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Date : 20080606

Dossier : T‑1122‑07

Référence :2008 CF 715

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2008

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

893134 ONTARIO INC., faisant affaire sous le nom de MEGA DISTRIBUTORS

demanderesse

 

et

 

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du directeur adjoint, Recouvrement des recettes fiscales et Services à la clientèle, au bureau des services fiscaux de Windsor (le directeur adjoint), en date du 17 mai 2007 (la décision), par laquelle il a refusé d’annuler un privilège enregistré auprès du shérif du comté d’Essex et grevant au profit de l’Agence du revenu du Canada (ARC) l’avoir détenu par la demanderesse dans un entrepôt.

 

LES FAITS

 

[2]               La demanderesse, 893134 Ontario Inc., est un grossiste qui approvisionne les dépanneurs et qui fait affaire sous le nom de « Mega Distributors », à Windsor (Ontario). M. François Francis est le président et unique administrateur de la demanderesse.

 

[3]               La demanderesse dit que, en 1999 et 2000, elle a acheté des cigarettes pour les revendre à un Indien inscrit habitant la réserve des Six Nations et qu’elle n’a donc pas perçu la taxe sur les produits et services (TPS) sur ces ventes. En 2000, l’ARC, aidée par la GRC et par les enquêteurs de la taxe sur le tabac de l’Ontario (collectivement appelés l’Opération policière conjuguée ou OPC), a entrepris une enquête criminelle qui a notamment consisté en plus de 50 jours de surveillance de la demanderesse relativement à ses achats et livraisons de tabac. Grâce à l’enquête, l’OPC a appris qu’un employé de la demanderesse ne faisait pas de livraisons de cigarettes à un Indien inscrit habitant une réserve, mais plutôt à des dépanneurs locaux. Durant cette période, l’ARC a continué de traiter les déclarations mensuelles de TPS produites par Mega Distributors, en lui émettant des chèques de remboursement au titre des crédits de taxe sur les intrants se rapportant aux cigarettes achetées au nom de Mega Distributors.

 

[4]               En décembre 2000, l’ARC a entrepris un audit de la demanderesse pour la période allant du 1er juillet 1998 au 30 novembre 2000. En février 2001, la demanderesse fut priée d’acquitter la TPS non perçue et non versée qui était exigible en vertu de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, ch. E‑15, soit un total de 767 354,52 $, outre les pénalités et les intérêts. La somme établie représente la TPS non versée applicable aux ventes de produits du tabac censément livrés à la réserve.

 

[5]               Quand il fallut procéder au recouvrement de la somme due par la demanderesse, plusieurs réunions ont eu lieu entre l’ARC et le représentant de la demanderesse. Comme la demanderesse avait l’intention explicite de s’opposer à la cotisation établie contre elle, les procédures de recouvrement furent suspendues jusqu’à ce qu’il soit statué sur l’opposition. Le 6 février 2002, la demanderesse fut informée que, au vu de renseignements reçus de la Section des appels, au bureau des services fiscaux de Windsor, la cotisation serait confirmée et des mesures de recouvrement seraient entreprises. Le 12 février 2002, la dette de la demanderesse fut certifiée et le certificat fut enregistré à la Cour. La demanderesse a introduit une procédure devant la Cour canadienne de l’impôt à l’encontre de la cotisation établie par l’ARC et des procédures de recouvrement engagées par elle. L’affaire doit être instruite sur une période de cinq jours en septembre 2008.

 

[6]               Le bureau local a accepté de suspendre les procédures de recouvrement en raison de l’intention de la demanderesse de s’opposer à la cotisation, mais la Section des appels du bureau des services fiscaux de Windsor avait le pouvoir de passer outre à cette décision ou entente. Après que le privilège fut certifié le 12 février 2002, les préposés au recouvrement furent informés que la décision finale relative à l’opposition allait être rendue par la Section des appels de l’administration centrale, puisque la cotisation concernait une vente prétendue à un Indien inscrit.

 

[7]               L’administration centrale a confirmé la cotisation et une demande fut envoyée à Mme Yvonne Brown, la représentante de la demanderesse, pour qu’elle prenne des dispositions de paiement de la dette, à défaut de quoi des procédures de recouvrement seraient entreprises.

 

[8]               Des rencontres entre Me Bruck Easton (qui avait remplacé Mme Brown en tant que représentant de la demanderesse) et les préposés au recouvrement ainsi que le directeur adjoint ont eu lieu en février et mars 2003. Le directeur adjoint a décidé de ne pas aller de l’avant avec les procédures de recouvrement après avoir été informé par M. Easton, au cours de ces réunions, que la demanderesse entendait faire appel de la cotisation devant la Cour canadienne de l’impôt.

 

[9]               Le directeur adjoint a informé M. Easton que, afin de protéger la position de la Couronne, et puisque la demanderesse n’était pas disposée à offrir une garantie pour sa dette, il serait donné suite à l’extrait de jugement délivré par la Cour lors de l’enregistrement du certificat. L’extrait de jugement a été enregistré le 16 juin 2003 au bureau d’enregistrement des titres fonciers.

 

[10]           Par lettre datée du 8 mai 2007, l’avocat représentant la demanderesse dans l’appel interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt a demandé, au nom de sa cliente, que le privilège de l’ARC soit radié pour que la demanderesse soit en mesure de refinancer ses locaux commerciaux. La demanderesse voudrait grever d’une deuxième hypothèque son entrepôt afin de pouvoir obtenir les fonds requis pour financer son procès avec l’ARC devant la Cour canadienne de l’impôt, ainsi que pour se faire représenter en justice dans d’autres procédures que la demanderesse souhaite introduire pour contester la conduite des représentants de l’ARC, plus précisément [traduction] « la technique de prise au piège appliquée par l’ARC consistant à payer les remboursements de TPS alors qu’elle savait que ces remboursements n’étaient pas dus à [la demanderesse], et cela, pour maintenir son enquête criminelle infructueuse », outre le refus des représentants de l’ARC de révéler durant plusieurs années le véritable fondement de leurs nouveaux calculs.

 

[11]           Par lettre datée du 17 mai 2007, le directeur adjoint a rejeté la requête de la demanderesse. Il expliquait dans ses motifs qu’il avait passé en revue les pièces déposées auprès de la Cour canadienne de l’impôt se rapportant à l’appel, pièces qui comprenaient l’avis d’appel, la nouvelle réponse modifiée à l’avis d’appel et les conclusions de la conférence préparatoire. Il expliquait que le privilège avait été enregistré afin de protéger l’intérêt de l’ARC dans le recouvrement de la TPS due par la demanderesse. Le directeur adjoint faisait aussi observer qu’il avait discuté du dossier avec d’autres représentants de l’ARC, dont le chef d’équipe de la Section des appels et le directeur de la Section du recouvrement des recettes fiscales, et ils étaient d’accord avec lui pour dire que l’ARC n’était pas en position de radier son privilège comme le voulait la demanderesse, vu la compréhension qu’ils avaient du dossier et leur obligation de s’assurer que la position de la Couronne était protégée. C’est le refus du directeur adjoint de radier le privilège qui est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[12]           La demanderesse soulève les questions suivantes :

 

1)                  Le directeur adjoint a‑t‑il manqué à l’équité en ne tenant pas compte des facteurs pertinents au moment de rendre sa décision?

 

2)                  Le rejet de la requête de la demanderesse par le directeur adjoint a‑t‑il eu pour effet de priver la demanderesse du droit de recourir à l’assistance d’un avocat et, donc, du droit à une audition impartiale?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

 

[13]           Il n’est pas nécessaire de se demander quelle norme de contrôle est applicable lorsque ce qui est en jeu, c’est l’obligation d’équité et les principes de justice naturelle (Syndicat canadien de la fonction publique c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, 2003 CSC 29), car il s’agit là de questions de droit et la norme de contrôle qui leur est applicable est la décision correcte (arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9). Lorsqu’il y a eu manquement à l’équité, la décision contestée doit être annulée (arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), [2006] 3 R.C.F. 392, 2005 CAF 404). Par conséquent, d’après moi, la norme de contrôle qui est applicable aux deux questions soulevées dans la présente demande est la décision correcte.

 

ANALYSE

 

1.                  Le directeur adjoint a‑t‑il manqué à l’équité en ne tenant pas compte des facteurs pertinents au moment de rendre sa décision ou en ne cherchant pas cherché à obtenir plus de renseignements de la demanderesse?

 

[14]           La demanderesse dit que, quand il a rendu sa décision, le directeur adjoint n’a pas tenu compte de plusieurs facteurs, à savoir : (1) la conduite des représentants de l’ARC, plus précisément le fait que l’ARC a continué d’envoyer à la demanderesse des chèques de remboursement de TPS alors qu’elle savait qu’ils n’étaient pas justifiés et le fait que l’ARC n’a pas informé plus tôt la demanderesse de la surveillance qu’elle exerçait sur elle ainsi que des agissements de l’employé de la demanderesse; (2) le fond du litige que la demanderesse se proposait d’engager à propos de cette conduite; (3) le fond de l’appel interjeté par la demanderesse devant la Cour canadienne de l’impôt. La demanderesse fait aussi valoir que le directeur adjoint avait, avant de rendre sa décision, l’obligation de l’inviter à lui soumettre une preuve additionnelle et une contre‑preuve.

 

[15]           D’abord, il appert de la décision contestée que le directeur adjoint a bien tenu compte de l’appel interjeté par la demanderesse devant la Cour canadienne de l’impôt. Le directeur adjoint a fait observer explicitement qu’il avait passé en revue [traduction] « l’avis d’appel devant la Cour canadienne de l’impôt, la nouvelle réponse modifiée à l’avis d’appel et les conclusions de la conférence préparatoire, déposés auprès de la Cour canadienne de l’impôt ». Pour des motifs que j’exposerai, je ne crois pas que les autres facteurs évoqués par la demanderesse intéressaient l’affaire soumise au directeur adjoint. Le fait que l’ARC a continué d’envoyer à la demanderesse des chèques de remboursement de TPS, le fait qu’elle n’a pas informé la demanderesse qu’elle enquêtait sur elle ou le fait qu’elle ne lui a pas communiqué les renseignements acquis grâce à cette enquête n’intéressent pas, selon moi, la question de savoir si le privilège enregistré contre les biens de la demanderesse était ou non nécessaire pour assurer la protection des intérêts de la Couronne. Pareillement, non seulement le fond du litige projeté concernant la conduite de l’ARC n’intéressait‑il pas la question soumise au directeur adjoint, mais encore ce litige n’était que pure conjecture.

 

[16]           Je suis également d’avis que le directeur adjoint n’était nullement tenu ici d’inviter la demanderesse à lui communiquer d’autres renseignements ou de la contre‑preuve. La demanderesse invoque un jugement de la Cour, Edison c. R (2001), 208 F.T.R. 58, 2001 CFPI 734, où le juge Blanchard examinait le principe des attentes légitimes et faisait observer que ce principe pouvait engendrer des droits procéduraux. Vu les circonstances de la présente affaire cependant, je ne crois pas que la demanderesse était en droit de s’attendre à ce que le décideur la prierait de lui communiquer des renseignements ou commentaires additionnels concernant le litige envisagé. Il est loisible à un décideur de requérir des renseignements complémentaires si cela est nécessaire, mais il n’existe aucune obligation générale de cette nature. Je reconnais que, dans certains cas, l’équité peut requérir la production d’une preuve ou de renseignements complémentaires. La question de savoir si une telle obligation existe dépendra des circonstances de l’affaire considérée. Dans l’affaire qui m’est soumise, je ne vois aucune obligation du genre.

 

La connaissance de la situation financière de la demanderesse

 

[17]           La demanderesse fait valoir que le directeur adjoint était parfaitement au courant de sa situation financière et que la demanderesse n’avait pas d’autres moyens financiers à sa disposition pour financer son procès contre l’ARC. Partant, d’affirmer la demanderesse, il était déraisonnable pour le directeur adjoint de lui refuser la radiation du privilège.

 

[18]           À mon avis, il ne s’agit pas là véritablement d’un argument fondé sur l’absence d’équité procédurale. Cela revient à dire que le ministre devrait radier le privilège afin de permettre à la demanderesse de financer la procédure judiciaire qu’elle a introduite contre lui. La demanderesse ne cite aucun précédent ni n’invoque aucune raison appuyant une telle position. Elle se limite à dire qu’il était déraisonnable pour le ministre de maintenir sa sûreté grevant l’entrepôt alors que la demanderesse disait avoir besoin de son avoir propre dans l’immeuble pour garantir des sommes que ses avocats la priaient de déposer avant qu’ils ne la représentent. Le régime législatif applicable permet au ministre d’enregistrer un privilège sur des biens afin de garantir la créance réputée. Il n’oblige pas le ministre à annuler cette sûreté parce que le débiteur fiscal a besoin de la valeur du bien pour financer une procédure judiciaire et offrir une garantie à ses propres avocats. Selon moi, le refus du ministre d’accéder à la requête de la demanderesse sur ce point n’était ni déraisonnable ni injuste.

 

Le défaut de prendre en compte une grave inconduite des représentants de l’ARC

 

[19]           La demanderesse fait aussi valoir que la décision du directeur adjoint était injuste parce qu’il n’a pas pris en compte la grave inconduite des représentants de l’ARC et le mépris qu’ils ont montré pour la Charte des droits du contribuable, un document de l’ARC :

[traduction]

 

Sa lettre n’atteste aucune prise en compte du bien‑fondé de la procédure que la demanderesse a l’intention d’introduire au regard de cette inconduite. Un décideur doit prendre en compte tous les faits pertinents.

 

[20]           Cet argument n’est nullement appuyé par la preuve. La décision du directeur adjoint énumère ce que le directeur adjoint a considéré à propos de la position de la demanderesse, et le directeur adjoint précise qu’il a également consulté les fonctionnaires de l’impôt concernés et qu’il est arrivé à la conclusion que la Couronne n’était pas en position, à l’époque, de radier le privilège. Dans sa décision, le directeur adjoint fait porter son attention sur l’appel de la demanderesse interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt parce qu’il était d’avis que le régime législatif l’obligeait à considérer le privilège uniquement du point de vue de [traduction] « l’intérêt de l’ARC de garantir le recouvrement de la taxe sur les produits et services qui était exigible en vertu de la Loi sur la taxe d’accise ». Ni le régime législatif ni les pièces que j’ai devant moi ne m’autorisent à penser que le directeur adjoint a eu tort d’adopter cette approche. Il a exposé ce qui, à son avis, lui permettrait de répondre à la question dont il était saisi. Sans doute la demanderesse souhaitait‑elle que le directeur adjoint aille au‑delà du régime législatif et envisage de radier ou de reporter le privilège afin de permettre à la demanderesse de financer son appel devant la Cour canadienne de l’impôt ainsi que les autres procédures. Mais ni le régime législatif ni aucun précédent invoqué par la demanderesse ne permettent d’affirmer que le ministre était tenu d’agir ainsi ou que le directeur adjoint était tenu d’envisager l’abandon ou le report de la garantie du ministre pour permettre à la demanderesse d’engager les procédures auxquelles elle songeait.

 

[21]           La demanderesse semble croire que, avant même l’instruction de l’appel et des autres procédures, il était injuste de la part du ministre de ne pas admettre la position de la demanderesse, ou du moins de ne pas en considérer le bien‑fondé. C’est là une manière de voir qui n’est autorisé par aucun précédent, ni aucune logique.

 

L’invitation à communiquer des renseignements complémentaires/le refus d’autoriser la production d’une contre‑preuve

 

[22]           La demanderesse semble croire encore une fois que le ministre a l’obligation de faire l’évaluation préalable du bien‑fondé de la position de la demanderesse, pour ensuite décider de l’opportunité de radier le privilège et ainsi permettre à la demanderesse d’introduire ses procédures.

 

[23]           Selon moi, d’après le régime législatif, le ministre n’a aucune obligation du genre. La requête de la demanderesse a été examinée, ainsi que les motifs à l’appui, et elle a obtenu la réponse des fonctionnaires. L’obligation du ministre était de considérer si le privilège pouvait être radié sans que soit compromise sa sûreté. Le ministre n’était pas, selon moi, tenu de faire une évaluation préalable du bien‑fondé de l’appel interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt, ni du bien‑fondé d’une éventuelle procédure portant sur l’inconduite des représentants de l’ARC.

 

[24]           La demanderesse a eu tout le loisir d’exposer ses arguments en faveur d’une radiation du privilège. Le directeur adjoint n’était pas tenu de faire un examen préalable du bien‑fondé de l’appel interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt. Il n’était pas non plus à même de faire cet examen préalable. Il est évident que, si l’avocat de la demanderesse a laissé entendre à celle‑ci qu’il n’était pas disposé à la représenter sans une provision et sans une garantie de paiement de ses honoraires et si la demanderesse ne peut offrir cette garantie qu’en se servant de l’avoir qu’elle détient dans l’entrepôt, alors le ministre a de bonnes raisons de penser qu’il n’aura pas la possibilité de recouvrer la créance fiscale sans la sûreté qu’il détient déjà. Ce point est également confirmé par les chiffres indiquant la valeur de la portion non grevée de l’immeuble. La décision du directeur adjoint est à la fois juste et raisonnable, sur le plan de la procédure, vu la propre preuve de la demanderesse concernant sa situation financière.

 

Le directeur adjoint a commis une erreur dans l’examen du bien‑fondé de l’appel interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt

 

[25]           La demanderesse fait aussi valoir que le directeur adjoint a été injuste parce qu’il [traduction] « a commis une erreur dans l’examen qu’il a fait du bien‑fondé de l’appel interjeté par la demanderesse devant la Cour canadienne de l’impôt, étant donné qu’il s’est fondé uniquement sur la manière dont l’ARC interprétait la preuve […] Le décideur doit tenir compte de tous les faits pertinents ».

 

[26]           Il n’est pas établi que le directeur adjoint n’a pas considéré le bien‑fondé de l’argument de la demanderesse, qu’il s’est fondé uniquement sur la manière dont l’ARC interprétait la preuve ou qu’il n’a pas tenu compte des faits pertinents.

 

[27]           Là encore, la demanderesse croit que le directeur adjoint avait l’obligation de faire un genre d’évaluation préalable du bien‑fondé des points à décider dans un appel ou en conséquence d’une procédure future concernant la conduite des représentants de l’ARC. Selon moi, cependant, d’après le régime législatif, le directeur adjoint devait simplement se demander si le privilège pouvait être radié sans que soit en mise en péril la garantie de la Couronne. Le privilège, d’après le régime législatif, vise à protéger les créances jusqu’au moment où elles deviennent exigibles. Le directeur adjoint a évidemment considéré les deux côtés de l’argument sur ce point et, vu la propre preuve de la demanderesse concernant sa situation financière, la décision du directeur adjoint semble raisonnable.

 

2.                  Le rejet de la requête de la demanderesse par le directeur adjoint a‑t‑il eu pour effet de priver la demanderesse du droit de recourir à l’assistance d’un avocat et, donc, de son droit à une audition impartiale?

 

 

[28]           La demanderesse fait valoir que la décision du directeur adjoint de refuser sa demande d’annulation du privilège enregistré sur son bien‑fonds a eu pour effet de lui nier la possibilité d’accéder à la valeur qu’elle détient dans ce bien‑fonds et, donc, de la priver du droit de recourir à l’assistance d’un avocat, tant dans l’appel interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt que dans la procédure qu’elle entend introduire contre l’ARC pour l’inconduite prétendue de ses représentants. La demanderesse dit que, en conséquence du privilège enregistré sur son bien‑fonds, il ne lui sera pas possible de payer des avocats pour qu’ils la représentent dans l’appel qu’elle a interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt et, en conséquence, son avocat dans cette affaire voudra se faire excuser et cessera d’occuper pour elle. La demanderesse dit aussi qu’elle n’a pas les moyens de payer la provision nécessaire pour l’introduction de sa procédure contre l’ARC fondée sur l’inconduite de ses représentants. Elle fait aussi valoir que, vu la complexité et la lenteur des procédures introduites devant la Cour canadienne de l’impôt, ce déni du droit d’avoir recours à l’assistance d’un avocat constitue une atteinte au droit de la demanderesse à une audition impartiale et contrevient aux protections prévues par la Déclaration canadienne des droits, L.C. 1960, ch. 44, rééditée dans L.R.C. 1985, appendice III.

 

[29]           Dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Christie, [2007] 1 R.C.S. 873, 2007 CSC 21, aux paragraphes 23 à 27, la Cour suprême du Canada a jugé que, bien qu’il existe un droit fondamental à des services juridiques dans certains contextes restreints, le principe de la primauté du droit ne comprend pas l’accès général à des services juridiques lorsque des droits et obligations sont en jeu. La Cour suprême a aussi reconnu que, historiquement, le principe de la primauté du droit n’a pas « été considéré comme comportant le droit général d’être représenté par un avocat lors de procédures de tribunaux judiciaires et administratifs portant sur des droits et des obligations ».

 

[30]           Selon moi, la demanderesse n’a pas établi qu’il existait un droit à l’assistance d’un avocat dans les circonstances de la présente affaire. Il est fâcheux que la demanderesse n’ait pas les moyens financiers de s’offrir les services d’un avocat dans la procédure introduite devant la Cour canadienne de l’impôt (une procédure qui peut être effectivement complexe) ou dans la procédure qu’elle entend introduire contre l’ARC, mais le principe de la primauté du droit ne requiert pas l’assistance d’un avocat ou le droit d’être représenté par un avocat, même lorsque des droits et des obligations sont en jeu. Je ne crois pas non plus qu’il s’ensuive nécessairement que, parce que la demanderesse ne peut pas être représentée par un avocat, le droit à une audition impartiale lui a été dénié. Les plaideurs se représentant eux‑mêmes dans les procédures portées devant la Cour canadienne de l’impôt dans des affaires semblables ne sont pas rares et le simple fait qu’un plaideur ne soit pas représenté par un avocat n’empêche pas pour autant un procès d’être équitable.

 

[31]           Hormis la question de savoir si la demanderesse a le droit d’être représentée par un avocat dans ces conditions, ce que prétend la demanderesse en réalité, c’est que le ministre est d’une certaine manière tenu d’annuler ou de reporter sa garantie afin d’aider la demanderesse à assumer les frais d’une représentation en justice.

 

[32]           Selon moi, aucun droit à l’assistance d’un avocat n’est refusé ici. Si la demanderesse ne peut pas se faire représenter en justice, alors cela tient à la manière dont l’avocat concerné considère la situation financière de la demanderesse, ainsi qu’aux usages de la profession juridique. D’après la propre preuve de la demanderesse, plusieurs facteurs expliquent sa situation financière actuelle. Il appartiendra éventuellement à la Cour de trancher, si la demanderesse décide d’en saisir la Cour, la question de savoir si le ministre a ou non causé illégalement des difficultés financières à la demanderesse. Le ministre n’a aucune obligation d’annuler ou de reporter la sûreté garantissant une créance fiscale afin de permettre au débiteur fiscal de financer des appels en matière fiscale ou des procédures futures portant sur l’inconduite des fonctionnaires de l’ARC, procédures dont l’issue à ce stade n’est que pure conjecture.

 

[33]           M. Francis a émis l’avis que, s’il ne peut obtenir un avocat pour la demanderesse, il conduira l’appel lui‑même. La demanderesse est tout simplement dans la même position que tout plaideur qui doit s’interroger s’il peut ou non obtenir les services d’un avocat ou s’il devrait se représenter lui‑même. Le ministre n’a pas nié ici le droit de la demanderesse de recourir aux services d’un avocat. Les précédents soumis à l’attention de la Cour sur cette question ne confirment pas l’existence d’un tel droit dans ces conditions, où la procédure concernée est un appel en matière fiscale et/ou une action en dommages‑intérêts.

 

La position générale de la demanderesse

 

[34]           La position générale de la demanderesse semble être que le ministre aurait dû annuler le privilège parce que la demanderesse a besoin de l’avoir qu’elle détient dans le bien‑fonds pour s’offrir les services d’un avocat. Pour justifier cette position, la demanderesse a allégué l’atteinte à l’équité procédurale. Mais l’atteinte à l’équité procédurale n’est pas établie ici. Le directeur adjoint a considéré la requête ainsi que les motifs invoqués par la demanderesse. Il a aussi considéré la propre position du ministre (position selon laquelle la procédure de recouvrement fut laissée en suspens, tandis que la créance fiscale était garantie par un privilège sur un bien‑fonds appartenant à la demanderesse) et il a conclu que la position du ministre ne pourrait pas être protégée si le privilège était radié. Le directeur adjoint ne s’est pas prononcé sur le fond du différend. Il n’était pas non plus tenu de le faire. Il sera statué sur le fond du différend dans une procédure éventuelle. Étant donné que les deux parties doivent encore prouver leurs positions respectives dans une procédure judiciaire à venir, le directeur adjoint pourrait difficilement se prononcer aujourd’hui sur le fond du différend.

 

[35]           Il n’est pas établi que le directeur adjoint n’a pas considéré le fond de l’affaire et les points de procédure soulevés dans la requête de la demanderesse. Sa réponse fait tout simplement ressortir que, pour autant que le ministre soit concerné, le régime législatif et le droit du ministre d’enregistrer un privilège ont simplement pour objet [traduction] « de garantir le recouvrement de la taxe sur les produits et services qui est exigible en vertu de la Loi sur la taxe d’accise », et cela signifie que son obligation est de faire en sorte que [traduction] « la position de la Couronne soit protégée » en cette matière.

 

[36]           Selon moi, le régime législatif ne donne nullement à penser que le directeur adjoint ne pouvait pas adopter ce point de vue ou que le ministre est tenu d’aider la demanderesse, ou quiconque dans la même position qu’elle, à financer un appel ou une action civile qu’elle souhaite introduire contre les représentants de l’ARC.

[37]           Dans la présente affaire, le ministre a déjà consenti à suspendre l’application des mesures de recouvrement jusqu’à l’issue de l’appel. Mais il y a consenti pour autant qu’il établisse et enregistre le privilège afin de disposer d’une sûreté garantissant ce que la demanderesse pourrait être condamnée à payer à une date future.

 

[38]           Par conséquent, le directeur adjoint a simplement exposé dans sa décision ce qui, selon lui, intéressait la décision qu’il devait rendre.

 

[39]           En dépit des arguments extrêmement pertinents de l’avocat de la demanderesse, et nonobstant la fâcheuse situation financière dans laquelle la demanderesse dit se trouver aujourd’hui, il m’est impossible de dire qu’il y a eu manquement à la justice naturelle ici, ou que la décision du directeur adjoint a été déraisonnable, compte tenu du régime législatif et des dispositions déjà arrêtées en vertu desquelles les mesures de recouvrement ont été suspendues et une sûreté prise jusqu’à l’issue de l’appel interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt.

 

[40]           La demanderesse dit que tout cela a pour résultat qu’elle ne peut aujourd’hui accéder à l’avoir qu’elle détient dans son édifice et financer les frais de l’appel et ceux de la procédure qu’elle envisage d’introduire contre l’ARC. Mais c’est là une fonction de la situation financière générale dans laquelle la demanderesse se trouve aujourd’hui. Rien ne permet d’affirmer que le ministre a grevé le bien‑fonds pour une autre fin que celle qu’envisage le régime législatif, et certainement rien ne permet de dire qu’il a grevé le bien‑fonds afin de faire obstacle à toute procédure que la demanderesse pourrait vouloir introduire contre l’ARC. Il se trouve tout simplement que, en conséquence de divers facteurs évoqués dans les pièces de la demanderesse, la demanderesse a aujourd’hui du mal à financer la représentation légale qu’elle souhaiterait avoir pour son appel et pour une éventuelle autre procédure qu’elle songe à introduire contre l’ARC. Mais il n’est pas rare que cela arrive et il n’y a rien dans le régime législatif, ni dans aucun précédent porté ici à mon attention, qui permette d’affirmer que, dans ces circonstances, le ministre devrait envisager de radier ou de reporter sa sûreté afin que la demanderesse puisse accomplir les démarches judiciaires auxquelles elle songe. La demanderesse n’a signalé aucun autre moyen par lequel l’intérêt du ministre pourrait être protégé dans ces conditions. Elle voudrait tout simplement que le ministre renonce à sa sûreté afin qu’elle puisse engager et payer un avocat. Vu le régime législatif et la situation financière générale de la demanderesse, il est difficile de voir comment ou pourquoi le ministre devrait renoncer à sa sûreté, d’autant que le bien‑fondé de l’appel interjeté devant la Cour canadienne de l’impôt, comme de toute procédure judiciaire future, demeure inconnu et incertain.

 

[41]           Les mesures de mise en recouvrement de l’impôt paraissent souvent injustes et draconiennes pour les contribuables se trouvant dans la position de la demanderesse. Mais la loi applicable donne à penser que le législateur voulait que le ministre dispose des pouvoirs qu’il a exercés et de la sûreté qu’il a prise en l’espèce, quand bien même le contribuable trouverait à redire à la conduite de l’ARC et de ses représentants.

 

[42]           Pour ces motifs, je conclus que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

JUGEMENT

 

La COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens en faveur du défendeur.

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                T‑1122‑07

 

INTITULÉ :                                                               893134 ONTARIO INC., faisant affaire sous

                                                                                    le nom de MEGA DISTRIBUTORS

                                                                                    c.

                                                                                    LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 27 MAI 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE 6 JUIN 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Bruck Easton                                                                POUR LA DEMANDERESSE

 

Peter Vita                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Belowus, Easton, English                                              POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Windsor (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

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