Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

Date : 20080606

Dossier : T‑1436‑07

Référence : 2008 CF 712

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2008

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

SARNOFF CORPORATION

demanderesse

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du Bureau des brevets (le commissaire aux brevets) qui a refusé rétroactivement d’accepter des taxes périodiques se rapportant à une demande de brevet en instance et considéré la demande comme abandonnée. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision était erronée et que la demande de brevet devrait être rétablie.

 

LES FAITS

[2]               Une demande de brevet a été déposée au Bureau canadien des brevets par la demanderesse dans la présente instance, Sarnoff Corporation, le 12 mars 1999, et le numéro 2,265,256 lui fut assigné (la demande 256). En raison de sa date de dépôt, la demande 256 est régie par les dispositions de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, en vigueur après le 1er octobre 1996, et par les Règles sur les brevets, DORS/96‑423, qui s’y rapportent. À la date du dépôt, le cabinet Gowlings fut nommé par la demanderesse son agent de brevets. Gowlings a payé toutes les taxes périodiques jusqu’au cinquième anniversaire de la demande 256.

 

[3]               En mars 2004, la demanderesse a transféré la responsabilité de la demande 256 à un autre cabinet, Dimock Stratton. Le 2 mars 2005 et le 8 mars 2006 respectivement, le cabinet Dimock Stratton a payé les taxes périodiques applicables au 6e et au 7e anniversaires de la demande 256 en les présentant au Bureau des brevets. Les taxes en question ont été reçues, acceptées et traitées par le Bureau des brevets.

 

[4]               Pour des raisons inexpliquées, un commis aux taxes du Bureau des brevets, après avoir reçu les taxes applicables au 7e anniversaire, et un an après avoir accepté les taxes applicables au 6e anniversaire sans protestation, a communiqué avec le cabinet Dimock Stratton pour l’informer que le Bureau n’avait aucun document attestant le changement d’agents ou nommant ce cabinet coagent. On ne sait trop si le cabinet Dimock Stratton avait déposé un avis de changement d’agents ou un avis le nommant coagent. Il se trouve que la base de données en ligne sur les brevets canadiens mentionnait, au 21 avril 2006, le cabinet Dimock Stratton comme l’« agent » au regard de la demande 256. Le 27 avril 2006, le Bureau des brevets écrivait au cabinet Dimock Stratton (et non au cabinet Gowlings, reconnaissant ainsi semble‑t‑il qu’il fallait communiquer avec le cabinet Dimock Stratton) qu’il considérait la demande 256 comme abandonnée parce que les taxes périodiques n’avaient pas été payées par la personne qu’il croyait être la personne compétente. Le cabinet Dimock Stratton a répondu au Bureau le 6 février 2007 pour le prier de rétablir la demande et pour encore une fois verser les taxes applicables au 7e anniversaire ainsi qu’au 8e anniversaire de la demande. Le 26 février 2007, le Bureau des brevets lui a répondu que les taxes ne pouvaient être acceptées que par un correspondant autorisé et que la demande avait donc été totalement abandonnée. Comme il est indiqué plus haut, un imprimé du document du site Web du Bureau des brevets pour la demande 256, au 21 avril 2006, montre cependant que le Bureau des brevets avait enregistré le cabinet Dimock Stratton comme l’agent inscrit au dossier à compter de cette date.

 

[5]               Nul ne sait pourquoi le Bureau des brevets a accepté du cabinet Dimock Stratton les taxes applicables au 6e anniversaire de la demande ni pourquoi il a continué de communiquer avec ce cabinet, et l’on ne sait pas s’il a reçu ou non une déclaration de nomination de coagent, ou pourquoi son site Web mentionnait ce cabinet comme agent inscrit au dossier.

 

[6]               Le 7 mars 2007, le cabinet Gowlings a envoyé au Bureau des brevets une lettre le priant de rétablir la demande 256, lettre accompagnée à nouveau des taxes afférentes au 7e et au 8e anniversaire de la demande. Par lettre datée du 3 juillet 2007, le Bureau des brevets informait le cabinet que les taxes périodiques n’avaient pas été payées, que le délai de grâce d’un an était expiré et que la demande était considérée comme abandonnée.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[7]               Il y a une seule question à régler : le Bureau des brevets – le commissaire aux brevets – était‑il fondé à dire que la demande 256 avait été abandonnée parce que les taxes périodiques n’avaient pas été payées par la bonne personne?

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[8]               Les parties s’accordent à dire, et je partage leur avis, que la décision du Bureau des brevets dont il s’agit ici se rapporte à une question de droit et qu’elle doit être tranchée d’après la norme de la décision correcte (arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 60).

 

ANALYSE

[9]               Il convient de commencer cette analyse par une définition de certaines des personnes mentionnées dans la Loi sur les brevets et dans les Règles sur les brevets :

·        « inventeur » – ce mot n’est pas expressément défini dans la Loi ou dans les Règles. Selon l’article 2 de la Loi, un « demandeur » comprend un inventeur. L’article 27 de la Loi dispose qu’un « inventeur » qui remplit certaines conditions peut obtenir un brevet. L’article 49 de la Loi dispose qu’un brevet peut être concédé à toute personne à qui un « inventeur » a cédé son droit.

 

Au Canada, la jurisprudence présume qu’un « inventeur » est une personne physique par opposition à une personne morale, par exemple une société par actions. Un bon exemple est l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada, Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153, paragraphes 94 à 109. Je reproduis ici le paragraphe 95 de cet arrêt pour montrer que c’est vraiment une personne physique qui est envisagée :

95     Il existe toutes sortes d’inventeurs. Dès 1831, le London Journal of Arts and Sciences faisait remarquer (en postulant le genre masculin, conformément sans doute à la pratique courante de l’époque) :

 

[traduction] Les inventeurs utiles se divisent en trois catégories : les premiers sont des génies capables de produire des inventions importantes comportant la conception complète de nouvelles machines ou la modification de machines existantes, ainsi que l’organisation de processus et des systèmes de fonctionnement nouveaux ou complexes. Ces hommes sont très rares.

 

Les seconds sont des hommes qui n’ont pas l’imagination et l’intelligence suffisantes pour concevoir des nouveaux systèmes ou des modifications majeures et pour agencer les moyens de les réaliser, mais qui sont capables d’apporter des améliorations sensibles ou des modifications partielles à des machines et à des systèmes existants. Ils forment une catégorie très importante.

 

La troisième catégorie est composée d’hommes qui n’ont pas beaucoup d’imagination et d’originalité de pensée, mais qui démontrent une certaine ingéniosité qu’ils peuvent appliquer aux choses qu’ils viennent à observer, et qui possèdent la dextérité nécessaire pour réaliser correctement et exactement ce qu’ils conçoivent.

 

... Heureusement, cette catégorie est très vaste et regroupe l’ensemble des gens œuvrant dans le domaine de la mécanique — du fabricant et de l’ingénieur jusqu’au simple travailleur. Ces hommes sont des experts en mécanique qui ne sont jamais à court de moyens pour résoudre les moindres problèmes concrets qui surviennent dans le cadre de leurs activités et qui inventent constamment ces petits riens dont ils ont besoin dans l’immédiat.

(Cité dans Godson on Patents (2e éd. 1851), p. 33‑34.)

 

J’observe que certaines demandes européennes de brevets sont déposées avec indication d’une personne morale comme inventeur. Ce n’est pas le cas au Canada ni aux États‑Unis.

Il peut évidemment y avoir plus d’une personne physique désignée comme inventeur dans une demande de brevet.

·           Le mot « demandeur » est défini ainsi à l’article 2 de la Loi : « sont assimilés à un demandeur un inventeur et les représentants légaux d’un demandeur ou d’un inventeur ». S’agissant des taxes périodiques, l’article 27.1 de la Loi dispose que le « demandeur » doit payer les taxes. L’article 49 de la Loi, déjà évoqué, parle de la cession, par un « inventeur », de son droit d’obtenir un brevet, mais le bénéficiaire est décrit simplement comme « cessionnaire » et non comme « demandeur ». Comme on l’a vu à propos de l’article 27, cette disposition parle d’un « inventeur » qui peut avoir droit à un brevet. L’article 28.2 est le premier à faire mention d’un « demandeur » au regard de divulgations antérieures. L’article 28.4 emploie le mot « demandeur » lorsqu’il parle de la priorité conférée à des demandes étrangères. L’article 29 oblige les « demandeurs » non‑résidents à désigner un « représentant » canadien aux fins de la signification des procédures.

·           Un « représentant » est une personne ou maison d’affaires, parfois appelée « prête‑nom », désignée par un « demandeur » aux termes de l’article 29 de la Loi, qui peut recevoir signification des procédures introduites en vertu de la Loi. Il n’apparaît nulle part qu’un « représentant » et un « agent de brevets » (notion examinée plus loin) doivent être la même personne ou maison d’affaires.

·           Le mot « breveté » est défini à l’article 2 de la Loi : « le titulaire ayant pour le moment droit à l’avantage d’un brevet ». L’article 42 de la Loi prévoit l’attribution d’un brevet « au breveté et à ses représentants légaux », accompagné de certains droits exclusifs.

·           L’expression « représentants légaux » est définie à l’article 2 de la Loi : « sont assimilés aux représentants légaux les héritiers, exécuteurs testamentaires, administrateurs, gardiens, curateurs, tuteurs, ayants droit, ainsi que toutes autres personnes réclamant par l’intermédiaire ou à la faveur de demandeurs et de titulaires de brevets ». Un « demandeur » est donc une personne qui existe avant qu’un brevet soit accordé, et un « breveté » est une personne qui existe après que le brevet est accordé. Chacun d’eux peut avoir des représentants légaux.

·           Les « agents de brevets » sont prévus à l’article 15 de la Loi. Ce sont des personnes « ayant le droit de représenter les demandeurs dans la présentation et la poursuite des demandes de brevets ou dans toute autre affaire devant le Bureau des brevets ». Les articles 12 à 15 des Règles énumèrent les conditions qu’il faut remplir pour avoir le droit d’agir comme agent de brevets, et notamment avoir subi avec succès certains examens connus pour être très rigoureux. Le paragraphe 20(1) des Règles oblige « le demandeur qui n’est pas l’inventeur » à nommer un agent de brevets qui poursuivra la demande en son nom. Le paragraphe 20(3) des Règles dispose que la nomination d’un agent de brevets peut être révoquée. L’article 21 des Règles prévoit que, outre l’agent de brevets qui est nommé, un coagent peut être nommé également. L’article 23 des Règles dispose que, lorsqu’un demandeur n’a pas nommé un agent de brevets ou un coagent résidant au Canada, le commissaire aux brevets exige que le demandeur nomme un agent dans un délai de trois mois après avoir reçu avis qu’un agent est requis.

 

[10]           Deux dispositions des Règles requièrent une attention particulière, le paragraphe 6(1) et l’article 22. Le paragraphe 6(1) dispose ainsi :

6(1) Sauf disposition contraire de la Loi ou des présentes règles, dans le cadre de la poursuite ou du maintien d’une demande, le commissaire ne communique qu’avec le correspondant autorisé en ce qui concerne cette demande et ne tient compte que des communications reçues de celui‑ci à cet égard.

 

 

[11]           L’expression « correspondant autorisé » est définie ainsi à l’article 2 des Règles :

·        l’inventeur, à condition qu’il n’ait pas cédé ses droits ou nommé un agent;

·        un agent de brevets nommé par l’inventeur ou le demandeur;

·        un coagent de brevets.

 

[12]           L’article 22 des Règles dispose ainsi :

22. Tout acte fait par l’agent de brevets ou le coagent ou les concernant a le même effet que l’acte fait par le demandeur ou le concernant.

 

 

[13]           Le régime établi par la Loi et par les Règles est donc qu’un inventeur (qui est une personne physique) ou son représentant légal peut déposer et poursuivre une demande de brevet personnellement et, si l’inventeur n’a pas d’adresse au Canada, un « représentant » résidant au Canada doit être nommé par l’inventeur à toutes les fins prévues par la Loi, notamment pour la signification des actes de procédure.

 

[14]           Après que l’inventeur a cédé le droit de recevoir un brevet, le cessionnaire devient le « demandeur » et le « demandeur » selon le paragraphe 20(1) des Règles doit nommer un agent de brevets « chargé de poursuivre la demande en son nom ». Le paragraphe 20(3) dispose que la nomination d’un agent de brevets peut être révoquée par le demandeur ou par l’agent de brevets et un avis en ce sens doit être remis au Bureau des brevets.

 

[15]           Le paragraphe 21(1) des Règles prévoit qu’un agent de brevets qui ne réside pas au Canada mais qui a été nommé tel par un demandeur doit nommer un coagent qui réside au Canada. Cette disposition est impérative.

 

[16]           Le paragraphe 21(2) des Règles, qui est une disposition facultative, et non impérative, permet à un agent de brevets qui réside au Canada de nommer un coagent de brevets qui réside lui aussi au Canada. Avis d’une telle nomination doit être déposé auprès du Bureau des brevets. C’est ce qui s’est produit dans la présente affaire. L’agent de brevets inscrit au dossier, Gowlings, a nommé Dimock Stratton coagent. Un avis en ce sens a été présenté par le cabinet Gowlings.

 

[17]           L’article 27.1 et l’alinéa 73(1)c) de la Loi sur les brevets obligent le demandeur à payer des taxes périodiques. Ces taxes ont été payées par un agent de la demanderesse, à savoir le cabinet Dimock Stratton. Les règles fondamentales du mandat permettent au mandataire d’agir au nom du mandant. Il suffit de se référer à la définition donnée par le professeur Gerald Fridman dans son ouvrage The Law of Agency (Toronto : Butterworths, 1996), au début du chapitre 1, page 11 :

[traduction]

 

Le mandat est la relation qui existe entre deux personnes dont l’une, appelée le mandataire, est considérée en droit comme le représentant de l’autre, appelée le mandant, de telle manière que le mandataire a le pouvoir de modifier, à l’égard des tiers, par la conclusion de contrats ou l’aliénation de biens, la position juridique du mandant.

 

 

[18]           Nous n’avons pas ici affaire à un cas comme ceux dont il s’agissait dans la décision F. Hoffmann‑LaRoche AG c. Canada (Commissaire aux brevets), [2004] 2 R.C.F. 405 (C.F.), ou dans la décision Eiba c. Canada (Procureur général), [2004] 3 R.C.F. 416 (C.F.), où aucune taxe n’avait été payée en temps opportun.

 

[19]           Ici, les taxes ont été payées et le Bureau des brevets en a accusé réception et les a acceptées.

 

[20]           La seule question en litige porte sur les conséquences de l’affirmation du Bureau des brevets selon laquelle, à la date où les taxes furent payées par le cabinet Dimock Stratton, le Bureau n’était pas en possession d’un avis disant que ce cabinet avait été nommé coagent de brevets. Comme je l’ai dit plus haut, le Bureau des brevets n’a pu, chose étrange, expliquer pourquoi son site Web mentionnait que le cabinet Dimock Stratton était l’agent inscrit au dossier et pourquoi il communiquait avec ce cabinet.

 

[21]           Le paragraphe 21(2) des Règles permet la nomination d’un coagent. Le paragraphe 21(3) précise qu’avis de telle nomination doit être signifié au Bureau des brevets. Ce que l’article 21 ne dit pas, et ce qu’aucune autre disposition de la Loi ou des Règles n’aborde, c’est le moment auquel l’avis doit être signifié au Bureau des brevets ou l’effet de mesures prises, et en particulier dans l’affaire dont il s’agit ici, l’effet de paiements reçus et reconnus par le Bureau des brevets.

 

[22]           Les directives données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), [2003] 4 C.F. 67, doivent être examinées attentivement. Quand l’interprétation d’une loi ou d’un règlement produit un résultat absurde ou des conséquences injustes, cette interprétation doit être rejetée. Je reproduis ici les paragraphes 41 et 42 de l’arrêt unanime de la Cour d’appel fédérale, rédigé par la juge Sharlow :

41     Si l’on tient compte de la facilité avec laquelle des erreurs de bonne foi sur le statut peuvent être commises, et du fait que le Commissaire n’a pas le pouvoir de remédier aux conséquences d’un versement insuffisant de taxes périodiques, j’accorde beaucoup plus de poids aux conséquences de l’interprétation des Règles sur les brevets suivant laquelle le statut de « petite entité » d’une personne peut être modifié. C’est le genre de situation qui nous incite à rappeler les propos suivants tenus par le juge en chef La Forest (maintenant juge à la Cour suprême du Canada) dans l’arrêt Estabrooks Pontiac Buick Ltd., Re (1982), 44 R.N.‑B. 201 (C.A.), à la page 210 :

Il ne fait aucun doute que le devoir des tribunaux est de donner effet à l’intention du législateur, telle qu’elle est formulée dans le libellé de la Loi. Tout répréhensible que le résultat puisse apparaître, il est de notre devoir, si les termes sont clairs, de leur donner effet. Cette règle découle de la doctrine constitutionnelle de la suprématie de la Législature lorsqu’elle agit dans le cadre de ses pouvoirs législatifs. Cependant, le fait que les termes, selon l’interprétation qu’on leur donne, conduiraient à un résultat déraisonnable constitue certainement une raison pour motiver les tribunaux à examiner minutieusement une loi pour bien s’assurer que ces termes ne sont pas susceptibles de recevoir une autre interprétation, car il ne faudrait pas trop facilement prendre pour acquis que le législateur recherche un résultat déraisonnable ou entend créer une injustice ou une absurdité.

 

42     On trouve une formulation plus succincte de la même pensée dans l’ouvrage de Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. (Toronto : Butterworths, 2002), à la page 247 :

 

[traduction] L’interprétation qui conduit à une incohérence entre les actes et les conséquences peut être rejetée comme étant absurde.

 

Ces propos ont été formulés dans le contexte d’un chapitre intitulé [traduction] « Analyse des conséquences », dans lequel l’auteur recense notamment la jurisprudence pour découvrir les circonstances dans lesquelles les conséquences d’une interprétation législative déterminée justifient le rejet de cette interprétation parce qu’elle crée une « absurdité ». Ici, le mot « absurdité » est employé presque comme un terme technique pour désigner un résultat qui est déraisonnable au point d’être inacceptable. Le professeur Sullivan répertorie sous les rubriques suivantes les diverses catégories d’absurdité qu’elle relève: [traduction] « Effet contraire au but recherché », « Distinctions irrationnelles », « Erreur de qualification et disproportion », « Contradictions et anomalies », « Inconvenance », « Entrave à la bonne administration de la justice » et « Conséquences manifestement irrationnelles ou injustes ». Le passage précité se trouve sous la rubrique « Erreur de qualification et disproportion ».

 

[23]           Je suis au fait de la décision rendue par mon collègue le juge de Montigny, Rendina c. Canada (Procureur général), 2007 CF 914. Dans cette affaire, le Bureau des brevets avait refusé d’accepter les taxes périodiques qu’avait payées le demandeur, et non l’agent de brevets inscrit au dossier, mais les taxes en question n’avaient pas été payées en temps opportun. Le juge a refusé d’annuler cette décision.

 

[24]           Je suis également au fait de la décision rendue par mon collègue le juge Mosley dans l’affaire DBC Marine Safety Systems Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2007 CF 1142, où, apparemment par inadvertance, l’agent de brevets inscrit au dossier n’avait pas répondu en temps opportun à l’une de deux demandes faites par le Bureau des brevets et, après l’expiration du délai de grâce, la demande avait été considérée comme abandonnée, alors même que les taxes périodiques avaient été acceptées. Le juge Mosley s’est exprimé ainsi, aux paragraphes 25 et 26 :

25     Dans Pfizer, susmentionnée, la demanderesse avait reçu un avis erroné de rétablissement concernant une demande de brevet considérée comme abandonnée pour non paiement des taxes. Cette erreur fut par la suite corrigée dans la correspondance qui a suivi. Le juge Cullen a conclu que, comme la correspondance avait été émise par un office fédéral en vertu d’un pouvoir conféré par la loi et qu’elle touchait manifestement les droits et les intérêts de la demanderesse, elle constituait une « procédure ou un acte » susceptible de révision. Sa décision selon laquelle la demande avait été valablement rétablie par la correspondance initiale a été infirmée en appel. La Cour d’appel n’a pas contesté la question de savoir si les actes du commissaire étaient susceptibles de révision mais a conclu que, comme les exigences prévues à l’article 73 quant au rétablissement n’avaient pas été satisfaites, l’avis erroné était invalide.

 

26     Par analogie avec Pfizer, les erreurs commises par la commissaire en l’espèce, notamment l’acceptation des taxes périodiques pour 2005 et le défaut d’expédier un avis d’abandon, ne peuvent pas être invoquées pour rétablir une demande considérée par la loi comme abandonnée.

 

[25]           Dans la décision DBC, l’absence de réponse à la demande du Bureau des brevets était sans rapport avec le paiement des taxes périodiques. Le fait que les taxes avaient été acceptées ne rachetait pas l’absence de réponse, un événement sans rapport avec le premier.

 

[26]           Dans la présente affaire, il y a un unique événement, le paiement de taxes périodiques. Il est loin d’être établi que le cabinet Dimock Stratton n’était pas en réalité l’agent inscrit au dossier ou le coagent. Le défendeur n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi son site Web indiquait le cabinet Dimock Stratton comme agent et pourquoi, durant près de deux ans, il a communiqué avec ce cabinet. Je crois que ces circonstances suffisent à dire que le Bureau des brevets a agi d’une manière déraisonnable ici.

 

[27]           J’ajouterais, bien que cela soit inutile compte tenu de ma décision ci‑dessus, qu’une interprétation excessivement rigoureuse du paragraphe 6(1) des Règles, qui concerne la personne avec qui le commissaire doit communiquer à propos de la demande, ne s’accorde pas avec les règles du mandat qui sont généralement reconnues. Un mandant peut agir par lui‑même ou par l’entremise d’un mandataire. Les agents de brevets sont spécialisés dans les questions de technologie, dans la rédaction de demandes de brevet et dans la manière de traiter avec le Bureau des brevets et d’appliquer les procédures. Le paiement de taxes périodiques est une opération administrative courante qui ne requiert aucune habileté particulière. Un mandant devrait pouvoir payer les taxes en question puisque, après tout, il s’agit du brevet ou de la demande de brevet du mandant, et le mandant devrait décider de l’opportunité de maintenir ou non ce brevet ou cette demande de brevet. Pareillement, un mandataire, qu’il soit ou non agent de brevets, devrait pouvoir le faire au nom du mandant. Le paragraphe 6(1) des Règles ne doit pas être interprété étroitement au point d’empêcher un mandant ou son mandataire d’exécuter des opérations aussi courantes et aussi simples que le paiement de taxes périodiques.

 

[28]           Ici, les circonstances sont différentes. Les taxes périodiques ont été présentées et acceptées. Ce n’est qu’après coup que le Bureau des brevets a tenté de revenir sur cette acceptation. Il semble que, à ce moment‑là, le Bureau des brevets avait considéré le cabinet Dimock Stratton comme l’agent inscrit au dossier et devait avoir en sa possession un avis de nomination de coagent.

 

[29]           Vu que les textes ne disent pas précisément qui peut payer les taxes périodiques et à quel moment peut être donné avis d’une nomination de coagent, et compte tenu que le Bureau des brevets avait accepté les taxes présentées et avait considéré le cabinet Dimock Stratton comme l’agent, il serait absurde, et désastreux, d’interpréter les Règles comme si elles avaient pour effet d’annuler tout avis ou paiement effectivement accepté par le Bureau des brevets dans les présentes circonstances.

[30]           Par conséquent, la demande sera accueillie et la décision du Bureau des brevets (le commissaire aux brevets) considérant comme abandonnée la demande 256 sera annulée. L’acceptation par le Bureau des brevets des taxes périodiques payées le 2 mars 2005 et le 8 mars 2006 est confirmée, et le Bureau des brevets continuera de traiter la demande 256 et d’accepter les futures taxes qui seront requises pour maintenir la demande en l’état.

 

[31]           Il y a un deuxième point, différent celui‑là, qu’il serait nécessaire de décider uniquement si je faisais fausse route dans ma conclusion selon laquelle le Bureau des brevets a agi de façon irrégulière en considérant la demande de brevet comme abandonnée. Ce deuxième point est celui qui concerne la levée de la déchéance.

 

[32]           La faute apparemment mineure qui consiste pour un cabinet à payer, recevoir et enregistrer des taxes périodiques, alors qu’on peut soutenir que ce cabinet n’était pas, au moment du paiement, l’agent de brevets ou le coagent inscrit au dossier, entraîne la perte totalement disproportionnée de tous les droits de bénéficier du monopole afférent au brevet, quand bien même la demande serait‑elle par ailleurs acceptable. Il ne s’agit pas ici d’un cas où les taxes périodiques n’ont pas été payées à temps, ni d’un cas où des décisions administratives importantes sont restées sans suite. Ici, les taxes ont été payées en temps opportun et en totalité, mais par A plutôt que par B.

 

[33]           La présente espèce peut être mise en contraste avec la décision Hoffman‑La Roche AG c. Canada (Commissaire aux brevets), 2003 CF 1381, conf. par 2005 CAF 399, où un brevet avait effectivement été accordé tandis que les taxes payées avaient été insuffisantes. On faisait valoir que le Bureau des brevets était empêché de prétendre que le brevet avait expiré et ne pouvait être rétabli, et cela, parce que le Bureau des brevets avait adopté un système informel de rappels, que, en l’occurrence, il n’avait pas utilisé. Cet argument fut jugé irrecevable.

 

[34]           Ici, nous pouvons présumer que le Bureau des brevets a agi selon les formes en retournant tardivement les taxes payées et en déclarant la demande abandonnée. Il faut alors se demander si les conséquences de l’abandon de la demande de brevet peuvent donner lieu à une réparation prenant la forme d’une ordonnance judiciaire.

 

[35]           L’article 3 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, dispose que la Cour fédérale est une cour supérieure d’archives en droit et en equity. La levée de la déchéance est un recours d’equity qui peut être admis par la Cour dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, compte tenu de facteurs tels que la conduite du requérant, la gravité du manquement et l’écart entre la valeur du droit frappé de déchéance et le dommage, le cas échéant, causé par le manquement (voir l’arrêt Saskatchewan River Bungalows Ltd. c. La Maritime, Compagnie d’assurance vie, [1994] 2 R.C.S. 490, aux pages 503 à 505).

 

[36]           Dans la présente affaire, la conduite de la demanderesse ne saurait être critiquée : elle a payé les taxes, son agent était selon toutes les apparences reconnu par le Bureau des brevets comme l’agent compétent à l’époque, le Bureau des brevets n’a subi aucun préjudice, monétaire ou autre, et le public n’a subi aucun préjudice puisqu’un brevet n’avait pas encore été accordé, mais le préjudice pour la demanderesse pourrait être énorme si la possibilité d’obtenir un brevet lui est enlevée. La demanderesse a tenté sans délai, mais en vain, de rectifier la situation.

 

[37]           Des recours en equity peuvent être exercés même à l’égard d’instances publiques accomplissant des obligations légales, à condition que l’instance en cause n’ait aucune obligation positive claire d’agir d’une manière qui serait par ailleurs contraire aux principes de la common law et de l’équité. Le juge Major, s’exprimant pour les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Commission hydroélectrique de Kenora (Ville) c. Vacationland Dairy Co‑Operative Ltd., [1994] 1 R.C.S. 80, écrivait ce qui suit, à la page 111 :

 

Une loi peut uniquement modifier l’application des principes de common law en matière de restitution et écarter, comme moyen de défense, une fin de non‑recevoir et un changement de situation de fait lorsque l’entreprise de service public est assujettie à une obligation positive claire qui est incompatible avec l’application de ces principes. […]

 

[38]           Ici, même si l’on présume que le Bureau des brevets a accompli ce qu’il croyait être son obligation selon les Règles sur les brevets, la demanderesse est, sur le plan de l’equity, en position d’obtenir une levée de la déchéance de ses droits, compte tenu des circonstances de cette affaire. Cette levée de la déchéance de ses droits ne va pas à l’encontre d’une obligation claire du Bureau des brevets de servir les demandeurs de brevets et le public.

 

 

JUGEMENT

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS,

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande est accueillie;

2.                  La décision du Bureau des brevets (le commissaire aux brevets) considérant comme abandonnée la demande de brevet 2,265,256 est annulée;

3.                  Le Bureau des brevets acceptera les taxes périodiques payées au nom de la demanderesse le 2 mars 2005 et le 8 mars 2006 et continuera de traiter la demande de brevet et d’accepter les futures taxes qui seront requises pour maintenir la demande en l’état;

4.                  Conformément au vœu des deux parties, il n’est pas adjugé de dépens.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                T‑1436‑07

 

INTITULÉ :                                                               SARNOFF CORPORATION

                                                                                    c.

                                                                                    LE PROCUREUR GÉNÉRAL

                                                                                    DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE MERCREDI 4 JUIN 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                               LE VENDREDI 6 JUIN 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kevin Sartorio                                                              POUR LA DEMANDERESSE,

John Boadway                                                              SARNOFF CORPORATION

 

Jacqueline Dais‑Visca                                                   POUR LE DÉFENDEUR,

                                                                                    LE PROCUREUR GÉNÉRAL

                                                                                    DU CANADA

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowling Lafleur Henderson LLP                                   POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Bureau 1600

1 First Canadian Place

Toronto (Ontario)

Télécopieur : 416-862‑7661

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

The Exchange Tower

130, rue King Ouest, bureau 3400

Toronto (Ontario)

Télécopieur : 416-973‑0809

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.