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Date : 20080605

Dossier : T‑1484‑07

Référence : 2008 CF 703

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2008

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

FRITZ MARKETING INC.

demanderesse

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Fritz Marketing Inc., fait l’importation au Canada de marchandises fabriquées à l’étranger, notamment de sacs en plastique tissés originaires de la Chine et de l’Inde. Selon les dispositions de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985 (2e suppl.), ch. 1, la demanderesse est tenue de remettre les copies des factures à l’Agence des services frontaliers du Canada et de lui verser les droits applicables aux marchandises importées. La Loi dispose qu’un représentant de l’Agence peut entrer dans les locaux d’une entreprise pour y chercher les documents et relevés relatifs à toute somme payable. La Loi prévoit aussi que les droits censément exigibles peuvent être déterminés, révisés ou réexaminés. Selon le paragraphe 59(1) de la Loi, un représentant de l’Agence peut réviser les droits censément exigibles et, selon le paragraphe 59(2), un avis de la détermination ou de la révision doit être donné sans délai aux personnes concernées. Ces avis sont appelés « relevés détaillés de rajustement », ou RDR. Dans la présente affaire, la demanderesse voudrait faire annuler 21 RDR. Les parties reconnaissent que la Cour a ici le pouvoir de les annuler.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie avec dépens et les 21 RDR seront annulés.

 

[3]               Les circonstances de la présente affaire sont inusitées :

1.      La demanderesse fait l’importation de marchandises fabriquées à l’étranger. Entre octobre 2002 et juin 2003, elle a importé des sacs en plastique tissés originaires de la Chine et de l’Inde.

2.      Au cours de cette période, un employé de la demanderesse s’est inscrit à un cours collégial appelé [trauction] « Enquêtes et application des mesures douanières ». Pour des raisons inexpliquées, cet employé a communiqué au moniteur de cours, qui était aussi un employé de l’Agence des services frontaliers du Canada, certains renseignements se rapportant aux activités de la demanderesse, dont plusieurs documents à propos desquels le juge Cowan, de la Cour de justice de l’Ontario, a dit plus tard qu’ils avaient probablement été obtenus illégalement.

3.      Un employé de l’Agence des services frontaliers du Canada, M. Vieyra, se fondant sur ces renseignements et documents, a rédigé une dénonciation qui fut présentée à une juge de paix, laquelle a décerné un mandat (daté du 16 juin 2003) autorisant une perquisition dans les locaux de la demanderesse pour la recherche d’un grand nombre de documents énumérés et de données conservées sous forme électronique. Se fondant des renseignements similaires, un deuxième juge de paix a plus tard rendu une ordonnance de communication (datée du 10 février 2006), qui obligeait la demanderesse à communiquer des documents, ordonnance qui est l’objet de l’ordonnance du juge Corbett examinée plus loin. Les détails de cette ordonnance de communication n’intéressent pas la présente instance.

4.      Une perquisition a eu lieu le 17 juin 2003, conformément au mandat, et plusieurs documents ainsi que des données conservées sous forme électronique ont été saisis.

5.      Le 7 septembre 2004, une dénonciation était établie sous serment, accusant la demanderesse et une autre personne de quatre‑vingt‑six contraventions à la Loi sur les douanes.

6.      La demanderesse a déposé une demande devant le juge Cowan, de la Cour de justice de l’Ontario, dans laquelle elle alléguait une violation de l’article 8 de la Charte des droits et libertés. Elle voulait notamment que soit annulé le mandat, que lui soient retournés les documents saisis et que soient détruites les copies qui en avaient été faites. L’affaire fut instruite durant cinq jours, à partir du 1er août 2006.

7.      Le juge Cowan a rendu le 31 août 2006 une décision motivée (publiée : 2006 ONCJ 430), où il écrivait qu’il y avait eu violation de l’article 8 de la Charte, qu’il n’était pas sûr d’avoir compétence pour annuler le mandat et que les pièces saisies devaient être retournées sur‑le‑champ aux demandeurs. Dans ses motifs, il faisait plusieurs constatations, à savoir :

[traduction]

 

Analyse

 

51     En l’espèce, je suis d’avis que M. Vieyra n’a pas, pour l’essentiel, divulgué un ensemble de faits juste et équilibré à la juge de paix qui eût permis à celle‑ci de dire s’il y avait des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction à la Loi sur les douanes avait été commise.

 

52     Le point de départ de la dénonciation de M. Vieyra en vue d’obtenir un mandat était sa rencontre avec le dénonciateur, un agent des douanes étudiant, qui avait probablement obtenu illégalement les documents de Fritz Marketing alors qu’il travaillait pour cette entreprise.

 

53     M. Vieyra n’a pas révélé à la juge de paix cette probable illégalité. Il n’a pas non plus révélé qu’il n’avait pas des copies des documents, mais seulement quelques notes peu détaillées, et qu’il se fondait sur le souvenir qu’il avait des documents lorsque avait eu lieu la rencontre environ un an auparavant.

 

54     Dans sa dénonciation en vue d’obtenir un mandat, M. Vieyra parle, à l’alinéa 8k), de la vente du château appartenant à M. Chawla, pour « un prix sans précédent », un fait qui n’a absolument rien à voir avec l’enquête mais qui suppose une fortune cachée.

 

55     Il parle aussi, à l’alinéa 8p) de sa dénonciation, d’une allégation selon laquelle l’épouse et le frère de M. Chawla sont payés par Fritz Marketing, sans travailler pour l’entreprise, là encore un aspect qui n’intéresse nullement l’enquête, mais qui suppose d’autres infractions fiscales.

 

56     Une part importante de la dénonciation en vue d’obtenir un mandat est l’opinion contenue dans une lettre de M. Fred Sipchenko et une conversation ultérieure avec M. Sipchenko, que M. Vieyra n’a pas consignée, portant sur les raisons qu’avaient Fritz Marketing et Chawla de commettre ces infractions. Il est vrai, comme le dit la Couronne, que les raisons en question ne constituent pas un élément essentiel des accusations, mais la lettre était certainement un autre point de départ de l’enquête de M. Vieyra et allait sans aucun doute influer sur la décision du juge de paix qui pourrait ainsi conclure à des activités criminelles.

 

57     La mention du 21 janvier 2002, qui n’est pas la date de la lettre de M. Sipchenko, mais qui a son importance parce que c’est la date de la réponse de Fritz Marketing et qu’elle aurait probablement figuré dans le même dossier obtenu de l’entreprise, me convainc, selon la prépondérance de la preuve, que M. Vieyra a vu la lettre lorsqu’il a rencontré le dénonciateur. Il aurait été ainsi en position de savoir que l’opinion de M. Sipchenko n’était pas claire et qu’elle était contestée par l’entreprise, et qu’il aurait dû s’informer davantage sur son statut, en particulier un an plus tard, lorsqu’il a rédigé la dénonciation.

 

58     Il ne l’a pas fait, et, là encore, le dossier qui fut présenté à la juge de paix pour examen ne donnait pas un portrait équilibré de la situation.

 

59     Il n’était pas nécessaire à M. Vieyra d’explorer toutes les raisons possibles pour lesquelles les valeurs en douane avaient changé après le 21 mars, mais il n’avait pas, en matière de droits de douane, la spécialisation requise pour arriver à une seule conclusion, c’est‑à‑dire le fait que les produits étaient les mêmes, avant cette date et après cette date. Il a reconnu que c’était là un domaine très spécialisé et qu’il y avait, au sein de son agence, des gens à qui il aurait pu s’adresser, ou qu’il aurait pu communiquer avec le courtier en douane pour en savoir davantage sur le produit.

 

60     En ne révélant pas son absence de spécialisation dans le domaine, il a donné à la juge de paix l’impression que sa conclusion était la seule conclusion raisonnable, encore une fois soumettant à l’examen de la juge de paix une description peu équilibrée de la situation.

61     Je suis en mesure de supprimer du préambule du mandat la partie illégale qui traite de la preuve d’infractions futures, mais il m’est impossible de supprimer de la dénonciation en vue d’obtenir un mandat les alinéas qui décrivent le contexte insuffisant et peu équilibré que M. Vieyra a présenté, et d’y laisser des renseignements suffisants pouvant me convaincre que la juge de paix aurait eu de bonnes raisons de décerner le mandat.

 

62     En conséquence, je suis d’avis que les droits conférés aux demandeurs par l’article 8 de la Charte ont été violés. Je ne suis pas certain d’avoir la compétence pour annuler le mandat, mais je peux, en application du paragraphe 24(2) de la Charte, prononcer une réparation en disant que les pièces saisies conformément au mandat sont exclues et qu’elles doivent être retournées sur‑le‑champ aux demandeurs.

 

      Aucun appel n’a été interjeté à l’encontre de cette décision.

8.      Il semble que la Couronne a hésité à retourner les documents saisis ou à détruire les copies qui en avaient été faites, ce qui a conduit la demanderesse à retourner devant le juge Cowan pour le prier d’ordonner que cela soit fait. Le juge Cowan a rendu une telle ordonnance et, dans ses motifs communiqués le 11 octobre 2006 ( [2006] O.J. No. 4094 (C. Just.)), il écrivait notamment ce qui suit :

[traduction]

 

5     Les parties reconnaissent que les paragraphes 490(13) et 490(14) du Code criminel ne s’appliquent pas à la présente affaire.

 

6     La Couronne, s’appuyant sur le paragraphe 115(1), fait valoir que, même si la Cour a conclu à l’inconstitutionnalité de la perquisition et ordonné la restitution des documents saisis, mettant ainsi fin au procès criminel, le procès civil suit son cours. Comme l’ASFC est un organisme administratif, elle peut obtenir les mêmes documents en signifiant à l’entreprise et à la personne physique un avis de communication de documents. Ainsi, puisqu’elle peut obtenir les documents en recourant à un moyen juridique tout simple, il serait futile pour elle de se départir aujourd’hui des documents qu’elle a en sa possession.

 

7     Selon la Couronne, la décision R. c. Spindloe (2001), 154 C.C.C. (3d) 8, permet d’affirmer que la restitution d’objets saisis ne suit pas automatiquement une décision judiciaire selon laquelle leur saisie était contraire à la Charte.

 

8     La défense fait valoir que le fait pour l’ASFC de conserver les copies de documents dont la restitution a été ordonnée reviendrait à faire obstacle à l’intention de l’ordonnance, cette intention étant que l’ASFC ne puisse pas profiter des fruits d’une perquisition inconstitutionnelle. Me Gold dit que, s’il est si facile pour l’ASFC d’obtenir des copies des documents en signifiant un avis de communication, alors l’ASFC devrait observer cette procédure et laisser les demandeurs invoquer tous les moyens de droit dont ils disposent.

 

Analyse

 

9     Il semble presque méprisant pour l’ASFC de prétendre qu’en fait « nous allons les avoir de toute façon, alors pourquoi nous imposer l’obligation de restituer aujourd’hui les copies des documents ». [Mon expression.]

 

10     L’intention de l’ordonnance que j’ai rendue était de priver l’ASFC des avantages d’une perquisition illégale. Le résultat final de cette instance est que les accusations ont été rejetées.

 

11     Si l’ASFC a l’intention d’introduire une instance civile, alors elle doit se conformer aux procédures prévues par les lois applicables. Selon moi, le paragraphe 115(1) de la Loi sur les douanes doit s’interpréter de telle manière que les documents doivent avoir été obtenus et détenus légalement. Ici, ils ne l’ont pas été, et cette disposition ne s’applique pas.

 

12     Le précédent R. c. Spindloe (précité) traite de documents saisis qui portaient l’empreinte d’actes criminels. Tel n’est pas le cas ici.

 

13     Pour donner plein effet à mon ordonnance du 31 août 2006, j’ordonne également que le procureur général du Canada et tous les organismes publics qui l’assistent dans la présente affaire restituent aux demandeurs toutes les copies des documents qui ont été saisis entre les mains des demandeurs, quelle que soit leur forme, ou, subsidiairement, qu’ils détruisent toutes les copies des documents, quelle que soit leur forme. S’agissant des fichiers informatiques dont la destruction n’est pas possible, ils seront écrasés jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus être lus ou récupérés.

 

14                Lesdits organismes remettront alors au procureur général, et le procureur général déposera auprès de l’avocat des demandeurs, une attestation que cela a été fait.

 

      Aucun appel n’a été interjeté à l’encontre de cette décision.

9.      Alors que l’instance introduite devant la Cour de justice de l’Ontario suivait son cours, les parties étaient engagées dans un débat sur les droits exigibles.

10.  Selon l’affidavit supplémentaire de l’avocat de la demanderesse en matière civile pour ce qui concerne la question douanière, Me Kanargelidis, affidavit déposé à la Cour, la demanderesse a reçu de la défenderesse quatre avis d’imposition de pénalité pécuniaire et un avis de confiscation compensatoire, datés des 15 et 16 juin 2005. Me Kanargelidis dit que ces avis ont conduit la demanderesse à déposer ce que l’on appelle une « correction » conformément à l’article 32.2 de la Loi sur les douanes.

11.  La correction a été demandée par lettre en date du 8 août 2005, envoyée à l’Agence par Me Kanargelidis. Étaient annexés à la lettre 19 documents intitulés [traduction] « Demandes de rajustement B2 ». L’« explication » donnée pour la correction indiquée dans les demandes de rajustement B2 se présente ainsi :

[traduction]

 

MODIFICATION VOLONTAIRE. ERREUR DANS LA DÉTERMINATION DE LA VALEUR EN DOUANE. DEVRAIT ÊTRE FONDÉE SUR LE PRIX DE VENTE, PLUS COÛT AJOUTÉ, MOINS FRET MARITIME. SE RÉFÉRER À LA FDC RÉVISÉE, FACTURE ADDITIONNELLE. LETTRE D’EXPLICATION DU FOURNISSEUR JOINTE. FACTURE ORIGINALE JOINTE À TITRE INDICATIF.

 

12.  Après que la demanderesse eut déposé le document correctif, l’Agence a recalculé le droit dû par elle et, le 24 août 2005, a émis les 21 RDR en cause dans la présente instance. Il semble que, ce faisant, elle s’est fondée sur les renseignements obtenus par M. Vieyra. L’essentiel de la position de l’Agence est que la demanderesse a reçu deux factures de ses fournisseurs étrangers pour des marchandises expédiées et qu’elle les a acquittées toutes les deux alors qu’elle n’a présenté qu’une seule facture à l’Agence aux fins du calcul des droits à payer. L’Agence semble avoir rejeté l’explication de la demanderesse concernant la valeur de la portion des marchandises attribuable au « fret maritime »

13.  La demanderesse a sollicité un réexamen. Après que ce réexamen lui fut refusé le 31 mai 2006, elle a interjeté appel devant le Tribunal canadien du commerce extérieur conformément à l’article 60 de la Loi sur les douanes. Cette procédure a été suspendue.

14.  Simultanément, la demanderesse a prié la Cour supérieure de justice de l’Ontario d’annuler à la fois l’ordonnance de communication rendue par la juge de paix et les 21 RDR émis par l’Agence. Dans des motifs prononcés le 11 juillet 2007 (publié : 160 C.R.R. (2d) 162), le juge Corbett, de la Cour supérieure de justice, a annulé l’ordonnance de communication, mais a jugé que la Cour supérieure n’avait pas compétence pour annuler les 21 RDR. Il s’est exprimé ainsi :

[traduction]

 

12     Le 10 février 2006, le juge de paix Chong Alloy a rendu une ordonnance de communication, conformément au paragraphe 487.012(3) du Code criminel. Le fondement de cette ordonnance était sensiblement le même que celui du mandat de perquisition qui avait été décerné auparavant.

 

13     Le 31 août 2006, le juge Ian Cowan, de la Cour de justice de l’Ontario, a rendu sa décision sur la perquisition menée par les agents des douanes le 17 juin 2003. Le juge Cowan a jugé que la perquisition avait transgressé les droits conférés à Fritz par l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Il a ordonné que la preuve saisie durant la perquisition soit exclue au procès et que les pièces saisies soient restituées à Fritz2.

 

14     Les agents des douanes ont alors adopté une position plutôt extraordinaire. La Loi sur les douanes renferme un volet réglementaire. Selon les processus réglementaires, les agents des douanes sont fondés à obtenir des documents en signifiant à la personne qui est en possession des documents un avis de communication. Les agents des douanes se sont donc dit qu’ils devraient pouvoir conserver les copies des documents saisis puisqu’ils pourraient de toute façon les obtenir en signifiant un avis de communication.

[…]

 

26     Je reconnais que, lorsqu’il y a violation de la Charte et qu’il n’y a pas de « juridiction de première instance », la cour sera naturellement compétente pour examiner toute demande de réparation. Cependant, l’expression « juridiction de première instance » doit être interprétée d’une manière libérale. D’abord, il y avait une juridiction de première instance : le juge Cowan était le juge de première instance et il a prononcé un redressement pour la violation de la Charte. Si l’ordonnance du juge Cowan n’a pas été respectée, il y a sans doute matière à introduire une procédure pour outrage au tribunal. Deuxièmement, il y a une mesure administrative. Les agents des douanes qui agissent en vertu des articles 59 et 60 de la Loi sur les douanes ne sont pas des « tribunaux compétents » et ne peuvent pas accorder réparation selon la Charte. L’avocat me dit que le TCCE n’est pas lui non plus un « tribunal compétent »10. Cependant, le seul fait que la procédure en cours soit introduite devant des organismes administratifs ne signifie pas qu’il n’y a pas de « tribunal compétent » pour statuer sur des questions liées à la Charte. La Cour fédérale est un tribunal compétent.

 

27     Si la demanderesse n’avait véritablement aucun endroit où aller pour déposer cette demande, la logique du jugement Ciarniello s’appliquerait. Mais il y a une procédure administrative, et il y a un tribunal auquel la demanderesse peut s’adresser. Il n’y a pas de lacune de compétence. Et donc le principe de la compétence inhérente ne saurait être invoqué au mépris de la répartition claire des compétences prévue dans la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif et dans la Loi sur les Cours fédérales.

 

[Renvois omis.]

 

15.  D’où la présente demande adressée à la Cour.

 

LA COMPÉTENCE DE LA COUR FÉDÉRALE

[4]               Les parties s’accordent à dire, et je partage leur avis, que la Cour fédérale a compétence pour statuer sur cette demande. Le refus de l’Agence d’annuler des RDR parce qu’ils résultent de documents saisis n’est pas une décision qui procède de l’article 60 de la Loi sur les douanes; c’est une décision d’un office fédéral qui est susceptible de contrôle en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[5]               Il n’y a qu’une seule question en litige : la Cour devrait‑elle annuler les 21 relevés détaillés de rajustement (RDR) émis par l’Agence des services frontaliers du Canada contre la demanderesse en application des dispositions de la Loi sur les douanes?

 

ANALYSE

[6]               Il ne fait aucun doute que, d’après les circonstances de cette affaire, les 21 RDR en cause ont été émis en conséquence directe de documents saisis par l’Agence des services frontaliers du Canada à la suite d’une dénonciation faite sous serment par l’un de ses représentants, M. Vieyra, et du mandat auquel elle a donné lieu. Ce mandat a été annulé par le juge Cowan, de la Cour de justice de l’Ontario, au motif qu’il portait atteinte aux droits conférés à la demanderesse par l’article 8 de la Charte des droits et libertés. La Couronne n’ayant pas restitué à la demanderesse les documents qui avaient été saisis à tort, le juge Cowan fut à nouveau prié d’intervenir, ce qu’il a fait, en disant qu’il était [traduction] « presque méprisant » pour l’Agence de prétendre qu’elle pourrait obtenir de toute façon les documents. Il écrivait que l’objet de son ordonnance antérieure était de priver l’Agence des [traduction] « avantages » d’une perquisition illégale.

[7]               Le juge Corbett, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a prononcé l’annulation de l’ordonnance de communication, ajoutant que la question des 21 RDR relevait de la compétence de la Cour fédérale, non de celle de la Cour supérieure de justice de l’Ontario. Dans ses motifs, il faisait observer que la position adoptée par l’Agence était [traduction] « extraordinaire », l’Agence affirmant que, puisqu’elle pourrait obtenir les documents à la faveur du processus réglementaire, elle devrait pouvoir conserver les documents illégalement saisis.

 

[8]               Je suis d’avis, au vu de la preuve, que, n’eût été la perquisition illégale et la saisie illégale des documents, l’Agence n’aurait pas examiné ni révisé la situation de la demanderesse au regard des droits exigibles. La défenderesse n’a produit aucun élément donnant à penser que l’Agence avait quelque autre motif ou renseignement qui la conduirait à s’interroger sur les activités de la demanderesse.

 

[9]               Certes, l’affidavit de Burell produit par la défenderesse mentionne que, après que l’Agence a décidé de procéder à une enquête, elle a toute latitude, sans ordonnance judiciaire, de pénétrer dans des locaux commerciaux et d’y rechercher et saisir des documents. Là n’est pas la question. La question qui se pose ici concerne ce qui peut motiver au départ la décision d’entreprendre une enquête. La seule preuve soumise à la Cour ici est que telle motivation reposait sur une violation des droits conférés à la demanderesse par l’article 8 de la Charte.

 

[10]           Dans le contexte criminel, le droit est bien défini. Le précédent qui fait autorité est l’arrêt R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607, où la Cour suprême du Canada examinait la preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même (celle qu’une personne a été contrainte de produire par violation des droits que lui confère la Charte) et la preuve non obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même (celle qui existait indépendamment de la violation de la Charte), ainsi que la manière dont ces preuves pouvaient être utilisées dans une procédure criminelle. Le juge Cory, s’exprimant pour les juges majoritaires, a résumé la position de la Cour au paragraphe 107 de ses motifs :

107     En résumé, lorsqu’il est établi qu’il y avait un moyen de découvrir la preuve sans mobiliser l’accusé contre lui‑même, ou que sa découverte était inévitable, cette preuve pouvait alors être découverte; elle aurait été découverte sans la mobilisation illégale de l’accusé contre lui‑même. Il incombe au ministère public d’établir, suivant la prépondérance des probabilités, que la preuve pouvait être découverte. Lorsque la preuve «pouvait être découverte», même si elle peut avoir été obtenue en mobilisant l’accusé contre lui‑même, son utilisation ne rendra pas, en règle générale, le procès inéquitable. La Cour devrait donc passer à l’examen de la gravité de la violation.

 

[11]           Ainsi, dans un contexte de droit criminel, c’est à la Couronne qu’il appartient de montrer, selon la prépondérance de la preuve, qu’il aurait été possible de découvrir la preuve sans mobiliser l’accusé contre lui‑même ou que sa découverte était inévitable. Si la Couronne parvient à prouver cela, alors la preuve pourra être admise au procès.

 

[12]           Dans le contexte du droit fiscal, la Cour d’appel fédérale a donné les indications suivantes, résumées par le juge Sexton, s’exprimant pour les juges majoritaires, dans l’arrêt Jurchison c. Canada, 2001 CAF 126, au paragraphe 11 :

11     Pour déterminer si les éléments de preuve obtenus en contravention des droits garantis aux contribuables par la Charte en l’espèce sont admissibles, il faut examiner les différentes normes applicables aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies qui ont été établies en matière de poursuites criminelles et d’exécution civile de la Loi de l’impôt sur le revenu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. McKinlay Transport, 1990 CanLII 137 (C.S.C.), [1990] 1 R.C.S. 627. Il se peut que ces éléments de preuve soient inadmissibles pour les fins d’une poursuite criminelle, mais qu’ils soient admissibles pour les fins d’un procès civil. Voir l’arrêt Donovan c. La Reine, 2000 CanLII 17142 (C.A.F.), [2000] 4 C.F. 373 (C.A.). Une telle détermination exigerait l’examen des éléments de preuve contestés, de la méthode par lesquels ils ont été obtenus, de la gravité de toute violation de la Charte et de la question de savoir si ces éléments de preuve étaient déjà en possession de la Couronne ou auraient été découverts de toute manière. Voir R. c. Stillman, 1997 CanLII 384 (C.S.C.), [1997] 1 R.C.S. 607, à la page 664. Il semble presque impossible d’effectuer une telle détermination en l’absence de fondement factuel. En l’espèce, il n’y a aucun accord entre les parties quant aux faits pertinents.

 

[13]           L’arrêt Jurchison a été précédé de deux autres, rendus par le juge Linden, de la Cour d’appel fédérale, à savoir O’Neill Motors Ltd. c. Canada, [1998] 4 C.F. 180 (C.A.), et, deux ans plus tard, Donovan c. Canada, [2000] 4 C.F. 373 (C.A.).

 

[14]           Dans l’arrêt O’Neill, la Cour d’appel a jugé, au paragraphe 6, que la preuve obtenue en violation des droits d’un contribuable selon la Charte, laquelle preuve était essentielle pour la bonne exécution d’une nouvelle cotisation, ne pouvait pas être utilisée. Au paragraphe 10, la Cour d’appel écrivait que non seulement pouvait‑elle exclure la preuve, mais encore elle pouvait accorder la réparation qu’elle estimait convenable et juste.

 

[15]           Dans l’arrêt Donovan, la Cour d’appel a fait une distinction entre les circonstances de cette affaire et celle de l’arrêt O’Neill. L’arrêt O’Neill était un exemple de « mesure de redressement extrême » réservé aux « cas de graves atteintes aux droits pour lesquelles les autres réparations s’avèrent insuffisantes ». Le juge Linden s’est exprimé ainsi, aux paragraphes 18 et 19 :

18     Le deuxième trait particulier important qui distingue l’arrêt O’Neill Motors de la présente affaire est le fait que dans cet arrêt, l’exclusion des éléments de preuve entachés de vice aurait équivalu à l’annulation des cotisations parce qu’il ne restait rien sur quoi fonder l’instance. Cela tient au fait que les nouvelles cotisations dans O’Neill Motors ont été émises au‑delà du délai imparti normalement pour l’émission de nouvelles cotisations, ce qui a eu pour effet de faire passer à la Couronne le fardeau de prouver la fraude ou la négligence de la part du contribuable pour pouvoir émettre les nouvelles cotisations. Dans la présente affaire, les nouvelles cotisations ont été émises en temps opportun et les éléments de preuve entachés de vice ne sont pas nécessaires à l’élimination d’un empêchement procédural quelconque. De plus, une bonne partie des documents et des renseignements obtenus grâce aux diverses activités contestées dans la présente instance avaient déjà été recueillie légalement. Depuis le début, l’appelant a reconnu ne pas avoir déclaré certains revenus. Par conséquent, alors que dans l’arrêt O’Neill Motors, il aurait été « des plus improbables » que le ministre réussisse à s’acquitter du fardeau de la preuve qui lui incombait et où il aurait été répréhensible d’« obliger le contribuable à se donner le mal de procéder devant la Cour canadienne de l’impôt pour voir si le ministère serait capable de s’acquitter du fardeau » (l’arrêt O’Neill Motors, C.A.F. précité, à la page 187), dans la présente affaire, la plupart des éléments de preuve nécessaires à l’instance avaient déjà été obtenus légalement. Contrairement à l’arrêt O’Neill Motors, il n’est pas clair dans l’affaire qui nous occupe que, sans les éléments de preuve entachés de vice, les nouvelles cotisations ne seraient pas maintenues à l’instruction.

 

19     Il a clairement été établi dans O’Neill Motors que l’annulation des cotisations, bien s’il s’agisse là d’une mesure de redressement possible dans certaines circonstances, ne doit pas être accordée automatiquement. La conduite doit constituer « une violation flagrante et inacceptable des droits de l’appelant » (voir l’arrêt Collins, précité). De plus, au moins en matière civile, l’arrêt O’Neill Motors donne à entendre qu’une plus ample réparation ne serait appropriée que dans les cas où restreindre la réparation à l’exclusion des éléments de preuve « aurait pour effet [. . .] d’annuler les droits mêmes que la Charte garantit » (l’arrêt O’Neill Motors, C.C.I. précité, à la page 2728). Autrement dit, avant qu’une nouvelle cotisation puisse être annulée, on doit avoir établi que la mesure de redressement plus légère que constitue l’annulation de la preuve n’est pas adéquate quant à la violation de la Charte. En outre, pour qu’il soit « convenable et juste » d’annuler une nouvelle cotisation, il faut qu’il soit clair que les éléments de preuve obtenus illégalement étaient tellement « essentiels » aux nouvelles cotisations que celles‑ci ne pouvaient pas être maintenues sans eux (la décision O’Neill Motors, C.C.I., précitée, aux pages 2728 et 2729). Bref, ce type de « mesure de redressement extrême », ainsi que je l’ai écrit dans l’arrêt O’Neill Motors, est réservé « aux cas de graves atteintes aux droits pour lesquels les autres réparations s’avèrent insuffisantes » (l’arrêt O’Neill Motors, C.A.F., précité, à la page 190).

 

[16]           Dans la présente affaire, je considère que la question se rapproche de celle qui était examinée par la Cour d’appel dans l’arrêt O’Neill. La preuve qui a conduit à l’enquête sur les affaires de la demanderesse Fritz a été obtenue au mépris des droits garantis à la demanderesse par l’article 8 de la Charte, et c’est ainsi qu’en a jugé la Cour de justice de l’Ontario dans une décision dont appel n’a pas été interjeté. Lorsque les parties sont revenues une deuxième fois devant la Cour de justice de l’Ontario, le juge leur a bien fait comprendre que l’Agence faisait montre d’une attitude [traduction] « presque méprisante » et que l’ordonnance antérieure qu’il avait rendue avait pour objectif de [traduction] « priver l’ASFC des avantages d’une perquisition illégale ». Aucun appel n’a été interjeté. L’un de ces avantages était le lancement d’une enquête sur les affaires de la demanderesse, enquête qui a conduit, entre autres choses, à l’émission des 21 RDR en cause ici. Je suis d’avis que l’Agence n’aurait jamais entrepris une telle enquête sans son activité illégale.

 

[17]           Je ferai donc droit à cette demande, avec dépens, et j’annulerai les 21 RDR en cause. Après avoir examiné le niveau des dépens avec les avocats des parties à la fin de l’audience, j’adjugerai les dépens à la demanderesse, au niveau habituel, c’est‑à‑dire selon la partie médiane de la colonne III.

 


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS :

LA COUR ORDONNE :

1.                  la demande est accueillie;

2.                  les vingt et un relevés détaillés de rajustement émis le 24 août 2005 sont annulés;

3.                  les dépens sont adjugés à la demanderesse, pour être taxés selon la partie médiane de la colonne III.

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                T‑1484‑07

 

INTITULÉ :                                                               FRITZ MARKETING INC.

                                                                                    c.

                                                                                    SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE MARDI 3 JUIN 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                               LE JEUDI 5 JUIN 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alan D. Gold                                                                POUR LA DEMANDERESSE

 

Alexandre D. Kaufman                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Alan D. Gold Professional Corporation                         POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Télécopieur : 416-368‑6811

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LA DÉFENDERESSE

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Télécopieur : 613- 954‑1920

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