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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080528

Dossier : IMM-4581-07

Référence : 2008 CF 685

Toronto (Ontario), le 28 mai 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGHES

 

 

ENTRE :

TANESHA WISDOM-HALL

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, citoyenne adulte de la Jamaïque, est arrivée au Canada en février 2005 en se présentant comme un visiteur et elle y est demeurée depuis, sans statut. Elle a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte d’être victime de violence de la part d’un ancien ami de cœur et sur le fait que les autorités étatiques de la Jamaïque ne pourraient lui fournir une protection adéquate. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande dans une décision en date du 28 septembre 2007. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs qui suivent, je ferai droit à la demande et annulerai la décision de la Commission. 

 

[2]               Les circonstances de cette affaire sont différentes de celles de nombreux cas dans lesquels des femmes craignent d’être victimes de violence de la part d’hommes qu’elles ont connus, si elles retournent dans leur pays d’origine. En l’espèce, la demanderesse est venue au Canada sans avoir vécu de violence dans son pays natal, la Jamaïque. Alors qu’elle se trouvait au Canada, elle a fait par Internet la connaissance d’Andre, un citoyen jamaïcain qui vivait aussi au Canada. Ils ont commencé à faire vie commune et ont développé une relation violente. Le dossier indique qu’Andre a menacé de battre et de tuer la demanderesse. Celle-ci a porté plainte à la police au Canada. Andre a été accusé, puis déclaré coupable de crimes violents après avoir plaidé coupable, et de ce fait, a été expulsé et renvoyé en Jamaïque. 

 

[3]               La demanderesse craint qu’advenant son renvoi en Jamaïque, Andre la trouve et mette à exécution ses menaces de la tuer. Les parties reconnaissent qu’il existe en Jamaïque des lois destinées à offrir une certaine protection aux femmes qui craignent la violence ou qui vivent des relations conjugales violentes. À la page 2 de ses motifs, la Commission a cité un extrait des observations de la demanderesse :

Son point de vue est fondé essentiellement sur l’affirmation suivante (page 4) : [traduction] « Il est impossible d’offrir une protection de l’État efficace lorsque les autorités sont réticentes à l’idée de protéger les femmes. »

 

[4]               La réponse de la Commission est singulière. Celle-ci déclare :

La loi actuellement en vigueur n’appuie pas le point de vue voulant que, au niveau politique, il y aurait de la réticence concernant la protection des femmes.

 

[5]               La Commission ajoute :

La conseil souligne (page 5) que l’existence des lois ne suffit pas, à elle seule, à établir qu’une protection de l’État est offerte. Toutefois, j’estime qu’il ne s’agit là que d’hypothèses concernant la manière dont les autorités se comporteraient à l’égard de la demandeure d’asile si elle devait retourner aujourd’hui en Jamaïque.

 

[6]               Le commissaire continue, dans ses motifs, de mettre l’accent sur les efforts déployés par l’État, efforts dont il reconnaît « l’imperfection », et il conclut en disant être « convaincu que la Jamaïque a instauré un ensemble de lois » qui offre aux femmes une protection adéquate, à défaut d’être parfaite.

 

[7]               Pour arriver à cette conclusion, le commissaire n’a pas analysé la preuve dont il disposait concernant la façon dont ces questions sont réellement traitées en Jamaïque. Ainsi, le Country Report du Département d’État des États-Unis concernant la Jamaïque pour l’année 2006, versé en preuve, indique que [traduction] « la violence faite aux femmes est répandue », qu’il y a [traduction] « une réticence générale des forces policières à intervenir » et que [traduction] « des rapports font état de harcèlement sexuel de femmes par des agents de police ».  

 

[8]               Le commissaire a commis une erreur en concluant que le critère applicable ne nécessite que l’examen des lois en vigueur et l’expectative que ces lois puissent être adéquates, plutôt que l’étude de ce qui se passe dans la réalité actuelle des choses. Pour qu’une protection adéquate de l’État existe, le gouvernement doit avoir à la fois la volonté et la capacité d’appliquer efficacement sa législation et ses programmes. La façon dont il convient de traiter la question a été soigneusement exposée par le juge Shore dans la décision Streanga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 792, aux paragraphes 14 à 19 :

[14]    Les déclarations publiques et la sensibilisation du public, de même que les services offerts aux femmes qui sont déjà des victimes, n’équivalent pas à la protection de l’État. Compte tenu de la preuve quant aux graves déficiences de la police roumaine (en particulier concernant l’importance de la corruption au sein de la force policière) dans la lutte et la prévention de la traite d’êtres humains, l’agent d’ERAR a eu tort d’utiliser la norme de « mesures sérieuses ».

 

[15]    La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR a commis une erreur en prenant comme critère juridique les « mesures sérieuses ». Dans la décision Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n1438 (1re inst.) (QL), au paragraphe 15, la Cour a établi que, pour qu’il existe une protection de l’État adéquate, un gouvernement doit avoir la volonté et la capacité de mettre en œuvre sa législation et ses programmes :

 

[…] Non seulement le pouvoir protecteur de l’État doit‑il comporter un encadrement légal et procédural efficace mais également la capacité et la volonté d’en mettre les dispositions en œuvre.

 

[16]    Dans la décision Mitchell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F no 85, 2006 CF 133, la Cour a jugé que l’appréciation de la protection de l’État comporte l’appréciation de la « capacité réelle » d’un État à protéger ses citoyens. La Cour a fait remarquer que c’était une erreur de compter sur les bonnes intentions et les initiatives d’un État, si la capacité réelle de l’État de protéger les femmes contre la violence était toujours inadéquate. 

 

[17]    Dans la décision Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F no 118, 2007 CF 79, la Cour a jugé qu’un État n’accomplit pas de « sérieux efforts » pour protéger les femmes contre le préjudice de la violence familiale en prenant simplement des initiatives de bonne foi. La Cour a déclaré au paragraphe 14 :

 

On ne saurait dire que l’État fait de « sérieux efforts » pour protéger les femmes du seul fait qu’il prend certaines mesures préventives avec diligence, par exemple en instituant des commissions d’enquête chargées d’examiner la réalité de la violence contre les femmes, en créant des postes de médiateurs chargés de recevoir les plaintes de femmes contre l’inertie policière, ou en organisant à l’intention des policiers des séminaires destinés à les sensibiliser à l’égalité des sexes. De tels efforts ne prouvent pas que l’État assure concrètement la protection des femmes, en d’autres termes, qu’il est capable, à l’heure actuelle de les protéger […]

 

La décision Garcia donne des détails sur le sens de l’expression « efforts sérieux » au paragraphe 16 :

 

[…] le critère des « efforts sérieux » ne sera rempli que s’il est établi que la capacité et l’expertise du corps policier sont suffisamment au point pour le rendre apte à prendre véritablement les moyens requis, tant du point de vue de la femme concernée que du point de vue de la collectivité où elle vit. Le même critère s’applique à l’aide qu’une femme pourrait espérer recevoir au comptoir des plaintes d’un poste de police local. En d’autres termes, la police est-elle en mesure de recevoir sa plainte et d’agir avec empressement et bonne volonté? C’est là à mon avis le critère qui non seulement doit être suivi quand on apprécie le sérieux des efforts faits par l’État pour protéger les femmes, mais aussi doit être reconnu comme le critère pertinent quant à toutes les causes mettant en jeu la protection étatique.

 

[18]    Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 724, le juge La Forest a déclaré que « le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État simplement pour démontrer cette inefficacité, semblerait aller à l’encontre de l’objet de la protection internationale ». 

 

[19]    La preuve de l’amélioration et des progrès réalisés par l’État ne constitue pas une preuve que les mesures actuelles équivalent à une protection adéquate et efficace. Comme l’a jugé la Cour dans la décision Balogh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] A.C.F. no 1080 (QL), au paragraphe 37, la volonté d’un État d’assurer la protection ne suffit pas :

 

[…] je suis d’avis que le tribunal a commis une erreur lorsqu’il a donné à entendre que la volonté de régler la situation […] pouvait être assimilée à une protection d’État adéquate […]

 

[9]               Dans le cas qui nous occupe, la décision de la Commission ne comporte aucun examen des éléments de preuve qui traitent de la façon dont l’État jamaïcain est en mesure aujourd’hui, concrètement, de protéger efficacement les femmes comme la demanderesse contre les personnes qui menacent leur vie, comme Andre, qui a été renvoyé en Jamaïque parce que la demanderesse a eu le courage de le dénoncer à la police au Canada.

 

[10]           La demande est accueillie. Il n’y a aucune question à certifier. Aucuns dépens ne sont adjugés.

 


 

JUGEMENT

 

Pour les motifs précédemment exposés :

LA COUR ORDONNE :

1.                  La demande est accueillie.

2.                  L’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue par un agent différent.

3.                  Il n’y a aucune question à certifier.

4.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL. L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    IMM-4581-07

 

INTITULÉ :                                                   TANESHA WISDOM-HALL c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 28 MAI 2008        

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 28 MAI 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Stella Iriah Anaele

POUR LA DEMANDERESSE

TANESHA WISDOM-HALL

 

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stella Iriah Anaele

Avocate

746, avenue Wilson

Toronto (Ontario)  M3K 1E2

Télécopieur : 416-633-9529

POUR LA DEMANDERESSE

 

 

 

 

 

Ministère de la Justice

The Exchange Tower

130, rue King Ouest

Bureau 3400, Casier 36

Toronto (Ontario)  M5X 1K6

Télécopieur : 416-954-8982

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

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