulin de sa thèse. M. Yzerman a été impliqué dans tous les aspects de la mise en œuvre du RAPC de 1980 à 1988, d’abord à titre de directeur des consultants chargés de déterminer l’éligibilité des coûts réclamés par les provinces au titre de services de protection sociale, puis à titre de directeur général par intérim. Le professeur Vaillancourt a tiré de cette entrevue des extraits qui, à ses yeux, démontraient que le RAPC avait fait l’objet d’une interprétation indûment restrictive et n’avait pas été appliqué en tenant compte de toutes ses potentialités. Les passages suivants illustrent bien la teneur des propos de M. Yzerman, tels que reproduits dans la transcription de son entrevue en 1988 et repris par le professeur Vaillancourt dans son rapport d’expertise :

It [the social security review] was officially withdrawn in 1978. What took place then was because of the recession and government austerity, was that a multiple of controls were put upon the CAP which was be careful to expand, because it means greater expenditures from the federal government. So it was a different type of restriction [comparativement aux restrictions politiques de la période de la réforme des services sociaux], but nonetheless it was a restriction. So to answer your question, when the social security or the Social Services Financing Act was withdrawn, in the CAP administration, there were a sense of maybe now CAP will be able to do what it is meant to do, make changes that can bring it in to the 20th century so to speak. But very quickly, we found that there was still limitations on expansion because now we were going to be economic. And I don’t think CAP ever recovered from that. (p. 7 de son entrevue; reproduit à la p. 79 du rapport de M. Vaillancourt)

 

I think I would word it this way : It is that, because we were dealing on a day to day basis with provincial people, we were aware of new ways that provinces were going, new concerns that they had, new ways of delivering services and, what we were saying, it is that in the administration of CAP, if CAP is going to really fulfill its mandate, it is going to have to change, not necessarily change the act in terms of amendements, but out policies, our ways of doing business would have to change. It also meant we would be considering extending cost sharing in the areas we previously said no to. But that would mean greater expenditures under CAP. The message that you get in so many ways was: Be careful to hold the line. We don’t want to be going off, because the one thing fortunately or unfortunately under CAP is that, when you make a decision to share, it always have national implications; and so you may note a decision to share a 10 million $ program in a province and for the point of view of the CAP, it is 10 plus the extended costs. So that was always difficult because when I was negociating with your provincial peoples, quite frankly, my concern was your province plus the implication for nine others plus two territories. So, the cost implications were a consideration and I think that could not help but slow down or prevent the orderly and the natural expansion of this type of a program. And I think that has been the case with CAP, virtually from it’s inception. (pp. 7-8 de son entrevue, reproduit à la p. 80 du rapport d’expertise)

 

[70]             Le professeur Vaillancourt a vu dans ces extraits la preuve d’une « tutelle subie par l’équipe qui administre le RAPC à l’intérieur de l’appareil gouvernemental fédéral », qui « empêche le RAPC de répondre aux défis pressants transmis par les provinces et les territoires » (rapport, p. 80). Bien que les propos de M. Yzerman ne soient pas exempts d’ambiguïtés, ils ne me paraissent pas accréditer la thèse voulant que l’appareil gouvernemental ait délibérément introduit dans la gestion du RAPC des restrictions qui ne s’y trouvaient pas. Au contraire, les passages cités plus haut témoignent des tensions normales qui peuvent exister dans la gestion d’un programme aussi complexe que le RAPC, d’une saine volonté de gérer les fonds publics avec rigueur, et à la limite d’une certaine déception de ceux et celles qui auraient souhaité des modifications au RAPC plutôt que sa mise au rancart au profit d’autres mesures législatives. D’ailleurs, il est permis de se demander pourquoi le professeur Vaillancourt n’a pas interprété les commentaires de M. Yzerman dans le sens qu’il veut bien leur prêter maintenant lorsqu’il écrivait sa thèse de doctorat.

 

[71]           Lors de son témoignage, M. Yzerman a indiqué que ce qu’il voulait faire ressortir lors de son entrevue avec le professeur Vaillancourt, c’est que des changements auraient pu être effectués pour rationnaliser le traitement des demandes provinciales, et peut-être même que des modifications législatives auraient pu être apportées au RAPC, si toutes les énergies n’avaient pas été monopolisées par les projets de réforme des services sociaux. Il a réitéré à plusieurs reprises que les gestionnaires du RAPC n’avaient jamais tenté de contrevenir au mandat que leur imposait la loi, que les réclamations des provinces étaient toujours évaluées en fonction des paramètres fixés par le législateur, qu’il n’a jamais été question de rejeter une demande dans le seul but de limiter les coûts, et que la Direction chargée d’administrer le RAPC n’a jamais cherché à obtenir l’approbation du Ministère des Finances ou du Conseil du Trésor avant d’approuver une réclamation.

 

[72]           Même si les déclarations faites par M. Yzerman en 1988 ne sont peut-être pas aussi limpides que l’interprétation qu’il en donne a posteriori, force m’est de constater que les deux versions ne sont pas incompatibles. Les explications qu’il a fournies lors de son témoignage me paraissent au contraire être les seules qui soient compatibles avec le rôle que doit jouer un fonctionnaire dans notre système politique. L’administration publique a pour mission de mettre en œuvre les politiques du gouvernement au pouvoir et les lois dûment votées par le Parlement. Que l’explosion des coûts ait pu constituer une préoccupation à certaines époques, et que des fonctionnaires aient pu souhaiter et même recommander l’adoption de modifications législatives ou administratives pour bonifier le régime, il n’y a là rien que de plus normal. Mais que l’on ait sciemment détourné le RAPC de ses objectifs pour des considérations budgétaires, il y a là un pas considérable que l’on ne saurait franchir à moins d’une preuve claire à cet effet. Or, il n’y a pas l’ombre d’un début de preuve au soutien d’une telle prétention dans le présent dossier.

 

d) Circonstances entourant l’abrogation du RAPC

[73]           En fait, il semble bien que les difficultés d’arrimage entre le RAPC et certains programmes provinciaux, à partir du début des années ’70, tiennent davantage à la volonté naissante dans certaines provinces de mettre sur pied des programmes sociaux destinés à l’ensemble de la population plutôt qu’aux seules personnes à faible revenu. Au Québec, notamment, on procéda à une réorganisation majeure des services de santé et des services sociaux en 1971 dont l’un des objectifs était d’intégrer ces services au sein d’un même réseau. Au terme de cette réforme, il était prévu que toute la population aurait accès à ces services, sans égard à leurs revenus. L’alinéa 3(b) de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.Q. 1971, c. 48) en faisait d’ailleurs l’un de ses objectifs :

3. Le ministre exerce les pouvoirs que la présente loi lui confère de façon :

 

[…]

 

b) à rendre accessible à toute personne, d’une façon continue et pendant toute sa vie, la gamme complète des services de santé et des services sociaux, y compris la prévention et la réadaptation, de façon à répondre aux besoins des individus, des familles et des groupes aux plans physiques, psychique et social;

 

 

[74]           Cette orientation universelle ne posait pas de problèmes considérables pour les services de santé, dans la mesure où la législation fédérale portant sur l’assurance maladie et l’assurance hospitalisation privilégiait la même approche. Il en allait cependant bien autrement pour les services sociaux, compte tenu du caractère sélectif du RAPC. C’est d’ailleurs ce que constatait sans équivoque le professeur Vaillancourt lorsqu’il écrivait, toujours dans sa thèse de doctorat :

Ce libellé [celui de l’alinéa 3(b) cité plus haut] impliquait, que les services sociaux autant que les services de santé devaient être destinés « à toute personne », peu importe la situation de ses revenus. En d’autres termes, la population cible du système sociosanitaire, à la différence de celle du RAPC, ne renvoyait pas seulement aux personnes socio-économiquement faibles sur le plan financier. (p. 299)

 

Et d’ajouter plus loin, en conclusion de sa thèse :

 

[…] je pense avoir démontré avec force comment au cours des années 70, l’on a assisté à une sorte de collision entre la philosophie sélective inhérente au RAPC et la philosophie plus universelle qui était inhérente à plusieurs projets de développement du gouvernement du Québec, tant sous Bourassa que sous Lévesque, dans le domaine des services sociaux et de la sécurité du revenu, à l’heure de le réforme Castonguay-Nepveu. (p. 348)

 

 

[75]           Le professeur Vaillancourt n’était pas le seul à faire ce constat. Dans l’entrevue qu’il lui a accordée en 1988, M. Yzerman en arrivait à la même conclusion (pièce D-29, p. 6). Et dans le chapitre de sa thèse intitulé « Un bilan québécois des quinze premières années du Régime d’assistance publique du Canada : La dimension sociale », le professeur Vaillancourt cite également le sous-ministre en titre et un sous-ministre adjoint au Ministère des Affaires sociales du Québec à l’époque pertinente, qui étaient du même avis (pièce D-32, p. 300).

 

[76]           Cette tendance à privilégier l’universalité des services sociaux, bien que plus manifeste au Québec parce que résultant d’une approche globale et systématique, n’en était pas moins visible dans d’autres provinces également. Dans son rapport, le professeur Banting écrit à ce sujet :

In effect, Canada was edging towards a more universalistic conception of social services, an evolution that could not be accomodated within the CAP. In the province of Quebec, this broader orientation was embedded in “Chapter 48”, a new legislative framework for health and social services adopted in 1971, which committed the province to a universalist conception in the development of social services. While other provincial governments did not set out such a comprehensive vision of the future, several of them were moving in the same direction in particular areas such as nursing homes and day care. The result was a growing incompatibility between the CAP and provincial priorities, a tension described nicely by one analyst in the case of Quebec as “la contradiction entre l’universalité du ‘chapitre 48’ et la sélectivité du RAPC.” (Pièce D-32, p. 44. L’analyste québécois auquel le professeur réfère est le professeur Vaillancourt, et la citation est tirée de sa thèse, à la p. 299).

 

[77]           Un autre phénomène devait accentuer cette tension entre l’universalité et la sélectivité. À partir du début des années ’70, on observe dans les provinces une tendance à la désinstitutionnalisation des services sociaux. Au Québec comme ailleurs au Canada, on fait le pari que les personnes âgées et les personnes ayant un handicap peuvent avoir une meilleure qualité de vie en étant intégrées dans leur communauté plutôt qu’en résidant dans une institution, pourvu qu’on leur offre les services nécessaires. Cette transition devait également être source de moult difficultés au niveau du partage des coûts, le RAPC n’ayant pas été conçu dans cette optique. J’y reviendrai lorsque j’aborderai le volet de la réclamation du Québec portant sur les ressources résidentielles.

 

[78]           Face à ces difficultés croissantes, on tenta dans un premier temps d’apporter des correctifs à la pièce au RAPC. Puis, suite à de longues discussions fédérales-provinciales visant à réviser les programmes de sécurité sociale au Canada, le gouvernement introduisit en 1976 un premier projet de la loi qui allait bien au-delà du RAPC en terme d’éligibilité au partage des coûts. On y retrouvait différents types de modèles allant de la gratuité universelle jusqu’à l’accessibilité aux services sur la base des besoins ou des revenus, en passant par l’application sélective de frais aux usagers. Ce projet de loi devait cependant être ultimement retiré par le gouvernement fédéral, devant l’opposition croissante des provinces, et plus particulièrement du Québec, aux programmes à frais partagés.

 

[79]           Puis, en 1977, le gouvernement fédéral y alla d’une autre tentative en déposant le projet de loi C-55 (Social Services Financing Act). Ce projet était novateur en ce que la contribution du gouvernement prenait dorénavant la forme d’un transfert de fonds en bloc, basé sur la population de chaque province, plutôt que d’être calculé en fonction d’un partage des coûts. Une telle approche aurait éliminé la nécessité de distinguer entre les services sociaux admissibles au partage et ceux qui ne l’étaient pas. Comme son prédécesseur, ce projet de loi fut également retiré, cette fois parce que le gouvernement fédéral était aux prises avec une situation budgétaire préoccupante qui l’amena à mettre un frein à ses dépenses. Seul le financement des programmes dans le domaine de la santé et de l’éducation postsecondaire devait éventuellement être modifié dans le cadre de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces et sur le financement des programmes établis, adoptée en 1977. Cette loi était le premier jalon dans la transformation des programmes à frais partagés en paiements de transfert per capita, qui devait connaître son aboutissement en 1996 avec l’adoption du TCSP.

 

[80]           Ce qu’il faut retenir de cette période pour les fins du présent litige, ce ne sont pas tant les échecs répétés de réformer le RAPC ou de le remplacer, mais bien le fait que ces diverses tentatives avortées témoignent des limites inhérentes du RAPC. Si tous ne s’entendaient pas sur la façon de remédier à ces lacunes, et si les solutions de rechange proposées ont évolué au fil du temps, il y avait, en revanche, unanimité sur les difficultés d’arrimage grandissantes entre la philosophie sélective et résiduaire du RAPC et l’approche universelle que préconisaient de plus en plus les provinces dans la livraison de leurs services sociaux. Il y a tout lieu de croire que si les principaux acteurs politiques avaient considéré le RAPC suffisamment malléable pour accommoder les nouvelles demandes des provinces, l’on se serait évité toute une ronde de négociations visant à lui trouver un substitut.

[81]           Au terme de ce long exposé sur les circonstances ayant entouré la naissance du RAPC et son évolution, il ne m’apparaît donc pas faire de doute qu’il s’agissait bel et bien d’un instrument ayant pour objet de lutter contre la pauvreté. Malgré l’ajout in extremis des frais encourus pour les services de bien-être social au titre des dépenses admissibles, et l’élargissement de la clientèle pour laquelle le fédéral acceptait de partager les coûts eu égard à ces services, le RAPC demeurait résolument sélectif dans sa philosophie et n’avait certes pas vocation de financer des programmes de nature universelle ne tenant compte que des besoins psychosociaux des usagers. À ce chapitre, le RAPC se distinguait clairement des programmes résolument universels comme l’assurance-maladie et l’assurance hospitalisation. Je n’ai donc aucune hésitation à rejeter l’argumentation présentée à la Cour par le professeur Vaillancourt, selon qui le RAPC aurait pu se révéler un mécanisme de partage des coûts beaucoup plus flexible et respectueux des choix faits par les provinces, n’eut été l’interprétation trop étroite que lui ont donnée les fonctionnaires chargés de son application. L’interprétation qu’en donnent le professeur Banting et M. Robichaud (de même que le professeur Vaillancourt dans sa thèse de doctorat), pour qui les limites du RAPC étaient pour ainsi dire inscrites dans ses gènes et tenaient à son caractère résiduaire, me paraît être beaucoup plus proche de la réalité et conforme à la compréhension qu’en avait la très grande majorité des auteurs et des acteurs politiques de l’époque.

 

[82]           C’est donc sur cette toile de fond que j’examinerai les prétentions du Québec relativement à chacun des trois volets de sa réclamation. 

 

LES SERVICES DISPENSÉS AUX JEUNES DÉLINQUANTS POUR LA PÉRIODE DE 1979 À 1984

 

[83]           Le premier volet de la réclamation du gouvernement du Québec porte sur les divers services qui étaient donnés aux jeunes soupçonnés, accusés ou trouvés coupables d’avoir commis une infraction prévue à une loi fédérale (incluant le Code criminel), à une loi provinciale, ou à un règlement fédéral, provincial ou municipal. La période visée ne couvre que les années 1979 à 1984, alors que s’appliquent simultanément au Québec la Loi sur la protection de la jeunesse, L.Q. 1977, c. 20 (LPJ), entrée en vigueur le 15 janvier 1979, et la Loi sur les jeunes délinquants, S.R.C. 1970, c. J-3 (LJD), abrogée et remplacée le 2 avril 1984 par la Loi sur les jeunes contrevenants, L.C. 1980-81-82-83, c. 110 (LJC). Puisque cette dernière loi prévoyait la possibilité de conclure un accord avec les provinces pour le partage des coûts afférents à sa mise en œuvre (voir son article 70), le RAPC cessait par le fait même de trouver application (voir al. 5(2)c) du RAPC).

 

[84]           Il convient de mentionner d’entrée de jeu que les coûts des services offerts aux jeunes en besoin de protection ne sont pas en litige dans le présent dossier, la défenderesse ayant accepté de les partager dans leur totalité. La LPJ distingue en effet les jeunes dont la sécurité et le développement sont menacés (jeunes en protection) des jeunes soupçonnés d’avoir commis un délit. Les articles 38 et 40 de cette loi prévoient à ce chapitre :

38. Aux fins de la présente loi, la sécurité ou le développement d’un enfant est considéré comme compromis si :

 

a) ses parents ne vivent plus, ne s’en occupent plus ou cherchent à s’en défaire, et qu’aucune autre personne ne s’en occupe ;

 

b) son développement mental ou émotif ou sa santé est menacé par l’isolement dans lequel on le maintient ou l’absence de soins appropriés ;

 

c) il est privé de conditions matérielles d’existence appropriées à ses besoins et aux ressources de sa famille ;

 

d) il est gardé par une personne dont le comportement ou le mode de vie risque de créer pour lui un danger moral ou physique ;

 

e) il est d’âge scolaire et ne fréquente pas l’école ou s’en absente fréquemment sans raison ;

 

f) il est victime d’abus sexuels ou est soumis à des mauvais traitements physiques par suite d’excès ou de négligence ;

 

g) il manifeste des troubles de comportement sérieux ;

 

h) il est forcé ou induit à mendier, à faire un travail disproportionné à ses forces ou à se produire en spectacle de façon inacceptable eu égard à son âge ;

 

i) il quitte sans autorisation un centre d’accueil, une famille d’accueil ou son propre foyer.

 

40. Si une personne a un motif raisonnable de croire qu’un enfant a commis une infraction à une loi ou à un règlement en vigueur au Québec, le directeur est saisi du cas avant qu’une poursuite ne soit engagée.

 

38. For the purposes of this act, the security or development of a child is considred to be in danger where, in particular,

 

(a) his parents are dead, no longer take care of him or seek to be rid of him and no other person is taking care of him;

 

 

(b) his mental or emotional development or his health is threatened by the isolation in which he is maintained or the lack of appropriate care;

 

(c) he is deprived of the material conditions of life appropriate to his needs and to the resources of his family;

 

(d) he is in the custody of a person whose behaviour or way of life creates a risk of moral or physical danger for the child;

 

(e) he is of school age and does not attend school or is frequently absent without reason;

 

(f) he is the victim of sexual assault or he is suggest to physical ill-treatment through violence or neglect;

 

(g) he has serious behaviour disturbances;

 

(h) he is forced or induced to beg, to do work disproportionate to his strength or to perform for the public in a manner that is unacceptable for his age;

 

(i) he leaves a reception centre, a foster family or his own home without authorization.

 

40. If a person has reasonable cause to believe that a child has committed an offence against any act or regulation in force in Québec, the director shall be seized of the case before the institution of any judicial proceeding.

 

[85]           Il n’est pas contesté que tous les services (tant pré-décisionnels que post-décisionnels) offerts aux jeunes en protection (les « 38 », dans le jargon des témoins impliqués dans le milieu) ont été acceptés aux fins du partage des coûts par le gouvernement du Canada. Ne font donc l’objet du présent litige qu’une partie des coûts assumés par la province en relation avec les jeunes soupçonnés ou trouvés coupables d’avoir commis un délit (les « 40 »).

 

[86]           L’article 20 de la LJD prévoit qu’un enfant ayant commis une infraction au Code criminel, à une loi fédérale ou provinciale ou à un règlement (fédéral, provincial ou municipal) pouvait se voir imposer toute une gamme de mesures par la Cour pour le ramener dans le droit chemin. Le texte de cette disposition se lit comme suit :

20. (1) Lorsqu’il a été jugé que l’enfant était un jeune délinquant, la cour peut, à sa discrétion, prendre une ou plusieurs des mesures diverses ci-dessous énoncées au présent article, selon qu’elle le juge opportun dans les circonstances,

a) suspendre le règlement définitif ;

b) ajourner, à l’occasion, l’audition ou le règlement de la cause pour une période déterminée ou indéterminée ;

c) imposer une amende d’au plus vingt-cinq dollars, laquelle peut être acquittée par versements périodiques ou autrement ;

d) confier l’enfant au soin ou à la garde d’un agent de surveillance ou de tout autre personne recommandable ;

e) permettre à l’enfant de rester dans sa famille, sous réserve de visites de la part d’un agent de surveillance, l’enfant étant tenu de se présenter à la cour ou devant cet agent aussi souvent qu’il sera requis de le faire ;

f) faire placer cet enfant dans une famille recommandable comme foyer d’adoption, sous réserve de la surveillance bienveillante d’un agent de surveillance et des ordres futurs de la cour ;

g) imposer au délinquant les conditions supplémentaires ou autres qui peuvent paraître opportunes ;

h) confier l’enfant à quelque société d’aide à l’enfance, dûment organisée en vertu d’une loi de la législature de la province et approuvée par le lieutenant-gouverneur en conseil, ou, dans toute municipalité où il n’existe pas de société d’aide à l’enfance, aux soins du surintendant, s’il en est un ; ou

i) confier l’enfant à u ne école industrielle dûment approuvée par le lieutenant-gouverneur en conseil

20. (1) In the case of a child adjudged to be a juvenile delinquent the court m ay, in its discretion, take either one or more of the several courses of action hereinafter in this section set out, as it may in its judgment deem proper in the circumstances of the case:

(a) suspend final disposition;

(b) adjourn the hearing or disposition of the case from time to time for any definite or indefinite period;

(c) impose a fine not exceeding twenty-five dollars, which may be paid in periodical amounts or otherwise;

(d) commit the child to the care of custody of a probation officer or of any other suitable person;

(e) allow the child to remain in its home, subject to the visitation of a probation officer, such child to report to the court or the probation officer as often as may be required;

(f) cause the child to be placed in a suitable family home as a foster home, subject to the friendly supervision of a probation officer and the further order of the court;

(g) impose upon the delinquent such further or other conditions as may be deemed advisable;

(h) commit the child to the charge of any children’s aid society, duly organized under an Act of the legislature of the province and approved by the lieutenant governor in council, or, in any municipality in which there is no children’s aid society, to the charge of the superintendent, if there is one; or

(i) commit the child to an industrial school duly approved by the lieutenant governor in council.

 

 

[87]           L’article 21 de cette même loi prévoyait également la possibilité pour les provinces qui le souhaitaient d’assumer la responsabilité d’un jeune ayant fait l’objet d’une ordonnance sous l’autorité des alinéas 20(1)h) et i). En voici le texte :

21. (1) Chaque fois qu’on ordre est rendu en exécution de l’article 20, à l’effet de confier un enfant à une société d’aide à l’enfance, ou à un surintendant, ou à une école industrielle, si le secrétaire de la province l’ordonne, l’enfant peut ensuite être traité en vertu des lois de la province de la même manière, à tous égards, que si un ordre eût été légalement rendu concernant une procédure intentée sous le régime d’un statut de la province ; et à partir de la date de l’émission de cet ordre, sauf le cas de nouvelles infractions, l’enfant n’est plus traité par la cour sous le régime de la présente loi.

 

 

(2) L’ordre du secrétaire de la province peut être fait à l’avance et de manière à s’appliquer à tous les cas d’incarcération mentionnés au présent article.

21. (1) Whenever an order has been made under section 20 committing a child to a children’s aid society, or to a superintendent, or to an inductrial school, if so ordered by the provincial secretary, the child may thereafter be dealth with under the laws of the province in the same manner in all respects as if an order has been lawfully made in respects as if an order had been lawfully made in respect of a proceeding instituted under authority of a statute of the province ; and from and after the date of the issuing of such order except for new offences, the child shall not be further dealt with by the court under this Act.

 

(2) The order of the provincial secretary may be in advance and to apply to all cases of commitment mentioned in this section.

 

[88]           Le jour de l’entrée en vigueur de la LPJ, le ministre des Affaires sociales a émis une ordonnance conformément à cette disposition (affidavit de Serge Audet, document no. 55). Le paragraphe pertinent de cette ordonnance se lit comme suit :

IL EST ORDONNÉ, EN CONSÉQUENCE, en vertu du paragraphe 2 de l’article 21 de la Loi sur les jeunes délinquants, que les enfants qui ont fait l’objet d’une ordonnance rendue aux termes de l’article 20 de la Loi sur les jeunes délinquants les confiant soit à une société d’aide à l’enfance, à un surintendant ou à une école industrielle ; doivent être désormais traités en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse et ce, de la même manière et à tous égards que si une ordonnance eut été légalement rendue concernant une procédure intentée en vertu de cette loi.

 

[89]           Il n’est pas contesté que le gouvernement fédéral a partagé les coûts des services visés par une ordonnance d’hébergement en vertu des alinéas 20(1)h) et i) de la LJD.  Le gouvernement fédéral a également accepté d’assumer sa part des coûts reliés aux services fournis aux jeunes en besoin de protection. Ce que la demanderesse allègue, cependant, c’est qu’elle était fondée de réclamer un remboursement pour l’ensemble des services dispensés aux jeunes soupçonnés ou trouvés coupables d’un délit, et non seulement pour l’hébergement post-décisionnel ordonné en vertu des dispositions précitées.

 

[90]           Il n’est pas contesté qu’au Québec, les services sociaux rendus au jeune soupçonné d’avoir commis une infraction et au jeune jugé délinquant étaient dispensés par les centres de services sociaux (CSS) et par les centres d’accueil et ce, tant en vertu de la LJD qu’en vertu de la LPJ. Un directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) est d’ailleurs responsable de ces services dans chacun des CSS (art. 1 et 31 de la LPJ).

 

[91]           La Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.Q. 1971, c. 48) définissait ainsi, en 1971, un « centre de services sociaux » et un « centre d’accueil » :

« 1. (…)

 

i) « centre de services sociaux » : une installation où l’on fournit des services d’action sociale en revenant ou visitant les personnes qui requièrent pour elles ou leurs familles des services sociaux spécialisés et en offrant aux personnes qui font face à des difficultés d’ordre social l’aide requise pour les secourir, notamment en mettant à leur disposition des services de prévention, de consultation, de traitement psychosocial ou de réadaptation, d’adoption, de placement d’enfants ou de personnes âgées, à l’exclusion toutefois d’un cabinet privé de professionnel ;

 

j) « centre d’accueil » : une installation où on accueille pour les loger, entretenir, garder sous observation, traiter ou réadapter, des personnes qui, en raison de leur âge ou de déficiences physique, caractérielles, psychosociales ou familiales, doivent être soignées ou gardées en résidence protégée ou, s’il y a lieu, en cure fermée, y compris une pouponnière ou une garderie d’enfants mais à l’exception d’une installation maintenue par une institution religieuse pour y recevoir ses membres et adhérents ; […] » (les soulignés sont nôtres)

 

 

[92]           Il n’est pas contesté que pour la période en cause, tous les Centres d’accueil qui desservaient notamment les jeunes délinquants étaient énumérés à l’Annexe A de l’accord du RAPC, et que tous les CSS pour lesquels le gouvernement du Canada a partagé des coûts admissibles étaient énumérés à l’Annexe B du même accord (voir le suivi à l’interrogatoire au préalable de Jean-Bernard Daudelin, représentant de la défenderesse, Engagements JBD-5 et 6).

 

[93]            N’eut été du refus par les autorités fédérales de considérer les services pré-décisionnels et post-décisionnels comme étant partageables et d’insérer en conséquence la LPJ à l’Annexe C de l’accord conclu avec le Québec, il n’y a pas de doute que la moitié des coûts de ces services auraient dû être assumés par le gouvernement fédéral. C’est dans une lettre adressée le 16 mai 1983 au gouvernement du Québec par le directeur général du RAPC que le gouvernement fédéral s’est expliqué pour la première fois sur ses raisons de ne pas accepter l’inclusion dans l’Annexe C des dispositions de la LPJ relatives aux services offerts aux jeunes délinquants. Après avoir indiqué que les articles de la loi québécoise portant sur les enfants dont la sécurité ou le développement est compromis ne posaient pas problème, M. Kent écrit :

La loi donnant effet au Régime d’assistance publique du Canada et la ligne de conduite qui en découle sont toutefois plus complexes dans leur application aux services visant les enfants qui sont pris en charge par suite d’une infraction ou d’une prétendue infraction à la loi. Ces services sont considérés comme des services correctionnels et de ce fait ils sont exclus du partage des frais dans le cadre du Régime, indépendamment de leur nature rééducative, et même s’ils sont dispensés en vertu d’une loi sur les services sociaux à l’enfance et assurés par une autorité chargée du bien-être social de l’enfance. Des parties appréciables de la Loi sur la protection de la jeunesse, appliquées aux jeunes contrevenants, sont donc exclues, et le coût des services connexes ne peut pas être partagé en vertu du Régime.

 

[…]

 

Par conséquent, tous les services assurés aux jeunes contrevenants visés par la Loi sur les jeunes délinquants avant qu’ils soient confiés à l’autorité chargée du bien-être social de l’enfance sont considérés comme des services correctionnels, et le coût ne peut pas en être partagé dans le cadre du Régime d’assistance publique du Canada même s’ils sont fournis par les autorités chargées du bien-être social de l’enfance. Il s’ensuit que le coût des services assurés aux jeunes contrevenants en vertu d’une loi provinciale visant les services correctionnels, et cela comprend les dispositions de la loi provinciale d’aide à l’enfance relatives aux services correctionnels, ne peut pas davantage être partagé en vertu du Régime. Cela signifie que le partage du coût des services assurés aux jeunes contrevenants avant qu’il soit décidé de leur cas en vertu des alinéas (h) et (i) de l’article 20(1) de la Loi sur les jeunes délinquants, et le transfert subséquent de ces jeunes à la garde et au soin de l’autorité chargée du bien-être social de l’enfance, sont exclus dans le cadre du Régime. Les services à coût non partageable comprennent la sélection, la déjudiciarisation, dont la décision officieuse ou hors cours, l’admission, la réception, la détention et le renvoi au tribunal, le processus de jugement lui-même, l’appréciation pré-décisoire, l’évaluation de même que les rapports, et les services assurés en vertu d’autres dispositions que les alinéas (h) ou (i) de l’article 20(1) de la Loi sur les jeunes délinquants qui visent les amendes, la probation, le placement des jeunes mis en probation, et les services prévus comme condition de la probation, notamment la réintégration du foyer ou l’inscription aux programmes de services communautaires.

 

Pièce PGQ-46, pp. 1-2, 5-6.

 

 

[94]           Comme mentionné précédemment, le gouvernement du Québec évalue les sommes dont il a ainsi été privé à environ 59 millions de dollars, auxquels il faudrait ajouter l’impact de cette coupure pour le calcul opéré sous la LJC et la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, c.1 (LAJPA). Pour sa part, le gouvernement du Canada a prétendu que le présent volet de la réclamation du Québec représente à peine 6% de l’ensemble des coûts réclamés par la province au cours de la période en cause au titre des services dispensés aux jeunes en besoin de protection et aux jeunes délinquants transférés aux autorités provinciales de bien-être à l’enfance en vertu du mécanisme prévu à l’article 21 de la LJD. Aucune preuve n’a cependant été faite sur ce plan, et il ne m’appartient pas de me prononcer sur le montant exact des sommes que pourrait éventuellement revendiquer le Québec dans le cadre de ce recours de nature déclaratoire.

 

[95]           Avant de résumer brièvement la position des parties et d’examiner la preuve soumise de part et d’autre, il convient dans un premier temps de bien préciser les services dont les coûts sont en jeu. S’agissant tout d’abord des services pré-décisionnels, ils comprennent essentiellement la sélection, la préparation de rapports médicaux, psychologiques et pré-décisionnels, l’hébergement pré-décisionnel en centre d’accueil et les mesures volontaires.

 

[96]           La LPJ prévoit les actions qui peuvent être prises à l’égard d’un enfant soupçonné d’avoir commis une infraction, avant même qu’une accusation soit portée contre celui-ci devant le tribunal compétent, et parfois même sans qu’une accusation ne soit nécessairement portée. L’article 40 prévoit d’abord que le cas de cet enfant doit être porté à l’attention du DPJ. Le signalement d’un enfant dans cette situation entraîne une série de mesures, qui peuvent éventuellement culminer dans la dénonciation de l’enfant auprès des autorités judiciaires.

 

[97]           En premier lieu, le DPJ doit prendre charge de l’enfant et procéder à l’analyse de sa situation (art. 33, al. a) et d), art. 45) (« sélection »). Cette étape implique l’étude du cas de l’enfant par un travailleur social et peut nécessiter l’intervention d’autres spécialistes des sciences humaines (psychologue, criminologue) ou médicales (psychiatre ou autre médecin) (« évaluation » et « rapports pré-décisionnels »). Le DPJ peut immédiatement prendre les mesures urgentes que la situation, le soin ou la protection de l’enfant requière (al. 33 b) et art. 46). Parmi ces mesures, la loi autorise l’hébergement sécuritaire de l’enfant qui représente un danger pour lui-même ou pour la société, ou qui est susceptible de tenter d’échapper à l’application de la loi (al. 46c)) (« hébergement pré-décisionnel »). La durée de l’hébergement ne peut excéder 24 heures, sauf si le tribunal l’ordonne (art. 47).

 

[98]           Une fois complétée l’étude de la situation de l’enfant, le DPJ doit, conjointement avec une personne que le ministre de la Justice désigne à cette fin, décider de l’action à prendre à l’endroit de cet enfant (al. 60 a)). La décision peut consister à fermer immédiatement le dossier. Il peut également être convenu de remettre l’enfant à la charge du DPJ pour que celui-ci identifie les mesures volontaires appropriées au cas de l’enfant et tente d’en convenir avec l’enfant et ses parents (al. 61 a) et art. 52 et ss) (« mesures volontaires »). Jusqu’à cette étape, toutes les mesures sont prises en vertu de la LPJ.

 

[99]           Quant au processus judiciaire, il intervient lorsque des accusations sont portées contre l’enfant. Différents services pré-décisionnels sont offerts aux jeunes et différentes mesures peuvent être ordonnées par le tribunal. On songe ici, plus particulièrement, à l’hébergement pré-décisionnel du jeune, puisque la LJD prévoit qu’en attendant son procès, nul enfant ne doit être détenu dans une prison ni dans un autre lieu où des adultes peuvent être emprisonnés (art. 13) (« hébergement pré-décisionnel »). L’article 86 de la LPJ prévoit également que le DPJ procède aux évaluations et fournit les rapports psychologiques, médicaux ou autres que le Tribunal peut requérir avant de rendre une décision sur les mesures applicables (« évaluation » et « rapports pré-décisionnels »).

 

[100]       De plus, l’article 31 de la LJD prévoit que l’agent de surveillance, qui est en fait une autorité provinciale intégrée aux CSS, est tenu de voir à faire toute enquête que le tribunal peut exiger (« évaluation » et « rapports pré-décisionnels »). L’agent de surveillance est également tenu de prendre soin de l’enfant avant ou après le procès, de la manière que la Cour peut ordonner (« évaluation » et « probation »).

 

[101]       Enfin, les services pré-décisionnels comprennent aussi les coûts de transport et les coûts des services rendus par le Comité de protection de la jeunesse en vertu de la LPJ.

 

[102]       Quant aux services post-décisionnels, ils comprennent toutes les mesures que peut prendre le tribunal lorsque le jeune est reconnu coupable et qui sont prévues à l’article 20 de la LJD. Il peut s’agir de la suspension du dossier, du placement en famille d’accueil, du placement en centre d’accueil (« hébergement post-décisionnel ») et du soin et de la garde par un agent de surveillance ou toute autre personne recommandable (« probation »).

 

[103]       Étant donné que la défenderesse a presque totalement partagé les coûts de l’hébergement post-décisionnel des jeunes délinquants en centre d’accueil, les services post-décisionnels réclamés en l’espèce sont essentiellement des services de probation rendus par la province à la suite de la décision du tribunal reconnaissant l’enfant « jeune délinquant », c’est-à-dire coupable d’une infraction prévue à la LJD. Ces services, assumés par des intervenants sociaux qui sont pour la plupart des travailleurs sociaux, ont été intégrés dans les CSS de chacune des régions du Québec à compter de 1976.

 

I. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU QUÉBEC

[104]       La thèse principale du Québec est à l’effet que les services dispensés aux jeunes soupçonnés d’avoir commis une infraction (services pré-décisionnels), et à ceux jugés délinquants dans le cas de la probation (services post-décisionnels), consistent essentiellement en des services sociaux, notamment des services de conseils et de réadaptation qui n’ont pas un caractère correctionnel et encore moins un caractère uniquement ou principalement correctionnel. Ces services sont dispensés par des professionnels (travailleurs sociaux, psychologues, conseillers en réadaptation) dont la mission est de favoriser la réadaptation du jeune, dans un environnement qui ne peut être assimilé à un établissement correctionnel.

 

[105]       Au soutien de cette thèse, la demanderesse fait valoir plusieurs arguments. Le Québec prétend tout d’abord qu’il faut donner à l’exclusion en cause ici une interprétation restrictive et interpréter la notion de correction dans le sens étroit de « punition ». Au demeurant, d’ajouter la demanderesse, le gouvernement fédéral a accepté de partager les coûts de l’hébergement post-décisionnel des jeunes déclarés coupables d’une infraction en vertu de la LJD, sans invoquer qu’il s’agit de services correctionnels. À moins de vouloir prétendre que le transfert du jeune à la province en vertu des alinéas 20(1)h) et i) et de l’article 21 de la LJD transformerait des services correctionnels en services non-correctionnels, il faut selon le Québec y voir là une admission que ces services ne sont pas de nature correctionnelle. Si tel est bien le cas, les services sociaux pré-décisionnels rendus alors que le jeune n’est pas même accusé et qu’il fait l’objet d’un processus d’évaluation-orientation qui pourra mener à la fermeture du dossier ou à l’application de mesures volontaires peuvent encore moins être qualifiés de « correctionnels ».

 

[106]       Enfin, toujours au chapitre des arguments de texte, le Québec soutient qu’il serait contraire à la lettre même de la Loi sur le RAPC et de l’Accord de tenter d’exclure ces services en invoquant l’exception relative aux établissements correctionnels. En effet, l’ « assistance publique » dans les « foyers de soins spéciaux » est définie dans le cadre de la Loi sur le RAPC et elle exclut les « établissements correctionnels » de la notion de « foyers de soins spéciaux ». Or, tous les centres d’accueil sont identifiés à titre de « foyers de soins spéciaux pour enfants » dans le cadre de l’Accord sur le RAPC. Le RAPC reconnaîtrait donc explicitement que ces centres d’accueil ne sont pas des « établissements correctionnels ».

 

[107]       Le Procureur général du Québec s’appuie également sur l’objet et la finalité de la LPJ pour affirmer que les services rendus aux jeunes soupçonnés d’avoir commis une infraction ne sont pas des services qui concernent uniquement ou principalement la correction ni des services dispensés dans des établissements correctionnels. Au contraire, le processus d’intervention sociale prévu par la loi, qui ne comprend pas nécessairement la dénonciation de l’enfant auprès des autorités judiciaires, viserait essentiellement à fournir à l’enfant les soins et les services dont il a besoin et auxquels il a droit en vertu de la législation québécoise.

 

[108]       Quant au processus d’intervention judiciaire prévu dans la LPJ et dans la LJD, il serait lui aussi orienté vers la prévention, l’aide et la réadaptation des jeunes, et non vers la correction. Référant au texte même de cette dernière loi et à la jurisprudence qui en a découlé, le Québec soutient que même lorsque le processus judiciaire est enclenché, l’objectif poursuivi ne consiste pas tant à punir qu’à réhabiliter, aider, éduquer et protéger le jeune. Il en irait de même de la LPJ, dont les dispositions reflètent le souci de protéger l’enfant davantage que de le punir. Sans compter que les services offerts aux jeunes dans le cadre de cette loi sont intégrés au réseau des services sociaux de la province.

 

[109]       Bref, le Québec plaide que tous les services rendus aux jeunes soupçonnés d’avoir commis une infraction et aux jeunes jugés délinquants sont partageables en vertu de la Loi sur le RAPC puisqu’ils ne concernent pas uniquement ou principalement la correction et qu’ils ne sont pas rendus dans des établissements correctionnels. Le demandeur fait valoir que cette prétention est corroborée par les témoins ordinaires et les témoins experts, qui sont venus dire à la Cour que les mêmes services sont offerts aux jeunes soupçonnés d’avoir commis une infraction et aux jeunes jugés délinquants qu’aux jeunes accueillis en protection.

 

II. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU CANADA

[110]       En réponse aux arguments mis de l’avant par le Québec, le gouvernement du Canada fait valoir que les services pour lesquels on réclame le partage des coûts sont destinés à une clientèle qui n’est pas visée par le RAPC, d’une part, et d’autre part, qu’ils sont expressément exclus au titre de « services correctionnels ».

 

[111]       S’agissant du premier argument, la défenderesse soutient qu’il ne suffit pas de s’attarder à la nature des services en cause lorsqu’il s’agit de décider du caractère partageable ou non du coût des services en cause, mais qu’il faut également considérer le type de clientèle visée par le RAPC lorsqu’il s’agit des jeunes. Lorsqu’il réfère à ces derniers, le RAPC parle d’ « enfants en manque de soins » (art. 2, définition de « services de protection sociale ») ou encore de « personnes de moins de 21 ans confiées aux soins ou à la garde d’une autorité chargée de la protection infantile » (art. 2, définition de « personne nécessiteuse »). Ce faisant, il viserait donc seulement les jeunes en besoin de protection, extension logique de la volonté du Parlement de soutenir l’aide aux personnes pauvres.

 

[112]       Or, les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants forment des groupes ayant des résonnances historiques, juridiques et sociales fondamentalement distinctes : les premiers sont victimes d’une situation et doivent être protégés contre la société alors que les seconds violent la loi et lèsent la société. L’État intervient, dans le cas des premiers, par le biais de ses lois de bien-être social et, dans le cas des seconds, en vertu de l’exercice de ses pouvoirs en matière de droit criminel. Bien que la LJD ne soit pas axée sur la punition, elle n’en demeure pas moins une loi dont l’objectif n’est pas seulement l’intérêt de l’enfant mais vise aussi à responsabiliser les jeunes.

 

[113]       Quant à l’argument fondé sur le partage des coûts pour les jeunes confiés à l’autorité provinciale en vertu des paragraphes 20(h) et (i) et de l’article 20 de la LJD, la partie fédérale soutient qu’il ne s’agit que d’un accommodement et non d’une reconnaissance que les services post-décisionnels sont partageables en vertu du RAPC. Si le fédéral a accepté de partager les coûts des services de bien-être social et des services en établissement pour les enfants qui ont été confiés aux autorités provinciales par le tribunal en application des articles précités, c’est essentiellement parce que ces enfants sont alors considérés en besoin de protection. En se voyant confier à l’autorité provinciale chargée du bien-être social de l’enfance, les jeunes reconnus coupables d’une infraction reçoivent les mêmes soins et les mêmes services que les enfants pris en charge en vertu de la loi provinciale sur l’aide à l’enfance, et répondent par conséquent à la définition de la personne nécessiteuse donnée dans le RAPC.

 

[114]       Bref, ce n’est pas la qualification clinique du service qui serait déterminante aux fins du partage des coûts, mais bien ce qui le rend nécessaire, soit le fait qu’un jeune ait des démêlés avec la justice, un contexte qui a peu à voir avec l’objet et l’esprit du RAPC. En d’autres termes, les services correctionnels sont ceux qui sont dispensés à la suite d’une infraction confirmée ou présumée à la loi, et leur coût ne serait pas partageable peu importe leur aspect rééducatif, l’instance législative ou le régime ministériel qui les encadre.

 

[115]       D’autre part, la défenderesse soutient que rien ne justifie de restreindre le terme « correctionnel » à sa seule dimension punitive. Au contraire, plaide le gouvernement du Canada, ce terme aurait une portée beaucoup plus large, capable d’englober ce qui a pour objectif de réformer ou encore de réhabiliter un jeune ayant des démêlés avec la justice.

 

[116]       Se disant d’avis qu’aucune règle d’interprétation statutaire n’exige qu’une exception soit interprétée dans son sens le plus étroit, la défenderesse soutient plutôt qu’il faut donner à l’exception la signification courante qui s’harmonise le mieux avec l’objet et l’esprit de la loi ainsi qu’avec l’intention du législateur. S’appuyant sur les définitions du terme « correctionnel » que l’on trouve dans les dictionnaires, on a soutenu que le sens courant de ce terme dépasse largement l’idée de punir et comprend l’action d’améliorer et de réformer, un sens parfaitement compatible avec le but visé par la LJD qui est avant tout de réformer et non de punir. Par voie de conséquence, le sens courant du mot « correctionnel » autoriserait donc aisément l’interprétation selon laquelle les services en cause ici, même en admettant qu’ils ne poursuivent aucun objectif punitif, sont néanmoins de nature correctionnelle.

 

[117]       Au surplus, la défenderesse ajoute qu’il existe une différence structurelle fondamentale, profondément ancrée dans les préceptes de notre droit, entre les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants. L’intervention législative qui sous-tend le traitement de ces deux clientèles repose d’ailleurs sur des fondements constitutionnels distincts, comme l’ont reconnu les tribunaux à de multiples reprises.

 

[118]       Le gouvernement du Canada ajoute que la Cour suprême a toujours refusé d’assimiler les méthodes de traitement, même les plus éloignées des méthodes punitives traditionnelles propres au droit criminel, à des mesures de protection ou de bien-être de l’enfance. Cette nécessité de distinguer les clientèles des jeunes délinquants et des jeunes en besoin de protection, ainsi que la nature des services qui leur sont respectivement destinés, se vérifierait d’ailleurs dans la pratique. S’appuyant sur le rapport d’une commission parlementaire québécoise (Rapport de la commission parlementaire spéciale sur la protection de la jeunesse, novembre 1982; (Rapport Charbonneau)) ainsi que sur son propre témoin expert, le gouvernement du Canada plaide que cette distinction délinquance/protection se fonde non seulement sur des rationnalisations différentes mais pouvait également s’observer dans les faits durant la période pertinente au litige.


III. LA PREUVE

            a) La preuve de la partie demanderesse

[119]       Le Québec a fait témoigner cinq témoins ordinaires et un témoin expert sur ce volet du dossier. Il convient de préciser immédiatement que l’exclusion des témoins a été demandée par les procureurs de la défenderesse et accordée par la Cour. Les témoins ordinaires étaient tous des travailleurs sociaux qui ont travaillé avec les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants. Tel que je l’ai déjà mentionné plus haut, leur professionnalisme, leur expertise et même leur dévouement ne me permettent pas de douter de la véracité de leur témoignage. On pourrait succinctement résumer leurs propos en disant que les services offerts aux deux clientèles de jeunes étaient essentiellement les mêmes et qu’ils étaient dictés par leurs besoins et par un objectif de réadaptation, plutôt qu’en fonction du motif pour lequel ils étaient référés au DPJ.

 

[120]       Le premier témoin, M. Florian Gaudreault, a œuvré dans le réseau des affaires sociales de 1962 à 1995 et a été DPJ au CSS Richelieu à partir de 1978. Après avoir décrit une Direction de la Protection de la Jeunesse et expliqué comment un jeune était référé à la DPJ et les étapes qui suivaient un signalement, il a indiqué que la situation était la même pour un jeune en trouble de comportement (par. 38(h) de la LPJ) et un jeune soupçonné d’avoir commis une infraction. Le fait que le signalement origine des parents plutôt que des policiers n’est pas significatif selon lui, dans la mesure où un jeune en troubles de comportement peut très bien avoir commis des délits sans s’être fait prendre, tandis que le signalement par un policier doit être considéré comme le « symptôme de quelque chose qui ne va pas ». M. Gaudreault a insisté sur le fait qu’un jeune ayant commis un délit est un jeune qui a besoin d’aide, conformément à la philosophie de la LPJ qui est de donner préséance à l’intervention sociale par rapport à l’intervention judiciaire. Par conséquent, le processus d’intervention du DPJ pour les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants ne sera pas très différent. Les jeunes se retrouvent dans les mêmes unités, et le rôle des intervenants est le même.

 

[121]       En contre-interrogatoire, l’avocat du gouvernement fédéral a attiré l’attention du témoin sur plusieurs passages du Rapport Charbonneau où la distinction est clairement faite entre les deux clientèles. Le témoin a réitéré qu’en pratique, les approches des éducateurs et psychologues sont souvent les mêmes. Malgré l’affirmation que l’on trouve dans le Rapport Charbonneau à l’effet que « les modes d’approches et d’interventions auprès de la clientèle délinquance sont en pratique fort distincts de ceux en usage dans les cas de protection » (p. 35), le témoin dit que sur le terrain, le rôle des intervenants est d’aider le jeune à s’en sortir, peu importe qu’il soit un « 38 » ou un « 40 ».

 

[122]       Le témoin a confirmé que le DPJ pouvait saisir le tribunal non seulement lorsqu’un jeune avait commis un délit (LPJ, art. 40), mais également lorsque le jeune manifestait des troubles de comportement sérieux (art. 38(g)). Le témoin a concédé qu’une grille d’analyse spécifique avait été développée pour déterminer si un délit devait être traité judiciairement ou non (pièce D-21), grille qui ne s’appliquait pas pour les troubles de comportement. Mais il a ajouté que la préoccupation centrale n’était pas l’infraction commise ni la protection de la société, mais bien l’intérêt du jeune. Bien que le Rapport Charbonneau mentionne que cette grille a été développée pour corriger ce que la Commission a qualifié de phénomène de « déjudiciarisation débridée » au cours de la première année d’application de la nouvelle loi (Rapport Charbonneau, p. 11), le témoin a mentionné que la judiciarisation des signalements s’est maintenue autour d’une proportion de 25% tout au long de la période de 1979-1984. Enfin, le témoin a confirmé que les intervenants ont développé une expertise particulière en regard de la délinquance, là où le volume de la clientèle le permettait, et que la protection de la société entrait en ligne de compte dans les interventions du DPJ.

 

[123]       Le deuxième témoin, M. Daniel Gauthier, est psychologue de formation et a travaillé à la DPJ du CSS Centre-du-Québec entre 1979 et 1984.  Il a confirmé que l’évaluation de la situation d’un jeune se faisait par les mêmes professionnels, et avec les mêmes ressources, pour tous les jeunes qui étaient référés au DPJ. La seule différence notable tient à l’examen de l’exactitude des faits rapportés; cet examen doit se faire de façon plus rigoureuse pour les jeunes qui ont été référés au DPJ sous l’article 38, parce que les jeunes soupçonnés d’avoir commis un délit sont référés par un policier et que la matérialité des faits est donc plus facilement établie. Le témoin a répété que la délinquance était perçue comme le symptôme d’un malaise autre, et que la philosophie d’intervention consistait dans tous les cas à identifier le problème pour amener le jeune, sa famille et son entourage à s’impliquer dans son traitement.

 

[124]       Suite à l’évaluation de la situation, trois options s’offraient au DPJ : il pouvait fermer le dossier, lorsque la sécurité et le développement de l’enfant n’étaient pas compromis et que les parents avaient pris les moyens nécessaires pour corriger la situation. Il pouvait également appliquer des mesures volontaires (dont on retrouve une énumération à l’art. 54 de la LPJ), avec le consentement du jeune et de ses parents. Enfin, il pouvait judiciariser le dossier, avec le consentement de la personne désignée par le Ministre de la Justice, conformément à l’article 60 de la LPJ. Ces trois options étaient disponibles tant pour les enfants en besoin de protection que pour les jeunes délinquants. Le témoin a mentionné qu’une minorité de cas étaient judiciarisés; appelé à préciser ce qu’il entendait par une minorité, il a avancé le pourcentage de 20%, mais a reconnu en contre-interrogatoire que ce chiffre était « hasardeux » parce qu’il n’avait pas vu les statistiques.

 

[125]       Questionné par le procureur du gouvernement fédéral, le témoin a précisé qu’il faisait surtout référence aux cas de troubles de comportement (al. 38(g) LPJ) lorsqu’il affirmait que le processus d’évaluation était similaire pour les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants; pour les autres cas visés par l’article 38, les faits qui déclenchent l’intervention du DPJ sont assez différents. Il a également reconnu que la grille d’analyse visant à déterminer si un cas devait être judiciarisé n’était appliquée qu’aux jeunes délinquants, bien que le même type de questions pouvaient se poser pour les jeunes en besoin de protection. Il a également ajouté que les mesures volontaires retenues par le DPJ étaient les mêmes pour les deux types de clientèle et visaient à répondre aux mêmes besoins de protection et d’aide, à l’exception près des travaux communautaires qui étaient essentiellement utilisés pour les jeunes délinquants.

 

[126]       Le troisième témoin, M. Paul Bédard, est criminologue de formation et il était également à l’emploi du CSS Centre-du-Québec durant les années pertinentes. Il était plus particulièrement responsable de rédiger les rapports pré-décisionnels pour la Cour et faire les suivis lorsqu’une ordonnance de probation était prononcée. Il a lui aussi affirmé que les deux clientèles étaient semblables même si elles rentraient dans le réseau par des portes différentes; ce qui les distingue, à son avis, c’est que certains se sont faits prendre et d’autres pas. C’est le symptôme qui est différent, pas la problématique sous-jacente. Voilà pourquoi les rapports psycho-sociaux, rédigés dans le contexte de l’article 38, sont à toutes fins pratiques semblables aux rapports pré-décisionnels rédigés pour le bénéfice de la Cour et comportent les mêmes éléments. Il serait donc erroné de croire que l’on met davantage l’accent sur la protection de la société pour les jeunes délinquants et sur la protection pour les jeunes référés dans le cadre de l’article 38; d’ailleurs, ajoute-t-il, les troubles de comportement peuvent parfois être plus graves que les délits. C’est la raison pour laquelle la posologie se fait en fonction des besoins plutôt que du délit; ce qui importe, c’est de travailler sur le problème du jeune en collaboration avec son milieu, pour éviter qu’il commette d’autres délits dans l’avenir.

 

[127]       Bref, au dire du témoin, on travaille de la même façon avec les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants. Les intervenants sont les mêmes, ainsi que les suivis. Lorsqu’une ordonnance de probation est prononcée, le délégué du DPJ travaille avec les parents pour apporter aide, conseil et assistance au jeune afin de l’aider à respecter les conditions de l’ordonnance, et ce peu importe que la probation découle d’un signalement sous l’article 38 ou sous l’article 40.

 

[128]       En contre-interrogatoire, le témoin a confirmé que le profil d’un jeune ayant des troubles de comportement est similaire à celui d’un jeune délinquant. Il admet que dans un rapport pré-décisionnel, on examine le délit et les éléments qui l’entourent, de même que sa gravité objective (précocité de la commission du délit, antécédents judiciaires, nombre de délits, violence et gravité, etc.). Mais le témoin précise que l’on considère également la nature et la gravité des problèmes de comportement dans un rapport psychosocial. Qui plus est, ce n’est pas pour protéger la société et faire en sorte que le jeune ne récidive pas que l’on examine les antécédents et la gravité de son délit, mais pour s’assurer que les mesures qui ont été prises dans le passé et qui n’ont pas fonctionné soient remplacées par des mesures plus appropriées. En bout de ligne, la société sera protégée automatiquement si les problèmes du jeune sont réglés. Appelé lui aussi à commenter l’extrait du Rapport Charbonneau (à la p. 133) dans lequel on affirme que les DPJ se sont donnés des grilles d’analyse spécifique pour les jeunes délinquants et ont développé une expertise et des critères de pratique de plus en plus spécifiques en matière de délinquance, le témoin répond que ce n’est pas l’expérience qu’il a vécue dans son CSS, et qu’il n’y avait pas de critères spécifiques pour les jeunes qui ont commis des délits.

 

[129]       Le quatrième témoin appelé par le gouvernement du Québec était André Lanciault, psychologue et psychoéducateur. Il a été éducateur, puis chef de service des activités au Centre d’accueil Cartier de 1979 à 1984. Le centre d’accueil est un centre de transition (donc pas de traitement à moyen ou long terme), et les jeunes qui s’y trouvent ont été emmenés par des policiers suite à une infraction présumée ou par des parents qui ne savent plus comment agir face aux problèmes de comportement de leurs enfants. Il s’agit donc d’un service de première ligne, et le séjour moyen n’excède pas trois mois. D’après le témoin, 70% des jeunes qui s’y trouvent sont en hébergement pré-décisionnel, et donc en attente d’une ordonnance de placement par le tribunal; il précise que les jeunes délinquants étaient considérés en hébergement pré-décisionnel même après avoir été déclarés coupables, tant et aussi longtemps que l’on n’avait pas décidé du type d’hébergement vers lequel ils seraient acheminés. Quant aux autres, ils ont généralement fait l’objet d’une ordonnance et attendent tout simplement un placement à moyen ou long terme. Durant leur séjour au centre d’accueil Cartier, les jeunes étaient placés dans une unité d’accueil en fonction de leur âge, de leur comportement, de leur profil d’agressivité, et en tenant compte du fait qu’ils avaient ou non déjà séjourné au centre d’accueil. Le fait qu’ils aient été signalés dans le cadre de l’article 38 ou de l’article 40 n’était généralement pas pris en considération, d’autant plus que des jeunes avec troubles de comportement sérieux pouvaient être plus difficiles à gérer que des jeunes ayant commis des délits. Comme les autres témoins avant lui, il a confirmé que l’on ne faisait pas de distinction entre les deux clientèles de jeunes au niveau des interventions que faisaient les éducateurs, et que les jeunes eux-mêmes ne faisaient pas de distinction entre eux.

 

[130]       En contre-interrogatoire, M. Lanciault a confirmé que le centre d’accueil où il travaillait était unique, dans la mesure où l’hébergement qui s’y faisait était en majeure partie de type pré-décisionnel, et que les jeunes en besoin de protection qui s’y trouvaient avaient pour la plupart des troubles de comportement très lourds. Contrairement à ce qu’a écrit le témoin expert dans son rapport, il réitère qu’il n’y avait pas d’unités spécifiques et distinctes pour les jeunes en troubles de comportement et les jeunes délinquants, mais qu’ils étaient au contraire regroupés en fonction d’autres critères.

 

[131]       Le dernier témoin ordinaire appelé à la barre par le gouvernement du Québec était M. Yves Lemay, criminologue de formation. M. Lemay était conseiller clinique dans les centres jeunesses au cours des années 1979-1984. Il a œuvré au centre Cité des Prairies, où moins de 50% de la clientèle était en hébergement pré-décisionnel, et au centre Tilly, un centre sécuritaire où 70% de la clientèle est en hébergement post-décisionnel. Il a expliqué qu’au comité exécutif clinique, on examinait les cas qui posaient problème pour déterminer ce qui pouvait être fait pour aider les jeunes en difficulté. À ce niveau, la raison pour laquelle un jeune avait été confié à un centre jeunesse n’était pas pertinente. Il en allait de même au comité de séjour, chargé d’orienter les adolescents vers les différentes unités, et au comité multidisciplinaire, qui avait pour mission d’établir les objectifs d’un plan d’intervention pour chaque jeune.

 

[132]       La description qu’il a offerte des deux centres où il a œuvré était tout à fait compatible avec celle faite par le témoin précédent, au niveau de l’organisation des unités, des activités offertes et de la supervision. Le témoin a confirmé qu’à tous ces niveaux, il n’y avait pas nécessairement de corrélation entre la provenance d’un jeune (un « 38 » ou un « 40 ») et la lourdeur de son cas, et que l’âge était le facteur déterminant dans les différentes décisions qui étaient prises. Que le jeune soit délinquant ou en besoin de protection, c’est sur la signification de ses délits ou de ses troubles de comportement que l’on travaillait, de façon à ce qu’il modifie ses valeurs par le biais de traitements, de thérapies, de rencontres, etc.

 

[133]       M. Lemay a précisé qu’un jeune en besoin de protection arrivait normalement dans un centre d’accueil suite à un signalement qu’il était en trouble de comportement. Si le signalement indiquait que l’adolescent était en danger (ex. : tentative de suicide), il était immédiatement orienté vers un centre sécuritaire plus spécialisé. Si le jeune acceptait d’y demeurer sur une base volontaire pendant qu’il était évalué par un psychologue ou un psychiatre, son cas n’était pas déféré au Tribunal. Par contre, si les évaluations n’étaient pas terminées au bout de 30 jours et que l’adolescent refusait de demeurer au centre de son plein gré, le Tribunal était alors saisi et décidait s’il devait être confié ou non au DPJ après avoir entendu les experts qui l’avaient examiné. S’il était confié au DPJ, il était orienté vers un centre en fonction de sa dangerosité. À l’inverse, un jeune délinquant pouvait être orienté vers un centre moins sécuritaire s’il avait progressé et que sa dangerosité avait diminué.

 

[134]       En contre-interrogatoire, M. Lemay a indiqué que le comité exécutif clinique était de nature multidisciplinaire et composé de psychologues, parfois de psychiatres, de médecins, d’un procureur de la Couronne et parfois de la défense, et de toute autre personne jugée nécessaire pour aider à comprendre la situation de l’adolescent. Malgré sa propre formation en criminologie, il a ajouté qu’il utilisait aussi ses connaissances cliniques au niveau du développement de la personnalité.

[135]       Enfin, la partie demanderesse a également fait comparaître M. Pierre Foucault à titre de témoin expert. Docteur en psychologie clinique, M. Foucault est membre de l’Ordre des psychologues. Il est consultant en gestion clinique auprès de nombreux établissements, organismes et ministères depuis 1988, et à ce titre, il a eu l’occasion de rédiger plusieurs textes relativement à la LPJ et à la LJC). Il a également été conseillé aux services professionnels dans le secteur de la réadaptation pour l’Association des centres d’accueil du Québec de 1979 à 1988, et il fait de la consultation privée depuis 1973. Son mandat était de fournir à la Cour une analyse clinique de la nature des services offerts aux jeunes délinquants du Québec et de la philosophie à la base des interventions qui étaient faites, et ce plus particulièrement entre 1979 et 1984. Il a donc décrit ce qui se faisait à l’époque, au-delà des principes, des interprétations et des lois. Somme toute, l’objet de son rapport n’était pas de procéder à une analyse théorique ou juridique, mais bien de décrire les choix faits par le gouvernement du Québec pour traiter les jeunes en difficulté, qu’ils soient en besoin de protection ou délinquants.

 

[136]       Selon M. Foucault, l’adoption de la LPJ au Québec en 1977 a marqué un changement d’approche fondamental eu égard à la protection de la jeunesse : jusque là, l’État se substituait aux parents et faisait l’éducation des enfants à leur place. Cette approche, que l’on trouve en filigrane dans la LJD et les différentes lois québécoises sur la protection de la jeunesse antérieures à la LPJ, sera radicalement transformée en 1977 pour reconnaître à l’enfant, même en difficultés, les mêmes droits dont jouit toute personne, et non seulement les droits que l’État veut bien lui reconnaître. Comme il l’écrit dans son rapport (La réadaptation : au cœur de la philosophie d’intervention auprès des jeunes délinquants du Québec entre 1979 et 1984, produit sous le cote PGQ-56, à la p. 36 :

De la rééducation que les deux législateurs confiaient au juge et à ses mandataires, on passe en quelques mois à la réadaptation. La différence tient en quelques mots : plutôt que de faire du jeune en difficultés un jeune bien éduqué et de répondre à l’ensemble de ses besoins, ce qui peut être très long et quelquefois arbitraire, on minimise l’intervention et on la réduit à ce qui est requis pour qu’il ne soit plus en danger en terme de sécurité ou de développement, ou si on préfère, pour qu’il soit en mesure de vivre de façon socialement adaptée, dans son milieu parental, à l’école, avec ses amis, compte tenu des règles qui s’imposent dans la société.

 

[137]       Par conséquent, l’intervention faite auprès des jeunes entre 1979 et 1984 vise à réadapter et non à punir le jeune en difficulté d’adaptation et ce, en protection comme en délinquance. Le DPJ ne cherchera plus à répondre à tous les besoins du jeune, mais visera plutôt à aider les parents à reprendre leur rôle auprès du jeune. Cette philosophie de base, selon M. Foucault, ne s’éloignait d’ailleurs pas de l’esprit de la LJD. Conformément à cette logique, les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants seront tous considérés comme des jeunes à protéger, mais seulement dans le champ spécifique de leurs besoins auxquels leurs parents ne peuvent plus répondre. Entre 1979 et 1984, les deux clientèles seront donc traitées à partir des mêmes paramètres cliniques et légaux. Ceci dit, les jeunes seront regroupés selon le motif légal qui les a amenés dans le réseau des services sociaux dans les grands centres urbains, parce que le volume des cas traités le permet. D’autre part, l’adoption en 1984 de la LJC réintroduira une ségrégation des deux clientèles, selon deux ordres d’intervention différents avec leurs caractéristiques, leurs règles et leurs limites particulières.

 

[138]       Au dire de M. Foucault, le comportement déviant n’est pas, de facto, le déterminant de la nature de l’intervention, il en est plutôt le point de départ. Il est le symptôme d’une difficulté, d’une détresse, d’une souffrance, d’un malaise, et ce aussi bien pour les jeunes en besoin de protection que pour les jeunes délinquants. Un jeune sera donc en difficulté plus ou moins importante en fonction de son degré de désintégration sociale, peu importe, à la limite, le geste spécifique à l’origine du signalement. L’auteur identifie à ce chapitre quatre champs de désintégration sociale : la désorganisation familiale, l’inadaptation à l’école ou au travail, l’appartenance à un groupe de pairs marginal et l’inadaptation sociale.

 

 

[139]       Lorsqu’un jeune est en difficulté dans 1 des 4 champs d’intégration, il peut être réintégré en externe avec l’appui des parents; en délinquance, il s’agira d’un cas où une mesure volontaire pourra être de mise. Si 2 des 4 champs sont atteints, il sera parfois possible de l’aider en externe seulement mais un placement temporaire dans un milieu substitut sera parfois nécessaire; en délinquance, il s’agira d’un cas de probation avec suivi minimal. Lorsque 3 des 4 champs sont atteints, il faudra penser au placement en foyer de groupe, à l’hébergement en milieu ouvert pour un temps relativement court, suivi ou accompagné d’une probation avec conditions très spécifiques en délinquance. Quand les 4 champs sont atteints, beaucoup de temps et de moyens seront requis; en délinquance, un hébergement sera obligatoire, quelquefois prolongé et en milieu sécuritaire. En somme, c’est en fonction de sa capacité de s’intégrer socialement dans les organisations dont on dispose que le jeune est situé, autant dans les recommandations au tribunal que dans les décisions du DPJ. Le niveau de désintégration sociale devient la clé; le comportement du jeune, sans être nié, ne sera que l’une des variables pertinentes.

 

[140]       Le témoin continue en expliquant que la réadaptation, tant en délinquance qu’en protection, implique trois étapes. D’abord, le comportement déviant doit être arrêté. Le jeune est invité à assumer la responsabilité de son geste, se voit imposer une sanction et répare le dommage qu’il a causé. Puis, dans un deuxième temps, il doit internaliser les interdits coutumiers par le biais d’un encadrement plus ou moins serré d’un adulte. Le jeune doit apprendre à respecter les règles, d’abord pour faire plaisir à l’adulte qui l’accompagne puis en reconnaissant le caractère approprié de la norme et le danger pour lui et pour autrui de ne pas la respecter. À ce chapitre, la relation avec le jeune est la clef de passage du contrôle externe au contrôle interne; ce sont les besoins du jeune qui détermineront la nature de l’intervention et les moyens de l’assurer, peu importe que le jeune soit en besoin de protection ou délinquant. Enfin, toujours dans une logique de protection, le jeune devra faire certains apprentissages. Pour acquérir et stabiliser les acquis, le jeune devra comprendre ce qu’il faut faire et ce qui lui est demandé (le savoir, ou le « quoi »). Le jeune devra également en arriver à trouver un sens, une portée, un plaisir, une satisfaction à poser ou à ne pas poser le geste visé (le savoir-être, ou le « pourquoi »). Finalement, le jeune devra apprendre à traduire son agressivité, sa colère ou sa rage de manière appropriée (le savoir-faire, ou le « comment »). Dans tous ces apprentissages, l’éducateur assure la présence adulte constante auprès du jeune. Ces derniers sont regroupés selon leur sexe, idéalement selon leur âge, et selon leurs besoins spécifiques. Entre 1979 et 1984, la loi de référence ne sera pas un critère déterminant.

 

[141]       L’intervenant social joue un rôle crucial puisqu’il assume la responsabilité de l’évaluation du jeune, en vue de permettre une décision éclairée quant à savoir si la sécurité ou le développement du jeune est compromis et si une action s’impose. Son évaluation se fera à partir des motifs d’intervention, du signalement ou de l’arrestation, de la reconnaissance des faits par le jeune, de sa volonté de s’en sortir, de sa collaboration probable, de l’impact de ses parents sur les faits ou leur règlement, du fonctionnement du jeune à l’école, du genre d’amis avec lesquels il se tient et de leur impact. Les quatre grands champs d’intégration sociale servent donc de cadre de référence au jugement qu’il portera sur la situation du jeune. Donc, l’intervenant travaille dès le départ dans une perspective de réadaptation, autant pour les jeunes en protection qu’en délinquance, en fonction des besoins du jeune. Entre 1979 et 1984, dans les faits, les jeunes délinquants et les jeunes en besoin de protection étaient traités similairement à l’accueil-évaluation-orientation. On travaille d’abord et avant tout en fonction de leurs besoins et de leur capacité de réadaptation, peu importe, à la limite, le geste qui justifiait l’intervention.

 

[142]       Le gouvernement du Québec a fait le choix de confier à une seule et même personne, le DPJ, le soin de faire appliquer la LPJ et la LJD entre 1979 et 1984. Cela témoigne de sa volonté de confier à un décideur social unique la responsabilité ultime de venir en aide aux jeunes en difficultés, quels que soient les motifs légaux de l’intervention dans leur vie. Il en résultera pour les jeunes qui entrent dans le réseau des CSS et des centres d’accueil un traitement identique. Le même personnel, les mêmes locaux, les mêmes programmes, les mêmes activités et, pour faire court, la même philosophie de réadaptation du jeune s’appliqueront à tous.

 

[143]       En conclusion, l’auteur écrit dans son rapport :

L’intervention entre 1979 et 1984 visait à réadapter et non pas à punir le jeune en difficultés d’adaptation et ce, en protection comme en délinquance. C’est à partir de la logique de la protection (LPJ), donc des besoins du jeune, et en cela, on ne s’éloignait pas de l’esprit de la LJD, que sont déterminés les champs d’apprentissage proposés au jeune.

 

En somme, la réadaptation c’est à la fois une philosophie d’intervention et une pléiade de moyens, développés pour assurer aux jeunes desservis dans les services (probation, hébergement, etc.), l’atteinte des objectifs poursuivis aussi bien par la LPJ que par la LJD : assurer leur réintégration sociale par la réadaptation de leur fonctionnement avec leur famille, avec l’école, avec leurs pairs, le tout en conformité avec les normes sociales.

 

 

[144]       Dans son contre-interrogatoire, la partie défenderesse s’est abondamment servie du Rapport Charbonneau et s’est employée à démontrer que ses principales conclusions divergent des constats faits par M. Foucault. Étant donné l’importance qu’a pris ce Rapport dans les présentes procédures, il convient d’ouvrir une courte parenthèse pour en dire immédiatement quelques mots.

 

[145]       Conformément à une motion adoptée par l’Assemblée nationale du Québec le 19 décembre 1981, une Commission parlementaire spéciale présidée par M. Jean-Pierre Charbonneau, alors député de Verchères, a reçu pour mandat de procéder à une évaluation des application de la LPJ et des conséquences de ses applications « en regard des objectifs fondamentaux de respect et de protection des droits des jeunes et de protection légitime du public devant les infractions et les actes de délinquance ». Cette Commission, composée uniquement de parlementaires, était appuyée par une équipe de recherche imposante et a sillonné le Québec pour recueillir les témoignages de plus de 1 000 personnes, en majeure partie des intervenants, des spécialistes, des parents et même des jeunes qui se sont frottés à la LPJ de façon concrète. À ces rencontres publiques se sont ajoutées quelques visites de centres d’accueil où les membres de la Commission ont pu s’entretenir avec la direction, le personnel et les jeunes eux-mêmes. Le Rapport de la Commission, bien qu’il constitue à proprement parler du ouï-dire et qu’il n’ait pas été mis en preuve par un témoin ayant participé à sa rédaction, me semble éminemment pertinent et constitue une pièce maîtresse dans l’évolution du traitement réservé aux jeunes en besoin de protection et aux jeunes délinquants au Québec. Bien que sa force probante doive être appréciée au regard de l’ensemble de la preuve disponible, je suis d’avis que la Cour ne saurait se priver de l’éclairage qu’il jette sur la situation qui prévalait au début des années ’80.

 

[146]       Interrogé à savoir si la création de la Commission Charbonneau n’avait pas été mise sur pied en réaction à ce qui était perçu comme une déjudiciarisation à outrance, le Dr. Foucault a indiqué que c’était plutôt les plaintes des procureurs qui sont à l’origine de cette Commission. Ces derniers se plaignaient que l’on portait atteinte aux droits des jeunes lorsqu’ils faisaient l’objet d’une mesure volontaire sans que l’on établisse s’il y avait suffisamment de preuve pour trouver le jeune coupable d’une infraction. L’impossibilité pour les jeunes de consulter un avocat était dénoncée autant en matière de protection que de délinquance, selon le témoin, et c’est selon lui ce qui a amené le gouvernement à mettre sur pied une commission parlementaire.

 

[147]       Le procureur de la défenderesse a attiré l’attention du témoin sur plusieurs passages du Rapport Charbonneau, qui se lisent comme suit :

L’ambiguïté de la loi actuelle ne concerne donc pas surtout la définition du champ couvert par chacune des notions mais le processus par lequel un cas de protection et un cas de délinquance sont tous les deux traités de la même manière. D’ailleurs, de nombreux débats d’ordre clinique et juridique ont remis en cause l’opérationnalisation même de ce processus unique d’intervention.

 

Donc, la Loi de la protection de la jeunesse a permis d’établir une cloison entre protection et délinquance, tout au moins quant à la définition des phénomènes en cause. (p. 31)

 

Il nous apparaît important d’affirmer aujourd’hui, qu’à la suite d’un acte délinquant, dans une perspective de prévention de la récidive, ce n’est pas uniquement la réinsertion familiale et sociale et la sécurité ou le développement de l’enfant qui doit retenir dès lors l’attention mais également la responsabilisation du jeune et la protection de la société. Responsabiliser le jeune en lui faisant réaliser, puis assumer la conséquence de ses actes et protéger la société en ayant recours, si nécessaire, à des mesures d’encadrement, de retrait temporaire, de placement ou de probation. (p. 32)

 

Les limites du texte législatif n’ont heureusement pas empêché un foisonnement d’expériences et d’initiatives qui se sont inspirées de ces principes de responsabilisation du jeune face à ses actes et à la société. D’ailleurs une telle responsabilité doit être reconnue pour amorcer adéquatement l’intervention. (p. 33)

 

En ce qui concerne l’intervention sociale, il est reconnu que les besoins et figures d’autorités sont différents entre jeunes délinquants et jeunes en besoin de protection; de plus, les modes d’approches et d’interventions auprès de la clientèle délinquance sont en pratique fort distincts de ceux en usage dans les cas de protection. (p. 35)

 

En pratique, les méthodes de travail et les modes d’organisation sont souvent différents. Les intervenants nous ont mentionné que chaque clientèle requiert des connaissances particulières et des modes d’approches spécifiques, ne serait-ce qu’en regard de l’autorité si nécessaire et si difficile à manier dans un contexte de délinquance. (p. 41)

 

 

[148]       Confronté à tous ces extraits du Rapport Charbonneau, le témoin a émis les commentaires suivants. Premièrement, il a réitéré que la responsabilisation du jeune et la protection de la société n’étaient pas au cœur des préoccupations de la LPJ, contrairement à la situation qui prévaudra dans le cadre de la LJC entrée en vigueur en 1984. La protection de la société n’était pas l’objectif entre 1979 et 1984, mais une conséquence de l’intervention du DPJ, une variable dont il fallait tenir compte dans le processus de réintégration sociale du jeune. Lorsque la Commission écrit, à la p. 32 de son rapport, qu’il faut responsabiliser le jeune, elle suggère qu’il faut donner un coup de barre et confirme par le fait même, selon le Dr. Foucault, que l’on ne tenait pas suffisamment compte de la protection de la société. De la même manière, il ne voit pas dans l’extrait cité de la page 31 le constat d’une distinction claire et effective entre la protection et la délinquance, mais plutôt une dichotomie entre la reconnaissance de ces deux phénomènes aux articles 38 et 40, tout au moins au niveau de la définition des concepts, et l’absence d’opérationnalisation de cette distinction au niveau des moyens et des objectifs. Bref, selon le Dr. Foucault, la Commission décrivait la situation qui prévalait en 1981; ses commentaires sur la nécessaire dichotomie entre la protection et la délinquance, sur la nécessité de responsabiliser les jeunes et de mieux protéger la société, et sur les interventions et les connaissances particulières que requièrent les deux clientèles, ne reflétaient pas ce qui ce faisait à l’époque, mais ce que la Commission préconisait.

 

[149]       Quant à la fameuse grille de judiciarisation mentionnée dans le Rapport Charbonneau et à laquelle on a déjà fait allusion, le témoin confirme qu’elle visait uniquement la clientèle délinquante. Il ajoute cependant que cette grille, élaborée par souci d’équité et d’uniformité, avait essentiellement pour but de rappeler aux intervenants sociaux qu’ils devaient se mettre en rapport avec les intervenants judiciaires lorsque l’on soupçonnait qu’un délit avait été commis et qu’elle ne se voulait pas exhaustive des critères dont il pouvait être tenu compte. Au demeurant, il précise que des grilles équivalentes étaient développées par les divers centres d’accueil pour les jeunes en besoin de protection.

 

[150]       Le procureur du gouvernement du Canada a également cité au témoin un extrait du mémoire présenté par l’Association des CSS du Québec à la Commission Charbonneau, qui se lit ainsi :

Il est possible qu’il y ait eu certains abus, en ce sens, qu’il ne nous était pas toujours possible de contrôler, vous le comprendrez. Pour notre part, nous n’avons jamais vu d’ambiguïté là-dedans; l’intervention en contexte de protection et l’intervention en matière de délinquance ont toujours été, pour nous, deux choses bien différentes, même si le concept de protection peut s’appliquer à certains jeunes auteurs d’actes délictueux.

[151]       Encore une fois, le Dr. Foucault reconnaît que l’Association, comme bien d’autres intervenants, a critiqué le modèle d’intervention unique pour les deux clientèles. Il ajoute cependant que ce qu’on lui avait demandé, c’était de décrire une situation, pas de l’évaluer. En bout de ligne, la Commission retiendra ces critiques et formulera des recommandations pour mieux opérationnaliser les distinctions qui existent entre les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants. Cela illustre bien, à son avis, qu’il ne s’agissait pas de la situation qui prévalait en 1982. Il réitère ce que d’autres témoins ont dit avant lui, à savoir que le point de départ est toujours un geste posé par le jeune, qu’il s’agisse d’un signalement pour trouble de comportement ou pour une infraction à la loi ou à un règlement; par la suite, le processus qui s’enclenche pour répondre aux besoins du jeune sera le même dans les deux cas.

 

b) La preuve de la partie défenderesse

[152]       Le procureur général du Canada n’a fait témoigner que deux témoins experts sur ce volet de la réclamation. 

 

[153]       J’ai déjà référé dans la première partie de ces motifs au témoignage de M. Jean-Bernard Robichaud. Qu’il suffise de rappeler qu’il a notamment été directeur des services professionnels (1974-1976), puis directeur général (1977-1983) du plus gros CSS du Québec, soit celui le CSS Montréal Métropolitain. M. Robichaud a reconnu qu’après l’adoption de la LPJ, les DPJ ont tenté de traiter les jeunes en besoin de protection et les jeunes soupçonnés d’avoir commis ou ayant commis un délit selon la même approche, en considérant qu’il s’agissait d’une « jeunesse en difficulté ». Mais cette idéologie et cette approche se sont rapidement heurtées à des difficultés malgré tous les efforts faits pour traiter les deux catégories de la même façon.

 

[154]       La loi avait pourtant prévu des mécanismes qui ne permettaient pas de traiter les deux catégories de clientèle de façon identique. Lorsqu’un signalement était fait suite à un délit, par exemple, il était prévu que le DPJ devait nécessairement consulter une personne désignée par le ministre de la Justice avant de décider si le cas devait être judiciarisé ou non. C’est donc dans les processus administratifs et les pratiques qu’une confusion s’est établie. Les difficultés rencontrées suite à la mise en œuvre de la LPJ devaient d’ailleurs rapidement entraîner la création de la Commission Charbonneau.

 

[155]       Dans son rapport d’expertise, le témoin a cité plusieurs extraits du Rapport Charbonneau (dont plusieurs sont reproduits au paragraphe 147 des présents motifs) pour soutenir qu’aux yeux de la Commission, il fallait faire plus que de reconnaître les différences entre les deux types de clientèle, et opérationnaliser de façon différente les modalités d’intervention qui doivent être spécifiques tant pour la délinquance que pour la protection. Il a ajouté que durant la période où il était directeur général du CSSMM, les deux clientèles étaient dirigées vers deux services d’évaluation différents, tout en reconnaissant que d’autres CSS n’avaient peut-être pas la masse critique pour opérer cette classification.

 

[156]       Le témoin a ajouté qu’en matière de délinquance, il ne suffisait pas à son avis de reconnaître les principes consacrés dans la LPJ, notamment la reconnaissance des droits du jeune et la nécessité de lui apporter le plus possible une aide dans son milieu, avec les efforts de déjudiciarisation qui s’en suivent, mais qu’il fallait aussi appliquer d’autres principes absents de cette loi, à savoir la responsabilisation du jeune et la protection de la société. Dans cette perspective, il estime que les services dispensés aux jeunes délinquants relèvent clairement d’une mission de l’État, celle de l’administration de la justice, qui est étrangère à celle poursuivie aux termes du RAPC.

 

[157]       Le deuxième témoin expert introduit par le gouvernement fédéral est le professeur Nicholas Bala, professeur à la Faculté de Droit de l’Université Queen’s depuis 1980 et spécialiste du droit de la famille et des enfants. Il a publié de nombreux ouvrages et articles, en collaboration avec des chercheurs d’autres disciplines, sur les jeunes contrevenants, la protection de l’enfance, ainsi que sur des sujets reliés au témoignage des enfants devant les tribunaux, le divorce et la garde d’enfants. Il a également été impliqué dans une étude sur le fonctionnement des cours juvéniles financée par le Ministère du Solliciteur général du Canada entre 1981 et 1985 (National Study on the Functioning of Juvenile Courts). Cette étude pan-canadienne (il y avait des équipes de recherche dans six provinces, dont le Québec) avait pour objet de mieux comprendre comment la LJD était appliquée sur le terrain, en observant ce qui se passait devant les tribunaux et en procédant à des entrevues avec les principaux acteurs (juges, procureurs de la Couronne et de la défense, policiers, agents de probation, etc.). Ce projet a donné lieu à la collecte d’une foule d’informations et de données, ainsi qu’à de nombreuses publications, la plus importante étant celle que l’auteur a co-éditée en 1985 et que le Ministère du Solliciteur général lui-même a publiée, intitulée Juvenile Justice in Canada : A Comparative Study. Enfin, il importe de mentionner que M. Bala a témoigné comme témoin expert dans quatre causes (dont deux en Cour Suprême) et dans deux commissions d’enquête.

[158]       Le procureur de la partie demanderesse s’est objecté à ce que l’on reconnaisse la qualité d’expert au professeur Bala, au motif qu’il témoignerait essentiellement sur le droit. Au soutien de cette prétention, on a référé à une jurisprudence abondante à l’effet que les questions de droit interne ne sont pas des questions sur lesquelles un tribunal recevra une expertise en preuve : Parizeau c. Lafrance, [1999] R.J.Q. 2399 (C.S.); Pan American World Airways Inc. c. La Reine et le Ministre des Transports, [1979] 2 C.F. 34 (1ère inst.); Riendeau c. Brault & Martineau Inc., [2005] J.Q. no 10165 (C.S.) (QL); Les Entreprises Emerco Inc. c. Langlois, [2004] J.Q. no. 437 (C.S.) (QL); R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223.

 

[159]       Lors de l’audition, j’ai tranché cette objection en acceptant que le professeur Bala puisse témoigner sur son rapport, à l’exclusion des parties 4 et 9 de ce dernier. À cette occasion, j’ai indiqué les principes qui m’avaient guidé dans la prise de cette décision. Il m’apparaît approprié, dans le cadre des présents motifs, d’élaborer quelque peu sur ces principes.

 

[160]       Il est bien établi que le rôle du témoin expert est d’éclairer le tribunal pour apprécier une preuve de nature scientifique ou technique. Bien entendu, le témoignage de l’expert doit être pertinent pour trancher la question en litige, et aider le tribunal à mieux apprécier les faits qui lui sont soumis. La Cour suprême, sous la plume du juge Sopinka, a bien résumé les critères applicables dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, à la p. 20 de ses motifs :

L’admission de la preuve d’expert repose sur l’application des critères suivants :

 

            a) la pertinence;

b) la nécessité d’aider le juge des faits;

c) l’absence de toute règle d’exclusion;

d) la qualification suffisante de l’expert.

 

[161]       Là où la question se corse, c’est lorsque l’expert que l’on veut faire témoigner est juriste de formation. Dans ce cas, la tentation, consciente ou non, de se prononcer sur des questions de droit qui relèvent en principe de l’expertise du tribunal sera forcément plus grande. Or, le rôle de l’expert n’est pas de se substituer au tribunal, mais uniquement de l’aider lorsqu’il doit apprécier des faits complexes et de nature technique. Il ne faut en effet jamais perdre de vue qu’en bout de ligne, c’est la Cour qui doit trancher les questions de droit. Comme l’écrivait la Cour suprême de Colombie-Britannique dans l’arrêt Surrey Credit Union c. Wilson (1990), 45 B.C.L.R. (2d) 310 (tel que cité par mon collègue le juge Teitelbaum dans Nation et Bande indienne de Samson  c. Canada (2001) 199 F.T.R. 125 (C.F.) au para. 21) :

Les avis d’experts deviennent inadmissibles quand ils ne sont rien de plus qu’une reformulation des arguments des avocats qui participent à la cause. Quand un argument est présenté sous le couvert d’un avis d’expert, il sera rejeté pour ce qu’il est.

 

[162]       Les auteurs J. Sopinka, S.N. Lederman et A.W. Bryant reprennent la même idée dans leur traité sur le droit de la preuve (The Law of Evidence in Canada, 5e éd., Butterworths, Toronto) lorsqu’ils écrivent, à la p. 546 :

In the final analysis, the closer the experts’ testimony both in opinion and in words comes to the very issue that the court has to decide, the more jittery it becomes in receiving such evidence. This is so because the evidence then begins to overlap not only the fact-finding function of the court but the legal analysis that must be applied to the facts in rendering the ultimate decision.

 

 

[163]       Est-ce à dire qu’un juriste ne pourra jamais témoigner comme expert et que son témoignage (tout comme son rapport d’expertise) devra toujours être exclu de la preuve? Je ne le crois pas. Dans la mesure où l’expert ne cherche pas à répondre à la question juridique qui fait l’objet du litige mais vise plutôt à éclairer le débat en jetant un éclairage sur le contexte politique, historique et social dans lequel s’insèrent les dispositions législatives pertinentes, son témoignage pourra être recevable. On trouve d’ailleurs dans la jurisprudence des illustrations de ce principe.

 

[164]       Ainsi a-t-on admis le témoignage d’un notaire dans une cause de responsabilité professionnelle, non pas pour déterminer si l’appelant avait commis une erreur de droit dans son examen des titres de propriété, mais uniquement pour éclairer le juge en ce qui concerne la pratique notariale de façon à pouvoir déterminer si une faute avait été commise : voir Roberge c. Bolduc, [1991] 1 R.C.S. 374. De même a-t-on admis le témoignage d’un professeur de droit relativement à la culture qui prévaut dans les prisons et au rapport de forces qui prévaut au sein de la population carcérale, dans la mesure où cette expertise était pertinente aux fins d’évaluer la défense de contrainte mise de l’avant par des accusés répondant à des accusations d’avoir participé à une émeute dans une prison et d’avoir causé des dommages à la propriété : voir R. c. Anderson (2005), 67 W.C.B. (2d) 756; 2005 BCSC 1347 (C.S. C-B.). Enfin, on a également admis en preuve dans le contexte d’une revendication autochtone contre la Couronne le rapport d’un professeur d’université visant à donner un aperçu historique des relations entre la Couronne et les autochtones et des politiques y afférentes ainsi que de leur évolution au fil des ans : voir Nation et Bande indienne de Samson  c. Canada, supra para. 162

 

[165]       Bref, la question se résume à savoir si le rapport du professeur Bala et le témoignage qu’il a livré sur la base de ce rapport vise à répondre à la question même qui est soumise à la Cour ou cherche plutôt à situer le débat dans sa juste perspective historique et socio-politique. Le rapport du professeur Bala est divisé en onze parties, dont les six parties substantives portent les titres suivants :

Part 4 : The constitutional authority to legislate regarding youth criminal justice and child welfare

Part 5: Background on the principles and philosophy of the Juvenile Delinquents Act

Part 6: The years leading up to 1984 and the coming into force of the Young Offenders Act

Part 7: The application of the Juvenile Delinquents Act in six provinces in the early 1980s

Part 8: The interaction of the juvenile justice and child welfare systems before the Young Offenders Act

Part 9: The approach to juvenile justice in Quebec from 1979 to 1984

Part 10: The impact of the coming into force of the Young Offenders Act

 

[166]       Une lecture attentive du Rapport présenté par le professeur Bala m’a permis de conclure que le témoin ne cherchait pas à répondre aux questions que doit trancher la Cour, et plus particulièrement à celle de savoir si les sommes versées par la province pour assurer les services pré-décisionnels et post-décisionnels aux jeunes délinquants sont partageables dans le cadre du RAPC, mais visait plutôt à mieux comprendre la philosophie sous-jacente de la LJD et de la LPJ et leur interaction, les motifs qui ont amené le Parlement fédéral à remplacer la LJD par la LJC, et la façon dont la LJD était appliquée sur le terrain, non seulement au Québec mais dans le reste du pays. Ces informations étaient pertinentes et utiles, découlent d’une analyse empirique et multidisciplinaire de la situation qui prévalait à l’époque, et sous réserve des commentaires que je formulerai dans les paragraphes suivants, n’empiétaient pas sur le rôle dévolu à cette Cour eu égard à la détermination des questions juridiques.

[167]       Il me faut cependant faire deux exceptions à la conclusion qui précède. La partie 4, qui porte essentiellement sur le partage des compétences en matière de justice pénale applicable aux jeunes, est de nature strictement juridique et correspond précisément au genre d’arguments qui devraient être faits par les procureurs de chaque partie plutôt que par un témoin. J’ajouterais que la Cour est au moins aussi bien placée que le témoin pour procéder à cette analyse.

 

[168]       Il en va de même de la partie 9, mais pour des motifs différents. Cette portion du rapport ne m’apparaît guère utile, dans la mesure où elle reprend en grande partie les conclusions formulées dans le Rapport Charbonneau. Dans la mesure où le Rapport Charbonneau est déjà en preuve et a déjà été utilisé abondamment par les procureurs de la partie défenderesse, je ne crois pas qu’il soit vraiment nécessaire d’y revenir de façon indirecte en le paraphrasant dans un rapport d’expert.

 

[169]       Ces deux réserves étant faites, j’ai donc conclu que le professeur Bala pouvait témoigner à partir de son rapport, étant entendu que les procureurs de la partie demanderesse auraient tout le loisir de formuler des objections plus ciblées s’ils estimaient que le professeur Bala s’écartait des paramètres fixés par la Cour. D’autre part, j’ai indiqué que rien n’interdisait aux procureurs du gouvernement du Canada de reprendre à leur compte, dans leurs plaidoiries, les arguments du professeur Bala écartés de la preuve. C’est donc sur la base de ces prémisses que je résumerai le plus fidèlement possible les parties admissibles du témoignage du professeur Bala.

 

[170]       Dans la vue d’ensemble qu’il donne lui-même de son rapport, le professeur Bala écrit :

23. In my opinion, the child welfare and juvenile justice systems in Canada were and continue to be legally and constitutionally distinct from one another. State intervention is justified under child welfare laws when children are in need of protection and under juvenile justice laws when children are suspected of having committed an offence. The legal processes and the consequences experienced by children in these two situations were, and are, separate, although in some situations, the therapeutic treatment the children receive may be similar.

 

24. Although Quebec’s Youth Protection Act was different in some ways from child welfare legislation in the other provinces, the response to young people who were suspected of having committed an offence or found guilty of an offence in Quebec was substantially similar to the response in the rest of the country.

 

[171]       Le professeur Bala a mentionné lors de son témoignage qu’il y a toujours eu un certain chevauchement entre les deux systèmes, dans la mesure où les jeunes adolescents qui violent la loi ont parfois fait l’objet de mauvais traitements ou été négligés, ce qui peut expliquer leur comportement. Historiquement, les deux systèmes se sont donc parfois recoupés, et les mêmes intervenants se sont souvent occupés des deux groupes. Ce chevauchement, et la controverse qui entoure l’endroit précis où doit être tracée la ligne entre les deux phénomènes, ne sont pas nouveaux et existent depuis l’adoption de la LJD en 1908. On continue d’ailleurs à débattre de cette question non seulement au Québec, mais également dans l’ensemble du Canada. Il n’en demeure pas moins qu’au plan pratique, les jeunes qui violent une loi sont d’abord appréhendés par la police et traités différemment de ceux qui ont été maltraités ou négligés et qui, jusqu’à un certain point, sont victimes des circonstances.

 

[172]       Lorsque l’on a adopté la LJD, en 1908, on a opté pour une approche distincte dans le traitement des enfants présumés avoir contrevenu à la loi ou coupable d’immoralité ou d’autres vices. On a choisi de les confier à un système judiciaire et correctionnel différent et séparé de celui des adultes, en mettant l’emphase sur le traitement, la réhabilitation et l’informalité. Malgré des balises relativement claires dans la loi, cette dernière a fait l’objet d’une application très disparate dans les différentes provinces du pays.

 

[173]       Au fil des années, la LJD a suscité de nombreuses critiques. Des tensions ont vu le jour entre ceux qui estimaient que le système de justice pour les jeunes était injuste et indûment sévère, et ceux qui croyaient que les juges faisaient preuve d’un trop grand laxisme et ne protégeaient pas adéquatement la société. On entreprit donc de réformer le système en 1965, mais il faudra deux décennies avant que l’on accouche finalement de la LJC. Plusieurs raisons expliquent ce long délai. Le fédéral voulait notamment que la nouvelle loi continue à s’appliquer à la violation de toutes les lois et les règlements, tandis que les provinces s’y objectaient. En bout de ligne, on restreindra la portée de la LJC aux infractions à des lois fédérales de nature criminelle. On ne s’entendait pas non plus sur l’âge des jeunes qui devraient être visés par cette loi.

 

[174]       Mais plus fondamentalement, on ne s’entendait pas sur la philosophie dont la nouvelle loi devait s’inspirer. Le point d’équilibre entre la nécessité de protéger la société et de responsabiliser les jeunes pour leurs méfaits, d’une part, et la non moins grande nécessité de respecter leurs droits et de les réhabiliter, d’autre part, a toujours été difficile à atteindre et continue de diviser la société. La LJC se voulait indéniablement plus près du droit criminel que d’une loi sur la protection de la jeunesse, et marquait donc un départ radical avec la LJD. Enfin, des considérations de nature financière ont également retardé l’entrée en vigueur de la LJC. Les provinces s’inquiétaient en effet des implications monétaires de certaines modifications proposées, comme le fait de hausser l’âge à partir duquel les lois criminelles ordinaires s’appliqueraient et de limiter la portée de la LJC aux seules infractions criminelles. Même si elles étaient fondamentalement d’accord avec ces changements, les provinces s’inquiétaient du fait qu’elles auraient dorénavant à prendre en charge les coûts afférents à cette nouvelle clientèle de jeunes ayant commis des infractions et ne tombant plus sous l’autorité fédérale.

 

[175]       Il est également intéressant de noter que la fin des années ’70 et le début des années ’80 marquera une volonté de plus en plus nette de traiter distinctement les jeunes en besoin de protection et les jeunes ayant commis des infractions. Le professeur cite notamment le cas des écoles de réforme (« training schools ») en Ontario, dans lesquelles il a été interdit de placer des jeunes non délinquants à partir de 1977. Au Québec, on a également restreint l’hébergement en unités sécuritaires aux jeunes de plus de 14 ans, mais la loi ne prévoyait pas une séparation stricte entre les enfants en besoin de protection et les jeunes délinquants. Selon une étude citée par le professeur Bala dans son rapport, il semble que la volonté des autres provinces était d’opérer une séparation complète entre les méthodes fédérale et provinciale de traiter les jeunes, alors qu’au Québec, on ait plutôt voulu absorber les dispositions législatives fédérales dans le cadre des programmes provinciaux.

 

[176]       On remarque aussi, durant la période précédant immédiatement l’entrée en vigueur de la LJC, un intérêt croissant pour les mesures de rechange. Dans la pratique, les policiers et les procureurs de la Couronne dirigeaient les jeunes vers des programmes de type communautaire plutôt que vers les tribunaux. Dans son rapport, l’auteur donne l’exemple de programmes de ce type en Ontario, en Colombie-britannique et en Alberta. C’est à ces mesures que peuvent être assimilées les mesures volontaires dont on traite à l’article 54 de la LPJ. À ce sujet, le professeur Bala soutient d’ailleurs que l’expérience du Québec a eu une influence dans la formulation des mesures alternatives telles qu’on les retrouve dans la LJC.

 

[177]       S’appuyant sur l’étude parrainée par le Ministère du Solliciteur général sur le fonctionnement des cours de justice pour les jeunes, à laquelle l’auteur a participé au début des années ’80, le professeur Bala dresse le portrait suivant de ce système durant les années pertinentes. À cette époque, il y avait un certain chevauchement entre le système de justice pour les jeunes et le système de protection sociale qui leur était offert. Dans certains cas, la porte d’entrée avait peu d’impact sur la façon dont il était traité. Le même tribunal avait souvent juridiction, et le même juge était investi des pouvoirs conférés par la LJD et par la loi provinciale de protection sociale. Cette ligne de démarcation entre les deux systèmes était particulièrement floue pour les jeunes ayant entre 12 et 16, 17 ou 18 ans (chaque province étant libre de fixer l’âge maximal où un jeune tombait dans le champ d’application de la LJD). Ce recoupement entre les deux systèmes était particulièrement évident au Québec, du fait que le législateur traitait des deux phénomènes dans la même loi et confiait les deux clientèles à un seul organisme administratif, le DPJ. Dans les autres provinces, des mesures législatives et des organismes distincts étaient prévus pour les deux catégories; ceci étant dit, on observait quand même un degré significatif de chevauchement, surtout au niveau des institutions et des installations où les jeunes étaient hébergés.

 

[178]       De façon plus précise, on note que les centres d’accueil au Québec recevaient à l’époque tout autant les jeunes provenant de la filière « jeune délinquant » que ceux issus de la filière « jeunes en besoin de protection » (ou, dans le jargon du milieu et en référence aux articles de la LPJ, les « 38 » et les « 40 »). Ils jouissaient de différents droits et avaient un statut juridique distinct, mais ils vivaient dans le même endroit physique et devaient se conformer aux mêmes règles. Cette situation prévalait dans l’ensemble du Canada, et c’est encore vrai aujourd’hui. Bien entendu, cette façon de faire soulevait des préoccupations, et c’est précisément la raison pour laquelle la Commission Charbonneau a été mise sur pied au Québec. Dans certaines provinces, on adopta des politiques claires en vertu desquelles il était interdit de placer des enfants en besoin de protection avec des enfants trouvés coupables d’avoir enfreint la loi.

 

[179]       L’auteur note également, toujours en s’appuyant sur l’étude nationale mentionnée plus haut, que les cours ont peu fait usage de la possibilité de confier un enfant jugé jeune délinquant à une société d’aide à l’enfant (art. 20(1)h) de la LJD). En fait, il semble que le Québec soit l’une des provinces où l’on a le moins eu recours à cette forme de mesure alternative.

 

[180]       Après avoir examiné les pratiques diverses à travers le pays en ce qui concerne les évaluations psychologiques/psychiatriques, la disponibilité d’avocats de service, la sélection et les mesures alternatives, le professeur Bala conclut dans son rapport que le système de justice pour les jeunes au Québec a clairement mis l’accent sur un programme formel de mesures alternatives (« diversion program »). Il ajoute que les procédures et les structures uniques quant au rôle de la police, quant au processus d’admission, quant à l’évaluation par des équipes multidisciplinaires, et quant au rôle plus limité de la poursuite, figurent parmi les changements les plus innovateurs et distinctifs en matière de justice pour les jeunes au Canada. Ceci dit, il réitère la conclusion à laquelle en était venu le groupe d’étude auquel il a participé et estime que malgré ces différences structurelles, il n’est pas clair que l’expérience vécue par un jeune au Québec ait été fondamentalement différente de celle que pouvait vivre un jeune dans d’autres provinces où les programmes formels de mesures alternatives étaient peu ou pas développés.

 

[181]       Dans la partie qu’il consacre à l’intersection entre le système de justice pénale pour les jeunes et le système de protection sociale avant l’entrée en vigueur de la LJC, le professeur Bala se dit d’avis que les deux systèmes étaient distincts, non seulement constitutionnellement et juridiquement, mais également en terme de processus légal et dans les conséquences qui s’ensuivaient pour les jeunes. S’il y a eu une certaine confusion dans les esprits, c’est en partie parce que les deux régimes juridiques prétendaient faire du meilleur intérêt de l’enfant la préoccupation dominante dans la prise de décision. Pourtant, malgré cette similitude apparente au niveau des lois, les juges et les autres professionnels appliquaient cette notion de « meilleur intérêt de l’enfant » de façon bien différente lorsqu’ils s’occupaient de jeunes délinquants plutôt que de jeunes en besoin de protection. Au demeurant, les enfants eux-mêmes comprenaient très bien la différence entre « protection » et « correction ».

 

[182]       Compte tenu de l’importance que revêt le développement qui suit dans le présent litige, je me permets de reproduire intégralement les propos du professeur Bala que l’on retrouve aux paragraphes 107 à 109 de son Rapport :

Generally, the first contact with the justice system for a child suspected of having committed an offence was with the police. The child might then be diverted out of the juvenile justice system or might end up in Juvenile Court. In court, at least at the initial stage of the process, the focus of the proceedings would relate to a specific event – the alleged offence(s). The parent(s) would be notified of the proceedings, but it was the juvenile who was charged with the alleged offence. A plea of guilty or proof beyond a reasonable doubt would be required for the child to be found guilty of a delinquency and state intervention justified. It is only at the sentencing stage that a court may take into account the best interests of the child. Even at that stage, a child’s best interests were to be balanced against other factors. Pursuant to s. 20(1), Juvenile Delinquents Act, there were a number of possible dispositions which the court could choose to impose, ranging from a fine of $25; requiring the child to report to probation officer; placing the child in foster care or an industrial school; or committing the child to the care of a children’s aid society.

 

In contrast, a child protection case could come into the justice system through a variety of pathways – through the police, school truancy officers, social workers, teachers, community outreach workers, etc. If it was felt that the child needed to be removed from his or her home, the case would be prepared for court by a provincially-mandated child welfare agency. Often, the evidence would be based on a series of events or an assessment of the child’s overall situation. The parent(s) would be a party to the proceeding. Proof would only need to be made on a balance of probabilities that the child was in need of protection and should be placed within the state’s childcare system, with the welfare of the child being a central concern throughout the process.

 

Although it might well be in a child’s best interests to be removed from home and placed in an institutional setting, in the juvenile justice context, it was, and is, a punishment.

 

 

[183]       Enfin, le témoin rappelle que les données recueillies dans le cadre de l’enquête pan-canadienne à laquelle il a collaboré révèlent que peu de délinquants juvéniles ont été placés dans des foyers d’adoption, comme le permettait pourtant l’alinéa 20(1)f) de la LJD. Dans la même veine, il semble qu’une proportion infime de jeunes trouvés coupables d’une infraction aient été confiés par les juges à des sociétés d’aide à l’enfance, malgré le fait que l’alinéa 20(1)h) de la LJD permettait explicitement aux juges d’avoir recours à cette mesure pour sortir un jeune reconnu coupable du système de justice pénale et l’intégrer dans la filière de la protection sociale.

 

[184]       Malgré tout, le professeur Bala note que la plupart des établissements ont des critères d’admission et des programmes basés sur les besoins réels et les problèmes des enfants, plutôt que sur les distinctions juridiques faites par les cours et les législatures, de telle sorte que les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants se retrouvent souvent dans les mêmes institutions. Il écrivait en 1981 qu’il n’est pas surprenant de constater des similitudes considérables dans les traitements prodigués, dans la mesure où un enfant qui a fait l’objet de mauvais traitements ou qui a été négligé par ses parents est davantage susceptible de développer des problèmes de comportement qui pourront se traduire par la commission d’infractions. On ne saurait cependant assimiler les deux clientèles, et le Rapport Charbonneau notait à ce chapitre que le taux de recouvrement (proportion des cas de délinquance comportant une histoire de protection) était de l’ordre de 10%. Quoiqu’il en soit, les enfants viennent à l’attention des autorités soit parce qu’ils sont en besoin de protection, soit parce qu’ils ont commis une infraction. Au Québec, la LPJ prévoit d’ailleurs que toute personne a l’obligation de rapporter le cas d’un enfant en besoin de protection, alors qu’aucune telle obligation n’existe pour un enfant qui serait soupçonné d’avoir commis une infraction.

 


III. ANALYSE

 

[185]       Tel que mentionné précédemment dans le cadre de l’exposé sur les fondements mêmes du RAPC, cette initiative du gouvernement fédéral se voulait d’abord et avant tout un instrument de lutte contre la pauvreté. Loin d’être une source de financement pour des programmes de nature universelle, le RAPC reposait sur une philosophie clairement sélectiviste et ne visait aucunement à répondre à tous les besoins de nature psycho-sociale que pourraient identifier les provinces. Cela m’apparaît encore plus évident lorsque l’on considère le volet « jeunesse » du RAPC. Une lecture attentive de la loi à l’origine du RAPC permet en effet de recenser des expressions comme « manque de soins à l’égard des enfants » , « personnes de moins de 21 ans confiées aux soins ou à la garde d’une autorité chargée de la protection infantile », « enfant placé en foyer nourricier », « établissement de soins pour enfants », « autorité chargée de la protection infantile », « loi de la province relative à la protection et au soin des enfants » (voir les définitions de « autorité chargée de la protection infantile », « personne nécessiteuse » et « services de protection sociale » à l’art. 2 du RAPC).

 

[186]       Tous ces concepts m’apparaissent être la manifestation claire d’une volonté du Parlement fédéral de cibler les jeunes en besoin de protection, par opposition aux jeunes qui peuvent avoir des démêlés avec la loi. Ces deux groupes constituent, à n’en pas douter, des clientèles bien distinctes et des phénomènes sociaux que les législatures provinciales et fédérale ont historiquement abordés à partir de prémisses bien différentes.

 

[187]       De fait, notre structure constitutionnelle impose à chacun des deux ordres de gouvernement des limites qu’ils ne sauraient franchir lorsqu’ils entendent traiter du sort des jeunes. Tandis qu’il revient prioritairement aux provinces de s’occuper du bien-être et de la protection sociale des jeunes, seul le Parlement fédéral peut intervenir en matière de justice pénale, peu importe que les infractions reprochées soient le fait d’un jeune ou d’un adulte.

 

[188]       Il est vrai que la LJD, adoptée en 1908 et qui ne sera remplacée par la LJC qu’en 1984, a pu créer une certaine ambiguïté dans la mesure où elle semblait mettre l’accent sur le bien-être de l’enfant et sur la nécessité de lui apporter aide et direction. L’article 38 de cette loi prévoyait en effet ce qui suit :

La présente loi doit être libéralement interprétée afin que son objet puisse être atteint, savoir : que le soin, la surveillance et la discipline d’un jeune délinquant ressemblent aunant que possible à ceux qui lui seraient donnés par ses père et mère, et que, autant qu’il est praticable, chaque jeune délinquant soit traité, non comme un criminel, mais comme un enfant mal dirigé, ayant besoin d’aide, d’encouragement et de secours.

This Act shall be liberally construed in order that its purpose may be carried out, namely, that the care and custody and discipline of a juvenile delinquent shall approximate as nearly as may be that which should be given by his parents, and that as far as practicable every juvenile delinquent shall be treated, not as a criminal, but as a misdirected and misguided child, and one needing aid, encouragement, help and assistance.

 

[189]       Cette loi n’en a pas moins été déclarée valide au titre de la compétence fédérale sur le droit criminel. Appelé à se prononcer sur le caractère intra vires de cette loi, la Cour suprême écrivait, dans l’arrêt Colombie-Britannique (Procureur général) c. Smith, [1967] R.C.S. 702 [Smith], à la p. 712 :

Nor am I able to accept, as being well-founded, the contention that, in pith and substance, the Act is legislation in relation to welfare and protection of children within the purview of the Adoption Act case supra. The true objects and purposes of the statutes considered in the latter case are quite different from the true object and purpose of the Juvenile Delinquents Act. They are, as pointed out by Bull J.A., directed to the control or alleviation of social conditions, the proper education and training of children, and the care and protection of people in distress including neglected children. Obviously, one can say that the Act gives a special kind of protection to misguided children and that it should incidentally operate to ultimately enhance their welfare. A similar view may also be taken of the following provisions of s. 157 of the Criminal Code [maintenant l’article 172]; yet, no one has ever questioned that they were enactments in relation to criminal law.

 

 

[190]        On a parfois tenté de prétendre que la LJD privilégiait les intérêts de l’enfant et reléguait au second plan la protection de la société, une situation qui aurait radicalement changé suite à l’introduction de la LJC, plus résolument axée sur la responsabilisation des jeunes ayant commis des infractions. Il est sans doute exact de dire que la LJC a un lien plus étroit avec le droit criminel que la LJD. Ceci étant, il faut se garder d’exagérer la différence entre les deux lois, au point de considérer que la première marque en quelque sorte un changement de paradigme avec la seconde.

 

[191]       Dans l’arrêt Smith, la Cour suprême avait déjà noté que le rôle du juge n’était pas unidimensionnel et qu’il devait, dans l’application de la LJD, soupeser les intérêts de l’enfant et ceux de la société :

A very wide discretion is given to the judge, under the Act, and it is significant that, in the exercise of such discretion, the interest of the child is not the sole question to consider. On the contrary, the matters which, in principle, must receive the attention of the judge and which he must try to conciliate are the child’s interest or own good, the community’s best interest and the proper administration of justice.

 

(Smith, à la p. 712).

 

[192]       Cette idée a été reprise par la Cour suprême dans l’une de ses dernières décisions portant sur la LJD. S’exprimant au nom de la Cour, le juge en chef Dickson écrivait, dans l’arrêt Ontario (Procureur général)  c. Peel (Municipalité régionale), [1979] 2 R.C.S. 1134, à la p. 1138 :

La présente loi [la LJD] contient néanmoins certaines lignes directrices destinées à créer un régime et des sanctions en fonction d’un objectif de réhabilitation. Elles enjoignent aux tribunaux d’interpréter libéralement la Loi et d’aborder la question de la délinquance chez les jeunes en tenant compte d’un objectif social visant un équilibre entre les intérêts du jeune délinquant et ceux de la société.

 

[193]        En revanche, il serait erroné de prétendre que la LJC a complètement évacué l’aspect réhabilitation pour ne mettre l’accent que sur la responsabilisation du jeune. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur les jeunes contrevenants (Î.-P.-É.), [1991] 1 R.C.S. 252, la Cour suprême a noté que plusieurs dispositions de cette loi permettaient de réduire au minimum la stigmatisation découlant de la perpétration d’une infraction criminelle (pp. 272-273). S’agissant du difficile équilibre entre la rétribution, la réhabilitation et la protection de la société, voici ce que le juge en chef Lamer écrivait :

Il est donc évident que la Loi sur les jeunes contrevenants ne reconnaît pas en général une proportionnalité entre la gravité de l’infraction et la sévérité des peines. Elle reconnaît plutôt la situation particulière ainsi que les besoins spéciaux des jeunes contrevenants, et elle offre aux juges un choix entre diverses peines qui n’existe pas dans le cas d’adultes. Elle vise encore principalement la réadaptation plutôt que le châtiment ou la neutralisation.

 

 

[194]       Bref, tout est affaire de degré plus que de nature. Entre la LJD et la LJC, il n’y a pas vraiment eu de césure mais tout au plus un changement d’emphase et un arrimage plus clair entre les objectifs poursuivis par le législateur et la compétence fédérale en matière de droit criminel.      

 

[195]       Il ne m’apparaît donc faire aucun doute que la LJD est une loi de nature criminelle, même si le traitement qu’elle permet de réserver aux jeunes qui ont été jugés jeunes délinquants diffère à certains égards de la sanction qui est normalement réservée aux adultes. Il m’apparaît d’ailleurs significatif, à cet égard, de constater que les mesures de rechange prévues au paragraphe 4(1) de la LJC ont été assimilées à des sanctions et à une punition, et ce bien qu’elles soient imposées en remplacement des procédures judiciaires. Si de telles mesures peuvent être considérées punitives, a fortiori doit-il en aller de même des mesures que peut prendre le tribunal sous l’autorité du paragraphe 20(1) de la LJD. À ce chapitre, les propos du juge en chef Dickson dans l’arrêt R. c. S. (S.), [1990] 2 R.C.S. 254, aux pp. 281-282, m’apparaissent on ne peut plus pertinent :

Le paragraphe 4(1) de la Loi sur les jeunes contrevenants ressemble davantage au par. 20(1) de la Loi sur les jeunes délinquants en ce qu’ils portent tous les deux sur la « punition » d’adolescents qui ont enfreint la loi. […]

 

Bien que je souscrive à l’argument de l’appelante que le par. 4(1) diffère de la plupart des lois réparatrices relevant du droit criminel en ce qu’il met l’accent sur des mesures de rechange pouvant être substituées aux sanctions criminelles plus traditionnelles, je ne considère pas ce facteur comme décisif. Le recours à des mesures de rechange non judiciaires dans le cas des jeunes contrevenants peut différer du droit criminel qu’envisageait lord Atkin, mais notre Cour a jugé à maintes reprises que la compétence législative en matière de droit criminel doit être assez souple pour permettre de tenir compte de nouvelles méthodes de traitement des contrevenants. […]

 

[…]

 

À mon avis, le pouvoir discrétionnaire de mettre sur pied un programme de mesures de rechange conformément à l’art. 4 représente une tentative légitime de dissuader les jeunes contrevenants de continuer dans la voie criminelle. À cet égard, je partage l’opinion du juge Tarnopolsky, qui dit de l’art. 4 qu’il témoigne d’un [TRADUCTION] « désir d’adopter une méthode réparatrice, plutôt que la méthode punitive traditionnelle propre au droit criminel. On y voit le souci de prévenir la récidive et de tenir compte des intérêts à la fois de « l’adolescent » auteur de l’infraction et de la société » (p. 270). Bien que ce ne soit pas mon intention de définir les limites de la théorie de la « prévention du crime », elle s’applique certainement à l’art. 4 de la Loi sur les jeunes contrevenants.

 

[196]       Il ressort de ce qui précède que la Cour suprême a toujours refusé d’assimiler les méthodes de traitement, même les plus éloignées des méthodes punitives traditionnelles propres au droit criminel, à des mesures de protection ou de bien-être à l’enfance. Le législateur québécois a d’ailleurs explicitement reconnu que les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants constituent deux clientèles bien distinctes, puisqu’il traite de ces phénomènes dans deux dispositions distinctes de la LPJ, soient les articles 38 et 40. Cette distinction sera encore plus marquée avec l’entrée en vigueur de la LJC en 1984, dans la mesure où sa portée sera plus restreinte et ne visera plus que les infractions au Code criminel et aux lois fédérales. Commentant cette distinction que l’on retrouve entre les deux concepts dans les deux lois, la Commission Charbonneau écrivait en 1982 :

Cette évolution sur le plan législatif est un reflet de l’évolution des connaissances scientifiques et des pratiques cliniques. En effet, celles-ci nous ont enseigné qu’il faut distinguer entre l’enfant qui viole une loi et celui qui est victime d’une situation. De façon générale, l’auteur de délits lèse une victime et se caractérise par une socialisation déficiente tandis que l’enfant victime subit les déficiences d’autrui ou ne reçoit pas l’attention qui lui est nécessaire, ce qu’illustrent très bien les données de base sur les enfants en danger et les adolescents délinquants présentées dans l’annexe II du rapport.

 

[…]

Cette évolution du savoir et de la pratique actualisée dans la législation nous permet de réaffirmer qu’en matière de délinquance, c’est l’infraction qui constitue le point de départ de l’intervention. L’infraction, par le dommage qu’elle cause à la victime ou par la transgression des normes sociales qu’elle constitue, par la peur et la réprobation qu’elle suscite, constitue la bougie d’allumage de l’intervention sociale et judiciaire auprès de l’adolescent délinquant.

 

(Rapport Charbonneau, p. 41)

 

[197]       La Commission Charbonneau, il est vrai, a souligné que cette différenciation des motifs distincts justifiant l’intervention de l’État ne s’était pas toujours accompagnée d’un traitement différent et avait donné lieu à « certaines confusions dans l’intervention auprès des jeunes en difficulté » (p. 18). Après avoir émis quelques hypothèses sur les raisons qui ont pu inciter le législateur québécois à vouloir traiter des deux phénomènes par le biais des mêmes moyens et à partir d’une philosophie commune, la Commission faisait le constat suivant :

L’ambiguïté de la loi actuelle ne concerne donc pas surtout la définition du champ couvert par chacune des notions mais le processus par lequel un cas de protection et un cas de délinquance sont tous les deux traités de la même manière.

[…]

C’est plutôt dans le secteur des objectifs et des moyens que la Loi sur la protection de la jeunesse a alimenté une confusion. On accepte généralement que la légitimité de l’intervention de l’État n’est pas la même en protection et en délinquance. Dans le premier cas, elle origine de la famille ou de l’environnement d’un enfant lésé dans ses droits; dans le second cas, elle prend sa source dans la conduite même du jeune qui viole les droits d’autrui. Il devrait s’ensuivre normalement des objectifs spécifiques dans les cas de délinquance et dans les cas de protection. Or, ce n’est pas ce que l’on trouve dans la Loi sur la protection de la jeunesse qui ne formule qu’un objectif de fond : assurer la protection et la réinsertion familiale et sociale de tout jeune vivant des situations exceptionnelles, autant l’auteur d’un délit que l’enfant dont la sécurité et le développement sont compromis.

 

Il nous apparaît important d’affirmer aujourd’hui, qu’à la suite d’un acte délinquant, dans une perspective de prévention de la récidive, ce n’est pas uniquement la réinsertion familiale et sociale et la sécurité ou le développement de l’enfant qui doit retenir dès lors l’attention mais également la responsabilisation du jeune et la protection de la société. Responsabiliser le jeune en lui faisant réaliser, puis assumer la conséquence de ses actes et protéger la société en ayant recours, si nécessaire, à des mesures d’encadrement, de retrait temporaire, de placement ou de probation.

 

Les limites du texte législatif n’ont heureusement pas empêché un foisonnement d’expériences et d’initiatives qui se sont inspirées de ces principes de responsabilisation du jeune face à ses actes et à la société. D’ailleurs une telle responsabilité doit être reconnue pour amorcer adéquatement l’intervention.

 

(Rapport Charbonneau, pp. 30--33)

 

 

[198]       Les procureurs du gouvernement du Québec ont évidemment insisté sur le fait que les services dispensés aux jeunes soupçonnés d’avoir commis une infraction et aux jeunes délinquants sont les mêmes que les services donnés aux jeunes en besoin de protection et que la philosophie d’intervention dans les deux cas était essentiellement la même. On a également mis l’accent sur le fait que les services étaient dispensés par le même personnel appartenant au réseau des services sociaux, soit par des organismes et établissements se qualifiant au titre d’ « organismes approuvés par la province », d’ « autorités chargées de la protection infantile », ou encore de « foyers de soins spéciaux » au sens du RAPC. Les témoins appelés par la partie demanderesse ont de fait largement corroboré cette thèse.

 

[199]       Pourtant, cette similitude au niveau du traitement, des moyens mis en œuvre et du personnel ne m’apparaît pas déterminante aux fins de décider si les coûts des services rendus aux jeunes soupçonnés ou reconnus coupables d’avoir commis une infraction doivent être partagés sous le RAPC, et ce au moins pour trois raisons. D’abord, le recoupement entre les deux clientèles dont a longuement fait état la partie demanderesse semble avoir été un phénomène observé dans toutes les provinces du Canada, comme l’a noté le professeur Bala dans son rapport (Juvenile Justice and Child Welfare in Canada. An Overview : With a Particular Emphasis on Quebec betwen 1979 to 1984, pp. 25 et ss.), et ne s’observe que pour les cas de « troubles de comportement sérieux » visés à l’alinéa 38(g) de la LPJ. On voit mal, en effet, comment un enfant décrit aux autres alinéas de l’article 38 et qui est victime d’une situation mettant en péril sa sécurité et son développement pourrait être traité de la même façon qu’un jeune délinquant. Les mécanismes prévus par la LPJ et les moyens mis en œuvre pour faire face à ces situations ont peu à voir avec l’arsenal déployé pour faire face à une situation où l’enfant ne requiert pas la protection et les soins de l’État mais s’est lui-même placé en marge de la société par les gestes qu’il a posés.

[200]       Les témoins du Québec, tous impliqués directement dans le réseau des affaires sociales, ont d’ailleurs reconnu que la ligne de démarcation entre les jeunes délinquants et les jeunes en besoin de protection était beaucoup plus claire lorsqu’un jeune était référé au DPJ pour une raison autre que celle mentionnée au paragraphe 38(g) de la LPJ : voir, par ex, le témoignage de M. Gaudreault, vol. 8 des notes sténographiques, à la p. 161; témoignage de M. Gauthier, vol. 8 des notes sténographiques, aux pp. 236-238. De fait, les situations qui ont été décrites par ces intervenants pour illustrer les similarités dans la prise en charge des deux clientèles référaient toutes à des jeunes ayant des troubles de comportement sérieux.

 

[201]       D’autre part, on observe dans la pratique des différences au niveau des objectifs et des interventions, et ce même pour les jeunes visés par l’alinéa 38(g), malgré la confusion des genres qui a pu prévaloir dans les premières années suivant la mise en œuvre de la LPJ. Cela sera d’autant plus vrai dans les grands centres, où la masse critique de jeunes référés au DPJ sera suffisamment importante pour que l’on puisse distinguer entre les deux clientèles, comme l’a d’ailleurs noté le Docteur Foucault lui-même dans son rapport (La réadaptation : au cœur de la philosophie d’intervention auprès des jeunes délinquants du Québec entre 1979 et 1984, p. 7; voir aussi le témoignage de M. Robichaud, vol. 14-B des notes sténographiques, p. 138).

 

[202]       Dans son mémoire à la Commission Charbonneau, l’Association des centres de services sociaux du Québec écrivait que « l’intervention en contexte de protection et l’intervention en matière de délinquance ont toujours été, pour nous, deux choses bien différentes, même si le concept de protection peut s’appliquer à certains jeunes auteurs d’actes délictueux » (pièce D-20, p. 14). Cela se vérifie à plusieurs niveaux. Ainsi, les témoins sont venus expliquer que le signalement au niveau de la délinquance se fait généralement par des policiers, de telle sorte que la matérialité des faits sera plus facilement établie que dans les cas de protection où le signalement est généralement fait par de simples citoyens (voir témoignage de M. Gaudreault, vol. 8 des notes sténographiques, aux pp. 125, 212; témoignage du professeur Bala, vol. 16-B des notes sténographiques, p. 78).

 

[203]       On a également mentionné que les grilles d’analyse étaient différentes pour les deux clientèles (Rapport Charbonneau, pièce D-19, p. 133; témoignage de M. Gaudreault, vol. 8 des notes sténographiques, à la p. 181). Et s’il n’y avait pas d’entente entre le DPJ et la personne représentant le Ministère de la Justice, le dossier du jeune soupçonné d’avoir commis une infraction était automatiquement judiciarisé, une situation qui ne se présente pas lorsqu’un jeune était référé au DPJ pour troubles de comportement (voir témoignage de M. Gaudreault, vol. 8 des notes sténographiques, à la p. 201).

 

[204]       Il semble également que les travaux communautaires étaient généralement réservés, à titre de mesures volontaires, aux seuls jeunes étant soupçonnés d’avoir commis une infraction (voir témoignage de M. Gauthier, vol. 8 des notes sténographiques, à la p. 248). Enfin, il semble que les règles régissant les sorties pour les jeunes vivant en centre d’hébergement étaient différentes selon que le jeune était en protection ou en délinquance (voir témoignage du professeur Bala, vol. 16-B des notes sténographiques, à la p. 88)

[205]       Il ressort de ce qui précède que même dans la pratique, on ne traitait pas d’une façon entièrement similaire les jeunes en protection et les jeunes délinquants. Non seulement la LPJ faisait-elle une distinction entre les deux phénomènes, du moins au niveau des concepts, mais il semble que des pratiques différentes se soient également développées au fil des ans, et plus particulièrement dans les grands centres, en reconnaissance du fait que les deux clientèles (même au niveau des jeunes en troubles de comportement) répondent à des caractéristiques différentes et peuvent avoir des besoins distincts.

 

[206]       En tout état de cause, il m’apparaît que ce n’est pas la qualification clinique du service ou de l’intervention qui doit être considérée pour déterminer l’applicabilité du RAPC, mais plutôt les raisons qui rendent nécessaires la livraison de ce service. S’il en était allé autrement, il aurait fallu dans chaque cas évaluer la nature des services rendus, une entreprise chargée de subjectivité et qui s’accorde mal avec les impératifs de prévisibilité et d’efficacité que comporte une loi visant le partage des coûts de l’assistance publique et des services de protection sociale fournis par les provinces. C’est pourquoi le critère objectif de la finalité des services, qui repose sur l’élément déclencheur à l’origine de l’intervention du DPJ, me semble plus approprié dans les circonstances.

 

[207]       Pour résumer, j’estime donc que les coûts afférents aux services rendus aux jeunes délinquants n’entrent pas dans le champ d’application du RAPC. Le caractère sélectif de ce programme et l’objectif de lutte à la pauvreté qu’il poursuivait s’accordent mal avec la finalité des services rendus aux jeunes ayant des démêlés avec la justice. Dans la mesure où il vise les jeunes, le RAPC ne vise d’ailleurs que les enfants en manque de soins ou encore les personnes de moins de 21 ans confiées aux soins ou à la garde d’une autorité chargée de la protection infantile, et donc aux jeunes en besoin de protection. Il s’agit là d’une clientèle fondamentalement différente des jeunes délinquants, peu importe les services que la province pouvaient leur fournir suite à leur signalement au DPJ.

 

[208]       Cette lecture du RAPC se trouve en quelque sorte confirmée et renforcée par les exclusions découlant des définitions de « foyers de soins spéciaux » et de « services de protection sociale », en vertu desquelles les établissements correctionnels et les services de nature correctionnelle n’entrent pas dans le champ d’application du RAPC. Le Procureur général du Québec a tenté de soutenir que ces exclusions devaient recevoir une interprétation restrictive, et qu’il incombait au défendeur de démontrer que l’exception s’applique en l’occurrence. S’appuyant sur la définition que l’on donne des mots « correction » en français et « correct » en anglais, le demandeur a fait valoir que ces termes réfèrent à l’action de réprimander, châtier, punir. On en déduit que les exclusions contenues dans le RAPC ne peuvent viser les services en cause ici, surtout lorsque des accusations n’ont pas encore été portées, puisque les actions prises à l’égard d’un enfant visent plutôt à lui fournir les soins et les services dont il a besoin.

 

[209]       Il est vrai que les documents officiels émanant du Ministère de la Santé et du Bien-être social et portant sur le RAPC ont souvent eux-mêmes mis l’accent sur l’aspect punitif de la mission des établissements correctionnels (voir, par ex., le document 85 de l’affidavit de Jacques Lafontaine, intitulé Remarques relatives aux foyers de soins spéciaux, publié en 1969 sous la signature du sous-ministre fédéral du Bien-être social, ainsi que, dans le même document, un texte de 1982 intitulé Notes on Homes for Special Care). Il n’en a cependant pas toujours été ainsi (voir par ex., un texte de 1991 qui se trouve toujours dans le même document 85 de l’affidavit de Jacques Lafontaine, intitulé Remarques relatives aux foyers de soins spéciaux dans le cadre du Régime d’assistance publique du Canada, à la p. 10). De toute façon, les interprétations que l’on peut trouver dans des documents administratifs ne sauraient lier la Cour lorsqu’il s’agit d’interpréter un texte de loi.

 

[210]       Il n’y a aucune règle d’interprétation statutaire exigeant qu’une exception soit systématiquement interprétée dans son sens le plus étroit; la règle cardinale en matière d’interprétation consiste plutôt à donner à un texte législatif, y inclus à un texte qui crée une exception, la signification courante qui s’harmonise le mieux avec l’objet et l’esprit de la loi ainsi qu’avec l’intention du législateur : voir Côté, P.A., L’interprétation des lois, 3e éd., Les Éditions Thémis, Montréal, 199, p. 587; Sullivan, R., Statutory Interpretation, Irwin Law, 1996, p. 173.

 

[211]       Je note tout d’abord que le sens courant du terme « correctionnel » déborde largement l’idée de punir. Dans les définitions mêmes citées par le demandeur, on trouve notamment l’idée de réformer et d’améliorer, un sens parfaitement compatible avec le but de la LJD qui est d’abord et avant tout de réformer un jeune délinquant et non de le punir. Il en va de même du terme « correctionnal », qui réfère tout autant à l’action de punir qu’à celle de tenter d’améliorer.

 

[212]       Il est intéressant de noter que la notion d’ « établissements correctionnels » a effectivement été interprétée par les tribunaux comme comprenant des établissements où l’on peut être « instruits, formé, réhabilité, et aidés à réintégrer la société » et donc comme des établissements dont le mandat n’est pas (ou n’est pas seulement), de punir, mais plutôt (ou également) de réhabiliter ou encore de réformer ceux qui y séjournent : voir, par ex., R. c. Turcotte, [1970] R.C.S. 843; Re Ahluwalia, [1989] 3 C.F. 209; R. c. Degan (1985), 20 C.C.C. (3d) 293 (Sask. C.A.); Morin c. Saskatoon Correctional Center (1993), 21 W.C.B. (2d) 77; (1993) 112 Sask. R. 289,. Il est vrai que ces décisions ne portaient pas sur la LJD, mais elles n’en sont pas moins illustratives du sens étendu que peut recevoir le mot « correctionnel ».

 

[213]       Mais il y a plus. Le sens plus large du terme « correctionnel » s’accorde mieux avec l’interprétation qu’a donné la Cour suprême à la LJD. Tel que mentionné précédemment, cette loi a été jugée valide et relevant de la compétence fédérale sur le droit criminel malgré le fait qu’elle a pour but « d’aider les jeunes délinquants à se réformer plutôt que de les punir » : Morris c. R., [1979] 1 R.C.S. 405, à la p. 431. Il faut présumer que le législateur fédéral, lorsqu’il a adopté le RAPC, connaissait le sens et la portée de la LJD et n’entendait pas donner à son exclusion une portée si restrictive qu’elle n’aurait pas englobé la principale mesure législative traitant des problèmes de criminalité chez les jeunes.

 

[214]       C’est d’ailleurs la seule interprétation possible de l’exclusion à la lumière de la finalité sélective du RAPC. L’exclusion ne vient en quelque sorte que confirmer le but et l’objet de ce régime, qui était de combattre la pauvreté et non de partager les coûts des services sociaux de nature universelle administrés par les provinces.  Même en supposant que les jeunes délinquants sont majoritairement issus des classes défavorisés (une preuve que l’on n’a pas tenté de faire), le coût des services qui leur sont offerts ne saurait être considéré admissible du fait que leur finalité n’a rien à voir avec l’éradication de la pauvreté. Dans cette perspective, il n’y aurait aucune logique à confiner aux seules mesures punitives l’exclusion des coûts partageables.

 

[215]       Reste l’argument du Québec fondé sur l’acceptation du gouvernement fédéral de partager les coûts des services visés aux alinéas 20(1)h) et i) de la LJD lorsqu’une ordonnance a été émise conformément à l’article 21 de la même loi. De l’avis du Québec, cette décision témoignerait de l’acceptation tacite par le gouvernement fédéral que les services dispensés au jeune soupçonné d’avoir commis une infraction et au jeune jugé délinquant sont des services sociaux plutôt que des services de nature correctionnelle. Le fait que le jeune reconnu coupable ait été par la suite confié exclusivement à l’autorité provinciale en vertu des deux alinéas précités de l’article 20 de la LJD ne changerait rien à la situation.

 

[216]        À ce chapitre, j’estime que l’explication fournie par les procureurs de la défenderesse constitue une réponse complète à la prétention du Québec. L’interface entre la LJD et les différentes mesures provinciales destinées à fournir aide et protection aux jeunes a rapidement donné lieu à des discussions entre les provinces et le gouvernement fédéral. Cette question sera donc mise à l’ordre du jour d’une conférence fédérale-provinciale des ministres du Bien-être social tenue en janvier 1969.

 

[217]       Préalablement à cette conférence, le Canada avait avisé les provinces que faire droit à leurs demandes de partager les coûts des mesures destinées aux jeunes délinquants équivaudrait à écarter l’une des exigences fondamentales du RAPC, à savoir que les services dispensés doivent avoir comme point de départ une loi provinciale et non une loi fédérale. Qui plus est, les autorités fédérales de l’époque jugeaient qu’accéder à la demande des provinces irait à l’encontre de l’intention claire du législateur de distinguer entre la délinquance et la protection.

 

[218]       Pourtant, dans un effort d’accommodement, le Canada a informé les provinces au terme de la conférence fédérale-provinciale qu’il accepterait de partager le coût de certains services dispensés à un jeune délinquant lorsque certaines conditions seraient réunies. Il faudrait d’abord que les services soient dispensés par une autorité de bien-être à l’enfance, et qu’il y ait transfert formel du jeune, suivant le mécanisme et dans les cas prévus à l’article 21 de la LJD, de la juridiction du tribunal à celle des autorités provinciales de bien-être à l’enfance. Cette politique, de même que ses fondements, devait par la suite être réitérée à de nombreuses reprises par les gestionnaires du RAPC dans leurs communications avec les provinces, et notamment avec le Québec : voir, par exemple, la pièce PGQ-45, et les documents 504, 525 et 550 de l’affidavit de Jean-Bernard Daudelin.

 

[219]       Par conséquent, le partage des coûts était possible lorsqu’un jeune n’était plus considéré comme un jeune délinquant au sens formel du terme, et devenait en fait et en droit, au même titre qu’un jeune en besoin de protection, sous le contrôle des autorités provinciales de bien-être à l’enfance. Cet accommodement de nature administrative ne permet aucunement d’extrapoler une quelconque reconnaissance par les autorités fédérales que les jeunes soupçonnés d’avoir commis une infraction ou ayant été déclarés jeunes délinquants recevaient des services sociaux. Il s’agissait au contraire d’une mesure de portée très limitée, ayant essentiellement pour objet de trouver un terrain d’entente avec les provinces, et qui ne pouvait d’aucune façon modifier la teneur du RAPC et l’interprétation juridique qu’il doit recevoir.

 

LES SERVICES SOCIAUX EN MILIEU SCOLAIRE POUR LA PÉRIODE DE 1973 À 1996

 

I. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU QUÉBEC

[220]       Le second volet de la réclamation du gouvernement du Québec porte sur les services sociaux rendus en milieu scolaire. Ces services, qui étaient à l’origine assumés par le réseau scolaire lui-même, sont passés sous la responsabilité du réseau des Affaires sociales au début des années ’70, au moment de la mise en œuvre de la nouvelle Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.Q. 1971, c. 48; L.R.Q. c. S-5), laquelle a entraîné une réforme majeure de l’organisation des services de santé et des services sociaux au Québec.

 

[221]       C’est dans le contexte de leur prise en charge par les entités nouvellement issues de cette réforme, soit les Centres de services sociaux (CSS), dans un premier temps, puis les Centres locaux de services communautaires (CLSC) dans les années ’80, que se pose la question de la contribution fédérale au coût desdits services. Ces organismes sont ainsi définis par la loi :

1. Dans la présente loi et les règlements, à moins que le contexte n’indique un sens différent, les expressions et mots suivants signifient :

[…]

g) « centre local de services communautaires » : une installation autre qu’un cabinet privé de professionnel où on assure à la communauté des services de prévention et d’action sanitaires et sociales, notamment en recevant ou visitant les personnes qui requièrent pour elles ou leurs familles des services de santé ou des services sociaux courants, en leur prodiguant de tels services, en les conseillant ou, si nécessaire, en les dirigeant vers les établissements les plus aptes à leur venir en aide;

[…]

i) « centre de services sociaux » : une installation où on fournit des services d’action sociale en recevant ou visitant les personnes qui requièrent pour elles ou leurs familles des services sociaux spécialisés et en offrant aux personnes qui font face à des difficultés d’ordre social l’aide requise pour les secourir, notamment en mettant à leur disposition des services de prévention, de consultation, de traitement psychosocial ou de réadaptation, d’adoption, de placement d’enfants ou de personnes âgées, à l’exclusion toutefois d’un cabinet privé de professionnel.

 

 

[222]       Le Québec réclame le partage des coûts occasionnés par la livraison des services sociaux en milieu scolaire en alléguant que ce sont là des « services de protection sociale » admissibles au titre du RAPC. Le gouvernement fédéral, de son côté, rétorque que les services de protection sociale visés par le RAPC excluent spécifiquement les services « qui concernent uniquement ou principalement l’enseignement » (art. 2, définition de « services de protection sociale »).

 

[223]       Suite à de nombreux échanges infructueux entre les fonctionnaires fédéraux et québécois sur la question, le gouvernement du Canada a décidé dans un premier temps d’effectuer des ajustements intérimaires relativement aux coûts réclamés par le Québec. On a donc décidé de retrancher 15% des frais encourus dans les CSS, ce pourcentage représentant selon le fédéral la proportion des coûts et du temps du personnel affecté à la dispensation des services sociaux en milieu scolaire et en centre hospitalier.  À ceci s’ajoutait une coupure de 10% représentant la proportion de la clientèle non éligible parce que n’étant pas dans le besoin ou susceptible de le devenir (voir lettre de M. D.J. Byrne, Directeur général du RAPC, au sous-ministre adjoint aux Finances du Québec, pièce 37 de l’affidavit de M. Claude Wallot)

[224]       Devant l’impossibilité de trouver un terrain d’entente, le sous-ministre des Affaires sociales du Québec écrivit à son homologue du Ministère de la Santé nationale le 7 octobre 1981 pour lui exposer la position du Québec et obtenir une réponse formelle des autorités fédérales. La teneur de cette lettre est importante, dans la mesure où elle énonce dans ses grandes lignes la position que le Québec faisait valoir à l’époque et qu’il a continué de maintenir devant cette Cour. En voici les extraits pertinents :

Le problème des services sociaux en milieu scolaire diffère au Québec de celui de certaines autres provinces en sens que ces services sociaux sont dispensés par un « organisme approuvé par la province », conformément aux dispositions du Régime d’assistance publique du Canada, plutôt que par le ministère de l’Éducation.

 

De plus, au Québec, les services sociaux ne sont dispensés en milieu scolaire que s’il existe un contrat de service entre la Commission scolaire et le Centre de services sociaux de la région. Advenant un litige au sujet de la programmation entre l’école et le travailleur social, le Centre de services sociaux peut mettre fin au contrat de service. Présentement, une centaine de Commissions scolaires n’ont pas de contrat de service avec un Centre de services sociaux.

 

Le travailleur social en milieu scolaire se distingue du professionnel non-enseignant en ce sens que l’un est à l’emploi du Centre de services sociaux et que son travail reflète les priorités selon les politiques du ministère des Affaires sociales tandis que l’autre est à l’emploi de l’école et se doit de poursuivre les objectifs de l’école.

 

De par les services psycho-sociaux, de dépistage, d’accueil, d’évaluation et d’orientation qu’il dispense, le travailleur social en milieu scolaire agit avant tout sur l’enfant et non sur le milieu ; il traite à l’école les mêmes problèmes qu’il rencontre dans d’autres milieux puisque l’enfant représente l’objet de ses attentions. Ce n’est pas parce que ces services sont dispensés en milieu scolaire qu’ils ne constituent pas de services de bien-être au sens du Régime d’assistance publique du Canada.

 

Cette position du Québec est d’ailleurs appuyée par le Groupe d’étude fédéral-provincial pour la révision du Régime d’assistance publique du Canada et de la Loi sur la réadaptation professionnelle des invalides (Comité Junk-Murphy) qui recommande, dans son rapport final, de « partager les coûts des services de bien-être social en vertu du R.A.P.C. selon la nature du service plutôt que le contexte ou le milieu dans lesquels il est fourni ».

 

 

[225]       Le Procureur général du Québec a essentiellement repris ces arguments dans le cadre de la présente instance. On a beaucoup insisté sur le fait que c’est le réseau des affaires sociales qui a la responsabilité d’engager, de rémunérer, de superviser et de congédier les travailleurs sociaux qui travaillent dans le milieu scolaire. On a également fait valoir que ce sont les autorités sociales qui définissent les objectifs, les moyens et les méthodes d’intervention sociale et qui établissent les programmes de services sociaux en milieu scolaire. Les dossiers des travailleurs sociaux, a-t-on plaidé, appartiennent au réseau des affaires sociales et le personnel de l’école ou de la commission scolaire n’y a pas accès, sauf avec autorisation.

 

[226]       D’autre part, on a insisté sur le fait que les travailleurs sociaux traitent l’individu et non l’élève. Les causes des problèmes des jeunes sont souvent multiples, familiales, personnelles ou sociales, et le milieu scolaire représente un milieu privilégié d’intervention auprès d’eux. Bien qu’une réintégration sociale réussie puisse contribuer à la réussite scolaire, elle n’en est pas l’objectif principal. Dans ce contexte, soutient-on, on ne peut prétendre que le type de professionnels qui dispensent les services, la nature de ces services de même que les moyens et les objectifs concernent « uniquement ou principalement l’enseignement ».

 

 

 

II. LA POSITION DU GOUVERNEMENT DU CANADA

[227]       À ceci, le gouvernement fédéral a toujours répondu que le service social scolaire s’est généralement préoccupé de problématiques liées à la fréquentation scolaire (absentéisme, décrochage, retards, suspension, expulsion, fugue, inaccessibilité aux ressources scolaires), à l’apprentissage scolaire (troubles d’apprentissage, baisse du rendement, retards ou échecs scolaires, non-motivation), à l’inadaptation ou au dysfonctionnement dans la vie de l’école (difficulté d’intégration aux activités scolaires, inhibition, passivité, comportements perturbants, marginalisation, violence, agressivité, vandalisme, assaut, alcoolisme, drogue) et à l’interrelation entre l’école et la famille de l’élève (coupure complète entre l’école et la famille, indifférence, incompréhension, préjugés mutuels, difficulté de concertation face aux besoins du jeune).

 

[228]       Dans la réponse qu’il faisait parvenir à son vis-à-vis du Québec le 16 décembre 1981, le sous-ministre de la Santé et du Bien-être social du Canada écrivait à ce propos :

L’origine du différend m’apparait clairement provenir d’une question d’interprétation sur le sens à donner à l’expression « mais ne comprend pas tout service qui concerne uniquement ou principalement l’enseignement » que l’on retrouve à l’article 2 du Régime d’assistance publique du Canada. Il s’agit ici d’une législation qui date de 1966 et on doit, je crois, se référer aux discussions fédérales provinciales qui l’ont précédée pour bien saisir l’intention et la signification à donner aux termes et expressions qu’on y retrouve. Les autorités d’alors ne pouvaient certainement pas prévoir l’évolution exceptionnelle que connaitrait le domaine des services sociaux en cette courte période et surtout les différentes modalités qu’il prendrait. Il y avait cependant accord entre les autorités fédérales et provinciales d’alors pour exclure du domaine du partage des coûts sous le Régime les services qui concernent uniquement ou principalement l’enseignement, la correction, les loisirs et la santé

 

Il serait, je crois, difficile de prétendre que les services sociaux en milieu scolaire n’ont pas comme premier objectif de favoriser un meilleur fonctionnement de l’enfant dans ce milieu.

 

Autrement pourquoi le système scolaire s’en prévaudrait-il ? C’est pourquoi nous prétendons qu’en acceptant d’œuvrer directement et pratiquement exclusivement dans le milieu scolaire, les travailleurs sociaux impliqués épousent inévitablement les objectifs de l’école. Le contrat de service auquel vous faites référence m’apparait venir comfirmer la complémentarité des deux systèmes où les centres de services sociaux reconnaissent l’importance de l’intervention sociale dans le milieu scolaire pour favoriser un meilleur fonctionnement de l’étudiant dans ce milieu. Que ces services soient fournis sur une base contractuelle avec un organisme externe ou par des employés des commissions scolaires ne changent en rien à notre avis aux objectifs poursuivis. C’est en ce sens que nous disons que les services sociaux en milieu scolaire concernent principalement l’enseignement et je crois sincèrement que c’était aussi là le sens qu’ont voulu donnés les autres auteurs du Régime à cette expression.

 

 

[229]       Dans ses représentations écrites et orales, la partie défenderesse a repris en les étayant ces mêmes arguments. Dans un premier temps, on a plaidé que la vocation de ces services est universelle : ceux-ci s’adressent en effet à une clientèle (l’élève) qui déborde largement celle envisagée par le RAPC (les jeunes en besoin de protection) et sont disponibles à tout élève, quel que soit le milieu socio-économique d’où il provient. En ce sens, ils ne cadreraient pas avec l’esprit et l’objet du RAPC, qui se veut essentiellement un instrument sélectif et résiduel de lutte contre la pauvreté, destiné à soutenir l’aide apportée par les provinces aux personnes défavorisées économiquement.

 

[230]       D’autre part, on a beaucoup insisté sur le fait que la raison d’être des services sociaux scolaires est d’appuyer la mission éducative de l’école, mission qui n’est pas celle envisagée par le Parlement lors de l’adoption du RAPC. S’il faut en croire les procureurs du gouvernement du Canada, les changements organisationnels qui les ont fait passer sous le contrôle du réseau des Affaires sociales n’en ont pas affecté la spécificité. Ils seraient donc demeurés, pendant toute la période en cause, des services 1) ayant comme premier objectif de favoriser un meilleur fonctionnement de l’enfant dans le milieu scolaire, 2) visant de façon générale à aider ce milieu à répondre aux besoins particuliers des enfants qui présentent des difficultés, et 3) dont le cadre de distribution épouse les buts, les objectifs, la finalité et la spécificité du milieu scolaire, faisant en sorte qu’ils constituent une composante importante des services à l’étudiant, d’une part, et de l’appui professionnel à la direction de l’école d’autre part.

 

III. LA PREUVE

            a) La preuve du gouvernement du Québec

[231]       Le Québec a fait témoigner cinq témoins ordinaires et un témoin expert. Comme je l’ai déjà mentionné pour les témoins qui sont venus raconter leur expérience avec les jeunes délinquants et les jeunes en besoin de protection, les travailleurs sociaux en milieu scolaire qui sont venus relater en quoi consistait leur travail avec les jeunes dans les écoles m’ont tous paru très crédibles, dévoués et soucieux de fournir à la Cour un éclairage objectif sur leur rôle et leurs activités professionnelles.

 

[232]       Le premier témoin, M. Claude Wallot, est agent de recherche en droit au Ministère de la Santé et des Services sociaux depuis 1985. À ce titre, ses fonctions consistaient principalement à analyser les lois, règlements et guides administratifs reliés aux programmes fédéraux à frais partagés, et à faire l’analyse des services dispensés par la province pour s’assurer que ces services répondaient aux critères et exigences du RAPC.

 

[233]       Il est venu expliquer la création du Ministère de la Santé et des Services sociaux en 1971, et souligner le caractère novateur pour l’époque de jumeler ces deux missions de l’État dans un seul ministère. Certaines des nouvelles structures mises en place étaient mixtes, comme les CLSC, tandis que d’autres avaient une vocation unique, comme les CSS. Ces derniers, qui ont vu le jour en 1973, offraient des services de deuxième ligne (services de référence), et résultaient de la fusion de différentes agences sociales et diocésaines existantes. Les CLSC se sont pour leur part développés plus lentement, et n’ont couvert tout le territoire du Québec qu’au début des années ’80. Les services sociaux en milieu scolaire ont été assumés par les CSS à partir de 1973, pour ensuite être transférés aux CLSC en 1985, sauf à Montréal où la transition sera un peu plus longue et n’aboutira qu’en 1993. On voulait ainsi rapprocher les travailleurs sociaux du milieu dans lequel ils œuvraient, et leur donner accès à l’ensemble des ressources des CLSC.

 

[234]       M. Wallot a indiqué qu’il n’y avait pas vraiment de service social en milieu scolaire avant 1966. Certaines commissions scolaires et agences sociales offraient des services, mais il n’y avait pas de cadre général de référence pour circonscrire le travail des travailleurs sociaux. Leur nombre était par ailleurs restreint, et les services offerts d’une école à l’autre étaient très inégaux. À partir de 1966, c’est le Ministère de la Famille et du Bien-être qui sera chargé d’offrir ces services. On mettra en place un système permettant aux agences sociales d’offrir des services sociaux en milieu scolaire par contrat de service avec les commissions scolaires. Ces agences n’étaient pas financées par l’État, mais par des fondations privées ou par des communautés religieuses, et n’offraient que des services très précis.

 

[235]       Lors de son témoignage, M. Wallot a également introduit en preuve de nombreuses pièces témoignant de ce qu’il a qualifié de dialogue de sourds entre les fonctionnaires des deux gouvernements, pour culminer avec l’échange de lettres des deux sous-ministres dont j’ai reproduit de larges extraits plus haut (voir les par. 224 et 228 des présents motifs). Il a également précisé en quoi consistait la réclamation du Québec, qui se chiffre à un montant de 206 034 986$ et tient compte d’une exclusion de 10% pour la clientèle jugée inadmissible décrétée par le gouvernement fédéral.

 

[236]       En contre-interrogatoire, M. Wallot a été amené à commenter un Mémoire de programmes du Ministère des Affaires sociales daté du 15 novembre 1973, dans lequel trois des quatre besoins auxquels les travailleurs sociaux sont appelés à répondre en milieu scolaire sont reliés à l’école (pièce D-2). En réponse, le témoin n’a pas nié que le travailleur social œuvre à l’école, mais soutient que son intervention n’a rien à voir avec l’enseignement et se situe plutôt au niveau des apprentissages psychosociaux (relation avec les parents, les amis, les professeurs). Dans la même veine, il a ajouté que les difficultés d’adaptation d’un jeune ou son absentéisme chronique n’étaient pas des problèmes scolaires mais des problèmes de comportement. Ces problèmes sont diagnostiqués à l’école, mais ils débordent souvent l’aspect scolaire. Le rôle du travailleur social est d’évaluer la situation et de référer le problème à d’autres professionnels (orienteur, psychologue, etc.), ou, si c’est un problème scolaire, d’en saisir les professionnels de l’éducation à l’école. Son rôle est de s’occuper des problèmes qui débordent le cadre de l’école (problèmes personnels ou familiaux), et dans cette perspective, sa mission est complémentaire à celle de l’école et différente de la mission éducative comme telle.

 

[237]       Dans un « Guide des problématiques pouvant être rencontrées en service social scolaire » (pièce D-5), il est mentionné que le travailleur social en milieu scolaire « n’intervient que lorsque la problématique affecte ou risque d’affecter le vécu scolaire des jeunes » (p.1). M. Wallot a soutenu que cette précision était faite pour distinguer le rôle des travailleurs sociaux en milieu scolaire du rôle des autres travailleurs sociaux qui pratiquent au CLSC ou au CSS. Il réitère que les problèmes qui affectent le vécu scolaire des jeunes ne réfèrent pas uniquement au vécu d’apprentissage mais également au vécu psychosocial.

 

[238]       Le témoin a été longuement interrogé sur un document émanant de l’Association des centres de services sociaux du Québec intitulé Les services sociaux scolaires dans les Centres de services sociaux (pièce D-6), sur lequel j’aurai l’occasion de revenir plus loin, qui laisse clairement entendre que l’objectif de ces services est de contribuer à la réalisation de la mission éducative de l’école. M. Wallot a manifesté son désaccord avec plusieurs des énoncés que l’on retrouve dans ce texte, et a dit n’avoir jamais retrouvé dans un document officiel émanant du ministère une affirmation comme celle que l’on retrouve aux pages 11-12 du document, qui se lit ainsi :

La plupart des troubles que manifestent les élèves à l’école sont reliés à des facteurs qui perturbent leurs capacités à s’intégrer et à fonctionner adéquatement dans le déroulement de l’activité d’éducation. Les services sociaux scolaires interviennent sur ces facteurs pour en réduire les impacts.

 

Plus spécifiquement, le programme des services sociaux scolaires regroupe les activités qui visent à aider les jeunes dans leur rôle d’élèves face aux difficultés ou aux obstacles qu’ils rencontrent et qui apparaissent comme des symptômes d’un problème de développement susceptibles de compromettre leur performance scolaire et leur intégration sociale dans le milieu scolaire. Son action vise également des changements au niveau de l’école elle-même ou au niveau des politiques de la commission scolaire afin d’amener des correctifs susceptibles de favoriser l’épanouissement global des jeunes.

 

[239]       Somme toute, M. Wallot a réitéré que l’école est le milieu d’intervention du travailleur social, mais que sa mission première n’est pas de favoriser la réussite scolaire. Les difficultés d’apprentissage ne sont souvent que le symptôme d’un problème personnel ou familial, et c’est à ce niveau que le travailleur social peut apporter une contribution. Il en résulte que son travail est complémentaire à celui des éducateurs; en contribuant à régler certains problèmes de nature psycho-sociale vécus par les jeunes, le travailleur social pourra sans doute améliorer leurs capacités d’apprentissage, mais ce ne sera là qu’une conséquence indirecte de leur intervention. Voilà pourquoi M. Wallot s’inscrira en faux contre certains documents mis en preuve par les procureurs de la partie défenderesse, en disant soit qu’ils représentent la position des commissions scolaires et des directeurs d’école (pièce D-8), soit qu’ils expriment une position antérieure qui ne reflète pas la conception que le ministère va mettre en place (pièce D-9). J’aurai l’occasion de revenir sur ces documents dans mon analyse des prétentions respectives des deux parties. Qu’il suffise de dire pour l’instant que M. Wallot a admis ne pas être lui-même un travailleur social, et n’avoir jamais travaillé dans un CSS ou un CLSC, ou en milieu scolaire, même s’il a dit avoir consulté environ 80 intervenants.

 

[240]       Le deuxième témoin appelé par la partie demanderesse est M. Louis Lagrenade, qui a été directeur des services sociaux en milieu scolaire au CSS de l’Outaouais entre 1975 et 1985. Il a expliqué qu’une entente cadre entre le CSS et les différentes commissions scolaires prévoyait l’offre de services sociaux en milieu scolaire. En contrepartie des services rendus, les commissions scolaires assuraient aux travailleurs sociaux un local, des filières, et les services de secrétariat nécessaires pour pouvoir exercer leur travail. L’objectif fondamental était de pouvoir s’assurer d’un bon fonctionnement social et psycho-social de l’enfant en intervenant d’une manière préventive ou curative auprès de l’enfant lui-même ou de sa famille.

 

[241]       M. Lagrenade a expliqué qu’une entente cadre type avait été développée par les Ministères de l’Éducation et des Affaires sociales. Un comité conjoint, formé de représentants de la commission scolaire et du CSS, discutait des priorités et du calendrier de présences des travailleurs sociaux. Après consultation avec les commissions scolaires, le directeur établissait un ordre de priorité et ciblait les clientèles les plus vulnérables. Le directeur des services sociaux en milieu scolaire rencontrait mensuellement les travailleurs sociaux pour discuter de la concordance entre les programmes offerts et la programmation régionale. Les travailleurs sociaux en milieu scolaire étaient impliqués au niveau des comités de placement, lorsqu’un enfant devait être placé en famille d’accueil, et il pouvait aussi se voir déléguer par le DPJ la tâche de procéder à l’évaluation d’un jeune lors d’un signalement, d’établir les mesures volontaires avec les parents ou, à défaut, d’aller au tribunal pour faire les représentations jugées nécessaires.

 

[242]       C’est le directeur des services sociaux en milieu scolaire qui évaluait à chaque année le travail des travailleurs sociaux en milieu scolaire. Ils étaient régis par une convention collective entre leur syndicat, qui représentait tous les employés des CSS, et les CSS eux-mêmes. Ils travaillaient le même nombre d’heures que les autres travailleurs sociaux, tout en s’ajustant en fonction des horaires du milieu scolaire pour être accessibles aux jeunes et à leurs familles. Le directeur d’école était consulté au moment de l’évaluation, et comme il avait entière autorité sur ce qui se passait dans son école, il fallait convenir des modalités d’application des programmes et services avec lui. Par contre, le lien hiérarchique des travailleurs sociaux en milieu scolaire était avec le directeur des services sociaux scolaires, pas avec le directeur d’école. Enfin, le témoin a précisé que les dossiers des travailleurs sociaux en milieu scolaire étaient dans le bureau du travailleur social, et personne d’autre n’y avait accès à moins d’une autorisation écrite des parents ou du jeune s’il avait plus de 14 ans.

 

[243]       En contre-interrogatoire, M. Lagrenade a admis que les références au travailleur social venaient en général de l’enseignant ou de la direction d’école au niveau primaire, alors qu’au secondaire, le jeune allait souvent voir le travailleur social de sa propre initiative. Il a également admis que les demandes d’évaluation de la part du DPJ étaient relativement rares. Enfin, il a convenu qu’un programme ou une intervention particulière ne pouvait être imposé dans une école sans l’accord du directeur.

[244]       Le troisième témoin présenté par le gouvernement du Québec est M. Jean-Pierre Landriault. Ce dernier a agi à titre de travailleur social en milieu scolaire, puis de gestionnaire, d’abord dans un CSS, puis dans un CLSC. Il a lui aussi indiqué que pour l’essentiel, les fonctions d’un travailleur social n’ont pas changé après leur transfert des CSS aux CLSC. Leur rôle est de travailler avec les jeunes qui présentaient des difficultés nuisant à leur bon développement au niveau psychosocial (par ex., problèmes d’agression interpersonnelle, de démotivation scolaire, d’isolement et de rejet social, de relations garçon-fille). En somme, les travailleurs sociaux agissent sur des problèmes qui se manifestaient dans le milieu scolaire mais qui avaient un impact sur le développement social des jeunes. Ce sur quoi le travailleur social met l’accent, c’est le développement au plan psychosocial (estime de soi, capacité de mener un projet à terme, capacité de se faire des amis, de coopérer avec d’autres). Le travailleur social peut donc s’intéresser à un élève même s’il n’a pas de problèmes scolaires. En revanche, si les problèmes que le jeune peut avoir avec ses parents n’ont pas de répercussions à l’école, le jeune sera référé à d’autres personnes ressources.

 

[245]       Bien qu’une mauvaise performance académique puisse souvent être l’élément déclencheur de l’intervention du travailleur social au niveau primaire, il en ira différemment au secondaire, où l’intervention pourra être reliée à des problèmes d’intégration, à de l’intégration interpersonnelle, à l’isolement et au rejet. La demande vient souvent du jeune lui-même, mais pourra aussi provenir des parents. Lorsque le travailleur social identifie un problème, il fait une évaluation du milieu familial, il regarde si le jeune est intégré dans un réseau de jeunes, et il examine l’environnement à l’école ainsi que la relation enseignant-enfant. Il regarde les habilités du jeune au niveau affectif et social, et intervient au niveau de la famille lorsque le problème est causé ou amplifié par le milieu familial. Le rôle du travailleur social n’est pas de développer les capacités d’apprentissage ou intellectuelles du jeune, mais ses capacités affectives (estime de soi, habilités sociales, etc.). Le jeune pourra également être référé à d’autres ressources du CLSC dans certaines situations qui sortent du champ d’intervention du travailleur social scolaire. Le témoin a également mentionné que le travailleur social en milieu scolaire pouvait aussi intervenir de façon préventive, même si les directions d’école privilégiaient plutôt l’aspect curatif.

 

[246]       Aux yeux de M. Landriault, il est important que le travailleur social soit à l’école pour trois raisons. D’abord parce que plusieurs choses importantes dans la vie d’un enfant se réalisent par l’expérience scolaire, ensuite parce que le jeune n’ira pas de lui-même au CLSC mais se tournera plus facilement vers le travailleur social s’il est à l’école, et enfin parce qu’il faut mobiliser le milieu scolaire dans le plan d’intervention psychosociale, par exemple pour valoriser l’enfant quand il fait quelque chose de bien.

 

[247]       M. Landriault a confirmé ce qu’avait dit le témoin précédent relativement à la gestion des dossiers et à leur contrôle, relativement à l’horaire et aux conditions de travail, et relativement au rôle du directeur d’école. Il a également repris pour l’essentiel les explications déjà données sur la façon dont sont gérés les services sociaux en milieu scolaire (rôle du directeur des services sociaux en milieu scolaire au CSS et au CLSC et du comité mixte dans la définition des priorités et la répartition des effectifs, entente-cadre, nécessité d’obtenir l’accord du directeur d’école pour toute intervention du travailleur social, etc.).

[248]       En contre-interrogatoire, M. Landriault a précisé que le travailleur social devait agir à l’intérieur des paramètres discutés et acceptés par le milieu scolaire. Le CLSC ne pouvait imposer un type de services dans une école donnée, mais le directeur ne pouvait non plus obtenir un service qui ne correspondait pas aux orientations discutées.

 

[249]       Dans le Guide pour la pratique professionnelle des travailleurs sociaux exerçant en CLSC et en milieu scolaire, réalisé en 1992 et mis à jour en 1993, l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec écrivait :

Le travailleur social intervient auprès de l’élève et des membres significatifs de son entourage quand l’interaction des facteurs sociaux et affectifs de l’élève avec sa famille, son réseau de pairs ou son école nuit à l’accomplissement satisfaisant de son rôle d’élève : réussite scolaire, épanouissement de la personnalité, apprentissage des rôles sociaux.

 

(pièce D-10, p. 11)

 

 

[250]       M. Landriault, qui a participé à la rédaction de ce guide, affirme que ceci ne reflète pas la totalité du champ d’intervention; si le travailleur social agit en complément de la mission éducative, c’est parce que l’expérience scolaire contribue au développement psychosocial du jeune. En d’autres termes, le travailleur social doit être proche de ce qui se passe à l’école parce que c’est par ce biais que le jeune vit des choses importantes au niveau de son développement personnel.

 

[251]       Appelé à commenter un Formulaire de demande de service social (milieu scolaire) (pièce D-12), le témoin reconnaît que les principaux motifs énumérés réfèrent à des préoccupations scolaires, mais réitère que pour le travailleur social, le problème scolaire initial n’est que le symptôme d’un autre problème psychosocial, et que c’est sur cette dimension qu’il travaille. Il reconnaît cependant que si une problématique n’a pas d’impact sur l’expérience scolaire du jeune, le travailleur social en milieu scolaire le référera à la ressource appropriée.

 

[252]       Le quatrième témoin du gouvernement du Québec était Mme Claudette Forest, travailleuse sociale en milieu scolaire d’abord pour le CSS Montréal métropolitain (1979-1991), puis pour le CLSC Côte-des-neiges (1993-1997). Elle a décrit l’organisation administrative du CSS et du CLSC en des termes semblables à ce qui avait été dit auparavant, et affirmé que le mandat du travailleur social en milieu scolaire n’avait pas fondamentalement changé lors de leur migration des CSS aux CLSC. Elle a répété ce qu’avaient dit les témoins précédents en ce qui concerne le rôle des directeurs d’école, la gestion des dossiers, la façon dont les cas lui étaient référés, les horaires de travail, et les liens hiérarchiques avec le CSS puis avec le CLSC, d’une part, et avec la direction de l’école d’autre part. Elle a aussi réitéré qu’il était important de se trouver à l’école, parce que c’est là que l’on peut mieux connaître les jeunes, détecter les enfants en difficulté, et agir sur tout ce qui touche à leur développement psychosocial.

 

[253]       Elle a aussi parlé des trois types d’intervention que faisaient les travailleurs sociaux en milieu scolaire. Ils offrent des services sociaux individuels, quand un élève est référé pour un problème particulier, des interventions de groupe, quand on veut cibler plusieurs enfants par rapport à des situations particulières (par ex., des problèmes de comportement), et des sessions collectives, lorsque l’objectif est plus général). À son avis, les interventions individuelles représentaient 80% de toutes les interventions.

[254]       En contre-interrogatoire, elle a pris connaissance d’un document sur les tâches du travailleur social en milieu scolaire émanant du CSS Montréal métropolitain (pièce D-13), qui semble mettre beaucoup l’accent sur l’aspect pédagogique du travailleur social. Elle a répondu que ce texte ne reflétait pas l’esprit du travail effectué par un travailleur social. À son avis, les attentes de la direction d’école étaient d’avoir un travailleur social qui agissait sur les problèmes sociaux de l’élève. Si l’effet indirect de ces interventions était de favoriser l’apprentissage scolaire, personne ne s’en plaignait, mais ce n’était pas le but premier visé par le travailleur social.

 

[255]       Le cinquième et dernier témoin ordinaire du gouvernement du Québec était Mme Gisèle Guindon, qui était également travailleuse sociale en milieu scolaire au CSS Montréal métropolitain de 1976 à 1993 et au CLSC Centre-Sud de 1993 à 1996. Son témoignage était en tous points conformes à celui du témoin précédent. En contre-interrogatoire, elle a confirmé que les activités de prévention représentaient la portion congrue de son travail (à peu près 20% de son temps).

[256]       Le gouvernement du Québec a également fait témoigner, à titre de témoin expert, M. Gilles Rondeau, dont le mandat était de définir ce qu’est le service social scolaire au Québec. M. Rondeau est détenteur d’une maîtrise en service social et d’un doctorat en travail social. Après avoir pratiqué le travail social en milieu scolaire pendant quatre ans, il s’est joint à l’Université de Montréal à titre de professeur, où il a enseigné jusqu’à sa retraite en 2006. Aucune objection n’a été formulée quant à son statut d’expert.

 

[257]       M. Rondeau a d’abord tracé l’historique du travail social en milieu scolaire. Bien que des intervenants sociaux étaient présents dans certaines écoles au cours des années ’50, c’est dans la foulée du Rapport de la Commission Parent (Rapport Parent), en 1964 (Commission d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec) que le rôle du travailleur social prendra vraiment son essor. Selon la lecture qu’en fait Mme Berthe Michaud, alors directrice du service social scolaire à la CECM, le Rapport Parent préconise une certaine autonomie pour le service social scolaire, dans la mesure où le travailleur social doit se baser sur son jugement plutôt que de chercher à satisfaire les désirs des directeurs d’école. Elle soutient également que le Rapport Parent, en permettant l’entrée du travail social dans les écoles, favorisera éventuellement une action fondée sur la prévention sociale.

 

[258]       Puis, dans la foulée de la Commission Castonguay-Nepveu, dont le but était de repenser tout le système de santé et de services sociaux, l’Assemblée nationale adoptera la Loi sur les services de santé et les services sociaux. On confiera alors aux CSS nouvellement créés l’administration du travail social scolaire. Dans un Mémoire de programmes du Ministère des Affaires sociales auquel il a déjà été référé (pièce D-2), on définissait ainsi le but poursuivi par les services sociaux en milieu scolaire :

 […] promouvoir le développement social des élèves en tant qu’individus et du milieu scolaire en tant que collectivité, en assurant des services de consultation psychosociale ou, le cas échéant, en référant ces personnes aux CLSC et au CSS et, surtout, en fournissant des services d’action communautaire au sein de l’école. (p. 14)

 

 

[259]       Dans un programme cadre visant à déterminer les barèmes du service social scolaire en 1975, le Ministère des Affaires sociales privilégie la prévention, et souligne que les problèmes de fonctionnement vécus par certains étudiants découlent de diverses sources, souvent extérieures à l’école tels la toxicomanie, la négligence parentale et certains handicaps. En revanche, les écoles continuent à demander des interventions centrées sur les besoins des élèves qui présentent des difficultés scolaires ou comportementales à l’école. Étant donné les ressources limitées, le témoin précise que l’aspect préventif représentait environ 20% de l’emploi du temps du travailleur social.

 

[260]       La gestion du service social scolaire sera transférée des CSS aux CLSC en 1984, dans un contexte de compressions budgétaires. Les acteurs impliqués reconnaissent que le travail social en milieu scolaire doit correspondre à la mission des CLSC, qui est d’offrir des services préventifs et curatifs à la communauté tout en offrant son soutien à la mission éducative de l’école. Dans un document émanant des Ministère de la Santé et des Affaires sociales et du Ministère de l’Éducation, on peut lire :

Les services sociaux en milieu scolaire visent à amener l’élève à se situer en tant que personne en constante interaction avec son environnement humain et ce, en favorisant son développement et son adaptation dans ses relations avec ses pairs, sa famille et son milieu de vie. Ces services ont également pour objet d’aider l’élève ayant des difficultés dans ses rapports sociaux.

 

(Les services de santé et les services sociaux en milieu scolaire, 1993, à la p. 5; cité par M. Rondeau dans son rapport d’expertise, à la p. 17).

 

 

[261]       Selon le professeur Rondeau, le modèle québécois de gestion du travail scolaire est unique; ailleurs au Canada et aux États-Unis, les services sociaux scolaires sont directement offerts et administrés par les commissions scolaires. Le travailleur social québécois jouit donc d’une certaine autonomie par rapport aux autorités scolaires, et son indépendance limite la possibilité pour les directions d’école de déterminer les secteurs d’intervention de ce professionnel. D’autre part, bien que le travailleur social en milieu scolaire soit formellement un employé du CSS, puis du CLSC, sa pratique quotidienne se vit largement à l’extérieur des murs de ces institutions et davantage à l’école ou dans la communauté, ce qui lui permet une plus grande liberté d’action par rapport à son employeur. Sa position particulière dans l’école lui accorde suffisamment de distance et d’objectivité pour faire le partage entre les intérêts des enfants et le point de vue de l’institution, et agir à titre de médiateur. Enfin, il ajoute que le Québec est distinct dans la mesure où se sont développées des professions qui n’existent pas ailleurs (comme les psycho-éducateurs et les orthopédagogues) et dont la mission est d’aider les enfants qui ont des difficultés d’apprentissage, fonctions souvent remplies par les travailleurs sociaux dans d’autres juridictions.

 

[262]       Lorsque le personnel enseignant réfère un enfant au travailleur social parce qu’il présente des difficultés scolaires, ce dernier tentera de mieux comprendre les difficultés d’adaptation scolaire qui l’empêchent de réussir. Son rôle sera donc d’intervenir sur les facteurs ayant une incidence sur la manifestation ou l’éclosion des problèmes d’adaptation d’un élève et pouvant le conduire au décrochage. Si le jeune a des problèmes d’ordre cognitif ou psychologique, on le réfère à d’autres spécialistes. L’école est également le reflet des maux sociaux et de la diversité culturelle et économique de la collectivité. Les problèmes psychosociaux qui en découlent (prostitution, pauvreté, toxicomanie, suicide, violence familiale, exclusion sociale) se manifestent en milieu scolaire et peuvent avoir peu ou pas d’incidence sur le rendement scolaire ou le comportement en classe. Cette conception plus large du travail social scolaire, dépassant la seule participation aux objectifs éducatifs de l’école, est perceptible non seulement au Québec mais dans de nombreux autres pays.

[263]       Le travailleur social en milieu scolaire s’intéresse plus particulièrement à certaines clientèles spécifiques (jeunes provenant de milieux défavorisés, jeunes immigrants, élèves en difficulté d’adaptation) dans le but de prévenir le décrochage ou les comportements asociaux le plus tôt possible. Il apporte également son soutien aux parents afin de les aider à mieux outiller leur enfant par rapport aux exigences de l’école et offrir des conseils faisant en sorte qu’ils puissent améliorer l’exercice de leur rôle parental. Il pourra également répondre à des besoins qui ne relèvent pas de l’éducation ou référer la famille à des ressources externes spécialisées. Il pourra également intervenir auprès des pairs et des personnes significatives dans l’entourage de l’enfant. Il pourra apporter sa contribution aux équipes multidisciplinaires présentes en milieu scolaire pour travailler à changer l’école et rendre le milieu de vie plus apte à répondre aux besoins de l’enfant. Il pourra enfin identifier des problématiques en lien avec la communauté et offrir un terrain de coopération entre l’école et les différentes ressources externes.

 

[264]       En conclusion, M. Rondeau identifie sept caractéristiques du modèle québécois : 1) Le travailleur social relève du Ministère des Affaires sociales, donc du CSS et maintenant du CLSC, ce qui lui donne une plus grande liberté; il doit néanmoins collaborer avec l’école; 2) le travailleur social ne fait pas d’encadrement scolaire individuel auprès des élèves en difficulté; c’est la tâche des spécialistes en éducation; 3) le travail social se pratique toujours en fonction du milieu de vie; l’école est le milieu de vie de l’enfant et c’est là que le travailleur social scolaire trouve son champ d’action; 4) le travailleur social en milieu scolaire n’agit pas seul et il est intégré au CLSC, qui peut offrir au jeune une vaste gamme de services sociaux; 5) le travail social en milieu scolaire présente cinq dimensions (il fait de la prévention, il travaille à changer le milieu, il établit des liens entre l’école, la famille et l’enfant, il fait du travail communautaire, et il apporte une aide aux individus); 6) l’aide individuelle que fournit le travailleur social inclut les problèmes reliés aux résultats scolaires et les problèmes de comportement, mais ce n’est pas sa priorité; 7) la mission du travailleur social est distincte de celle de l’école et vient la compléter.

 

[265]       Les procureurs du gouvernement fédéral n’ont pas contre-interrogé ce témoin.

 

b) La preuve du gouvernement du Canada

[266]       Les procureurs du gouvernement du Canada ont fait témoigner, sur ce volet de la réclamation, le témoin principal du gouvernement, M. Jean-Bernard Daudelin, ainsi qu’un témoin ordinaire et un témoin expert. Dans le cadre de son témoignage, M. Jean-Bernard Robichaud a également abordé cette question.

 

[267]       M. Daudelin est venu expliquer à la Cour que le gouvernement avait coupé 15% des coûts admissibles soumis par le Québec pour les CSS, ce pourcentage représentant aux yeux du gouvernement fédéral la proportion des coûts associés à des services sociaux en milieu scolaire et en milieu hospitalier. La position du gouvernement fédéral est bien exposée dans une lettre du sous-ministre du Ministère fédéral de la Santé et du Bien-être social à son homologue au Ministère des affaires sociales du Québec, dans laquelle il écrit:

Le travailleur social en milieu scolaire au Québec comme ailleurs opère dans un système dont il épouse les buts, les objectifs, les finalités et la spécificité. La nature de son intervention et la qualité de ses actes professionnels dans ce contexte n’en sont point pour autant altérés ou diminués. Loin de nous la prétention que le travailleur social en milieu scolaire fasse l’enseignement. Faisant partie intégrante des services à l’étudiant tout comme le psychologue et le conseiller d’orientation, le travailleur social scolaire épouse des objectifs multiformes, s’adresse à des groupes-cibles définis tout en privilégiant certains modes d’intervention.

 

[…]

 

Toutes les interventions du travailleur social en milieu scolaire visent donc à favoriser l’épanouissement de l’enfant en sa qualité d’élève.

 

 

[268]       M. Daudelin souligne par ailleurs que la même position a été retenue eu égard aux réclamations faites par d’autres provinces pour des services similaires, en s’appuyant sur les documents 153 et 189 de son affidavit de documents. Dans ce dernier document, par exemple, on explique aux autorités du Nouveau-Brunswick que les coûts pour les services rendus par les travailleurs sociaux dans les écoles, employés par les commissions scolaires, ne sont pas partageables d’abord parce qu’ils viennent soutenir la mission éducative de l’école, et ensuite, parce que ces services sont disponibles pour tous les élèves et non seulement pour ceux qui sont dans le besoin ou en proximité de besoin.

 

[269]       En contre-interrogatoire, la procureure du gouvernement du Québec s’est appuyée sur une lettre adressée aux autorités du Nouveau-Brunswick par M. Byrne, alors Directeur général du RAPC (pièce PGQ-61) pour faire ressortir, que les travailleurs sociaux au Nouveau-Brunswick sont à l’emploi des commissions scolaires, ce qui n’est pas le cas au Québec. M. Daudelin rétorque, en invoquant une note de service préparée par M. Yzerman (pièce D-42), que les travailleurs sociaux dans les écoles sont recrutés et embauchés par le Ministère des Services sociaux, qui les affectent ensuite dans les écoles en fonction des besoins exprimés par ces dernières. Le Ministère des Services sociaux facture ensuite le salaire de ces travailleurs sociaux aux commissions scolaires. Même si le plan d’évaluation est conçu et mis en œuvre par le Ministère de l’Éducation, le Ministère des Services sociaux est quand même impliqué dans la conception de l’évaluation. Dans cette note datée de 1978, M. Yzerman fait valoir que les travailleurs sociaux sont en détachement du Ministère des Services sociaux et font partie du personnel de la commission scolaire. Leur tâche est déterminée par les autorités scolaires, et leur travail consiste vraiment à prêter main-forte au système scolaire pour permettre aux enfants de progresser adéquatement dans leur apprentissage.

 

[270]       Le gouvernement du Canada a également fait témoigner M. Lionel-H. Groulx à titre de témoin expert. M. Groulx est détenteur d’une maîtrise en service social et d’un doctorat en sociologie de l’éducation. Il a enseigné à l’École de service social de l’Université de Montréal de 1969 à 2005, mais n’a jamais donné de cours sur le travail social en milieu scolaire ni publié dans ce domaine. Il a par ailleurs écrit sur l’évolution des services sociaux et travaillé pour la Commission Rochon, chargée d’étudier le rôle de l’État dans les services sociaux. Il a dit avoir rédigé son rapport en procédant à une revue de la littérature, en s’intéressant plus particulièrement aux acteurs eux-mêmes et en s’appuyant sur des sources crédibles et diversifiées. Il a également rencontré huit personnes ressources ayant travaillé en service social scolaire. Bien qu’étant d’avis que l’expertise de M. Groulx sur les services sociaux en milieu scolaire était plutôt mince, la partie demanderesse ne s’est pas objectée à ce que la qualité d’expert lui soit reconnue.

 

[271]       En introduction à son rapport, il précise que le service social scolaire au Québec a cherché constamment à se démarquer par rapport à un service social générique. Ceci s’est traduit par la revendication de normes spécifiques à cette pratique sociale et par des regroupements professionnels autour de ce champ de pratique. Contrairement au professeur Rondeau, qui pense le travail social de façon générique, le professeur Groulx croit que le travail social doit prendre en compte les contextes organisationnels de son action. Qu’ils aient été rattachés aux commissions scolaires, aux CSS ou aux CLSC, les travailleurs sociaux en milieu scolaire ont constamment dû défendre leur spécificité et justifier la légitimité de leur intervention. Les intervenants sociaux sont liés au service social auquel ils appartiennent en tant que professionnels, et au milieu organisationnel de l’éducation dans lequel ils interviennent par de multiples rapports d’échange et de négociation. Leur pratique ou leur capacité d’action et d’intervention est construite et déterminée par cette double appartenance.

 

[272]       Le professeur Groulx a résumé ses conclusions de la façon suivante : 1) le service social au Québec épouse les buts, objectifs, et finalités du milieu scolaire; 2) le service social en milieu scolaire est, de ce fait, partie intégrante de la mission éducative de l’école; 3) le but principal du service social scolaire est de favoriser le meilleur fonctionnement de l’élève dans le milieu scolaire et de contribuer à sa réussite scolaire et éducative; 4) d’où un refus de la part des travailleurs sociaux scolaires, dans toute l’histoire du service social scolaire, de substituer le psychosocial scolaire par le psychosocial CSS ou CLSC; 5) d’où une norme ou règle de base en service social scolaire : les problèmes relatifs au milieu familial sont pris en compte si et seulement si le dysfonctionnement familial affecte la réussite scolaire ou l’intégration sociale de l’élève à l’école.

 

[273]       Le professeur Groulx note que les regroupements de travailleurs sociaux se sont faits selon les champs de pratique, autant aux États-Unis que dans le reste du Canada. Il en va de même au Québec, où l’Ordre des travailleurs sociaux a développé la définition du service social scolaire en 1967; on trouve aussi une Annexe particulière pour les travailleurs sociaux en milieu scolaire dans un guide de pratique des travailleurs sociaux en CLSC publié en 1997; or, les seuls autres travailleurs sociaux pour lesquels on a développé une Annexe sont les travailleurs sociaux en milieu hospitalier. Enfin, on a également fondé l’Association des services sociaux scolaires au Québec en 1973, et un regroupement des praticiens en service social scolaire en 1993.

 

[274]       Dans son rapport, le témoin retrace l’évolution du service social en milieu scolaire et soutient que sa mission était étroitement reliée à l’éducation. Il écrit :

Dès son apparition au Québec, le service social scolaire s’est identifié à la mission éducative de l’école et a vu son intégration au système scolaire comme une condition à l’efficacité de son action. Il s’est inscrit dans une conception moderne de l’éducation où l’école se devait de veiller au développement complet de l’enfant. Celle-ci devait chercher à résoudre autant les problèmes d’ordre intellectuel que vit l’enfant que ceux d’ordre émotionnel, familial ou social qui empêchaient certains élèves de s’intégrer ou de fonctionner de façon satisfaisante dans le milieu scolaire.

 

Les problèmes repérés et pris en compte par le service social scolaire concernaient le fonctionnement scolaire de l’élève : il s’agissait surtout de problèmes de rendement, de comportement ou d’absentéisme. L’échec dans le rendement académique ou le retard scolaire étaient perçus comme des symptômes dont il fallait retrouver la cause dans les conditions de vie familiale de l’élève. C’est pourquoi l’absentéisme apparaissait en tête de l’agenda du service social scolaire de l’époque.

 

 

[275]        M. Groulx identifie cependant le Rapport Parent comme le « déclencheur » du développement du service social scolaire. À partir du moment où la fréquentation de l’école devenait obligatoire et gratuite, l’école devait prendre en charge des élèves qui, autrefois, n’y seraient pas venus ou en auraient été rapidement rejetés. D’où l’importance du travailleurs social, présenté par la Commission Parent comme un collaborateur pour résoudre les problèmes d’ordre social pouvant faire obstacle à l’éducation. La Commission insiste également pour qu’il soit intégré à l’école, et pour que les cas qui lui sont référés soient approuvés par la direction de l’école. Forts de cette légitimité, les intervenants mettent sur pied l’Association des services sociaux scolaires du Québec en 1965, et adoptent en assemblée générale en 1966 un mémoire dans lequel on dit que le travailleur social en milieu scolaire assume « une fonction spécifique déterminée par son champ d’action ». Pour l’Association des services sociaux scolaires du Québec, il était clair que les activités du service social en milieu scolaire devaient viser principalement à accroître le fonctionnement scolaire des élèves, une notion qui référait tout autant au rendement académique qu’au comportement social des élèves.

 

[276]       Lorsqu’il fut question de transférer les travailleurs sociaux en milieu scolaire des commissions scolaires au Ministère de la Famille et du Bien-être social, en 1966, il y eut une forte résistance du milieu parce que l’on craignait que ce transfert affecte la qualité des services offerts aux étudiants. On craignait que le service social scolaire perde sa spécificité et s’éloigne du milieu de l’école. Devant ces objections et les tensions que le projet de transfert suscitait chez nombre d’administrateurs scolaires et de travailleurs sociaux, les deux ministères impliqués décidèrent d’élaborer un contrat type, qui reconnaissait que le travailleur social devait demeurer le plus possible intégré au milieu scolaire. Une revue de la littérature sur le sujet permet au témoin d’affirmer qu’à la fin des années ’60, il y avait consensus autour de la nature et de la spécificité des services sociaux en milieu scolaire, et tous s’entendaient pour dire que le praticien devait se préoccuper du fonctionnement scolaire de l’élève à l’école.

 

[277]       Suite à l’adoption de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, en 1973, on confia aux CSS la responsabilité d’assurer les services sociaux dans les écoles. Un guide développé conjointement par le Ministère des Affaires sociales et le Ministère de l’Éducation en 1976 reconnaissait aux CSS la responsabilité professionnelle des programmes de services sociaux et aux commissions scolaires la responsabilité plus administrative et pédagogique d’identification des clientèles et de participation à l’élaboration des programmes et de leurs modalités d’application.

 

[278]       Malgré certaines appréhensions, le transfert des travailleurs sociaux scolaires des commissions scolaires aux CSS a plutôt consolidé le service social scolaire. Le fait de relever à la fois de la direction de l’école et du CSS donnait aux travailleurs sociaux une plus grande autonomie, tout en leur permettant de développer leur champ d’expertise. Ceci se traduisait par une intervention sociale dans le champ scolaire qui donnait un mandat éducatif à leur action sociale. Le service social scolaire se préoccupait prioritairement des jeunes dont l’intégration, le fonctionnement ou l’expérience scolaire étaient compromis par des problèmes d’adaptation sociale et scolaire, soit les clientèles scolaires les plus vulnérables. Les CSS assignaient comme objectif général aux services sociaux scolaires de contribuer de façon essentielle à la réalisation de la mission éducative de l’école. Ainsi s’est développée une règle de base selon laquelle les problèmes relatifs au milieu familial sont pris en compte par le service social si et seulement si le dysfonctionnement familial affecte la réussite scolaire ou l’intégration sociale de l’élève à l’école.

 

[279]       Au niveau secondaire, le milieu familial est moins important parce que le jeune se définit par son appartenance à d’autres groupes (ses pairs, ses professeurs et le milieu scolaire comme tel). L’incidence scolaire des problèmes n’en demeure pas moins importante et essentielle dans l’accomplissement des tâches du travailleur social, qui doit s’engager dans un travail de consultation et de planification concerté avec le milieu scolaire, d’évaluation, de développement et de coordination de ressources internes ou externes ou d’animation du milieu scolaire. En 1983, l’Association des centres de services sociaux scolaires du Québec faisait reposer la différence spécifique du service social scolaire par rapport au service social courant sur ce travail de complémentarité à la mission éducative de l’école. Comme le service social scolaire intervient à partir de situations problèmes reliées au fonctionnement des élèves à l’école, à la demande du personnel scolaire dans une proportion chiffrée à plus de 70%, le travail auprès de l’école, dans son interaction avec l’élève, sa famille et la communauté, est devenu la spécificité du service social scolaire.

 

[280]       Les attentes vis-à-vis le service social scolaire varient selon les divers acteurs. Les commissions scolaires favorisaient davantage les interventions individuelles de type curatif par opposition aux visées plus préventives et de groupe du Ministère des Affaires sociales. Les demandes ou les pressions des commissions scolaires tenaient à la croissance du nombre d’élèves en difficulté d’adaptation et d’apprentissage. Le professeur Groulx écrit à ce propos :

En résumé, le milieu de l’éducation situe les services sociaux scolaires comme service complémentaire à la mission éducative de l’école à l’intérieur des services personnels aux élèves. Le rôle assigné est celui d’aider à solutionner les problèmes particuliers et spécifiques des élèves qui présentent des difficultés de fonctionnement scolaire à l’intérieur de chaque école. La logique en est une d’établissement. Les directions d’école s’attendent à ce que les services sociaux répondent aux problèmes spécifiques vécus dans l’école par des interventions ponctuelles, rapides et efficaces.

 

Durant les décennies 1970 et 1980 la spécificité et le rôle du service social scolaire se sont développés en fonction d’une appartenance au milieu scolaire. Les intervenants sociaux en milieu scolaire ont ainsi défini les objectifs de leur action par rapport à la réussite de l’expérience scolaire des élèves. Le service social scolaire tient alors sa spécificité de son insertion dans le champ de l’éducation. Le transfert des commissions scolaires aux CSS, dans ce cas, n’a en rien modifié l’adhésion du service social scolaire aux objectifs poursuivis par le système scolaire.

 

(L’évolution des services sociaux scolaires au Québec, pièce D-44, à la p. 30).

 

 

[281]       Au début des années ’80, le Ministère des Affaires sociales décide de transférer aux CLSC les effectifs sociaux scolaires, ces derniers desservant un territoire plus restreint qui s’apparente davantage à celui des écoles. Cette proposition fut reçue de façon assez négative par les travailleurs sociaux et les commissions scolaires, qui craignaient la dispersion des praticiens, avec le danger que leur soient confiées des tâches plus reliées à la mission des CLSC qu’à celles du service social en milieu scolaire.

 

[282]       En 1984, le Regroupement des professionnels en service social scolaire clarifie ce qui lui apparaît être les conditions minimales d’une pratique sociale en milieu scolaire : intégration au milieu scolaire, intervention à partir de problèmes ou de besoins socio-scolaires manifestés par un ou des élèves à l’école, programmes ou projets élaborés avec le milieu scolaire, approche systémique du problème par des interventions individuelles ou collectives auprès de l’élève, de l’école, de la famille et de la communauté, établissement de liens entre l’école et les parents, liaison avec les organismes extérieurs, et interventions prenant en considération la problématique globale du handicap.

 

[283]       Pour les commissions scolaires, le transfert était perçu comme une perte de leur capacité de faire valoir leurs choix et leurs priorités. On appréhendait la disparition de la concertation avec les CSS et des comités conjoints où se négociait la répartition des effectifs. On craignait aussi que les CLSC ne comblent que la demande de prévention communautaire, conformément à leur mission, et fassent fi du fait que la grande majorité (90%) des interventions demandées par les écoles sont de nature curative et individuelle. Bref, on redoutait que la spécificité éducative et scolaire des services sociaux ne soit gommée et que les besoins du milieu scolaire en services sociaux ne soient affectés tant au niveau de la qualité que de la quantité. Malgré ces réserves, le Ministère des Affaires sociales alla de l’avant avec le transfert des CSS aux CLSC à partir de 1985, sauf à Montréal et Laval où l’opposition était trop vive. Dans le cas de ces deux territoires, il faudra attendre l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur les services sociaux en 1992 (L.Q. 1991, c. 42) pour que soit appliquée la réaffectation des ressources.

 

[284]       En 1993, la Régie régionale de Montréal, qui coordonne les services sociaux scolaires dispensés aux élèves par les CLSC, a établi pour deux années la programmation des services sociaux scolaires. On y réaffirme que les services sociaux scolaires sont offerts dans une perspective de soutien à la mission éducative de l’école, qui vise à favoriser le développement intégral de l’élève et son insertion dans la société, ce qui signifie que le service social scolaire intervient à partir de situations problématiques qui nuisent à l’expérience éducative des élèves. L’encadrement des services sociaux scolaires se fait à partir d’une entente ou d’un contrat de services signé par la commission scolaire et le CLSC. On y identifie nommément les élèves comme population visée du service social et on qualifie les problèmes justifiant une intervention de dysfonctionnement scolaire dont les manifestations observées vont du rendement ou comportement de l’élève aux problèmes d’adaptation personnelle ou de milieu familial adéquat. L’intervention sociale scolaire ne se fait que sur des problématiques proprement socio-scolaires. On reconnaît implicitement que l’école ne peut être considérée uniquement comme un simple point de service et que le mandat des services sociaux scolaires doit être qualifié de scolaire ou d’éducatif. L’autorité du directeur de l’école par lequel doit passer toute référence au service social scolaire est aussi réaffirmée. Ce contrat type a été accepté par la CECM (pièce D-55). Le professeur Groulx affirme donc qu’en bout de ligne, la transition des CSS aux CLSC n’a pas eu d’impact sur la pratique des travailleurs sociaux scolaires, sur le terrain. Le lien important, c’est le lien avec l’école, peu importe la structure administrative.

[285]       Dans le cadre de son témoignage, le professeur Groulx a introduit en preuve un document sur le service social scolaire préparé en 1993 par la Corporation professionnelle des travailleurs sociaux (pièce D-10), une lettre du sous-ministre du Ministère des Affaires sociales écrite en novembre 1992 (pièce D-53), une lettre de la Régie régionale de Montréal-Centre à la présidente du Regroupement des professionnels en service social scolaire Montréal-Métro (pièce D-54), et un rapport au Conseil des commissaires de la Commission scolaire catholique de Montréal (pièce D-55) dans lesquels on réitère la nécessité de réaffirmer la spécificité des services sociaux scolaires et de maintenir l’expertise particulière de ce champ d’activité.

 

[286]       Le témoin reconnaît cependant que dans les documents administratifs postérieurs à 1996, la spécificité du service social scolaire devient moins explicite. Il semble donc que le rattachement administratif des services sociaux scolaires aux CLSC a fini par changer considérablement le contexte de la pratique. La décentralisation du service social scolaire dans les CLSC en a diversifié les pratiques et a multiplié les arrangements organisationnels et professionnels. Si la spécificité du service social demeure, elle est davantage traversée par des impératifs comme les priorités des CLSC et les demandes particulières de chaque école. Le service social scolaire n’a plus la même autonomie de fonctionnement et de décision qu’il en avait à l’intérieur des CSS.

 

[287]       En conclusion, le témoin écrit dans son rapport :

Certes la pratique du service social s’est transformée au cours du temps. […] Dans les années 1970 et 1980, la pratique s’est davantage spécialisée et différentiée avec une attention plus forte à l’école comme système social et ses liens avec la famille et l’élève. On s’est intéressé davantage au fonctionnement de l’école en multipliant les niveaux et les types d’intervention. Dans les années 1980 et 1990, la dimension préventive et la promotion sociale ont pris plus d’importance avec des projets qui saisissaient l’élève comme un jeune en lien avec ses milieux sociaux, que ce soit l’école, ses pairs, sa famille ou le milieu social plus large. L’objectif de soutien au mandat éducatif s’est élargi pour prendre plus en compte la multiplicité des dimensions sociales de l’enfant comme élève ou comme jeune.

 

Les problématiques se sont aussi diversifiées, de même que les méthodes d’intervention. L’encadrement administratif s’est modifié, obligeant à intégrer de nouveaux mandats, dont celui de la prévention-promotion, et à initier de nouvelles collaborations professionnelles. De nouveaux partenariats se sont mis en place, de même que de nouvelles philosophies ont vu le jour, comme celle de la normalisation et de l’intégration des jeunes handicapés. Les clientèles se sont alourdies dans plusieurs cas et l’école a dû faire face à des problématiques inédites comme la consommation de drogue, le phénomène de violence et de taxage, de tentatives suicidaires. Mais le service social scolaire est resté constant et cohérent dans sa défense d’une spécificité qui priorise l’expérience scolaire de l’élève comme objet et agit sur les facteurs personnels, scolaires et sociaux considérés comme obstacles à son fonctionnement scolaire et au développement de l’élève. D’où l’inscription de son rôle de complémentarité et de soutien à l’éducation au cœur de son mandat, de laquelle découlent des revendications d’une présence physique à l’école dans le milieu de vie des élèves, d’une intégration fonctionnelle dans l’équipe de l’école et d’une concertation avec les divers agents du milieu scolaire. […]

 

La présence physique et régulière de l’intervenant social à l’école a toujours été revendiquée parce que l’école est définie comme lieu de vie de l’élève où il fait ses apprentissages autant sociales que scolaires. Le service social intervient en fonction du contexte particulier de chaque école et des besoins qui s’y expriment. C’est pourquoi l’intervenant social scolaire se refuse d’intervenir au niveau des problèmes personnels ou familiaux de l’élève si ceux-ci n’affectent pas son rendement ou son fonctionnement scolaire. Ce critère de démarcation, qui est présent dans les textes du début des années 1960 et se retrouve dans ceux de la fin des années 1990, est un indicateur significatif que le rôle des services sociaux scolaires, d’appui à la mission de l’école, constitue une dimension principale de leur nature et de leur spécificité, qui a peu varié.

 

[288]       Le témoin a été contre-interrogé, mais rien de significatif n’est ressorti de cet exercice.

 

[289]       Le troisième témoin de la partie défenderesse, Mme Nicole Durocher, a été enseignante pendant une vingtaine d’années (1962-1981), puis conseillère pédagogique (1981-1990), directrice d’école (1990-1993) et coordonnatrice aux ressources éducatives (1993-1999). Elle a expliqué qu’elle allait toujours voir la direction de l’école, jamais le travailleur social directement, lorsqu’elle était enseignante et notait une situation problématique. Elle ne signalait ces situations que dans les cas où un enfant avait des problèmes d’ordre scolaire. À ses yeux, ce n’était pas le travailleur social en lui-même qui était important, mais le réseau qu’il avait et qui permettait d’avoir accès à toutes sortes de services sans lesquels un jeune pouvait éventuellement rater sa vie scolaire. Elle a même affirmé que dans 98% des cas, c’est parce qu’un enfant avait une difficulté scolaire quelconque qu’il était référé à la direction de l’école.

 

[290]       Au niveau secondaire, la situation était un peu différente dans la mesure où un jeune de 14 ans et plus pouvait s’adresser directement au travailleur social sans passer par la direction de l’école. Mais si le problème en était un d’ordre social, le travailleur social devait diriger le jeune vers le CLSC pour qu’il obtienne les ressources appropriées.

 

[291]       Même si les travailleurs sociaux relèvent formellement du CLSC, au niveau de leur lien d’emploi, c’est l’école qui gère leur emploi du temps. La direction de l’école est responsable de voir à ce que le service soit vraiment un service scolaire. Si l’on se rendait compte que le travailleur social avait le temps de s’occuper de cas qui n’ont rien à voir avec l’école, la direction lui réfère davantage de cas et fait ainsi en sorte qu’il se tourne vers des ressources extérieures pour s’occuper des cas qui n’ont pas de lien avec l’école.

 

[292]       C’est le milieu qui déterminait les besoins des enfants, et les conseillers pédagogiques travaillaient souvent avec les travailleurs sociaux. Jamais un intervenant ne partait avec un enfant ou un groupe sans que la direction de l’école le sache et que les parents y consentent. Chaque enfant avait un dossier individuel d’intervention, dans lequel tous les intervenants consignaient ce qu’ils faisaient; c’est la direction de l’école qui était responsable de la tenue de ces plans d’intervention.

 

[293]       À titre de directrice d’école, elle a mentionné que ce sont généralement les enseignants qui décelaient d’abord les problèmes. La direction référait alors le cas à l’intervenant approprié et s’assurait d’avoir les consentements requis. Si le problème n’avait rien à voir avec l’école et n’avait pas d’impact sur la vie scolaire de l’enfant ou sur ses résultats, on les orientait vers les services adéquats. Dans son école, elle a confirmé que les problèmes d’ordre curatif représentaient 90% des interventions du travailleur social au début des années ’90, mais que cette proportion a évolué au fil des années et se chiffrait davantage autour de 50% à la fin des années ’90.

 

[294]       En contre-interrogatoire, elle a reconnu que le travailleur social était à l’emploi du CSS puis du CLSC, et que la direction de l’école n’avait pas le pouvoir de le congédier. Mais en pratique, a-t-elle ajouté, le patron immédiat était le directeur de l’école quand le travailleur social était dans l’école, et c’est lui qui avait le pouvoir de déterminer ses tâches. Par contre, les psychologues étaient embauchés par la commission scolaire et le directeur de l’école était leur patron hiérarchique.

[295]       Enfin, M. Jean-Bernard Robichaud a rappelé que les services sociaux en milieu scolaire ont été développés au départ par les commissions scolaires, ce qui témoigne bien selon lui du fait que leur rôle était d’appuyer la mission éducative de l’école. Il s’est également dit d’avis que le transfert de nature administrative des commissions scolaires vers les CSS n’a pas changé la nature et la raison d’être des services sociaux en milieu scolaire; d’ailleurs, les commissions scolaires voyaient à s’en assurer dans le cadre des ententes de services signées entre elles et les CSS.

 

[296]       En principe, tout élève qui fréquentait une école et dont les circonstances personnelles, familiales ou sociales commandaient l’intervention du service social devait y avoir accès, dans la limite des programmes en vigueur et en tenant compte des priorités définies conjointement entre la commission scolaire et les CSS en tenant compte des ressources disponibles. Il n’a jamais été question d’évaluer les moyens financiers d’un élève ou de sa famille pour justifier l’octroi de services sociaux en milieu scolaire.

 

[297]       Sans remettre en question les témoignages des travailleurs sociaux qui ont dit faire du véritable travail social dans les écoles, il opine qu’un travailleur social travaillant dans le cadre d’une institution épouse les finalités de cette institution. Il ajoute que les services sociaux ont été introduits dans les écoles pour éviter que des problèmes qui ne sont pas strictement d’ordre pédagogique ou liés à une difficulté d’apprentissage empêchent le jeune de fonctionner et de bénéficier de l’expérience scolaire, et ainsi éviter le décrochage.

 

 

[298]       En contre-interrogatoire, M. Robichaud a reconnu que la clientèle du CSS Montréal métropolitain était majoritairement défavorisée et peu scolarisée, et donc sous le seuil de la pauvreté ou susceptible de devenir en besoin selon la définition du RAPC. Il a également confirmé que c’est le CSS qui décidait des priorités du travail social en milieu scolaire, même si on travaillait étroitement avec l’administration scolaire pour utiliser les ressources au meilleur escient.

 

IV. ANALYSE

[299]       Après avoir examiné attentivement la preuve testimoniale et documentaire soumise par les deux parties, j’en suis arrivé à la conclusion que le coût des services fournis par les travailleurs sociaux en milieu scolaire durant la période pertinente n’était pas partageable au terme du RAPC et de l’accord conclu entre le Québec et le gouvernement fédéral visant à le mettre en œuvre. J’en arrive à cette conclusion essentiellement pour les motifs exposés plus haut relativement aux services fournis aux jeunes délinquants. À mon avis, ces services ne sont pas des « services de protection sociale » tels qu’ils sont définis à l’article 2 du RAPC, et ils sont au surplus expressément exclus de la définition dans la mesure où ils concernent uniquement ou principalement l’enseignement.

 

[300]       Comme mentionné précédemment, le Québec a soutenu que les services en cause n’avaient que des liens ténus avec le monde scolaire, du fait que les travailleurs qui les dispensaient relevaient du réseau des Affaires sociales, que l’école n’était à toutes fins pratiques qu’un point de service où il était plus commode de rejoindre les jeunes, et que les travailleurs sociaux ont pour mission de traiter l’individu et non l’élève. Or, cette description du rôle joué par les intervenants sociaux dans les écoles ne résiste pas à l’analyse et correspond à une vision tronquée de la réalité.

[301]       La preuve a démontré que les services sociaux scolaires ont d’abord fait leur apparition sous l’égide des commissions scolaires, au cours des années ’50. Dès leur origine, ces services ont donc été très étroitement associés à la mission éducative des institutions scolaires dans lesquelles ils se pratiquaient. Comme l’indique le professeur Groulx dans son rapport :

Dès son apparition au Québec, le service social scolaire s’est identifié à la mission éducative de l’école et a vu son intégration au système scolaire comme une condition à l’efficacité de son action. Il s’est inscrit dans une conception de l’éducation où l’école se devait de veiller au développement complet de l’enfant. Celle-ci devait chercher à résoudre autant les problèmes d’ordre intellectuel que vit l’enfant que ceux d’ordre émotionnel, familial ou social qui empêchaient certains élèves de s’intégrer ou de fonctionner de façon satisfaisante dans le milieu scolaire.

 

Pièce D-44, p. 5, para. 10

 

[302]       Sans doute s’agit-il là d’une indication très claire que pour les autorités scolaires de l’époque, à tout le moins, ces services étaient créés pour aider le personnel enseignant dans ses tâches. Comment aurait-il pu d’ailleurs en aller autrement? On voit mal, en effet, comment les commissions scolaires auraient pu justifier l’implantation d’un tel service et la dépense de fonds publics qui s’ensuit si ce service avait été étranger à l’accomplissement de leur mission principale.

 

[303]       C’est cependant avec le Rapport Parent, en 1964, que les services sociaux en milieu scolaire devaient véritablement connaître leur essor. Non seulement cette Commission a-t-elle légitimé le rôle du travailleur social en milieu scolaire, mais elle en a fait une conséquence directe du droit à l’éducation. Sans prendre position sur l’organisation de ce service, la Commission plaidait néanmoins pour son intégration dans le système scolaire et l’inscription de son mandat dans celui de l’éducation.

[304]       Depuis lors, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, et de nombreuses réorganisations administratives ont été effectuées. Contrairement à la situation qui prévaut dans les autres provinces et, semble-t-il, à l’étranger, les services sociaux en milieu scolaire ont été confiés au Ministère des Affaires sociales (qui a lui-même connu diverses appellations au cours des ans), d’abord via le réseau des CSS puis, ultérieurement, aux CLSC. Ces transferts ne se sont pas faits sans heurts et ont révélé des tensions importantes entre les différents acteurs quant au rôle et au statut des travailleurs sociaux en milieu scolaire.

 

[305]       Très tôt, les professionnels impliqués ont revendiqué leur spécificité. Dès 1965, ils mettaient sur pied l’Association des services sociaux scolaires du Québec. Dans un document destiné à préciser le rôle du service social scolaire, on met clairement l’accent sur le fonctionnement socio-scolaire de l’élève à l’école et on indique très clairement que le travailleur social n’interviendra que si le problème signalé entrave le fonctionnement scolaire de l’élève. Voici ce que l’on écrit :

C’est le rôle de l’élève qui reçoit son attention. Sa fonction spécifique consiste à ajouter sa compétence professionnelle à celle des autres spécialistes de l’école pour aider les enfants à utiliser au maximum le programme d’enseignement et d’éducation qu’on leur offre. Il s’agit de restaurer et/ou promouvoir un meilleur fonctionnement social mais dans le contexte de l’école dont la tâche est d’instruire et de développer tout le potentiel humain des enfants qui lui sont confiés.

 

(Le travail social scolaire, pièce D-9, p. 5; cité par L.-H. Groulx dans son rapport, p. 8)

 

[306]       À l’instar de son homologue américain, l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec a développé un guide de pratique spécifique pour les travailleurs sociaux exerçant en milieu scolaire. Dans ce document élaboré en 1992, on retrouve une description du rôle de ces travailleurs sociaux qui ne s’éloigne guère du langage utilisé vingt-cinq ans plus tôt :

Le travailleur social intervient auprès de l’élève et des membres significatifs de son entourage quand l’interaction des facteurs sociaux et affectifs de l’élève avec sa famille, son réseau de pairs ou son école nuit à l’accomplissement satisfaisant de son rôle d’élève : réussite scolaire, épanouissement de la personnalité, apprentissage des rôles sociaux.

 

(Guide pour la pratique professionnelle des travailleurs sociaux exerçant en CLSC et en milieu scolaire, pièce D-10, p. 11)

 

[307]       En fait, les travailleurs sociaux en milieu scolaire se sont mobilisés chaque fois qu’un changement de structure était perçu comme une menace à leur autonomie et à la spécificité de leur tâche. Ainsi, il faudra attendre sept ans entre le moment où le Ministère de l’Éducation décide de transférer le personnel du service social scolaire et le transfert effectif à l’intérieur des CSS. Dans un texte publié en 1969, la présidente de l’Association des services scolaires sociaux du Québec rappelait que le service social scolaire vise à « aider l’élève à profiter au maximum de son expérience scolaire et se présente donc en même temps comme un service à l’école elle-même » (L’insertion du service social dans le milieu scolaire, pièce D-47, p. 6). Elle s’inquiétait du même souffle que le service social scolaire ne puisse jouer son rôle s’il ne faisait plus partie intégrante du système scolaire. Tel que mentionné précédemment dans le cadre du résumé du témoignage du professeur Groulx, les autorités ministérielles ont finalement dû jeter du lest et accepter notamment le concept d’un contrat de service négocié par le CSS et la commission scolaire. Non seulement les praticiens ont-ils continué à maintenir une présence active dans l’école en y ayant leur bureau, mais il appert qu’à tout le moins à Montréal, la direction des services sociaux scolaires du CSS ainsi que les chefs de division étaient logés dans des locaux fournis par les commissions scolaires.

 

[308]       On assista à la même levée de boucliers au milieu des années ’80 lorsque le Ministère des Affaires sociales décida de confier l’administration des services sociaux scolaires aux CLSC plutôt qu’aux CSS. Encore une fois, on craignait que le transfert amène inévitablement l’abandon d’une pratique et d’une expertise développées à partir du contexte de l’école, au profit d’une pratique plus générique axée sur la « jeunesse » qui aurait d’autres objectifs et moyens d’intervention (voir pièces D-14, D-50, D-51 et D-52). On craignait également que le travail de prévention communautaire, qui est au cœur du mandat des CLSC, prenne le pas sur le travail d’intervention individuelle que privilégiaient les commissions scolaires. Ce devait être de nouveau l’occasion de réaffirmer le caractère spécifique du travail social en milieu scolaire. Comme mentionné par le professeur Groulx dans son Rapport et dans son témoignage, le Regroupement des services sociaux scolaires du CSS Montréal-métropolitain énonça sept conditions qui lui apparaissaient essentielles au maintien de ce caractère spécifique (pièce D-7). Face à ces craintes, le Ministère des Affaires sociales décida de surseoir au transfert à Montréal et à Laval jusqu’en 1993, non sans avoir réitéré que les travailleurs sociaux continueront d’être localisés dans les écoles et continueront d’appuyer la mission éducative (voir pièces D-53, D-54 et D-55).

 

[309]       Bref, les différentes réorganisations administratives qui ont affecté le service social scolaire n’ont pas eu d’impact significatif sur le rôle et les moyens d’intervention des travailleurs sociaux. Dans leurs témoignages pour la partie demanderesse, M. Louis Lagrenade et Mmes Claudette Forest et Gisèle Guindon ont confirmé que le transfert des services sociaux scolaires des commissions scolaires aux CSS, puis aux CLSC, n’ont pas vraiment provoqué de changement sur le terrain (voir notes sténographiques, vol. 2, p. 260; vol 3, pp. 62 et 181). En fait, il semble que les travailleurs sociaux continuent, encore aujourd’hui, de défendre la spécificité de leur travail. D’aucuns ont même laissé entendre que l’aspect préventif de leurs interventions avait pris une importance accrue depuis leur rattachement aux CLSC. Mais je n’ai pas à me prononcer sur cette question, puisque la réclamation ne porte que sur les coûts engagés pour les services rendus jusqu’à l’expiration du RAPC en 1997.

 

[310]       L’évolution des services sociaux en milieu scolaire et les tensions que leur réorganisation a provoquées depuis une quarantaine d’années témoignent certainement d’un clivage au niveau des attentes des divers acteurs impliqués. Tandis que le milieu scolaire voit le travailleur social comme partie prenante de sa mission éducative, le Ministère des Affaires sociales a plutôt tendance à voir le service social de façon générique. Dans cette dernière optique, l’école ne serait qu’un point de service, un endroit où il serait plus commode de rejoindre les jeunes puisque c’est là qu’ils vivent, qu’ils forgent leur identité à travers les différentes expériences qui marquent le passage de l’enfance à la vie adulte. Ces deux thèses trouvent d’ailleurs écho dans les propos qu’ont tenus devant cette Cour les deux témoins experts retenus par les parties.

 

[311]       Il n’est manifestement pas du ressort de cette Cour de s’immiscer dans cette controverse doctrinale et de trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces visions du service social. En revanche, la preuve révèle indubitablement que le lien d’emploi et le rattachement administratif des travailleurs sociaux scolaires au Ministère des Affaires sociales ne semblent pas avoir fondamentalement affecté leur tâche et ont été beaucoup moins déterminants que leur lien institutionnel avec le monde de l’éducation. Cette « bicéphalité » a sans doute été source de tensions au fil des ans, mais elle n’a pas radicalement transformé le quotidien des praticiens sur le terrain. Comme l’écrivait le professeur Groulx en introduction de son Rapport :

Il faut aussi noter que le service social scolaire ne peut être pensé exclusivement selon les catégories administratives de la gestion publique puisque s’interposent des acteurs professionnels qui revendiquent une autonomie et une logique propre. C’est pourquoi le service social scolaire se caractérise par son appartenance à un double univers, celui du service social pour son expertise professionnelle et celui de l’éducation pour l’exercice de son travail et la définition de son mandat. D’où la constante obligation de départager ou de négocier leur rôle et leur mandat vis-à-vis ces deux univers. Cette « bicéphalité » comme les intervenantes elles-mêmes le nomment est un principe vécu dans la pratique. Cela mène souvent à des erreurs d’analyses qui nient ou sous-estiment la dimension éducative du service social scolaire en définissant le service social scolaire à partir de principes généraux ou invariants du service social, faisant en sorte que le service social scolaire devient un service social comme les autres (conception générique). À l’inverse, penser le service social scolaire entièrement par le lieu où il s’exerce, comme une extension sociale de l’école, comme il est parfois pensé aux États-Unis, fait en sorte qu’on gomme le caractère proprement social de son travail en milieu scolaire.

 

La spécificité du service social scolaire tient alors à l’articulation de cette double dimension éducative et sociale de son travail et de son mandat.

 

[312]       Plusieurs des intervenants qui ont été appelés à témoigner par le gouvernement du Québec ont précisé que les travailleurs sociaux étaient soumis à l’autorité du directeur d’école, que ce dernier était « maître et roi » dans son école (notes sténographiques, vol. 2, pp. 225-226; vol. 3, p. 204-205, vol. 4, pp. 98-101). Même si les travailleurs sociaux qui intervenaient dans les écoles étaient embauchés et rémunérés par les CSS et, plus tard, par les CLSC, leur autonomie par rapport à la direction de l’école était donc assez limitée. Les interventions auprès des jeunes devaient toutes être approuvées par la direction, de même que les projets collectifs. Ce sont les directeurs d’école qui supervisent leur emploi du temps, et ils sont étroitement associés à leur évaluation de rendement.

 

[313]       D’autre part, les priorités et les responsabilités respectives de l’école et du travailleur social sont décrites dans une entente cadre négociée ente les commissions scolaires et les CSS/CLSC. De ces ententes découlait la création d’un comité conjoint, par le biais duquel les commissions scolaires identifiaient leurs besoins et les transmettaient aux représentants du CSS/CLSC dont le rôle était d’y répondre dans toute la mesure du possible, compte tenu des effectifs et des budgets disponibles ainsi que des priorités d’intervention identifiées conjointement par les deux parties (notes sténographiques, vol. 2, p. 197, 205-206, 247, 311-312; vol. 14B, p. 143).

 

[314]       D’autre part, les travailleurs sociaux scolaires qui sont venus témoigner ont beaucoup insisté sur le fait que leur bureau se trouvait dans les écoles où ils étaient affectés, et qu’ils adaptaient leur horaire en fonction du calendrier scolaire. Qui plus est, et malgré la volonté affichée par les gestionnaires du Ministère des Affaires sociales de transformer quelque peu leur mission, les travailleurs sociaux consacraient (du moins durant la période pertinente au présent litige) la plus grande portion de leur temps à répondre aux problèmes individuels que leur signalaient les enseignants et le milieu scolaire en général (voir, notamment, pièce D-8, p. 4). Ces problèmes, on s’en doute, étaient étroitement reliés à la mission éducative de l’école : difficultés liées à la fréquentation scolaire (absentéisme, décrochage, retards, suspension, expulsion, fugue, inaccessibilité aux ressources scolaires), à l’apprentissage scolaire (troubles d’apprentissage, baisse du rendement, retards ou échecs scolaires, absence de motivation), à l’inadaptation ou au dysfonctionnement dans la vie de l’école (difficulté d’intégration aux activités scolaires, inhibition, passivité, comportements perturbants – hyperactivité, insolence, isolement - marginalisation, violence, agressivité, vandalisme, assaut, alcoolisme, drogue), et à l’interaction entre l’école et la famille de l’élève.

 

[315]       Il est vrai qu’au niveau secondaire, la réalité était peut-être un peu différente dans la mesure où les jeunes adolescents s’adressaient souvent de leur propre initiative au travailleur social de l’école. En revanche, ce dernier n’avait pour mandat d’intervenir que dans la mesure où le problème affectait la réussite scolaire ou l’intégration de l’élève dans l’école. Car si le travailleur social n’avait pas pour mission de se substituer au personnel enseignant ni même de traiter de problèmes d’ordre cognitif ou psychologique, il n’avait pas non plus le mandat d’empiéter sur le rôle des travailleurs sociaux œuvrant dans les CLSC ou dans le réseau des CSS, et dont c’était précisément le rôle d’intervenir lorsque le problème identifié n’a pas d’incidence scolaire et déborde le cadre de l’école. À ce chapitre, tous les témoins entendus ont été du même avis (voir en particulier le témoignage de Mme Durocher, notes sténographiques, vol. 15, p. 30, 40-43), même si la ligne de démarcation entre ces différentes situations n’est pas facile à tracer et peut être évaluée différemment d’un individu à l’autre. On en trouve d’ailleurs une manifestation administrative très claire dans le Guide d’accueil des demandes en service social scolaire établi par le CSS Montréal métropolitain en 1984 (Annexe 5 du Rapport d’expertise soumis par le professeur Groulx, à la p. 89), où il est écrit en toutes lettres que « [l]es cas ou les situations qui relèvent des services sociaux scolaires sont ceux qui présentent des problèmes ou des besoins psycho-sociaux reliés à l’expérience scolaire du(des) jeunes » (voir, au même effet, pièces D-7 et D-13).

 

[316]       Compte tenu de ce qui précède, il m’est difficile d’admettre que les besoins de l’enfant, en tant qu’individu, priment sur ceux de l’élève, comme le soutient la partie demanderesse. Tout porte au contraire à croire que les services sociaux scolaires ont un rapport étroit et agissent en complémentarité avec la mission éducative des institutions scolaires, ou, pour reprendre les termes du gouvernement du Canada, qu’ils en épousent les buts, les objectifs, la finalité et la spécificité. Leur rattachement administratif au Ministère des Affaires sociales n’en a pas altéré la spécificité et n’en a pas modifié le rôle et le rayon d’action.

 

[317]       Aussi loin que l’on remonte, les services sociaux scolaires ont été conçus comme un service complémentaire à l’éducation. C’est en ces termes que les concevait le Rapport Parent, et c’est en ces termes que leurs divers regroupements professionnels se définissent encore, comme l’a fort bien démontré le professeur Groulx dans son Rapport d’expertise et dans son témoignage (notes sténographiques, vol. 17, pp. 107-110). Plusieurs intervenants qui ont témoigné devant cette Cour ont convenu que l’élément déclencheur de leurs interventions était souvent un problème de nature scolaire (notes sténographiques, vol. 2, p. 238 et pp. 266 ss.; vol. 3, pp. 42-45). En fait, tout porte à croire que l’objectif fondamental du travailleur social en milieu scolaire était de permettre aux jeunes de profiter au maximum du programme d’enseignement et d’éducation offert par l’école qu’ils fréquentent (voir le Rapport d’expertise du professeur Rondeau, pièce D-44, pp. 29-30).

 

[318]       Il est vrai que dans leurs témoignages, plusieurs travailleurs sociaux scolaires ont insisté pour dire qu’ils s’intéressaient d’abord et avant tout au développement psychosocial du jeune, que leurs interventions portaient sur la problématique sociale plutôt que sur les problèmes d’ordre scolaire, et que l’école étaient pour eux un endroit privilégié pour rejoindre les jeunes dans la mesure où il s’agissait de leur milieu de vie et du lieu où ils font leurs expériences de vie et leurs divers apprentissages. À mon humble avis, cette description qu’ils font de leur rôle n’est pas incompatible avec les conclusions que j’ai tirées dans les paragraphes qui précèdent.

 

[319]       D’une certaine façon, ces témoignages reflètent les tensions que vivent les travailleurs sociaux en milieu scolaire du fait de leur double appartenance, et illustrent la difficulté inhérente à leur fonction de tracer une ligne de démarcation entre leur rôle et celui du personnel enseignant, d’une part, et des autres travailleurs sociaux d’autre part. Mais un fait demeure : leur insertion dans le champ de l’éducation ne peut qu’avoir des répercussions sur l’exercice de leur profession et sur leur mandat, et la preuve documentaire à ce chapitre est on ne peut plus claire.

 

[320]       Plusieurs travailleurs sociaux en milieu scolaire auraient sans doute souhaité pouvoir s’attaquer à des problèmes systémiques et jouer un rôle préventif accru plutôt que de traiter de cas individuels signalés par les professeurs en réaction à des comportements dysfonctionnels ou à des difficultés d’apprentissage. Mais compte tenu des effectifs limités, les commissions scolaires et les directions d’école avaient d’autres priorités et cherchaient à parer au plus urgent. La preuve à ce sujet m’apparaît incontestable; à cet égard, je retiens tout particulièrement le témoignage de Mme Durocher, qui était fort éloquent. Tous les témoins ont d’ailleurs admis que l’aspect curatif était nettement prédominant, et que les interventions auprès des élèves eux-mêmes (plutôt qu’avec leur famille ou d’autres personnes de leur entourage) occupaient l’essentiel de leur temps.

 

[321]       Quant au fait que leur objectif était le développement psychosocial du jeune en tant qu’individu plutôt que l’amélioration de ses performances scolaires, cela ne me semble pas poser problème. Le gouvernement fédéral n’a pas prétendu que les travailleurs sociaux scolaires faisaient de l’enseignement, ni même qu’ils participaient à l’amélioration des capacités d’apprentissage des jeunes en s’intéressant aux blocages d’ordre cognitif qui pouvaient les affecter, comme le font par exemple les orthophonistes, les orthopédagogues et les psycho-éducateurs. Leur rôle est tout autre, et consiste plutôt à travailler sur les facteurs personnels, familiaux ou sociaux qui peuvent faire obstacle à son fonctionnement scolaire, à son développement et à son intégration dans l’école. À moins de vouloir confiner le rôle de l’école à la transmission de connaissances, il n’y a rien que de très normal à ce que le travailleur social s’intéresse à l’élève de façon plus globale et veille à ce qu’il puisse réaliser les apprentissages de nature sociale tout autant qu’académique dans son milieu de vie qu’est l’école. Dire que le travailleur social s’intéresse au jeune plutôt qu’à l’élève lorsqu’il se penche sur ses relations avec les autres élèves ou avec ses parents, sur ses problèmes de toxicomanie ou sur ses comportements violents, par exemple, c’est nier que l’école puisse être autre chose qu’un lieu où l’on s’instruit.

 

[322]       Il est d’ailleurs significatif que les travailleurs sociaux scolaires aient toujours insisté pour être physiquement présents dans les écoles. Si l’on attache autant d’importance à cette intégration aux structures scolaires, c’est parce que l’école est le milieu de vie des jeunes. L’école est en quelque sorte le révélateur des difficultés de tout ordre que rencontrent les jeunes dans leur développement. Il n’est donc pas surprenant qu’au moins un consensus se dégage des témoignages entendus : l’élément déclencheur de l’intervention du travailleur social auprès de l’élève est presque toujours relié à ses résultats ou à son comportement avec ses pairs. Et bien que ce constat puisse être le symptôme d’un problème qui déborde le cadre de l’école, il est permis de croire que bien peu de problèmes de nature psychosociale vécus par le jeune seront sans influence sur les apprentissages qu’il doit faire à l’école. Les témoins à qui l’on a posé la question ont d’ailleurs eu bien de la difficulté à donner des exemples de telles situations. Bref, la distinction que l’on a tenté de faire entre le développement du jeune et celui de l’élève m’apparaît bien théorique, et dénote à la limite une vision tronquée de l’enseignement et de la mission de l’école.  

 

[323]       Compte tenu de tout ce qui précède, je suis d’avis que les services sociaux scolaires n’ont rien à voir avec les objectifs de lutte à la pauvreté du RAPC. Il s’agit plutôt d’un service à vocation universelle, qui s’adresse à une clientèle qui dépasse largement celle envisagée par le RAPC. Les services sociaux scolaires ne s’adressent pas, directement ou implicitement, aux jeunes en besoin de protection, mais sont disponibles à tout élève qui éprouve des difficultés à l’école, quel que soit le milieu socio-économique d’où il provient. Or, j’ai déjà conclu que le RAPC se voulait essentiellement un instrument sélectif et résiduel de lutte contre la pauvreté, destiné à soutenir l’aide apportée par les provinces aux personnes défavorisées économiquement. Les services offerts par les travailleurs sociaux dans les écoles ne répondent pas à cette logique, et le fait qu’ils aient été rattachés à un ministère ayant une vocation sociale plutôt qu’éducative ne change rien à l’affaire.

 

[324]       Au surplus, le RAPC exclut de façon explicite de la définition de « services de protection sociale » tout service « qui concerne uniquement ou principalement l’enseignement » (RAPC, art. 2). Le Québec a tenté de contrer cette exclusion en soutenant, dictionnaires à l’appui, que le mot « enseignement » doit s’entendre de la transmission de connaissances théoriques ou pratiques, et qu’il a un sens plus restreint que le mot « éducation » utilisé dans la version anglaise du RAPC. Étant donné la règle d’interprétation en matière de législation bilingue voulant que l’on retienne le sens commun aux deux versions, il faudrait donc donner au mot « enseignement » son interprétation la plus limitative.

 

[325]       Cet argument ne me semble pas déterminant, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, cette règle d’interprétation n’a rien d’absolue, comme le reconnaît le professeur P.-A. Côté dans son traité sur l’interprétation des lois, et il faut toujours vérifier si ce sens commun s’harmonise avec l’objet et l’économie générale de la loi (Interprétation des lois, 3e éd., Thémis, 1999, pp. 415-416; voir aussi Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd., Butterworths, 2002, pp. 87-90; et R. c. Compagnie Immobilière BCN Ltée., [1979] 1 R.C.S. 865). En somme, l’intention du législateur doit toujours prévaloir.

 

[326]       Je note par ailleurs que le mot « enseignement » désigne aussi, par extension, le secteur de l’enseignement (voir par exemple la définition du mot enseignement donnée par l’Office de la langue française, reproduite dans le cahier de la doctrine et de la jurisprudence du demandeur, vol. 2, onglet 4; voir aussi la définition donnée par le Grand Larousse de la langue française de 1972, reproduite dans le cahier additionnel des autorités de la défenderesse, onglet l).

 

[327]       D’autre part, l’interprétation proposée par le Québec aurait un certain mérite si, comme le suggère le procureur général du Canada, le Parlement avait utilisé le mot « teaching » dans la version anglaise, un terme dont la portée est beaucoup plus restreinte qui traduit davantage le sens que voudrait donner le Québec au mot « enseignement ».

 

[328]       En choisissant le mot « education » dans la version anglaise, le législateur fédéral me semble avoir clairement opté pour une conception ouverte de l’enseignement, qui englobe à la fois l’idée de l’apprentissage scolaire traditionnel et celle, plus ouverte, qui réfère à une vision plus large axée sur le développement complet de l’enfant. Cette interprétation me paraît mieux s’accorder avec le cadre de la loi dans lequel elle est utilisée; le RAPC, il ne faut pas le perdre de vue, était une loi visant à permettre le partage des coûts encourus par les provinces pour livrer des services d’assistance publique et de bien-être social. Dans un tel contexte de relations fédérale-provinciales, il est tout à fait approprié de raisonner en termes institutionnels plutôt que substantifs.

 

[329]       Le Québec a objecté que si l’on avait voulu retenir le sens institutionnel du mot « enseignement », on aurait explicitement utilisé l’expression « établissement » comme on l’a fait dans la définition de « foyer de soins spéciaux ». À ceci, je répondrais tout simplement que l’utilisation du mot « établissement » était rendue nécessaire dans le cadre de cette définition parce que la notion de « foyer » de soins spéciaux réfère à un lieu physique.

 

[330]       J’en arrive donc à la conclusion que l’exclusion des services concernant uniquement ou principalement l’enseignement ne vient que confirmer, si besoin était, que les services sociaux scolaires ne sont pas des « services de bien-être social » tels que définis dans le RAPC. À la lumière de leur rapport étroit et de leur complémentarité avec la mission éducative des institutions scolaires, ces services sont des services « concernant l’enseignement » au sens de l’exclusion prévue par le législateur.

 

LES SERVICES SOCIAUX DISPENSÉS À DES PERSONNES HANDICAPÉES VIVANT EN RESSOURCES RÉSIDENTIELLES POUR LA PÉRIODE DE 1986 À 1996

 

            I. PROBLÉMATIQUE ET POSITION DES PARTIES

 

[331]       Ce troisième et dernier volet de la réclamation du gouvernement du Québec tire son origine du processus de désinstitutionnalisation qui a eu cours, au Québec comme dans l’ensemble du Canada, à partir du début des années ’60.  Les autorités publiques, comme d’ailleurs l’ensemble de la collectivité, ont lentement pris conscience des conditions de vie inadmissibles réservées aux personnes présentant une déficience intellectuelle.  Alors qu’elles étaient auparavant totalement prises en charge par l’État et privées de toute autonomie, ces personnes seront progressivement reconnues comme ayant des droits; plutôt que de les exclure et de les ostraciser, on cherchera dorénavant à les intégrer dans la société et à leur permettre de vivre le plus possible une vie normale intégrée dans sa communauté.  Ce mouvement prendra d’ailleurs de l’ampleur avec la proclamation par l’ONU de la Déclaration des droits du déficient mental en 1971 et de la Déclaration des droits des personnes handicapées en 1975, la création en 1978 de l’Office de la protection des personnes handicapées du Québec et la consécration des années 1980-90 comme la décennie des personnes handicapées par l’ONU.

 

[332]       Au Québec, ce mouvement s’est notamment traduit par une relocalisation physique des personnes handicapées.  On a progressivement transféré ces personnes des institutions psychiatriques où elles étaient confinées vers ce que l’on a appelé des « ressources résidentielles », un terme générique par lequel on désigne des établissements résidentiels pour personnes handicapées adultes généralement situés dans des quartiers urbains résidentiels.  Ces nouveaux services d’hébergement ont pris plusieurs formes et ont fait l’objet de dénominations diverses depuis leur création, au milieu des années 1980 : foyers de groupe, résidences de groupe, appartements de transition, résidences normalisées, résidences intermédiaires, appartements surveillés, appartements en supervision continue, appartements autonomes et familles d’accueil de réadaptation, etc.  Ces différents types de ressources abritent généralement un maximum de neuf personnes, qui y ont chacune leur propre chambre.  Ces personnes reçoivent des prestations d’aide sociale, qui leur permettent d’assumer leurs frais de subsistance (loyer, nourriture, vêtements, loisirs, etc.), et bénéficient de différents services de réadaptation et d’aide à domicile dispensés par des éducateurs spécialisés, des auxiliaires familiales et des préposés aux bénéficiaires.  Ces employés sont engagés par le CAR pour dispenser des services auprès de différentes ressources résidentielles avec pour objectif de permettre à ces personnes de vivre le plus normalement possible.

 

[333]       L’objectif poursuivi par cette relocalisation est de valoriser la personne déficiente intellectuelle.  En l’intégrant le plus possible à la communauté, on cherche donc à lui permettre de vivre une vie la plus normale possible.  La personne apprend à vivre en résidence, à fréquenter les endroits publics, à se vêtir, à utiliser les transports en commun, etc.  Ce faisant, la personne déficiente sera dorénavant perçue comme un bon voisin, une amie, un travailleur, un citoyen à part entière. 

 

[334]       Jusqu’au 1er avril 1977, le gouvernement du Canada a partagé, aux termes du RAPC, le coût des services dispensés aux personnes nécessiteuses et handicapées adultes vivant dans des « foyers de soins spéciaux » relevant de la catégorie des « établissements de bien-être social dont le principal objet est de fournir à ses résidents des soins personnels ou infirmiers ou de les réadapter socialement » (voir art. 8, et plus précisément son alinéa f), du Règlement du Régime d’assistance publique du Canada, auquel réfère la définition de « foyer de soins spéciaux » à l’art. 2 du RAPC).

 

[335]       Les règles de partage des coûts de ce type de services ont toutefois été grandement modifiées par l’entrée en vigueur de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux entre le gouvernement fédéral et les provinces et sur le financement des programmes établis (25-26 Élizabeth II, c. 10) (la Loi de 1977 sur les accords fiscaux).  La Partie VI de cette loi prévoit en effet que le Canada financera désormais le coût des programmes établis (assurance-hospitalisation, soins médicaux et enseignement post-secondaire) sous la forme d’une subvention globale calculée en vertu d’une formule complexe et tenant compte de la population de chaque province.  Le but avoué de cette formule, tel que mentionné dans la première partie de ces motifs, était de conférer une plus grande marge de manœuvre aux provinces.

 

[336]       Non seulement cette loi de 1977 est-elle venue modifier le mode de financement des programmes établis, mais elle en a ajouté un nouveau, soit le programme des services complémentaires de santé.  Ce nouveau programme, prévu à l’article 27 de la loi, énumère cinq types de services, dont celui des « soins en établissements pour adultes » (para. 27(8)), lesquels sont définis comme suit à l’alinéa 24(2)b) du Règlement de 1977 sur les accords fiscaux entre le

gouvernement fédéral et les provinces et sur le financement des programmes établis (DORS/78-587) (le Règlement de 1977 sur les accords fiscaux) 

a. les soins personnels et de surveillance selon les besoins des résidents de l’établissement;

b. l’aide dispensée aux résidents de l’établissement pour leur permettre d’accomplir des activités courantes, des activités récréatives et sociales, et d’autres services connexes pour satisfaire à leurs besoins psychosociaux;

c. les services nécessaires à l’exploitation de l’établissement;

d. les repas et le logement jusqu’à concurrence du montant mensuel total ou partiel, sauf pour un montant obtenu en soustrayant, pour chaque bénéficiaire du service,

 

 A) le montant mensuel total ou partiel qui est exigible par le bénéficiaire du service en vertu des lois de la province au titre d’indemnités de confort, de l’habillement, des médicaments et des produits biologiques, des services nécessaires à la fourniture de médicaments et de produits biologiques et des biens et services médicaux et chirurgicaux, et qui est assujetti au partage des frais en vertu du Régime d’assistance publique du Canada,

 

d’un

 

B) montant égal au montant mensuel total ou partiel de la pension de vieillesse et du montant maximal du supplément exigible par le bénéficiaire, qui n’est pas marié, en vertu de la Loi sur la sécurité de la vieillesse.

 

 

[337]       Quant à la notion d’ « établissement », elle est assimilée au paragraphe 24(1) du même Règlement à la définition d’un foyer de soins spéciaux que l’on trouve dans le Règlement du Régime d’assistance publique du Canada.  Il s’agira donc notamment d’un « établissement dont le principal objet est de fournir à ses résidents des soins personnels, infirmiers ou de réadaptation » (art. 2 du RAPC et art. 8 du Règlement du Régime d’assistance publique du Canada).  Par conséquent, le programme des services complémentaires de santé, particulièrement lorsqu’il est question des soins en établissements pour adultes, vient occuper une partie importante du champ des soins dispensés en foyer de soins spéciaux su sens du RAPC. 

 

[338]       C’est ainsi que seront dorénavant financés par le biais de la formule instituée par la Loi de 1977 sur les accords fiscaux les frais de services dispensés en foyers de soins spéciaux et correspondant à des soins en établissements pour adultes, établissements que l’on identifiera dans les directives administratives développées par le Canada aux fins de la gestion de l’interface entre ladite loi et le RAPC, comme des « Établissements de type I ».  Ce financement, qui était à l’origine de 20$ par habitant (para. 27(2) de la Loi), augmentera au fil des années pour atteindre environ 50$, s’il faut en croire le témoignage de M. Daudelin. 

 

[339]       S’appuyant sur l’alinéa 5(2)c) du RAPC, qui exclut du partage des coûts les frais que le Canada est tenu de partager en conformité avec une autre loi fédérale, le gouvernement du Canada a donc refusé de défrayer les coûts des services dispensés en ressources résidentielles qui procurent un encadrement continu aux résidents, en arguant qu’il s’agissait là d’établissements pour adultes au sens de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux.  Seuls les coûts des services offerts dans les ressources résidentielles dont la clientèle ne requiert pas une assistance continue ont donc été partagés à titre de services de bien-être social dans le cadre du RAPC.  C’est cette coupure (qui a progressivement augmenté pour atteindre 25% de la réclamation globale pour les services offerts en ressources résidentielles) que le Québec conteste.

[340]       Le Québec soutient que les services fournis à ces personnes, peu importe leurs niveaux d’intensité, sont visés par la définition de « service de bien-être social » énoncée à l’article 2 de la Loi sur le RAPC.  De façon plus particulière, les procureurs du Québec soutiennent que les services offerts peuvent être considérés comme des services de réadaptation, des services sociaux personnels, des services ménagers à domicile et des services de développement communautaire.  Le contexte dans lequel ces services sont offerts fait en sorte qu’il ne pourrait s’agir de « soins en établissement pour adultes », au sens de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux, ni de services provenant d’un « foyer de soins spéciaux », au sens du RAPC.

 

[341]       Toujours selon le Québec, l’exclusion invoquée par les autorités fédérales ne viserait que les services rendus en contexte institutionnel, alors que les services en cause seraient dispensés au domicile de l’usager.  Parce qu’elle offre un milieu de vie naturel, comparable au milieu de vie de n’importe quel autre citoyen, la ressource résidentielle ne pourrait être assimilée à une institution.  Dans la mesure où le résident assume ses frais d’hébergement et d’alimentation, et signe même parfois le bail du logement, il se trouve en effet chez lui et non plus dans un milieu institutionnel.  Cela vaudrait peu importe l’appellation de la résidence, le nombre de résidents que l’on y retrouve, le mode de propriété ou de location de la résidence, et le ratio intervenants/personnes handicapées.

 

[342]       Pour départager ces deux thèses en présence, il convient d’abord d’examiner soigneusement la preuve documentaire et testimoniale soumise de part et d’autre.  Puis, sur la base des conclusions qui pourront être tirées de cette preuve, j’analyserai plus attentivement les arguments des deux parties.

            II. LA PREUVE

 

                        a.) La preuve du gouvernement du Québec

 

[343]       Le premier témoin appelé à témoigner par le gouvernement du Québec a été M. Jacques Lafontaine, un fonctionnaire de carrière qui a été étroitement associé à la préparation des réclamations du gouvernement du Québec dans le cadre du RAPC depuis 1982.  Il est venu expliquer le contexte dans lequel la réclamation du Québec à ce chapitre s’inscrit, et a notamment décrit le processus de désinstitutionnalisation qui s’est enclenché au cours des années ’70 au Québec.  Alors que les déficients physiques et intellectuels étaient auparavant en institution, dans le réseau des centres de réadaptation, on cherchera de plus en plus à intégrer ces personnes dans la communauté en leur fournissant les services dont ils ont besoin sur une base externe.  On parlera d’ailleurs d’une clientèle « inscrite » plutôt qu’« admise », dans la mesure où les services requis ne seront plus dispensés en milieu institutionnel.  Les services évolueront également, parce que l’objectif ne sera plus le même et consistera dorénavant à permettre aux personnes handicapées de vivre une vie normale.

 

[344]       Dans le contexte du RAPC, il n’était pas nécessaire d’identifier les services dispensés et de les traduire en réclamations distinctes, puisque dès l’instant où un établissement était déclaré admissible aux fins du partage, tous les services qui y étaient dispensés devenaient admissibles sous le volet assistance publique.  À partir de l’entrée en vigueur de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux les choses vont changer.  Dorénavant, le financement de l’enseignement postsecondaire, de l’assurance hospitalisation et de l’assurance maladie se fera per capita, en bloc, et donc sans égard aux dépenses réelles.  Les adultes en foyers de soins spéciaux ne seront plus couverts en vertu du RAPC, sauf pour leurs besoins de base (gîte et couvert) qui correspondent au montant de la pension de vieillesse et au supplément de revenu garanti.  En ce qui concerne les services d’hébergement, le gouvernement fédéral n’y contribuera plus et compensera les provinces en introduisant un versement de 20$ par personne dans le cadre du financement en bloc des programmes établis.  Cette nouvelle formule de financement n’affectait cependant pas le financement des services de bien-être social  ou de protection sociale.  La prétention du Québec consiste donc à dire que les services développés dans les ressources résidentielles et qui font l’objet du présent litige (services de réadaptation, services sociaux personnels de toutes natures, services d’auxiliaires familiales pour aider les personnes handicapées à accomplir certaines activités de la vie quotidienne, services de référence et de counselling) correspondent à des services de bien-être social et devaient donc continuer à être couverts par le RAPC.

 

[345]       Le témoin a ensuite expliqué que l’on avait développé au début des années ’80, conjointement avec les autorités fédérales, des outils pour identifier les programmes de services externes développés dans les centres de réadaptation et répondre aux exigences d’une réclamation.  Mais le programme de ressources résidentielles n’a été encadré et fait l’objet de réclamation qu’à partir de 1986-87.  Ce programme visait principalement la clientèle d’handicapés mentaux (94%), les handicapés physiques étant beaucoup moins nombreux dans ce genre de ressources.  Le programme a été soumis au gouvernement fédéral en 1990, et les coûts dont il était question dans la réclamation étaient essentiellement les salaires des intervenants, des éducateurs et des préposés aux bénéficiaires.  Comme les bénéficiaires qui vivaient dans ces ressources recevaient des prestations d’aide sociale, ils étaient en mesure d’assumer le loyer et la nourriture de même que leurs menues dépenses.

 

[346]       M. Lafontaine a ensuite expliqué la genèse du conflit entre les deux parties.  Les autorités du RAPC ont semble-t-il exigé que l’on identifie chaque programme de services externes à l’Annexe B de l’Accord, même si l’établissement d’où provenait le personnel était déjà énuméré à l’Annexe A pour ses services d’assistance et à l’Annexe B pour ses services de bien-être.  Les représentants québécois ont répondu que ces services fournis dans les ressources résidentielles étaient bel et bien des programmes de services de bien-être, dans la mesure où les services ne sont pas dispensés dans un foyer de groupe ou dans un établissement où le bénéficiaire réside en tant que pensionnaire.  À ceci, les autorités fédérales ont répondu que ces services ne pouvaient être énumérés lorsqu’ils sont fournis dans une ressource résidentielle qui correspondait à un milieu institutionnel, c’est-à-dire dans les ressources résidentielles où le niveau d’intensité des services (calculé en termes de ratio personnel/bénéficiaires) est tel que la ressource équivaut à une institution.  Or, pour le Québec, cet argument ne pouvait tenir parce que cette notion d’intensité de services n’apparaît nulle part dans la loi en ce qui concerne les services de bien-être social. 

 

[347]       Après avoir obtenu de l’information supplémentaire du Québec et avoir visité un certain nombre de ressources résidentielles, le gouvernement fédéral a accepté de reconnaître de façon générale le programme de ressources résidentielles comme un service de bien-être social, mais refusait de considérer comme admissibles des services rendus dans des ressources résidentielles où la présence continue de personnel d’éducateurs spécialisés était requise.  Dans un document interne du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec transmis aux autorités fédérales, on catégorisait les ressources résidentielles selon quatre niveaux de besoins : tandis que les niveaux 1 et 2 correspondaient à des niveaux d’encadrement plus légers, le niveau 3 correspondait aux « personnes [qui] ont besoin d’aide et de formation au niveau des habiletés de suffisance personnelle et nécessitent un encadrement permanent », tandis que le niveau 4 visait les « personnes [qui] ont besoin d’aide et de formation de façon importante dans presque toutes les activités de suffisance personnelle et ont besoin d’un encadrement important ».  Voici ce qu’écrivait à ce propos M. Jacques Patry, directeur régional intérimaire à la Direction des programmes à frais partagés du Ministère fédéral de la Santé et du Bien-être, à M. Jean-Rock Pelletier, du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (pièce PGQ-29, p. 1) :

Il me fait plaisir de vous confirmer la décision que je vous communiquais verbalement la semaine dernière à l’effet que nous sommes prêts à reconnaître ces deux programmes [« ressources résidentielles » et « familles d’accueil de réadaptation »] au titre de services de bien-être social au sens du Régime d’assistance publique du Canada.  Dans le cas des ressources résidentielles, nous avons pris en considération le principe de services visant à favoriser l’autonomie des personnes handicapées en leur permettant d’habiter des appartements ou logements qui leur sont propres.  Il ne saurait être question, toutefois, de reconnaître comme services de bien-être social les services de support intensif prévus aux niveaux 3 et 4 du Tableau des « Caractéristiques des Ressources résidentielles selon quatre niveaux de besoins des personnes », lorsque ces services sont fournis dans des « foyers de groupe » des « pavillons » ou autres institutions où le résident habite en tant que pensionnaire.  En d’autres mots, ce n’est pas parce que ces services de support sont fournis par le Centre d’accueil de réadaptation qu’ils doivent être considérés automatiquement comme des services de bien-être.  S’ils sont fournis à des résidents de foyers de groupe dont la responsabilité principale ne relève pas d’eux-mêmes, nous serions obligés de considérer ces services comme partie des coûts d’assistance visant à couvrir l’ensemble de leurs besoins et le partage des coûts encourus pour les adultes dans ces circonstances serait soumis au maximum SV/SRG.

 

[348]       En somme, le gouvernement fédéral a accepté de reconnaître le programme de ressources résidentielles comme un service de bien-être social, sauf les ressources qui fournissent un niveau de support intensif (i.e. les ressources de niveaux 3 et 4); de l’avis des autorités fédérales, ces ressources s’apparentent à des foyers de soins spéciaux, et leurs coûts sont couverts par le financement en bloc prévu par la Loi sur le financement des programmes établis.  Cette décision n’a jamais été acceptée par le Québec, et la coupure qui en est résultée dans le cadre du RAPC se chiffrerait à 57 688 154$,  d’après l’évaluation qui a été faite par les autorités québécoises.

 

[349]       En contre-interrogatoire, M. Lafontaine a précisé que la Loi de 1977 sur les accords fiscaux prévoyait le versement d’un montant de 20$ par habitant, et non par usager des services couverts.  Il a également admis qu’une personne ayant besoin d’un encadrement permanant peut avoir besoin d’un service continu, même si un tel encadrement ne signifie pas nécessairement une présence physique vingt-quatre heures sur vingt-quatre.  Enfin, M. Lafontaine a élaboré sur la notion de ressource résidentielle par opposition aux foyers de groupe rattachés à un établissement. La Loi sur les services de santé et les services sociaux définit un établissement comme un centre d’accueil, un CSS, un CLSC ou un hôpital; une ressource résidentielle n’est pas un établissement au sens de cette loi.  Par ailleurs, l’objectif d’une ressource résidentielle est d’intégrer les bénéficiaires socialement; ceux-ci peuvent, avec leurs familles, faire des choix, participer à des activités sociales, de travail, etc.  Même si le témoin se dit incapable de décrire concrètement en quoi les services diffèrent dans les deux types d’institutions, il soutient que les ressources résidentielles n’ont donc rien à voir avec les foyers de groupe.  M. Lafontaine concède également que le centre d’accueil et de réadaptation (CAR) est toujours impliqué à un moment donné, parce que c’est lui qui assure les services, qui a la responsabilité d’assurer le bien-être et la sécurité des résidents, qui les assistent dans la gestion de leur argent, et qui se porte caution du bail que peuvent parfois signer les bénéficiaires. 

 

[350]       Le deuxième témoin du Québec est M. Michel Langlais, qui a œuvré dans le monde de la déficience intellectuelle pendant trente-cinq ans, d’abord comme éducateur, puis comme directeur de services dans différentes institutions, pour finalement être nommé directeur général (1984-2004) d’un centre d’entraînement à la vie qui deviendra, au fil des fusions, un CAR.  Il a d’abord raconté avec beaucoup d’émotion comment les jeunes atteints de déficience intellectuelle étaient autrefois confiés en quelque sorte à l’État, et se voyaient du même coup dépouillés de leur personnalité pour faire partie d’un groupe.  Il a insisté sur le fait qu’en institution, tout était fait collectivement; les enfants étaient tous habillés de la même façon, ils étaient constamment observés et n’avaient aucune intimité.  Les parents étaient incités à les oublier, et ne pouvaient voir leurs enfants que s’ils étaient invités à les visiter.

 

[351]       Il a ensuite décrit l’une des résidences qu’il a implantée.  Physiquement, il s’agissait d’une maison en tous points conformes aux autres immeubles sur la même rue.  Six jeunes adultes y logeaient, tous avec une déficience intellectuelle et certains avec une déficience physique mineure : deux étaient en stage d’emploi et les quatre autres participaient aux activités d’un centre de jour.  Ils provenaient tous de l’institution que M. Langlais dirigeait avant la désinstitutionnalisation.  Au dire de M. Langlais, ils ont tous fait beaucoup de progrès (diminution des médicaments et des comportements agressifs) à cause de l’encadrement plus individualisé et personnalisé qu’ils recevaient.  C’est ainsi que la grande majorité des personnes vivant en centre d’accueil ont été progressivement transférés en résidence; au fur et à mesure que ces personnes ont pu quitter les ressources résidentielles et vivre de façon complètement autonome, d’autres provenant de leur milieu familial ont pu être accueillies.

 

[352]       Selon M. Langlais, l’objectif d’une ressource résidentielle est d’amener les individus qui y vivent à s’équiper mentalement et physiquement pour vivre une vie régulière dans la société.  On établit donc un plan de service, on fixe des objectifs au niveau de la santé, au niveau intellectuel, des loisirs, des habitudes de vie quotidienne, de la gestion du budget, plan auquel tous les intervenants vont se référer.  Les intervenants accompagnent les résidents dans leurs activités quotidiennes : ranger leur chambre, préparer leur petit déjeuner et leur lunch, s’habiller, se comporter correctement dans un centre d’activités, participer à des activités de groupe, etc.  Les besoins médicaux sont transférés au CLSC local, auquel ont été réaffectées les infirmières du centre d’accueil.  Enfin, les résidents utilisaient également les ressources du milieu et les moyens de transport public quand c’était possible.

 

[353]       En contre-interrogatoire, M. Langlais a précisé que la ressource résidentielle n’était pas choisie par l’usager lui-même.  Dans bien des cas, ce sont des parents qui formaient une corporation d’habitation et qui formulaient des propositions, que le centre d’accueil évaluait en fonction de certaines normes avant de donner son approbation.  Ces corporations sont relativement autonomes dans la gestion des ressources résidentielles, même si le centre d’accueil est toujours représenté au conseil d’administration de la corporation et continue d’exercer un rôle de supervision.  Les intervenants, qui sont à l’emploi du centre, pouvaient également dénoncer certaines situations inacceptables au centre d’accueil.  Il s’agit donc d’un partenariat entre les corporations et le centre d’accueil.

 

[354]       M. Langlais a également ajouté que les intervenants pouvaient se voir refuser l’entrée par les usagers, et n’avaient pas de clés pour la résidence.  L’établissement n’a pas abdiqué ses responsabilités, mais offre les mêmes types de services par le biais des intervenants qui se rendent à domicile.  C’est donc dans la façon plus personnalisée de rendre les services que les choses ont changé.  Les intervenants continuent de s’assurer que les soins personnels de base sont fournis aux usagers, ils accompagnent les usagers dans la communauté, et ils assurent aussi un apprentissage des habiletés fondamentales, mais de façon individualisée.  Bref, les services assurés par les intervenants et des bénévoles couvrent tous les aspects de la vie quotidienne d’un usager.  Pour des raisons de sécurité, on s’assurait qu’il y avait toujours un surveillant sur place la nuit.  Enfin, M. Langlais a insisté pour dire que les usagers n’étaient pas « placés », mais qu’on leur proposait un milieu et qu’ils décidaient avec leur famille.  Quant aux intervenants, ils ont continué à être régis par leur convention collective, à la seule différence qu’ils n’étaient plus affectés à un poste ou à une adresse physique mais plutôt à des dossiers.

 

[355]       Le troisième témoin du Québec, Mme Rachel Portelance, a occupé divers postes dans un centre de réadaptation pour enfants et dans les services résidentiels entre 1986 et 1996.  Elle a décrit la vie en institution de la même façon que M. Langlais, en insistant sur le fait que l’État prenait tout en charge, assumait tous les coûts, et n’avait pas pour objectif de développer l’autonomie des bénéficiaires.  Elle a également corroboré ce que M. Langlais avait dit sur les changements d’attitude que la désinstitutionnalisation a amenés, sur l’apparence physique des résidences, sur la provenance des utilisateurs (d’abord des internats, puis des familles), sur la participation des utilisateurs dans le choix de leur mobilier, de leurs vêtements, etc.  Elle a fait la distinction entre la clientèle qui était « admise » dans un internat, et « inscrite » dans une ressource résidentielle.  Elle a expliqué que les utilisateurs payaient eux-mêmes leur loyer, leur nourriture, les services de télécommunication, et que le bail était au nom des résidents. 

 

[356]       Elle a noté que les utilisateurs recevaient leur chèque d’aide sociale, dont une portion était déposée dans un compte commun pour les personnes vivant dans la résidence pour payer les frais fixes (loyer, épicerie, etc.);  ils pouvaient utiliser la portion restante à leur guise, pour leurs menues dépenses.  Elle a aussi repris les explications de M. Langlais sur le plan de service, autour duquel gravitent les intervenants, les bénévoles et les membres de la famille, et qui était fixé en fonction des objectifs de chaque utilisateur.  Quant aux services fournis, ils sont de deux types : les éducateurs, qui appliquent le plan d’intervention, et les préposés aux bénéficiaires, qui s’acquittent des tâches de soutien non reliées à la réadaptation.  Pour le reste, on utilise les ressources du milieu (coiffeur, dentiste, médecin, banque, etc.).

 

[357]       En contre-interrogatoire, elle a de nouveau repris pour l’essentiel ce que M. Langlais avait dit au sujet de la gestion des ressources résidentielles et sur le fonctionnement des fondations.  Elle a cependant insisté sur le fait que l’enfant n’était pas « confié » à la ressource résidentielle par le CLSC, et que la seule responsabilité de l’établissement auquel était rattaché les intervenants était de s’assurer que le personnel faisait bien son travail.  On cherche à développer l’autonomie des utilisateurs, en les encadrant quand même un peu.  À ses yeux, l’établissement n’aurait donc pas une responsabilité directe si un jeune faisait une fugue, par exemple.  La clientèle desservie par Mme Portelance était cependant constituée en majorité de personnes présentant des déficiences légères.

 

[358]       Les trois autres témoins convoqués par le Québec ont tenu des propos qui concordent dans leurs grandes lignes avec ceux des deux premiers témoins : M. Éric Lavoie, qui a d’abord travaillé dans une institution où résidaient 45 personnes avec un lourd handicap intellectuel puis comme éducateur dans deux résidences où la clientèle avait une déficience légère ou moyenne; Mme Ginette Prieur, qui était à l’époque pertinente préposée aux bénéficiaires puis gestionnaire d’une ressource résidentielle; et M. Pierre-François Beaulieu, qui a été éducateur en institution puis dans une ressource résidentielle.  Je me contenterai donc ici de faire ressortir de leurs témoignages les éléments qui n’ont pas été préalablement relevés.

 

[359]       Je retiens tout d’abord que cinq intervenants étaient affectés à une résidence où vivaient sept personnes (un préposé et un éducateur le jour et le soir, ainsi qu’un « veilleur » pour la nuit).  Un des témoins a indiqué que le chèque de l’aide sociale était acheminé à l’établissement auquel était rattachée la ressource résidentielle, qui en retirait la portion destinée aux frais fixes et déposait le reste dans le compte de l’utilisateur; un autre a mentionné que le loyer était payé à l’institution, qui se chargeait de l’acheminer au propriétaire.   On a également mentionné que l’utilisation de l’argent personnel était vérifiée par l’établissement, et que la majorité des utilisateurs n’avaient pas la capacité de signer leur chèque.  Étant donné les déficiences légères ou moyennes des utilisateurs, ils ne pouvaient être laissés seuls dans une ressource résidentielle et il devait donc y avoir un intervenant en permanence. 

 

[360]       Enfin, le Québec a fait témoigner deux experts, Mme Mireille Tremblay et M. Jacques Rousseau.  Mme Tremblay est titulaire d’un baccalauréat et d’une maîtrise en psychologie sociale et d’un doctorat en sciences humaines appliquées.  Durant les années pertinentes au présent litige, elle a agi comme conseillère cadre dans le secteur de la santé mentale au Conseil de la santé et des services sociaux de la Montérégie, puis comme coordonnatrice en planification à la Régie régionale de la Santé et des Services sociaux de la Montérégie.  Quant à M. Rousseau, il est également détenteur d’un baccalauréat, d’une maîtrise et d’un doctorat en sociologie.  Il a réalisé en 1987-89 une étude sur la réinsertion sociale des personnes déficientes intellectuelles ayant vécu en institution pour le compte du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec.  Il a consacré l’essentiel de sa carrière à l’enseignement et à la gestion académique à l’Université du Québec à Trois-Rivières.

 

[361]       Mme Tremblay a consacré une bonne partie de son rapport et de son témoignage à expliquer le processus de désinstitutionnalisation et à démontrer que l’évolution de la qualité de vie des personnes handicapées est le résultat d’une transformation profonde de la manière dont la société, les services publics et l’État les ont soutenus dans leur marche vers l’autonomie et la participation sociale.  À ses yeux, nous avons vécu une rupture radicale avec l’ancien modèle, un changement de paradigme, qui s’est traduit par une véritable révolution culturelle, organisationnelle et professionnelle. 

 

[362]       Révolution culturelle d’abord, portée par la prise de conscience des conditions inacceptables réservées aux personnes internées dans les asiles psychiatriques et privées de leurs droits les plus fondamentaux, marginalisées et exclues de la société.  D’un modèle médical selon lequel les personnes « inaptes » et « infirmes » étaient prises en charge, protégées et « soignées », on passait à un modèle d’intervention sociale, tout à fait différent, selon lequel l’État devenait responsable de soutenir la personne dans le processus de reconnaissance de ses droits et l’exercice de rôles sociaux valorisants.  Durant cette période, trois événements ont marqué le cadre politique et législatif des services aux personnes présentant une déficience intellectuelle : publication par le Ministère des Affaires sociales en 1988 de sa politique en déficience intellectuelle, réforme de la Loi sur les services de santé et les services sociaux en 1991, dans le cadre de laquelle sont fusionnés en un seul organisme (les CRDI) tous les établissements qui offraient des services aux personnes ayant une déficience, et enfin publication en 1992 de la Politique de santé et de bien-être, dont l’un des objectifs est de réduire les situations qui entraînent un handicap pour les personnes ayant des incapacités, quelles que soient les origines et la nature de ces incapacités.

 

[363]       D’autre part, la transformation des services en déficience intellectuelle a également entraîné une révolution organisationnelle.  La régionalisation des services, l’approche communautaire et la gestion par programme ont transformé les institutions centralisées en un réseau de ressources dispersées dans la communauté.  Ainsi, trois programmes seront mis sur pied.  On assistera d’abord au développement d’un réseau de ressources résidentielles intégrées à la communauté, qui remplaceront les internats, les pavillons et les foyers de groupe.  Pour les personnes qui étaient « admises » dans les internats, l’ensemble de leurs besoins étaient totalement pris en charge dans un contexte institutionnel; elles dormaient dans des dortoirs, mangeaient dans des salles communes, ne disposaient pas ou que de très peu d’effets personnels, elles n’avaient pas l’opportunité de faire des choix individuels en matière d’alimentation, d’habillement, de loisir ou de travail, et n’avaient aucun accès aux services et aux ressources de la communauté. 

 

[364]       Dans le cadre de la désinstitutionnalisation et du processus d’intégration sociale, les personnes présentant une déficience intellectuelle ont été « inscrites », à un ou plusieurs services du CRDI,  en fonction des besoins identifiés, dans le plan de services individualisé.  Elles choisissent et reçoivent, de leur plein gré, le ou les services d’adaptation, de réadaptation et d’intégration sociale dont elles avaient besoin, sur une base externe, que ce soit les services d’intégration résidentielle, des services socio-professionnels ou des services de soutien.  Malgré la diversité des formules, les ressources résidentielles communautaires ont en commun d’accueillir un maximum de neuf personnes, dans une maison unifamiliale.  Des services d’adaptation, de réadaptation et d’intégration sociale sont offerts en milieu résidentiel par les employés des CRDI, afin de développer les compétences adaptatives des personnes.  C’est dans les plans d’intervention, réalisés généralement par des éducateurs spécialisés supervisés par des professionnels, que les besoins des personnes, les objectifs des interventions d’adaptation et de réadaptation, et les stratégies d’apprentissage sont précisés.

 

[365]       Le programme socio-professionnel, pour sa part, regroupe les activités occupationnelles et celles liées au travail.  Comme pour les ressources résidentielles, ces services ont évolué vers des structures de plus en plus éclatées dans la communauté s’éloignant progressivement des formules ségréguées regroupant uniquement des personnes présentant une déficience intellectuelle.  Enfin, le programme de soutien à la personne regroupe les activités d’adaptation, de réadaptation et d’intégration sociale réalisées dans le milieu de vie de la personne.  Ces services visent à développer les compétences adaptatives des personnes, telles les communications, les soins personnels, les habiletés domestiques et sociales, les habiletés de travail, l’utilisation des services communautaires, privés et publics.

 

[366]       Enfin, le processus de désinstitutionnalisation a entraîné une révolution professionnelle; au fur et à mesure que les personnes ont intégré la société et que les services communautaires se sont implantés, des modèles d’intervention se sont développés, pour répondre aux besoins des personnes dans un contexte communautaire et réduire les obstacles à leur intégration sociale.  L’amélioration des connaissances, quant aux divers profils ou besoins de la clientèle, a eu pour conséquence l’apparition de nouvelles expertises concernant les méthodes d’éducation et de développement cognitif ou les stratégies de soutien à l’exercice des divers rôles sociaux valorisants. 

 

[367]       En contre-interrogatoire, Mme Tremblay a référé à la typologie retenue dans un document préparé sous sa direction pour le compte de la Fédération québécoise des centres de réadaptation pour les personnes présentant une déficience intellectuelle (« Le Chemin Parcouru : De l’exclusion à la citoyenneté », 2000, produit sous la cote D-16), en vertu de laquelle les foyers de groupe ne se distinguent des résidences de groupe que dans leurs aspects administratifs (les premiers sont gérés par les CAR tandis que les résidents des deuxièmes sont financièrement auto-suffisants et responsables du bail).  Ce document précise également que les personnes se retrouvant dans une résidence de groupe nécessitaient généralement un encadrement étroit étant donné la nature et la gravité de leur déficience. 

 

[368]       Mme Tremblay a également admis s’être inspirée d’un document préparé par deux chercheurs pour les fins d’un colloque tenu à Montréal en 1995 (« Portrait des services aux personnes vivant avec une déficience intellectuelle au Québec », produit sous la cote D-17) pour décrire les diverses ressources résidentielles dans son propre rapport.  On retrouve dans cette étude, sous la description de ressources résidentielles à caractère communautaire, outre les ressources résidentielles avec allocation et les ressources de type familial, les foyers de groupe, administrés et financés par un CAR, et les ressources résidentielles avec assistance continue, qui font l’objet du présent litige.  Ces dernières sont décrites comme suit : « regroupent des activités qui visent à procurer aux personnes l’assistance et la surveillance au plan résidentiel et qui sont réalisées par une ressource à laquelle un établissement verse une allocation pour compenser les services de soutien qu’elle dispense aux usagers ».

 

[369]       Le deuxième témoin expert convoqué par le Québec, M. Jacques Rousseau, a soutenu devant la Cour que les ressources résidentielles créées au cours des années ’80 et ’90 sont tout à fait différentes, dans leur philosophie et leur pratique, des milieux institutionnels auxquels elles ont succédé.  Cette différence s’observerait à trois niveaux : 1) adhésion au nouveau principe de normalisation et de valorisation des rôles sociaux; 2) transformations fondamentales au sein des activités quotidiennes; et 3) amélioration de la qualité de vie des personnes ayant un handicap.

 

[370]       M. Rousseau a expliqué que l’institutionnalisation des personnes souffrant de maladie mentale ou de déficience intellectuelle retardait la guérison ou l’adaptation.  On s’est également rendu compte que la stigmatisation liée à l’exclusion augmentait la perception d’incompétence et de marginalisation; le sentiment de dépendance et d’aliénation empêche la personne de progresser dans son adaptation, et entraîne une régression plutôt qu’une amélioration.  C’est de ce constat qu’est né le principe de la normalisation, qui peut se définir comme le fait d’avoir des comportements et des attitudes qui ne s’éloignent pas trop de la norme, de ce qui est socialement accepté ou désirable et de ce qui est valorisé.  L’actualisation de ce principe signifie que la personne devra avoir accès, le plus souvent possible, aux mêmes expériences de vie que la majorité des membres de la société (habiter une résidence normale, posséder des biens en exclusivité, faire l’expérience du travail, rencontrer des amis, acquérir une certaine indépendance, utiliser les commerces et les services publics, agir conformément à son âge, etc.).  La suite logique de ce principe de normalisation sera celui de la valorisation, en vertu duquel il est primordial que les personnes présentant une déficience intellectuelle acquièrent des compétences leur permettant de remplir certains rôles valorisés, tels le travail ou le loisir au sein de la communauté.  Cela se traduit, dans la pratique, par le fait d’habiter des logements de bonne qualité au sein de la communauté, d’acquérir une certaine autonomie dans les tâches quotidiennes, d’être instruit ou de travailler dans les mêmes locaux que les autres, d’utiliser les transports en commun, bref de partager les mêmes activités dans un espace commun au sein de la communauté.

 

[371]       Au Québec, le principe de normalisation trouvera d’abord écho dans l’adoption de la Loi sur les services de santé et les services sociaux, en 1972, laquelle prévoit la création d’un réseau public de CAR pour personnes handicapées.  Le passage de l’hôpital psychiatrique au centre d’accueil régional pouvait être considéré comme un premier pas vers cette intégration dans la communauté; l’obligation d’offrir des services plus individualisés marquait également une rupture avec la culture institutionnelle.  C’est cependant l’adoption de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées, L.Q. 1978, c.7, qui marquera le début de changements profonds dans l’organisation des services destinés aux personnes présentant une déficience.  C’est à cette époque que les CAR commenceront à désinstitutionnaliser les personnes présentant une déficience moins sévère pour les diriger vers des ressources résidentielles communautaires ou des ressources de type familial.  La publication, en 1984, du document « À part égale : l’intégration des personnes handicapées, un défi pour tous », par l’Office des personnes handicapées, témoigne de ce désir d’intégration basé sur la reconnaissance de droits individuels fondamentaux et servira d’exercice de concertation pour faire évoluer les mentalités et faire accepter le principe de normalisation.

 

[372]       C’est dans les orientations ministérielles en matière de déficience intellectuelle de 1988, intitulées : « L’intégration des personnes présentant une déficience intellectuelle : un impératif humain et social », que l’application du principe de la valorisation des rôles sociaux sera officialisée.  Dans ce document, le Ministère souligne l’importance de passer de l’intégration physique à l’intégration sociale des personnes.  Ce rapport commandera, de façon irrémédiable, la fermeture des internats et des centres d’accueil pour que les ressources et les services soient désormais offerts exclusivement dans la communauté.  Cette intégration sociale des personnes se fera par le lieu de résidence, le réseau scolaire et le milieu de travail.  Au total, de 1980 à 1998, le Ministère de la Santé et des Services Sociaux du Québec évalue que la population hébergée dans les services résidentiels institutionnels (10 places ou plus) des CAR est passée de 4400 en 1980 à 700 en 1998.

 

[373]       L’application du principe de normalisation aux personnes handicapées a entraîné les mêmes conséquences, à peu près à la même époque, dans les autres provinces canadiennes et aux États-Unis.  À l’instar d’autres provinces ou États, le Québec a adhéré au principe de normalisation; en réponse à cet objectif, le modèle des services dispensés aux personnes présentant un handicap intellectuel s’est radicalement transformé malgré des résistances parfois assez fortes de la part des syndicats d’employés ou même des parents qui craignaient une diminution des soins.

 

[374]       Selon le professeur Rousseau, les nouvelles ressources résidentielles n’ont rien à voir avec les institutions qu’elles ont remplacées.  S’appuyant sur deux recherches dans ce domaine, il écrit dans son rapport (produit sous la cote PGQ-35, à la p. 10) :

Il ne faut pas considérer ces ressources comme de petites institutions fragmentées, même si les personnes qui y sont hébergées viennent des institutions, qu’elles sont parfois lourdement handicapées et bénéficient, de ce fait, d’un encadrement continu.  Un facteur déterminant nous empêche de les considérer comme des institutions.  C’est que ces nouvelles ressources résidentielles, quelle que soit leur appellation (foyers de groupe, appartements à supervision continue, appartement de transition, etc.), quel que soit le nombre de résidents (entre 1 et 8, généralement moins de 6), quel que soit le mode de propriété ou de location (loué par les personnes handicapées elles-mêmes, loué ou acheté par un éducateur, géré par le Centre de réadaptation), quel que soit le ratio intervenants/personnes handicapées (ce ratio peut aller jusqu’à 1/1), bref quelles que soient les variations observables, ces ressources ont en commun l’adhésion au principe de normalisation et l’utilisation de programmes découlant de ce principe et visant l’intégration physique et sociale des résidents.

 

 

[375]       Se fondant sur un outil de mesure mis au point pour évaluer la normalisation et la valorisation des rôles sociaux (PASSING), ces études ont également conclu que les personnes ayant un handicap intellectuel et vivant dans des ressources résidentielles avec supervision continue étaient largement en avance sur celles qui vivaient en milieu institutionnel, et ce en fonction d’un grand nombre de variables en lien avec l’intégration.  Il semble également que le nombre de personnes vivant dans ces ressources (moins de trois ou de quatre à huit) aient peu d’incidence sur ces résultats.

 

[376]       Outre le développement de ressources résidentielles dans la communauté, un autre moyen a été utilisé comme outil essentiel pour la normalisation et l’intégration, et cet outil, c’est le plan de services individualisé, lequel constitue une rupture avec le mode de prestation uniformisé caractéristique du milieu institutionnel.  Le plan de services individualisé permet une planification et une coordination des services et des ressources reposant sur les besoins réels de la personne et visant moins son contrôle que son autonomie.  Il permet également d’identifier les contraintes environnementales, les compétences à acquérir en vue de l’intégration et les personnes à mobiliser pour atteindre les objectifs de la normalisation. 

 

[377]       Une autre façon d’illustrer la différence fondamentale entre les milieux institutionnels et les ressources résidentielles qui ont été établies dans la communauté tient aussi dans les programmes ou les activités proposées aux personnes déficientes dans ces ressources.  Dans les logements et foyers de groupe, les personnes handicapées rencontrent des membres de leur famille plus fréquemment.  Elles ont plus d’activités à l’extérieur, utilisent davantage les services publics et ont, plus souvent, l’occasion de rencontrer des personnes non handicapées.  De ce fait, elles ont un réseau social qui n’est pas composé uniquement de personnes déficientes ou d’intervenants professionnels, ce qui est un critère important de la normalisation.  Enfin, quoique l’on trouve dans ces ressources une forte proportion de personnes ayant une déficience moyenne ou élevée, on observe cependant une grande différence dans leurs compétences quand on les compare aux personnes en institution.  Les différences principales apparaissent au niveau de l’autonomie, des habiletés domestiques, des habiletés de communication, des habiletés scolaires, des habiletés de socialisation et des habiletés au travail.

 

[378]       Enfin, la spécificité des ressources résidentielles communautaires apparaît également dans l’important processus de professionnalisation observable au sein du personnel œuvrant dans ces nouvelles ressources.  L’intervenant doit être plus autonome dans ses interventions, plus indépendant, capable de travailler avec les organismes communautaires.  Cela exige une formation différente.  La première étape consiste à offrir de la formation pour habiliter les intervenants à passer de l’institution à la communauté.  Parallèlement, les centres et organismes impliqués ont commencé à hausser les exigences de formation de leurs employés, faisant de plus en plus appel à des éducateurs spécialisés et à des bacheliers en psychoéducation formés à l’université.

 

[379]       Enfin, l’ensemble des recherches empiriques illustre, selon le professeur Rousseau, le fait que les personnes handicapées qui ont quitté les institutions pour être logées dans des ressources résidentielles plus petites, intégrées à la communauté, ont connu une amélioration significative de leur qualité de vie, tant objective que subjective.  Le principe de normalisation a fourni non seulement les assises théoriques et éthiques nécessaires aux changements survenus au cours des années 1985-1995, mais a également entraîné des transformations profondes dans la vie quotidienne et dans le mode de dispensation des services offerts à ces personnes.

 

[380]       En contre-interrogatoire, le professeur Rousseau a confirmé certains constats que l’on retrouve dans un document publié par le Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec en 1996 (« Où est Phil, comment se porte-t-il et pourquoi?  Une étude sur l’intégration sociale et sur le bien-être des personnes présentant une déficience intellectuelle », produit sous la cote D-18) et auquel il a fréquemment référé au cours de son témoignage.  Il a notamment confirmé que les ressources dont il est question dans le présent litige sont celles que l’on qualifie dans ce document comme étant de « strate » 2 et 3, soit des ressources dans lesquelles vivent de un à trois et de quatre à huit résidants sous supervision continue.  Il a également admis, comme on l’affirme dans ce document (p. 20), qu’il y a une relation assez étroite entre la sévérité de la déficience et le caractère plus ou moins institutionnel des milieux dans lesquels résident les personnes ayant une déficience intellectuelle; ainsi retrouve-t-on de façon prédominante dans les ressources de strate 2 et 3 des personnes ayant une déficience moyenne.  Mais tandis que la clientèle des ressources de strate 1 (un à quatre résidents sous supervision discontinue) et 4 (8 résidents ou plus sous supervision continue), est relativement homogène, on remarque une clientèle plus diversifiée dans les ressources de strate 2 et 3, qui comptent une proportion assez élevée (un peu plus de 40%) de personnes ayant des déficiences sévères ou profondes (p. 22).  Cela s’expliquerait, au dire du professeur Rousseau, par la philosophie sous-jacente à la désinstitutionnalisation, qui consistait à placer les personnes dans des résidences non seulement selon leur niveau d’incapacité mais également en fonction de leur potentiel d’intégration.

 

[381]       Le procureur de la partie défenderesse a également souligné, toujours en référant au même document (p. 25), que 20% à 50% des activités d’intégration se déroulent au sein de la résidence  dans les strates 2 et 3, ce que le témoin a expliqué en disant que ce ne sont pas uniquement des activités de divertissement dont on parle ici, mais également des habilités relativement aux activités domestiques, à l’hygiène, etc.  D’autre part, le pourcentage d’activités faisant l’objet d’une supervision de groupe dans les résidences de strates 2 et 3 se rapproche beaucoup plus de la proportion observée en résidence de strate 4 (milieu institutionnel) que de strate 1.  À cet égard, le témoin a dit ne pas trop savoir ce qu’il fallait comprendre par le concept de supervision.  Enfin, le procureur du gouvernement du Canada a insisté sur le fait que le pourcentage d’activités faites en compagnie d’amis non déficients et de membres de la famille se situe entre 1% et 10% pour les strates 2 et 3, ce que le témoin confirme en ajoutant que la communauté répondait effectivement assez peu aux efforts d’intégration.

 

b). La preuve du gouvernement du Canada

[382]        Le principal témoin du gouvernement fédéral, M. Jean-Bernard Daudelin, est venu expliquer comment avait été gérée l’interface entre le RAPC et la Loi de 1977 sur les accords fiscaux.  Suite à des discussions avec les provinces, des lignes directrices ont été adoptées par le Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social en 1985, qui ont été produites sous la cote D-62.  On y précise qu’en vertu du Programme des services complémentaires de santé, le financement global (per capita) s’applique au coût des soins de longue durée assurés aux adultes notamment dans les établissements de type 1, que l’on décrit ainsi dans ce document (à la p. 21) :

Un établissement de soins pour adultes (établissement de type 1) est un milieu destiné aux adultes qui assure à ses pensionnaires les services suivants, d’ordinaire pour une période prolongée :

 

                                                               i.               Des soins personnels en bonne et due forme, dont l’aide nécessaire pour permettre aux pensionnaires d’accomplir les activités ordinaires de la vie selon les besoins de chacun, et à l’occasion, des soins infirmiers directs ou préventifs pour un laps de temps limité, ou

                                                             ii.               Un programme structuré de soins de surveillance responsable assurés d’ordinaire, jour et nuit, par un personnel compétent, et

                                                            iii.               Les services sociaux, les services de loisirs et les autres services nécessaires pour répondre aux besoins psycho-sociaux des pensionnaires, et

                                                           iv.               Le logement et les repas dans un milieu institutionnel ou en milieu surveillé.

 

 

[383]       On précise d’autre part que « le niveau de soins et de services fournis constitue le critère le plus important pour déterminer la catégorie d’un établissement » (p. 22), et que le principal facteur pour déterminer s’il tombe dans cette catégorie est « l’engagement que prend l’établissement d’assurer les services, et non pas les modalités administratives en vertu desquelles ces services sont fournis » (p. 23).  Enfin, on ajoute que « les pensionnaires ne devraient pas pouvoir y entrer ou en sortir à leur gré », et que l’établissement « aurait normalement une politique d’admission et de départ » (p. 24).

 

[384]       M. Daudelin a également introduit en preuve une lettre adressée le 14 janvier 1991 par le gouvernement du Québec au Directeur des programmes d’assistance sociale et des services sociaux du RAPC (produite sous la cote D-62), qui fait état pour la première fois de la réclamation au titre des ressources résidentielles.  En réponse à des demandes d’informations additionnelles, le gouvernement du Québec fait parvenir aux autorités du RAPC le 15 janvier 1992 une grille classant les ressources résidentielles en quatre niveaux selon les besoins des personnes (pièce PGQ-28).  J’ai déjà référé à ce tableau et à la réaction des autorités fédérales au paragraphe 347 des présents motifs : on a essentiellement refusé de reconnaître comme service de bien-être social les services de support intensif prévus aux niveaux 3 et 4 de ce tableau des caractéristiques des ressources résidentielles fourni par le gouvernement du Québec. 

 

[385]       Suite à des visites effectuées dans un certain nombre de ressources résidentielles, les autorités fédérales confirmaient leur décision.  Dans une lettre adressée aux autorités fédérales le 11 décembre 1992 (pièce D-15), un représentant du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec écrivait :

Récemment, des représentants de notre direction ont visité en compagnie de représentants du RAPC, certaines ressources résidentielles opérées à l’intérieur des programmes d’intégration sociale de nos centres d’accueil de réadaptation.

 

Ces visites nous ont permis de constater que ces ressources peuvent, à l’occasion fournir un support et un encadrement importants à leurs bénéficiaires au point de les rendre assimilables à des services de type institutionnel à caractère d’assistance plutôt que des services externes au sens de services de bien-être social. 

 

Dans ce contexte, il devient nécessaire d’établir dans le cas de ces ressources à quel moment s’opère la mutation entre un coût d’assistance et un coût de bien-être social en ayant comme référence le niveau de services requis par la clientèle.  Cette distinction est primordiale mais elle est particulièrement difficile à faire compte tenu de la variété d’intensité de services qui peuvent être rendus par une même ressource quand elle s’adresse à des clientèles dont les besoins peuvent varier considérablement (certaines ressources résidentielles placent des cas relativement autonomes avec des personnes très dépendantes).

 

 

[386]       Dans cette même lettre, on trouve également une proposition de partage des coûts.  Des discussions et des échanges devaient par la suite se poursuivre jusqu’en 1996, sans qu’il soit possible d’en arriver à une entente.  M. Daudelin a également fait ressortir que le gouvernement fédéral a maintenu la même position avec les autres provinces.

 

[387]       En contre-interrogatoire, M. Daudelin a réitéré que les ressources résidentielles de niveau 3 et 4 (selon la grille développée par le Québec) étaient assimilables à des soins en établissements pour adultes, et qu’elles étaient par conséquent visées par le programme de services complémentaires de santé créé dans le cadre du Financement des programmes établis.  Compte tenu du fait qu’il y a un encadrement permanent dans ces ressources et que la plupart des personnes qui offrent les services sont des employés du CAR, il ne pouvait s’agir de services de bien-être couverts par le RAPC.  La procureure du Québec a alors fait référence à une note de service en date du 11 décembre 1995 (pièce PGQ-62), dans laquelle l’auteur faisait valoir que le Ministère de la Santé et du Bien-être social, chargé de l’administration du programme de services complémentaires de santé, n’avait jamais fourni une réponse claire aux responsables du RAPC quant à ce qui était couvert précisément par ce programme.  À ceci, M. Daudelin a rétorqué que ce sont les lignes directrices transmises aux provinces qui ont été appliquées de façon constante, et que l’insatisfaction de l’auteur de la note face aux réponses fournies par ses collègues du Ministère de la Santé et du Bien-être ne changeait rien à l’affaire.

 

[388]       Quant à la coupure opérée par le gouvernement fédéral, M. Daudelin a précisé qu’elle avait été progressive.  Puisque la désinstitutionnalisation avait d’abord touché les cas les plus légers, les ajustements ont été moins importants dans un premier temps.  Par la suite, on a désinstitutionnalisé des cas plus lourds, et l’ajustement a été plus élevé, pour atteindre 25%.  Cette coupure, qui se voulait un arrangement provisoire, a été appliquée sur l’ensemble des coûts réclamés par le Québec au titre des ressources résidentielles; le témoin a expliqué que l’on n’avait pas identifié chaque ressource en excluant spécifiquement les ressources de niveaux 3 et 4, parce que l’on n’avait pas l’information pour ce faire.

 

[389]       Le gouvernement fédéral a également fait témoigner un expert, M. Jacques Pelletier.  Ce dernier a agi comme conseiller en développement organisationnel et expert conseil dans le domaine des services humains et du développement de politiques sociales à l’intention de personnes handicapées depuis plus de 30 ans.  Au cours de sa carrière, il a occupé des postes de haute direction dans des établissements du secteur public et d’organismes à l’échelle régionale, provinciale et nationale.  Il a également publié ou collaboré à la publication de nombreux ouvrages, en plus d’effectuer des travaux de consultation et d’évaluation pour l’Office des personnes handicapées du Québec, pour un certain nombre de Conseils régionaux de la santé et des services sociaux, et pour le Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec.  Enfin, il a été directeur de l’Institut canadien de la déficience intellectuelle et des associations canadienne et québécoise de la déficience intellectuelle.

 

[390]       D’entrée de jeu, M. Pelletier a soutenu que les rapports de Mme Mireille Tremblay et de M. Jacques Rousseau ne traitaient pas de la véritable question en jeu, à savoir si, et dans quelle mesure, il est possible comme le soutient le Québec de distinguer les services dispensés en ressources résidentielles pendant la période 1986-1996 de ceux offerts en foyers de soins spéciaux.  Sa conclusion est qu’au-delà des objectifs de normalisation et d’intégration sociale poursuivis par leur mise en place, les services dispensés en ressources résidentielles par les CAR au cours de la période pertinente sont en bout de ligne assimilables dans une très large mesure (probablement pour plus de 90% de la clientèle de ces ressources) à des services dispensés en foyers de soins spéciaux.

 

[391]       M. Pelletier a retracé l’évolution du processus de désinstitutionnalisation au Québec, le faisant remonter à la création de centres d’entraînement à la vie au début des années ’60 et dont l’objectif était de remplacer bon nombre de grandes institutions asilaires et d’internats.  Ils seront remplacés par les CAR au début des années ’70, lesquels mettront sur pied des unités résidentielles plus petites désignées sous l’appellation de foyers de groupe.  Puis, au début des années ’80, on créera des unités encore plus petites qui prendront notamment la forme de ressources résidentielles.  C’est par le biais du personnel des CAR, doté des mêmes conventions collectives qu’auparavant, que sera dorénavant assurée la livraison des services en ressources résidentielles.  Ce personnel continuera à dispenser des services comprenant le gîte, le couvert, les soins personnels ou infirmiers et les services de réadaptation sociale. 

[392]       Le témoin a lui aussi mentionné que la désinstitutionnalisation des personnes ayant une déficience et l’actualisation du principe de normalisation ne sont pas des phénomènes propres au Québec; on les observe également, à partir des années ’60, ailleurs au Canada et aux États-Unis.  Bien que le rythme de la désinstitutionnalisation ait pu varier d’une juridiction à l’autre, on y retrouve sensiblement les mêmes modèles de prise en charge, de services et d’hébergement, tous axés autour des principes touchant à la reconnaissance des droits des personnes ayant une déficience, en tant que citoyens à part entière, à l’accessibilité à des services gratuits et de qualité et à l’intégration en milieu communautaire.

 

[393]       Considérées de façon générique, les ressources résidentielles sont des établissements pour personnes ayant une déficience, situées généralement dans un quartier résidentiel, et desservies par les CAR de manière à assurer, dans une optique de normalisation, le maintien de ses résidents dans la communauté.  Il s’agit donc d’un mode d’hébergement spécialisé assurant à ces personnes un soutien et un encadrement continus sans lesquels elles ne seraient pour la plupart pas en mesure d’y vivre par elles-mêmes.  Ces ressources ont pris diverses formes au cours des années.  S’agissant plus particulièrement des ressources dont il est question dans le présent litige (que le témoin appelle des « résidences communautaires ou de groupe »), elles sont semblables aux foyers de groupe à la différence près que l’immeuble abritant ce type de ressource n’est habituellement pas la propriété du CAR mais plutôt d’une fondation contrôlée par le CAR ou de particuliers avec qui le CAR négocie un bail de location résidentiel.  C’est d’ailleurs pour cette raison, selon lui, que les résidents sont « inscrits » plutôt qu’ « admis », dans la mesure où les lieux n’appartiennent pas au CAR.

 

[394]       L’analyse détaillée de la structure organisationnelle et de la gamme de services offerts par les CAR en ressources résidentielles permet à M. Pelletier d’affirmer qu’il y a des caractéristiques significatives communes entre la plupart des ressources résidentielles et les services dispensés dans les centres d’entraînement à la vie et les foyers de groupe.  Les résidents se voient fournir un encadrement et une supervision continus, lesquels sont nécessaires pour assurer leur maintien dans la communauté.  Cet encadrement, comme c’est le cas dans les centres d’entraînement à la vie, va des soins personnels et apprentissages des habiletés de base aux services d’éducation spécialisée et de réadaptation visant à développer des habiletés sociales, en passant par les soins infirmiers et paramédicaux.  Au même titre qu’ils l’étaient eu égard aux centres d’entraînement à la vie, les CAR sont en définitive responsables du bien-être et de la sécurité des résidents de ces ressources, lesquelles dépendent essentiellement, pour exister, de l’apport financier et de la prestation de services des CAR.  Qu’ils soient enregistrés comme « admis » ou « inscrits », les résidents de ces ressources résidentielles y sont « placés » par les CAR et dépendent entièrement des services qui y sont dispensés pour être fonctionnels.  Ils sont pris en charge par le CAR qui règle, somme toute, tous les aspects de leur vie quotidienne.  En définitive, si ces ressources résidentielles se démarquent des centres d’entraînement à la vie, c’est essentiellement sur le plan de certaines modalités de prestation de services, et plus particulièrement sur le plan du lieu de prestation de certains services.  Donc, les services dispensés dans les ressources résidentielles sont assimilables à des services dispensés en foyers de soins spéciaux. 

 

[395]       Lors de son témoignage, M. Pelletier a soutenu que les personnes handicapées avaient leur nom sur le bail pour pouvoir prouver qu’elles étaient inscrites et non plus admises, et pouvoir ainsi recevoir leur chèque de bien-être social.  Mais la maison demeurait la responsabilité du CAR, qui pouvait déplacer des personnes et fermer une résidence même si les personnes résidentes avaient leur nom inscrit sur le bail.  De toute façon, c’était la plupart du temps un curateur, un tuteur ou un parent qui signait le bail parce que ces personnes n’en avaient pas la capacité.  Par conséquent, le changement était peut-être important au plan symbolique, mais en pratique, le CAR continuait de gérer ces résidences, d’y placer des personnes et de les déplacer; c’était tout simplement une façon commode de développer des services sans augmenter le budget de l’établissement.  Il a également soutenu que le directeur général du CAR conservait la responsabilité des personnes qui se trouvaient dans des ressources résidentielles.  En résumé, M. Pelletier admet que l’aide aux personnes handicapées donnait de meilleurs résultats dans un environnement plus petit que dans un cadre institutionnel, mais que l’enveloppe de services et la mission sociale sont les mêmes.

 

III. ANALYSE

[396]       Tel que mentionné précédemment, la position du Québec est à l’effet que les services fournis aux personnes handicapées vivant en ressources résidentielles sont des « services de bien-être social » tels que décrits à l’article 2 du RAPC, et qu’ils ne peuvent être assimilés à des services dispensés dans des « foyers de soins spéciaux » au sens de la définition prévue dans la même disposition législative.  Par voie de conséquence, ils ne pourraient donc être considérés comme des « soins en établissement pour adultes » pour les fins de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux et ne pourraient donc être exclus du partage au fin de l’alinéa 5c) du RAPC. 

 

[397]       Toute l’argumentation du Québec repose sur la prémisse que le concept de ressource résidentielle véhicule une philosophie qui est diamétralement opposée à celle qui sous-tend les pratiques observées en milieu institutionnel.  Le phénomène de désinstitutionnalisation, qui remonte dans une certaine mesure au début des années ’60 mais qui s’est accéléré à la fin des années ’70, aurait en quelque sorte donné lieu à un changement de paradigme.  Soucieux de reconnaître aux personnes ayant un handicap les droits fondamentaux dont elles avaient souvent été privées dans le passé, de mieux les intégrer dans la communauté et de les revaloriser, on a graduellement abandonné l’approche standardisée qui avait cours dans les grandes institutions asilaires pour adopter une approche plus individualisée. 

 

[398]       Cette transformation profonde dans notre façon d’aborder la déficience intellectuelle (et physique), et cette volonté de considérer les personnes ayant un handicap comme des citoyens à part entière et comme des individus dont il faut respecter l’autonomie, ne pouvaient s’actualiser dans de grandes institutions.  On a donc rapidement fait le constat, au Québec comme ailleurs au Canada, que les établissements où étaient « parqués » des milliers d’individus devaient être remplacés, dans toute la mesure du possible, par de plus petites unités de vie.  En effet, il est vite apparu inconcevable de poursuivre des objectifs d’intégration, d’individualisation et de valorisation dans un cadre institutionnel.  C’est au terme de cette évolution que sont nés différents types de ressources communautaires, et en particulier les ressources résidentielles dont il est question dans le cadre du présent litige.  Cette prise de conscience, de même que les transformations organisationnelles qui en ont résulté au cours des quarante dernières années au Québec, ont été fort bien décrites par les experts des deux parties qui sont venus témoigner, et permettent de bien situer le contexte dans lequel le présent débat s’inscrit.

 

[399]       S’il faut en croire la partie demanderesse, tous les types d’hébergement pour personnes handicapées adultes qui ont vu le jour au fil des années et qui se sont substitués aux internats et aux asiles ont en commun l’adhésion au principe de normalisation, et ce, quelle que soit leur appellation (foyer ou résidence de groupe, ressource résidentielle à assistance continue, ressource de type familiale, appartement supervisé ou autonome, etc.), le nombre de résidents qu’on y retrouve (entre un et huit), le mode de propriété ou de location de la résidence (louée ou achetée par le CAR, louée par un éducateur de ce CAR ou encore par les personnes handicapées elles-mêmes), et le ration intervenants/personnes handicapées (ce ration pouvant aller jusqu’à un intervenant pour chaque résident).

 

[400]       S’agissant plus particulièrement des ressources résidentielles, on a plaidé qu’elles offraient un milieu de vie naturel, comparable au milieu de vie de n’importe quel autre citoyenne et citoyen.  Quel que soit son niveau de handicap, le résident y serait en effet « chez lui », dans la mesure où il y assumerait ses frais d’hébergement et d’alimentation; il serait même parfois signataire du bail.  Ces ressources s’apparenteraient donc davantage à un domicile qu’à une institution, où le résident n’est pas « admis » comme en institution mais simplement « inscrit » sur la liste des bénéficiaires de services externes dispensés par le CAR.  Le résident ne recevrait donc pas des « soins en établissement pour adultes » au sens de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux.

[401]       Bien que séduisante, cette thèse ne résiste pas à l’analyse.  Même si je suis prêt à admettre que les ressources résidentielles à assistance continue qui font l’objet du présent litige se démarquent des internats et n’en partagent pas les attributs essentiels, je n’en demeure pas moins d’avis qu’elles doivent être considérées comme des établissements pour adultes et des foyers de soins spéciaux, et ce pour les raisons suivantes. 

 

[402]       Les procureurs du gouvernement du Québec ont beaucoup insisté sur le fait que les ressources résidentielles avaient permis de fournir aux personnes handicapées un encadrement beaucoup plus personnalisé qu’en institution, leur permettant ainsi de développer leur autonomie et de s’intégrer dans leur milieu comme jamais ces personnes n’auraient pu le faire auparavant.  Il ne me semble faire aucun doute qu’un milieu de vie de dimension plus réduite et s’apparentant davantage à un logis unifamilial offre un plus grand potentiel de normalisation qu’un internat, ce que n’a d’ailleurs pas nié la partie défenderesse.  Même si les institutions dans lesquelles étaient hébergées les personnes handicapées intellectuellement n’étaient sans doute plus en 1986 ce qu’elles avaient déjà été, je n’ai aucun mal à concevoir qu’elles étaient mal adaptées aux objectifs d’intégration et de normalisation que l’on s’était fixés et qu’elles étaient pour ainsi dire prisonnières d’un moule et tributaires des limites inhérentes au nombre des bénéficiaires qu’elles hébergeaient, pour ne rien dire de la culture séculaire qui les imprégnait. 

 

[403]       Les divers intervenants qui sont venus témoigner pour le compte du gouvernement du Québec ont tous insisté sur les avantages que comportaient les ressources résidentielles pour les personnes handicapées, notamment sur le fait qu’elles pouvaient y faire des choix, qu’elles avaient droit à plus d’intimité, qu’elles n’étaient plus vêtues et coiffées de façon uniforme, qu’elles voyaient davantage leurs parents, qu’il y avait moins d’activités de groupe.  Ils ont également noté que leurs troubles de comportement avaient tendance à diminuer, entraînant du même coup une médication plus légère.  Ce sont tous là des développements très positifs, et rien ne me permet de croire que ces constats formulés par les témoins ne reflètent pas la réalité.  Aussi n’ai-je aucun mal à admettre que les ressources résidentielles sont radicalement différentes des CAR et des autres institutions qui les ont précédés, et qu’elles ne peuvent être considérées comme de simples démembrements reproduisant à plus petite échelle les milieux de vie institutionnels dont elles sont issues.

 

[404]       Mais est-ce suffisant pour conclure que ces ressources résidentielles, lorsqu’elles offrent des services continus, ne constituent pas des « foyers de soins spéciaux » où sont dispensés des « soins en établissements pour adultes »?  La preuve a révélé que les services offerts aux personnes handicapées en ressources résidentielles s’apparentent beaucoup plus aux services décrits à l’alinéa 24(2)b) du Règlement de 1977 sur les accords fiscaux (cité au paragraphe 336 des présents motifs) qu’à des services de protection sociale tels que définis à l’article 2 du RAPC.

 

[405]       Les témoins du Québec ont tous fait la nomenclature des services offerts aux bénéficiaires en des termes relativement semblables.  On a mentionné l’aide à l’hygiène personnelle et à la confection des repas, l’habillement, l’accompagnement à des activités sociales ou à des ateliers de travail, le développement des habiletés permettant la socialisation, de même que la surveillance.  En fait, l’un des témoins a indiqué que l’établissement fournissait essentiellement les mêmes services qu’auparavant, à la différence près que les intervenants se rendent au lieu où résident les bénéficiaires pour leur dispenser ces services (voir témoignage de M. Michel Langlais, vol. 6 des notes sténographiques, pp. 61-64).  Bref, ces services couvrent tous les aspects de la vie quotidienne, même s’ils peuvent varier quelque peu d’une résidence à l’autre en fonction de la nature et de la gravité du handicap des résidents.  Ces services correspondent, sans l’ombre d’un doute, à la définition que l’on donne des « soins en établissements pour adultes » dans le Règlement de 1977 sur les accords fiscaux ainsi qu’à la description qu’on en donne dans les lignes directrices du Ministère de la Santé nationale auxquelles j’ai déjà référé (voir paragraphe 382 des présents motifs).

 

[406]       Je note également que ces services ne peuvent être considérés comme des services externes de protection sociale dispensés par l’établissement, comme l’a soutenu le gouvernement du Québec.  On a en effet tenté de prétendre que les services offerts aux personnes handicapées en ressources résidentielles étaient des « services sociaux personnels, services d’orientation, d’évaluation des besoins et de référence » et des « services ménagers à domicile, services de soins de jour et autres services similaires », selon la définition de « services de protection sociale » que l’on retrouve aux alinéas b) et d) de l’article 2 du RAPC.  D’une part, aucune preuve n’a été faite que les services offerts aux personnes handicapées ont pour objet « d’atténuer, de supprimer ou de prévenir les causes et les effets de la pauvreté, du manque de soins à l’égard des enfants ou de la dépendance de l’assistance publique », comme le prescrit le paragraphe introductif de la définition de « services de protection sociale ».  Les procureurs du Québec se heurtent donc, comme pour les deux autres volets de la réclamation, à la finalité sélective du RAPC par opposition au caractère universel de la Loi sur les services de santé et les services sociaux du Québec.  D’autre part, l’arrimage entre les services offerts aux personnes vivant en ressources résidentielles et les divers services auxquels réfère la définition de « services de protection sociale » m’apparaît pour le moins problématique à certains égards et colle beaucoup moins à la nature des services en cause que la définition que l’on donne des « soins en établissement pour adulte ».

 

[407]       Mais le plus grand obstacle que doit franchir la partie demanderesse pour avoir gain de cause m’apparaît tenir dans l’intensité des services fournis.  La preuve a en effet révélé que les personnes vivant en ressource résidentielle à assistance continue requéraient un encadrement continu pour être en mesure de fonctionner et ne pouvaient être laissées à elles-mêmes étant donné les troubles de comportement plus ou moins sérieux de certains bénéficiaires.  Il semble d’ailleurs que le ratio intervenants/bénéficiaires était généralement passablement élevé; certains témoins ont mentionné par exemple que pour sept bénéficiaires, il y avait deux équipes de deux personnes (intervenant et préposé) qui se relayaient pendant le jour, de même qu’un « dormeur » qui assurait la surveillance pendant la nuit. 

 

[408]       Il est vrai, comme l’ont soutenu les procureurs du Québec, que cette notion d’intensité de services n’apparaît explicitement nulle part dans le RAPC ou dans son règlement d’application.  Elle m’apparaît cependant inhérente et implicite dans la notion même de soins en « établissement » pour adultes, laquelle réfère par ailleurs à la définition de « foyers de soins spéciaux » contenue dans le RAPC.  Comme mentionné, les catégories d’établissements résidentiels de bien-être social pouvant être reconnues comme des foyers de soins spéciaux sont précisées dans le Règlement du Régime d’assistance publique du Canada, à son article 8 (reproduit au paragraphe 21 des présents motifs).  Tous les établissements énumérés à cet article sont clairement des endroits où sont fournis des services sur une base permanente et continue, et non de façon ponctuelle.  L’alinéa 8f), en particulier, réfère à « tout établissement de bien-être social dont le principal objet est de fournir à ses résidents des soins personnels ou infirmiers ou de les réadapter socialement » (c’est moi qui souligne).

 

[409]       Il m’apparaît donc que l’intensité des services fournis à l’interne dans une ressource résidentielle représente effectivement un aspect des plus pertinents pour déterminer le statut de cet établissement aux fins du partage dans le cadre du RAPC.  Pour établir que les services offerts aux résidents des ressources résidentielles sont des services externes de bien-être social offerts par l’institution, un peu comme les services d’auxiliaires familiales offerts par les CLSC, le Québec devait démontrer que les éducateurs/intervenants/préposés n’offraient aux personnes handicapées que des services de nature ponctuelle, de façon à leur apporter un soutien sans que leur présence continue soit indispensable.  Ce n’est pas ce que la preuve révèle.

 

[410]       En fait, la très grande majorité des services aux personnes handicapées sont assurés par des employés syndiqués des CAR et des Centres de Réadaptation en déficience intellectuelle (CRDI) qui les ont remplacés en 1991.  Non seulement offrent-ils sensiblement les mêmes services (bien que de façon plus individualisée) que ceux qu’ils dispensaient en institution, mais ils fonctionnent également en quart de travail, et ils assurent une présence continue auprès des bénéficiaires.  Il est d’ailleurs significatif de constater comment les besoins des personnes vivant dans les ressources résidentielles visées par le présent litige sont décrits dans le tableau fourni par le gouvernement du Québec en réponse à une demande d’information des autorités fédérales, auquel j’ai déjà référé au paragraphe 347 de mes motifs.  On y précise, pour les personnes résidant dans les ressources résidentielles de niveau trois, qu’elles « ont besoin d’aide et de formation au niveau des habiletés de suffisance personnelle et nécessite (sic) un encadrement permanent », tandis que les personnes résidant dans les ressources résidentielles de niveau quatre « ont besoin d’aide et de formation de façon importante dans presque toutes les activités de suffisance personnelle et ont besoin d’un encadrement important ».  Ces caractéristiques peuvent être contrastées avec les besoins des personnes vivant en ressources résidentielles de niveau un et deux, dans la mesure où ces personnes sont plus autonomes et ne requièrent qu’une aide et une supervision sporadiques.

 

[411]       Les procureurs du Québec ont bien tenté de plaider qu’il ne s’agissait là que d’un document interne qui ne correspondait pas nécessairement à la pratique.  Cet argument me paraît peu crédible, étant donné qu’il a été fourni au directeur des programmes à frais partagés du Ministère fédéral de la Santé et du Bien-être social, en réponse à une demande de clarification concernant les ressources résidentielles.  On a également soutenu, sans trop de conviction, que le niveau de besoin ne correspondait pas nécessairement au niveau de services; cet argument m’apparaît fallacieux et n’a d’ailleurs pas été longuement développé.  Quoiqu’il en soit, ce tableau correspond assez bien à la preuve qui a été faite eu égard aux services rendus dans les ressources résidentielles à assistance continue qui ont été exclues du partage par les autorités fédérales.

 

[412]       On a également déposé en preuve un document auquel j’ai déjà fait référence (voir paragraphe 368 des présents motifs) et dans lequel on fait état des coûts unitaires pour différents types d’hébergement.  Il est significatif de constater que les coûts en ressource de type familial sont beaucoup moindres que les coûts en ressource résidentielle avec assistance continue, et que ces derniers se rapprochent en revanche des coûts en internat et en foyer de groupe.  Cela tend encore une fois à confirmer l’intensité élevée de l’encadrement fourni en ressource résidentielle avec assistance continue, que ce même document décrit d’ailleurs comme des ressources pour lesquelles les services sont donnés 24 heures par jour, sept jours par semaine. 

 

[413]       Le gouvernement du Québec a également fait valoir que les ressources résidentielles ne pouvaient être considérées comme des établissements puisque ces derniers sont réglementés par la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.Q. 1971, c. 48; L.Q. 1991, c. 42) et doivent détenir un permis pour pouvoir opérer (Loi de 1971, art. 136; Loi de 1991, art. 437).  Or, les ressources résidentielles ne détiennent pas de permis, et ne figurent pas non plus au permis d’établissement du CAR ou du CRDI auquel elles sont rattachées.  À l’appui de cette prétention, la partie demanderesse a cité quelques arrêts où l’on a conclu que les ressources résidentielles n’étaient pas des institutions.

 

[414]       Je ne crois pas que l’on puisse utiliser une loi québécoise aux fins d’interpréter une loi fédérale.  L’organisation administrative du réseau des affaires sociales dans une province ne peut avoir d’incidence sur la portée des concepts retenus par le législateur fédéral dans le contexte du RAPC.  À moins d’y faire explicitement référence par voie d’incorporation ou autrement, comme le faisait l’article 21 de la LJD, la législation provinciale ne peut influer sur l’interprétation que doit recevoir une mesure législative fédérale et venir en restreindre ou en élargir la portée.  Quant à la jurisprudence invoquée par le Québec, elle ne peut lui être d’aucune utilité non plus dans la mesure où elle se rapporte à des textes législatifs ou réglementaires qui n’ont rien à voir avec le RAPC.

 

[415]       Il est très clair à la lecture du RAPC et de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux, de même que de leurs règlements d’application, que les notions de « foyer de soins spéciaux » et d’ « établissement »  ne renvoient pas au nombre de résidents, à la dimension d’un lieu d’hébergement ou encore au statut juridique ou à la structure administrative d’une institution.  C’est d’abord et avant tout à la nature des services dispensés que ces deux expressions renvoient.  En supposant même que la Loi sur la santé et les services sociaux du Québec puisse être considérée, elle ne pourrait donc être que de bien peu d’utilité pour déterminer si les ressources résidentielles avec assistance continue doivent ou non être considérées comme des foyers de soins spéciaux pour les fins du RAPC ou comme des établissements dans le cadre de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux.

 

[416]       Les procureurs du Québec ont soutenu que les ressources résidentielles étaient davantage semblables à un domicile qu’à un établissement.  Cet argument se heurte à l’intensité et à la nature des services fournis, comme j’ai tenté de le démontrer plus haut à la lumière de la preuve faite devant la Cour, mais également aux rapports étroits qui unissent les ressources résidentielles à l’institution dont elles dépendent pour les services reçus.  La preuve révèle en effet que les CAR étaient très impliqués dans le choix d’une résidence, dans la détermination des personnes qui allaient cohabiter, et qu’ils étaient également responsables du personnel livrant les services aux personnes handicapées.  Même s’il arrive que les usagers puissent eux-mêmes signer le bail, il n’est pas rare qu’un intervenant soit légalement responsable du loyer ou que le CAR se porte garant du bail.  Il semble également que les chèques d’assistance sociale perçus par les usagers soient fréquemment gérés par un intervenant, et il semble même que ces chèques étaient parfois envoyés directement à l’adresse du CAR auquel était rattachée la ressource résidentielle dans laquelle vivaient certains bénéficiaires.  On a aussi mentionné que le lieu de travail des éducateurs et des intervenants était dans la ressource résidentielle; c’est là que se trouvaient leur filière, leur journal de bord, et le babillard où étaient affichés les communiqués syndicaux et les mémos internes.  La direction du CAR était également représentée au conseil d’administration des organismes sans but lucratif qui étaient dans certains cas propriétaires des ressources résidentielles.   Bref, le CAR (et à sa suite, le CRDI) demeure imputable vis-à-vis des usagers des ressources résidentielles; l’établissement n’a pas abandonné ses résidents, comme se sont faits fort de le rappeler les divers intervenants qui sont venus témoigner, et continue d’assurer une supervision étroite des services et du milieu de vie des personnes handicapées, ne serait-ce que pour rassurer leurs parents.  On ne peut donc pas véritablement parler d’un domicile où les résidents ne reçoivent qu’une aide limitée et ponctuelle, même si tout est mis en œuvre pour que ces ressources résidentielles s’apparentent autant que faire se peut à un logis normal où les usagers pourront vivre le plus possible comme leurs voisins.

 

[417]       Un dernier point me semble devoir être mentionné avant de terminer.  La partie demanderesse a concédé, par le biais de son témoin principal M. Jacques Lafontaine, que les foyers de groupe étaient des établissements de type 1 au sens de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux et devaient donc être exclus de toute réclamation en vertu du RAPC (voir notes sténographiques, vol. 5, p. 206).  Or, les foyers de groupe ne se distinguent des ressources résidentielles que par leurs modalités administratives.  L’une des principales différences tient au fait que les foyers de groupe figurent au permis d’établissement du CAR dont ils relèvent; leurs usagers sont donc « admis » plutôt qu’« inscrits » dans ce type d’habitation, contrairement à la situation qui prévaut dans les ressources résidentielles.  L’autre distinction sur laquelle on a insisté, c’est que les résidents d’un foyer de groupe ne reçoivent pas de prestations d’aide sociale; c’est donc le CAR qui assume les coûts du gîte et du couvert dans ces foyers, alors que les usagers d’une ressource résidentielle défraient ces dépenses à même leurs chèques d’assistance sociale. 

 

[418]       Ces distinctions me semblent bien peu significatives au regard de la très grande similitude des services offerts dans ces deux types d’établissement.  De fait, la preuve documentaire déposée devant cette Cour et à laquelle j’ai déjà fait allusion (voir notamment les paragraphes 367 et 368 de ces motifs) ne relève que la distinction inscrit/admis et l’admissibilité aux prestations d’aide sociale des personnes vivant en ressources résidentielles pour démarquer ce que l’on considère par ailleurs comme deux exemples de ressources à caractère communautaire.  Dans la même veine, je note au document produit sous la cote D-18 (auquel j’ai déjà référé au paragraphe 380) que les différentes strates de structure résidentielle sont définies en termes de supervision et de nombre d’utilisateurs, plutôt que de statut légal. Cela confirme, si besoin était, que la différence entre un foyer de groupe et une ressource résidentielle tient essentiellement à leurs statuts juridiques et à de simples modalités administratives.

 

[419]       En revanche, les foyers de groupe et les ressources résidentielles se rejoignent au niveau de leur nombre de résidents, de leur localisation, de leur apparence physique, de leurs objectifs et des services qui y sont dispensés.  Cela me paraît beaucoup plus déterminant, du moins pour les fins de décider si l’on est en présence d’un établissement au sens de la Loi de 1977 sur les accords fiscaux.  Si le foyer de groupe est un établissement de type 1, dont les services ne peuvent être partagés sous le RAPC compte tenu de l’exclusion prévue à son alinéa 5(2)c), il doit donc en aller de même des ressources résidentielles avec support continu.

 

[420]       Pour tous les motifs qui précèdent, j’en arrive donc à la conclusion que le refus par le gouvernement du Canada d’assumer la moitié des coûts engendrés par les services offerts en ressource résidentielle, du moins pour la clientèle qui requiert une assistance continue, était bien fondé en fait et en droit.  Ce type de services est déjà couvert par le programme de services complémentaires de santé créé par la Loi de 1977 sur les accords fiscaux, et se trouvait donc exclu du RAPC aux termes de son alinéa 5(2)c). 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ET ADJUGE que les réponses suivantes soient données aux questions formulées dans une ordonnance rendue le 1er octobre 2004 :

 

1.      Le Canada était-il tenu aux termes du RAPC de partager le coût des dépenses engagées par le Québec au titre des services pré et postdécisionnels dispensés aux jeunes délinquants pour la période s’échelonnant de janvier 1979 à mars 1984?

 

Réponse : Non

 

2.      Dans l’affirmative, la contribution versée au Québec par le Canada aux termes de l’accord financier intervenu en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants entrée en vigueur le 2 avril 1984 doit-elle être ajustée en conséquence?

 

Réponse : Sans objet

 

3.       Le Canada était-il par ailleurs tenu aux termes du RAPC de partager le coût des dépenses engagées par le Québec entre 1973 et 1996 au titre des services sociaux dispensés en milieu scolaire?

 

Réponse : Non

 

4.      Le Québec était-il à tout événement forclos de prétendre aujourd’hui au partage du coût des dépenses engagées par le Québec au titre des services sociaux dispensés en milieu scolaire?

 

Réponse : Non

 

5.      Également, le Canada était-il tenu aux termes du RAPC de partager les coûts des dépenses engagées par le Québec entre 1986 et 1996 au titre des services de soutien dispensés aux personnes handicapées adultes vivant en ressources résidentielles?

 

Réponse : Non

 

6.      Finalement, dans la mesure où le Canada est tenu aux termes du RAPC au partage du coût des dépenses engagées par le Québec au titre (1) des services sociaux dispensés en milieu scolaire et (2) des services de soutien dispensés aux personnes handicapées adultes vivant en ressources résidentielles, la contribution financière versée au Québec par le Canada en vertu du RAPC pour l’année fiscale 1995-1996, année au terme de laquelle le RAPC a été abrogé, et celle versée depuis en vertu du Transfert Canadien en matière de Santé et de Services Sociaux, doivent-elles être ajustées en conséquence?

 

Réponse : Sans objet

 

Le tout avec dépens en faveur de la partie défenderesse

 

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 



ANNEXE B

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2834-96

 

INTITULÉ :                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC c. SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Québec

 

DATES DE L’AUDIENCE :             25, 26, 27, 28 et 29 septembre 2006; 2, 3, 4, 5, 6, 10, 11, 12, 13 et 16 octobre 2006; 20, 21 et 22 novembre 2006; 29 janvier 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT PAR :                     Juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                      6 juin 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Mélanie Paradis / Me Normand Lavoie

 

POUR LE DEMANDEUR

Me René Le Blanc / Me Guy Blouin / Me Yannick Landry

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Me Mélanie Paradis / Me Normand Lavoie

Gouvernement du Québec

Direction des affaires juridiques

Québec (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Me René Le Blanc / Me Guy Blouin / Me Yannick Landry

Ministère de la justice Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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