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Date : 20080602

Dossier : IMM-4739-07

Référence : 2008 CF 686

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

demandeur

et

 

LU ZHANG

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        M. Zhang est un matelot chinois qui est arrivé à North Vancouver le 16 février 2005, jour où il a déserté le bateau sur lequel il se trouvait. Le 4 septembre 2007, la Section de la protection des réfugiés a entendu sa demande d’asile et, le même jour, elle a exposé de vive voix de brefs motifs accueillant la demande.

 

[2]        Je suis d’avis que la demande présentée par le ministre en vue de faire annuler la décision de la SPR doit être accueillie.

 

CONTEXTE

[3]        M. Zhang est un ressortissant chinois âgé de 34 ans. En 1993, il a commencé à travailler comme matelot pour une compagnie de navigation chinoise. Il allègue avoir touché un salaire moins élevé que ce qu’il aurait dû toucher, et avoir subi des pressions pour qu’il signe des reçus indiquant qu’il avait touché un salaire plus élevé. Il affirme aussi avoir été au courant de l’existence d’un organisme international des gens de mer, auprès duquel il aurait pu déposer une plainte relativement à la façon dont il avait été traité. Cependant, il n’a pas déposé de plainte, puisqu’il craignait qu’on lui interdise de travailler.

 

[4]        En 2005, M. Zhang a décidé de quitter la Chine de façon permanente. Il a discuté de cette idée avec sa famille, qui a appuyé sa décision. Il a quitté la Chine avec 10 000 $US en poche. Le voyage qu’il a fait par la suite l’a mené à Vancouver, où il a déserté le bateau sur lequel il se trouvait le 16 février 2005.

 

[5]          M. Zhang n’a pas communiqué avec les autorités canadiennes en vue d’obtenir leur aide; il est plutôt demeuré caché. Il a rencontré d’autres Chinois à Vancouver et a appris qu’il pouvait présenter une demande d’asile. Cependant, il n’a présenté une telle demande que beaucoup plus tard, et ce, après avoir été appréhendé par les autorités de l’Immigration.

 

[6]        Le 20 mars 2005, M. Zhang a communiqué avec sa famille en Chine. Son père lui a alors indiqué qu’on voulait contraindre la famille à payer une amende ou une pénalité de 200 000 $US en raison de sa désertion du bateau. Le père de M. Zhang a été interrogé par le Bureau de la sécurité publique (le BSP) et, le 18 avril 2005, le BSP local a décerné une sommation contre le défendeur, en Chine, lui ordonnant de se présenter pour un interrogatoire. Le défendeur est demeuré caché à Vancouver.

 

[7]        En août 2006, M. Zhang a trouvé une carte d’assurance sociale. Le 21 septembre 2006, il a été arrêté par la régie des transports de la région métropolitaine de Vancouver, puisqu’il n’avait pas payé le tarif lui permettant d’utiliser les transports en commun. Il a par la suite été transféré à l’Agence des services frontaliers du Canada.

 

[8]        Durant son entrevue avec l’ASFC, le défendeur a allégué que son nom était bien celui figurant sur la carte d’assurance sociale qu’il avait trouvée. Ce n’est qu’après qu’on lui eut montré son passeport et ses pièces d’identité de matelot que le défendeur a admis sa véritable identité.

 

[9]        Le 26 septembre 2006, le défendeur a présenté une demande d’asile après avoir parlé à l’avocat de service du bureau d’immigration, lequel l’a aidé à préparer son Formulaire de renseignements personnels. En février 2007, le défendeur a été mis en liberté sous condition et il a retenu les services d’un nouvel avocat qui pourrait l’aider dans le traitement de sa demande d’asile. Son avocat l’a avisé qu’il devrait communiquer avec la Fédération internationale des ouvriers du transport (la FIOT), en vue de déposer une plainte relativement au bateau sur lequel il avait travaillé et d’obtenir une forme quelconque d’indemnisation. L’audience de M. Zhang devant la SPR avait d’abord été fixée au 9 mai 2007, mais elle a ensuite été remise au 4 septembre 2007, pour l’examen des recours possibles auprès de la FIOT.

 

[10]      Le 14 août 2007, la FIOT a avisé l’avocat du défendeur que le bateau sur lequel avait travaillé le défendeur avait été vendu et que toute réclamation faite par le défendeur pour arriéré de salaire serait difficile à obtenir. Aucune plainte n’a été déposée et aucune autre mesure n’a été prise auprès de la FIOT.

 

DÉCISION FAISANT L’OBJET DE CONTRÔLE

[11]      La décision de la SPR commence par une analyse de la preuve présentée par M. Zhang quant aux raisons qu’il avait de déserter le bateau. La SPR indique clairement que la preuve présentée par M. Zhang à cet égard durant ses entrevues est contradictoire et qu’elle n’a pas été jugée crédible.

 

[12]      La partie suivante de la décision de la SPR porte sur la persécution en Chine. Cette partie est tellement brève qu’elle est reproduite ci-dessous dans son intégralité :

Indépendamment des motifs pour lesquels vous avez déserté le bateau, la question déterminante est d’établir ce qui vous arriverait si vous étiez contraint de retourner en Chine. Il s’agit d’un cas limite; je vais toutefois vous donner le bénéfice du doute et je vais conclure que vous avez qualité de réfugié au sens de la Convention. Je conclus qu’il y a une possibilité sérieuse que vous soyez persécuté si vous deviez retourner en Chine. Vous serez persécuté parce que vous avez déserté le bateau et vous serez puni si vous retournez dans votre pays.

Depuis que vous avez quitté le bateau, la compagnie de navigation Ken Rui et Jiang Su Fan Yang ont tous deux communiqué avec vos parents et leur ont posé des questions à votre sujet, leur disant qu’ils s’étaient vu imposer une pénalité de 200 000 $US. Ils voulaient vos coordonnées ici, au Canada. Votre père a reçu le premier appel téléphonique le 7 mars 2005. Ces personnes menacent aussi votre famille et demandent le remboursement de la somme d’argent susmentionnée. La police ou les agents du Bureau de la sécurité publique (BSP) sont aussi allés interroger votre père chez lui, le 18 avril 2005, et ont laissé une sommation. Vous avez déclaré dans votre témoignage que la patrouille communautaire du quartier va encore voir votre famille afin de lui poser des questions; il semble que la patrouille vienne tous les mois ou tous les mois et demi.

Pour aider à statuer sur le cas, nous pouvons tenir compte de ce qui arrive à des personnes se trouvant dans une situation analogue. Il y a des éléments de preuve selon lesquels les déserteurs de bateau sont traités durement. Le conseil a présenté une ancienne Réponse à une demande d’information (RDI) provenant de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR), une mise à jour de la RDI CHN13414 qui décrit certaines de ces punitions. Il y a aussi un certain nombre de documents intéressants qui parlent des déserteurs de bateau qui portent plainte à la Fédération internationale des ouvriers du transport.

En ce moment, dans votre cas, aucune plainte n’a été faite à la Fédération internationale des ouvriers du transport. Ce qui est intéressant à propos des cas relatifs à la Fédération internationale des ouvriers du transport est qu’on y indique comment la Chine réagit aux plaintes embarrassantes formulées à des organismes internationaux. Je trouve que cela indique aussi comment ce pays va traiter les déserteurs de bateau qui seraient aussi une source d’embarras pour lui. Il y a au moins une possibilité sérieuse que vous soyez persécuté si vous retournez en Chine.

Il y a aussi des cas d’emprisonnement et de mauvais traitements. Il y a également au dossier des éléments de preuve selon lesquels les autres membres de la famille restés en Chine sont persécutés; par exemple, des maisons et des biens sont confisqués. Dans votre cas, cela n’est pas encore arrivé à votre famille. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a aucune prospective que vous puissiez un jour rembourser une pénalité de 200 000 dollars américains.

Il y a aussi dans votre dossier des éléments de preuve selon lesquels le BSP est impliqué et creuse la question de la pénalité. Aussi, dans votre cas, la protection de l’État et les possibilités de refuge intérieur ne sont pas des options raisonnables, accessibles ou viables.

Je conclus par conséquent que vous avez qualité de réfugié au sens de la Convention et accueille votre demande d’asile.                                           

[Non souligné dans l’original.]

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

[13]      Le ministre soulève trois questions :

1.                   La SPR a-t-elle omis d’appliquer le fardeau et la norme de preuve appropriés?

2.                   La SPR a-t-elle omis de fournir des motifs suffisants?

3.                   La SPR a-t-elle tiré des conclusions de fait manifestement déraisonnables?

 

[14]      Le ministre allègue qu’en donnant le « bénéfice du doute » au défendeur, la SPR a appliqué une norme de preuve différente de celle exigée en droit.

 

[15]      Subsidiairement, le ministre allègue que les motifs fournis par la SPR sont tellement insuffisants qu’on ne sait pas ce que la SPR voulait dire en affirmant donner le « bénéfice du doute » au défendeur.

 

[16]      Enfin, le ministre soutient que la SPR a tiré plusieurs conclusions de fait susceptibles de contrôle qui n’étaient pas étayées par la preuve dont elle disposait.

 

 

 

ANALYSE

[17]      À mon avis, la décision ne peut pas être maintenue. La SPR a omis de fournir des motifs suffisants à l’appui des conclusions qu’elle a tirées. Il se peut que les conclusions de fait contestées soient raisonnables et que l’affirmation quant au « bénéfice du doute » n’indique aucune application erronée du fardeau de la preuve. Cependant, les motifs fournis par la SPR sont tellement insuffisants qu’ils sèment le doute quant à ces questions et à d’autres questions. Voici certains aspects de la décision pour lesquels la SPR n’a fourni aucune explication et n’a procédé à aucune analyse à l’appui de ses conclusions :

·                  Sur quoi la SPR s’est-elle fondée pour accepter la preuve présentée par le défendeur relativement à la possibilité de persécution en Chine, alors qu’elle a affirmé avoir jugé non crédibles les éléments de preuve qu’il avait présentés relativement à d’autres questions?

·                  Sur quoi la SPR s’est-elle fondée pour accepter la preuve présentée par le défendeur selon laquelle on avait exigé de sa famille qu’elle verse 200 000 $US, alors que la preuve établissait que le montant généralement exigé se situait entre 20 000 $US et 25 000 $US?

·                  Quel poids, s’il en est, la SPR a-t-elle accordé au fait que le défendeur n’avait fait aucune mention de la pénalité, ou de la sommation remise à son père, dans ses déclarations faites aux autorités de l’Immigration durant les quelque 18 mois ayant précédé l’audience?

·                  Sur quoi la SPR s’est-elle fondée pour juger que la preuve de la persécution des matelots qui s’étaient plaints à la FIOT s’appliquait au défendeur, alors que le défendeur n’avait déposé aucune plainte à cet organisme?

·                  Sur quoi la SPR a-t-elle fondé sa conclusion selon laquelle la preuve relative à la façon dont la Chine réagissait aux plaintes embarrassantes déposées auprès d’organismes internationaux tendait à indiquer comment ce pays traiterait les personnes s’avérant une source d’embarras pour lui, mais qui n’avaient pas formulé une telle plainte?

·                  Quel est le fondement de la conclusion de la SPR selon laquelle les déserteurs de bateaux s’avéraient un embarras pour la Chine?

·                  Sur quoi la SPR s’est-elle fondée lorsqu’elle a jugé que la sommation adressée au défendeur par les autorités chinoises portait sur sa désertion du bateau, alors que rien à la face même de la sommation n’indiquait qu’il en était ainsi?

·                  Sur quoi la SPR a-t-elle fondé sa conclusion selon laquelle le défendeur serait persécuté, et non poursuivi, pour avoir déserté le bateau?

·                  À quelle analyse la SPR a-t-elle procédé relativement au grade du défendeur, aux renseignements sur les activités de dissidence et au climat politique général, tous mentionnés comme facteurs dont la Chine tient compte lorsqu’elle a affaire à des déserteurs de bateau, ou quelle attention y a-t-elle porté?

 

[18]      La nécessité et le caractère suffisant des motifs ont été analysés dans un certain nombre de décisions. Le passage suivant, tiré de la décision Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1294, rendue par le juge Gibson, énonce de façon concise les principes applicables :

21.     Tel que cela est susmentionné, la Cour ne peut que faire des hypothèses à l’égard de toutes les questions mentionnées précédemment. Dans une demande de contrôle judiciaire, il n’est pas indiqué de prendre une décision en se fondant sur des hypothèses. Dans l’arrêt Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2002] 2 C.F. 25 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale s’est penchée plus particulièrement sur l’obligation d’un tribunal administratif de motiver ses décisions, quoique dans cette affaire entendue par la Cour d’appel fédérale, le tribunal dont la décision était visée par le contrôle était bien différent du tribunal en cause en l’espèce. Aux paragraphes 16 à 19 de ses motifs, le juge Sexton a écrit ce qui suit, au nom de la Cour :

Bien que la Loi elle-même n’impose pas à l’Office l’obligation de motiver ses décisions, l’article 39 des Règles générales de l’Office national des transports le fait. En l’espèce, l’Office a décidé de fournir ses motifs par écrit.

L’obligation de produire des motifs est salutaire. Les motifs visent plusieurs fins utiles, dont celle de concentrer l’attention du décideur sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents. Pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada :

On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu’elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d’une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision.

Les motifs garantissent aussi aux parties que leurs observations ont été prises en considération.

De plus, les motifs permettent aux parties de faire valoir tout droit d’appel ou de contrôle judiciaire à leur disposition. Ils servent de point de départ à une évaluation des moyens d’appel ou de contrôle possibles. Ils permettent à l’organisme d’appel ou de révision d’établir si le décideur a commis une erreur et si cette erreur le rend justiciable devant cet organisme. Cet aspect est particulièrement important lorsque la décision est assujettie à une norme d’examen fondée sur la retenue.

La citation de la Cour suprême du Canada dans l’extrait ci-dessus est tirée de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, à la page 845.

[…]

25.     Dans Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] A.C.F. no 846, 2004 CF 687, ma collègue, la juge Dawson, a écrit ce qui suit, au paragraphe 4 de ses motifs :

En ce qui concerne ce qui, aux dires de la demanderesse, constituerait la première erreur, il faut que les motifs soient suffisamment clairs, précis et intelligibles pour que le demandeur puisse savoir pourquoi sa demande a été rejetée et décider s’il doit demander le contrôle judiciaire.

À l’appui de la thèse susmentionnée, la juge Dawson a cité l’arrêt Mehterian c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 545 (C.A.F.). J’estime que l’arrêt Via Rail, qui contrairement à la décision Mehterian n’a pas été rendu lors d’un contrôle en matière d’immigration, ne fait que préciser les motifs de la décision Mehterian quant aux raisons pour lesquelles des motifs sont nécessaires et pourquoi ils doivent être suffisants.

 

 

[19]      En l’espèce, les motifs fournis par la SPR ne satisfont à aucune des exigences analysées par mes collègues, et la décision doit donc être rejetée.

 

 

 

 

 


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

2.         La demande d’asile du défendeur est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il procède à un nouvel examen et qu’il statue à nouveau sur la demande.

 

3.         Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

                                                                                                               « Russel W. Zinn »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad. jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-4739-07

 

 

INTITULÉ :                                                               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION c. LU ZHANG

                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         VANCOUVER (C.-B.)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 14 MAI 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE ZINN          

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                               LE 2 JUIN 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sandra E. Weafer                                                         POUR LE DEMANDEUR

 

Warren Puddicombe                                                     POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (C.-B.)

 

Elgin, Cannon & Associates                                          POUR LE DÉFENDEUR

Vancouver (C.-B.)

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