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Date : 20080526

Dossier : IMM-4023-07

Référence : 2008 CF 663

ENTRE :

ELDER BENJAMIN SOLIS PEREZ

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE MARTINEAU

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 19 juillet 2007 par laquelle l’agent d’examen des risques avant le renvoi E. Thériault (l’agent d’ERAR) a rejeté la demande d’ERAR du demandeur au motif qu’il ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitement ou de peines cruels ou inusités s’il retournait dans le pays de sa nationalité ou de sa résidence habituelle.

 

[2]               Le demandeur, Elder Benjamin Solis Perez, est un citoyen du Mexique.

 

[3]               Le demandeur est arrivé à Montréal le 11 janvier 2006. Quelques semaines plus tard, il a demandé l’asile en déclarant qu’en tant qu’homosexuel, il craignait d’être persécuté au Mexique du fait de son orientation sexuelle. Il a également déclaré qu’il craignait son ancien petit ami.

 

[4]               En octobre 2006, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile du demandeur après avoir conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, modifiée (la Loi). La CISR s’est dite d’avis que le demandeur n’avait pas réussi à réfuter la présomption qu’il pouvait compter sur la protection de l’État au Mexique.

 

[5]               Le demandeur a sollicité l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la CISR (dossier IMM-6010-06). La demande d’autorisation a été rejetée en mars 2007.

 

[6]               Le demandeur, qui se représentait lui-même à l’époque, a par la suite présenté une demande d’ERAR. Il a soumis des éléments de preuve personnalisés et des éléments de preuve documentaires au sujet des risques auxquels il serait exposé s’il retournait au Mexique.

 

[7]               L’agent d’ERAR a rejeté la demande d’ERAR du demandeur le 19 juillet 2007 (la décision contestée).

[8]               Le demandeur a saisi la Cour d’une demande visant à obtenir une ordonnance sursoyant à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui qui devait prendre effet le 29 octobre 2007. Le 25 octobre 2007, le juge Blanchard a rejeté la demande de sursis :

[traduction]

En supposant, sans trancher la question, qu'il existe une question sérieuse à examiner en l'espèce, je suis d’avis que le demandeur n'a pas établi qu'il subirait un préjudice irréparable s’il était renvoyé au Mexique.

 

Il ressort des éléments de preuve non contestés qu’il est possible pour les personnes séropositives de recevoir un traitement et des médicaments au Mexique. En dépit de l’habile plaidoyer de l’avocat du demandeur d’asile, la preuve ne démontre pas que ce dernier ne pourrait recevoir un traitement ou des médicaments au Mexique. Bien que la preuve documentaire appuie l’argument que les homosexuels et les homosexuels séropositifs peuvent faire l’objet d’un traitement discriminatoire au Mexique, ce fait ne suffit pas à lui seul à établir que le demandeur d’asile subira un préjudice irréparable.

 

Dans ces conditions, la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur.

 

 

[9]   Le demandeur est retourné au Mexique, où il vit toujours.

 

[10]           Dans l’intervalle, la Cour a autorisé le contrôle judiciaire de la décision contestée. Dans l’ordonnance accordant cette autorisation, la Cour a donné au demandeur jusqu’à la mi-février pour déposer et signifier d’autres affidavits. Le 12 février 2008, le demandeur a déposé l’affidavit de Me David Thompson, un avocat travaillant comme coordonnateur de la recherche et bénévole à la Clinique de l’immunodéficience de l’Institut thoracique de Montréal (l’ITM). Environ un mois plus tard, le demandeur a déposé un mémoire des faits et du droit complémentaire. Les défendeurs n’ont pas déposé d’autres observations écrites.

[11]           Au soutien de sa demande de contrôle judiciaire de la décision contestée, le demandeur fait tout d’abord valoir que l’agent d’ERAR a commis une erreur en refusant d’admettre certains nouveaux éléments de preuve, et notamment une lettre dans laquelle M. Henning Scharoff, du Programme alimentaire mondial des Nations Unies, affirmait que les gens qui sont séropositifs ou qui sont atteints du SIDA font l’objet d’une grave discrimination. En deuxième lieu, le demandeur allègue que l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte des risques liés au VIH et ne s’est pas demandé s’il existait des raisons de conclure à la persécution sur le fondement de l’accumulation des risques associés au statut de personne séropositive et au fait d’être gai. Enfin, le demandeur affirme que l’agent d’ERAR a commis une erreur en concluant que la situation s’est améliorée au Mexique au point que les homosexuels peuvent y vivre en toute sécurité.

 

[12]           Le demandeur réclame les réparations suivantes de la Cour : annuler la décision de l’agent d’ERAR en date du 19 juillet 2007; ordonner qu’une nouvelle décision soit prise par un autre agent d’ERAR et que le demandeur revienne au Canada pour ce réexamen; condamner les défendeurs à payer les frais de retour du demandeur au Canada; prévoir que l’ordonnance annulant la décision s’applique nunc pro tunc (ou rétroactivement) à la veille du renvoi du demandeur; et prendre toute autre mesure utile pour protéger les droits des parties.

 

[13]           Notre Cour a abordé à de nombreuses reprises la question du caractère théorique dans le contexte d’affaires d’immigration et du statut de réfugié. À titre préliminaire, il semble qu’à première vue, le contrôle judiciaire de la décision contestée soit sans objet puisque le demandeur ne se trouve plus au Canada. D’ailleurs, la question du caractère théorique a été soulevée par le défendeur au printemps de cette année. Le 3 avril 2008, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration défendeur a déposé une requête visant à faire rejeter la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Le défendeur était d’avis que le demandeur avait choisi de son plein gré de retourner dans son pays d’origine, ce qui rendait « purement théoriques » les questions soulevées dans le cadre du présent contrôle judiciaire. Suivant le défendeur, il conviendrait donc que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire en refusant d’examiner l’affaire par un rejet sommaire de la demande de contrôle judiciaire.

 

[14]           À titre subsidiaire, le défendeur soutenait aussi que si notre Cour décidait de statuer sur la demande de contrôle judiciaire, il conviendrait qu’elle radie l’affidavit souscrit par Me Thompson étant donné qu’il s’agit d’un élément de preuve qui n’avait pas été présenté à l’agent d’ERAR et qui n’est donc pas à l’examen dans la présente affaire. Rappelons, par souci de clarté, que, suivant son témoignage, Me Thompson avait communiqué au demandeur des renseignements concernant sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada. Une fois que le demandeur avait quitté le Canada pour le Mexique en octobre 2007, Me Thompson avait continué à communiquer avec lui par courriel et par téléphone. Me Thompson confirme essentiellement que le demandeur [traduction] « continue de faire l’objet d’un rejet catégorique de la part des membres de sa famille immédiate en raison de son homosexualité; […] a été personnellement témoin de harcèlement policier à l’endroit des entreprises qui desservent la communauté gaie mexicaine, ainsi que des clients de ces entreprises; […] a fait part à [Me Thompson] de ses observations quant au laxisme de la police, qui néglige de veiller à la sécurité dans le quartier où sont situées des entreprises gaies, et quant à la crainte généralisée de la police au sein de la population gaie de la ville ». De plus, suivant Me Thompson, le demandeur lui a expliqué que l’infection au VIH demeure un sujet extrêmement tabou même dans les milieux où elle est répandue et il ajoute que [traduction] « certains membres de la communauté gaie ont informé [le demandeur] qu’ils ne veulent pas d’amis séropositifs ».

 

[15]           Le demandeur a acquiescé à la requête présentée par le défendeur en vue de faire radier l’affidavit de Me Thompson [traduction] « pour le contrôle judiciaire de la décision d’ERAR ». Le demandeur explique toutefois que le but pour lequel cet affidavit avait à l’origine été déposé était [traduction] « de verser par anticipation au dossier des éléments de preuve susceptibles de convaincre la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur l’affaire pour le cas où elle conclurait que la question est théorique, en partant du principe que les défendeurs auraient soulevé la question dans leur mémoire complémentaire des faits et du droit ». Le demandeur explique par ailleurs que, si les défendeurs avaient présenté d’autres observations écrites dans lesquelles ils auraient soulevé la question du caractère théorique, il aurait demandé à la Cour l’autorisation de tenir compte de l’affidavit à titre de réponse à cette question. Pour ce qui est du bien-fondé de la requête en rejet, le demandeur estimait que le défendeur l’avait présentée trop tardivement. Dans les observations écrites de son client, l’avocat du demandeur a fait valoir que celui-ci subirait les préjudices suivants : [traduction] « Le demandeur souhaite revenir au Canada ou à tout le moins faire examiner sa demande d’ERAR dès que possible; […] les défendeurs ont présenté une requête devant être instruite précisément à la même date que la demande de contrôle judiciaire et […] parce que le demandeur est au Mexique et que les communications avec lui risquent d’être inconstantes, […] le demandeur n’a pas été en mesure de présenter d’autres éléments de preuve pour contredire l’affirmation du défendeur suivant laquelle le demandeur a quitté [le Canada] de son plein gré » [souligné dans l’original].

 

[16]           Après avoir examiné les observations des parties et [traduction] « considérant qu’il est dans l’intérêt de la Cour et des parties que l’examen de la présente affaire soit reporté à une date ultérieure », le juge Pinard a rejeté le 10 avril 2008 la requête en rejet du défendeur. Le juge Pinard a permis au défendeur de soulever la question du caractère théorique dans un mémoire complémentaire auquel seraient joints des affidavits à l’appui. De même, le demandeur devait se voir accorder la possibilité de répondre aux éléments présentés par le défendeur. L’examen de la demande de contrôle judiciaire a été ajourné.

 

[17]           Par lettre datée du 17 avril 2008, le défendeur a informé la Cour : « nous n’entendons plus soulever la question du caractère théorique dans la cause citée en rubrique. Ainsi, nous ne soumettrons pas de mémoire complémentaire […] ».

 

[18]           La question du caractère théorique n’est pas pour autant laissée à la bonne volonté des parties ou de leur avocat respectif. Il s’agit plutôt d’une question de principe et de discrétion judiciaires qui implique le pouvoir inhérent de la Cour de contrôler sa propre procédure. À cet égard, cette question peut toujours être soulevée d’office par le juge saisi de la requête.

 

[19]           J’ai donc donné la directive suivante le 20 mai 2008 à titre de président du tribunal :

DIRECTIVE

 

            Il est ordonné aux avocats d’être prêts, à l’ouverture de l’audience, de plaider sur les questions suivantes : 1) si la présente demande est devenue théorique par le départ du demandeur du Canada; 2) s’il s’agit d’un cas où il convient que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire en décidant d’examiner une demande théorique; 3) s’il y a lieu d’établir une distinction entre la présente espèce et les affaires Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, [2005] A.C.F. no 458 (QL); Nalliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 759, [2005] A.C.F. no 956 (QL); Thamotharampillai c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 756, [2005] A.C.F. no 953 (QL), et Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 108, [2007] A.C.F. no 158 (QL).

 

[20]           J’ai entendu les observations détaillées des avocats au sujet des questions soulevées dans la directive précitée. Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’affaire est théorique, qu’il ne s’agit pas d’un cas qui se prête à l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire de décider d’examiner la demande et, enfin, qu’il n’existe pas de raisons convaincantes en l’espèce pour adopter le raisonnement suivi par la Cour dans les décisions susmentionnées. Je refuse donc de statuer sur le fond de la demande. La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée en raison de son caractère théorique.

 

[21]           La décision de principe pour déterminer si une demande de contrôle judiciaire est théorique est l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (Borowski). L’extrait suivant des motifs du juge Sopinka, à la page 353, est particulièrement utile pour mieux comprendre la doctrine du caractère théorique :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

 

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire […]

 

 

[22]           Dans l’affaire Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, [2005] A.C.F. no 458 (QL) (Figurado), j’ai examiné la question de savoir si le contrôle judiciaire d’une décision d’un agent d’ERAR était théorique ou non. Dans l’affaire Figurado, le demandeur était un citoyen qui, comme le demandeur dans la présente affaire, avait été débouté de sa requête en sursis de son renvoi en attendant qu’une décision soit rendue au sujet de la demande de contrôle judiciaire et qui, là encore comme le présent demandeur, avait obtenu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire.

 

[23]           Les paragraphes 8, 40 et 41 du jugement Figurado sont particulièrement éclairants :

Le demandeur sollicite l'annulation de la décision ERAR et le renvoi de la question à un agent différent pour nouvel examen. Toutefois, entre-temps, le 16 février 2004, la Cour a rejeté la requête en sursis d'exécution de la mesure de renvoi du demandeur jusqu'à ce que la présente demande de contrôle judiciaire soit entendue et tranchée. Le juge des requêtes a décidé qu'il n'y avait aucune question sérieuse à trancher. Par la suite, le demandeur a été renvoyé du Canada. Cela dit, le 17 septembre 2004, le juge des requêtes a autorisé la demande de contrôle judiciaire […]

 

Le processus ERAR a été mis en œuvre pour qu'une personne puisse demander l'examen des risques avant son renvoi du Canada plutôt qu'après. D'ailleurs, l'ERAR est le résultat de décisions de la Cour d'appel fédérale et de la Cour suprême du Canada dans lesquelles les juges ont demandé une évaluation en temps utile des risques, aux fins de l'article 7 de la Charte (Farhadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 646 (C.A.F.) (QL); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3). Bien entendu, en adoptant le processus ERAR, le législateur voulait surtout respecter les engagements nationaux et internationaux du Canada relativement au principe du non-refoulement (Résumé de l'étude d'impact de la réglementation, RIPR, Gazette du Canada, Partie I, le 15 décembre 2001, aux pages 4550 et 4552). En vertu du paragraphe 115(1) de la LIPR, Section 3 – Examen des risques avant renvoi qui englobe les articles 112 à 116 de la LIPR, aucune personne ne sera renvoyée du Canada à un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, ou encore risque la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités. Bien entendu, ce droit souffre quelques exceptions qui sont mentionnées au paragraphe 115(2) de la LIPR (toutefois, pour les fins de la présente affaire, il n'est pas nécessaire de décider si ces exceptions contreviennent à l'article 7 de la Charte). Par conséquent, l'ERAR est étroitement liée à la date de renvoi prévue et elle est effectuée juste avant l'exécution de la mesure.

 

Conformément à l'article 232 du RIPR, les demandeurs d'ERAR bénéficient d'un sursis de la mesure de renvoi. Le législateur voulait donc que l'ERAR soit complétée avant le renvoi des demandeurs pour faire face au risque qu'ils allèguent. L'ERAR a pour objet principal de décider si une personne peut être renvoyée d'une manière sécuritaire du Canada sans qu'elle soit exposée à la persécution, à la torture ou à des traitements inhumains. Cet objet cesse d'exister si la personne est renvoyée. En outre, si le demandeur est renvoyé et qu'il a été persécuté ou soumis à la torture ou à un traitement inhumain, la nouvelle ERAR n'aura peut‑être aucun effet pratique […]

 

 

[24]           Qui plus est, bien que les faits qui m’étaient soumis dans l’affaire Figurado soient semblables à ceux qui ont été exposés dans la présente demande de contrôle judiciaire, ils en diffèrent en ce que, dans l’affaire Figurado, le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi avait été refusé au motif qu’il n’existait pas de questions sérieuses à juger, tandis que, dans le cas qui nous occupe, il n’a pas été démontré que le demandeur subirait un préjudice irréparable. Je relève que dans les jugements Nalliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 759, [2005] A.C.F. no 956 (QL) (Nalliah) et Thamotharampillai c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 756, [2005] A.C.F. no 953 (QL) (Thamotharampillai), la Cour a jugé que le renvoi du demandeur rendait théorique le contrôle judiciaire de la décision rejetant la demande de protection lorsque la preuve ne révèle pas l’existence d’un préjudice irréparable (ce qui est le cas en l’espèce, car le juge Blanchard a rejeté la requête en sursis sur ce moyen).

 

[25]           De plus, dans le jugement Sogi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 108, [2007] A.C.F. no 158 (QL) (Sogi), une décision récente de notre Cour, mon collègue le juge Noël déclare, au paragraphe 31 : « Le but d’une demande de protection, comme celle faite par le demandeur, est de permettre un examen des risques avant renvoi et non après le renvoi. » Suivant le juge Noël, c’est la raison pour laquelle l’article 232 de la Loi prévoit qu’un demandeur bénéficie d’un sursis automatique à la mesure de renvoi en attendant une décision sur sa demande d’ERAR. Ce faisant, le législateur voulait que la demande d’ERAR soit jugée avant que la personne demandant l’ERAR soit renvoyée du Canada, dans le but d’éviter de la placer à risque dans son pays d’origine. Ainsi, si la personne demandant un ERAR est renvoyée du Canada, avant qu’une décision n’ait été prise sur les risques auxquels elle ferait face dans son pays d’origine, l’objectif visé par le régime ERAR ne peut plus être atteint, ce qui explique pourquoi l’article 112 de la Loi précise qu’un demandeur de protection est une « personne se trouvant au Canada ».

 

[26]           Je suis d’avis que ces précédents établissent de façon concluante que, dans l’affaire dont je suis saisi, la demande de contrôle judiciaire de la décision contestée est théorique, car elle est loin de satisfaire au critère du « litige actuel ». D’ailleurs, rendre une décision favorable à cette étape-ci n’aurait aucun effet tangible, concret ou pratique.

 

[27]           Je passe maintenant au second volet de l’analyse du caractère théorique, en l’occurrence la question de savoir si, indépendamment de sa conclusion que la question est théorique, la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et décider de juger l’affaire.

 

[28]           Dans l’arrêt Borowski, précité, aux pages 358 à 363, la Cour suprême du Canada a proposé les facteurs suivants dont le tribunal peut tenir compte pour décider de l’opportunité d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire d’examiner l’affaire : premièrement, la possibilité de trancher encore le litige dans le cadre d’un débat contradictoire; deuxièmement, le souci d’économiser les ressources judiciaires et, troisièmement, la nécessité pour la Cour d’être consciente du rôle qui lui échoit de dire le droit. Outre ces critères, la Cour peut également tenir compte de tout autre facteur pertinent (Sogi, au paragraphe 40).

 

[29]           S’agissant du premier critère, je suis convaincu qu’il existe toujours un débat contradictoire. Le demandeur est maintenant représenté par un avocat compétent. J’ai également tenu compte des éléments de preuve complémentaires que le demandeur voudrait que la Cour examine en ce qui concerne la question du caractère théorique (en l’occurrence, l’affidavit souscrit par Me Thomson le 12 février 2008). L’auteur de cet affidavit affirme que le demandeur continue à être victime de discrimination parce qu’il est à la fois gay et séropositif et qu’il [traduction] « a constamment exprimé son ardent désir de revenir à Montréal pour pouvoir y vivre librement, sans être exposé à une menace quelconque, et pour vivre en paix et en sécurité en tant qu’homme gay séropositif ».

 

[30]           Toutefois, comme le juge Noël le signale dans le jugement Sogi, aux paragraphes 42 et 43, « […] un litige théorique ne doit pas accaparer les ressources de notre système judiciaire […] Il faut se demander si la solution judiciaire du litige pourrait créer des conséquences concrètes sur les droits des parties […] ». Dans le cas qui nous occupe, la Cour n’a pas le droit de déterminer si le demandeur souffre de persécution au Mexique parce qu’il est à la fois gai et séropositif. La Cour ne peut pas non plus se prononcer sur la possibilité d’obtenir la protection de l’État au Mexique. Le seul avantage pratique, s’il y a en un, serait d’ordonner que l’affaire soit réexaminée par un autre agent d’ERAR. Or, je doute fort que la Cour ait le pouvoir d’ordonner le retour du demandeur au Canada, aux frais du gouvernement canadien, pour la durée d’un tel réexamen. Ce n’est donc qu’après avoir obtenu une décision favorable à l’issue du réexamen de ses allégations de persécution et de risques que le demandeur pourrait solliciter l’autorisation de rentrer au Canada (et demander la résidence permanente). « Cependant, cet avantage hypothétique ne fait qu'ajouter au fardeau sur les ressources déjà insuffisantes et beaucoup sollicitées du système judiciaire en matière d'immigration. » (Figurado, au paragraphe 47.)

 

[31]           Pour ce qui est du troisième critère, je trouve utile de citer les propos que j’ai tenus dans le jugement Figurado, au paragraphe 48 :

 

Enfin, en ordonnant à l'agent ERAR d'examiner de nouveau une demande de protection lorsque le demandeur a été renvoyé du Canada, je ne suis pas certain que, ce faisant, la Cour ne s'écarte pas de son rôle juridictionnel habituel dans notre système politique. Dans un tel cas, on pourrait dire que le nouvel examen ordonné par la Cour constitue presque la création d'une nouvelle catégorie de personne à protéger, à savoir les personnes renvoyées du Canada qui persistent à dire, de l'extérieur du Canada, qu'elles sont soumises à un risque. Je constate que l'article 95 de la LIPR établit déjà la catégorie de « personne à protéger » et qu'elle définit cette notion. À cet égard, je constate que, selon le RIPR, un étranger qui se trouve à l'extérieur du Canada a déjà le droit de demander un visa de résident permanent comme membre de la catégorie des réfugiés outre-frontières, la catégorie de personnes de pays d'accueil et la catégorie de personnes de pays source (alinéa 70(2)c) du RIPR). Dans ces circonstances, il n'est pas déraisonnable de conclure que la protection ne devrait être accordée qu'aux personnes hors frontières qui font partie de l'une ou de l'autre de ces catégories.

 

 

 

[32]           Dans le jugement Nalliah, au paragraphe 22, le juge Gibson écrit par ailleurs ce qui suit :

 

L'article 232 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés prévoit qu'il est sursis à la mesure de renvoi dès la présentation d'une demande d'ERAR, et que ce sursis s'applique en général jusqu'à ce que la demande d'ERAR soit rejetée, le cas échéant. C'est ce qui s'est produit en l'espèce. Il convient de souligner que ce même Règlement ne prévoit pas le maintien du sursis en cas de demande de contrôle judiciaire d'une décision d'ERAR, que cette demande soit accordée ou pas. Ainsi, le gouverneur en conseil, agissant en vertu des pouvoirs conférés par le Parlement, n'a pas jugé bon d'étendre l'application du sursis prévu à l'article 232 à des circonstances comme celles qui sont sous-jacentes à la présente demande de contrôle judiciaire. Il en résulte que ma collègue la juge Snider pouvait refuser un sursis judiciaire discrétionnaire et, quand elle l'a fait, le défendeur pouvait renvoyer le demandeur, malgré le risque sérieux de préjudice irréparable qu'il alléguait.

 

[33]           J’ai par conséquent beaucoup de mal à accepter, en droit, que ce qui était à l’origine un acte légal du gouvernement (l’exécution de la mesure de renvoi) puisse par la suite devenir illégal par le seul effet d’une observation du tribunal, d’autant plus qu’en l’espèce, le juge des requêtes (le juge Blanchard) a refusé d’accorder un sursis à l’exécution. Pour qu’on puisse parler d’« illégalité », il faut que le juge des requêtes déclare par la suite que l’ordonnance annulant la décision contestée prise par l’agent d’ERAR s’applique nunc pro tunc (ou rétroactivement) à la veille du renvoi du demandeur. Là encore, je doute fort que la Cour ait le pouvoir, du point de vue légal, de rendre une telle ordonnance.

 

[34]           J’estime également que, si je statuais sur la demande de contrôle judiciaire, je procéderais essentiellement à un réexamen indirect du bien-fondé de la décision du juge Blanchard sur la légalité de l’exécution de la mesure de renvoi. Il vaut la peine de rappeler que le juge Blanchard a conclu, vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, que le demandeur n’avait pas établi qu’il subirait un préjudice irréparable s’il retournait au Mexique. En conséquence, même en présumant qu’une question sérieuse ait été soulevée, la prépondérance des inconvénients favorisait l’exécution immédiate de la mesure de renvoi. Il était loisible à mon collègue le juge Blanchard de refuser d’accorder un sursis en vertu de son pouvoir discrétionnaire et, après que le juge Blanchard eut refusé d’accorder ce sursis, il était également loisible aux défendeurs de chercher à obtenir l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur.

 

[35]           Le cas qui m’est soumis soulève des préoccupations d’économie des ressources judiciaires et, comme le juge Gibson l’a expliqué dans les jugements Nalliah et Thamotharampillai, précitées, accueillir la demande « constituerait un empiétement injustifié sur la fonction législative du gouverneur en conseil ».

 

[36]           Pour ces motifs, ayant conclu que la demande de contrôle judiciaire est théorique, la Cour refuse également d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner la présente demande de contrôle judiciaire malgré son caractère théorique. En conséquence, la présente demande échoue et la Cour doit la rejeter.

 

[37]           À la clôture de l’instruction de la présente demande de contrôle judiciaire, j’ai informé les avocats qu’il se pouvait que je choisisse de prononcer des motifs et que je leur accorde ensuite la possibilité de formuler leurs observations au sujet de la certification d’une question grave de portée générale. Ces motifs seront prononcés et communiqués. Les avocats auront trente (30) jours à compter de la date à laquelle les motifs seront prononcés et communiqués pour échanger et déposer des observations au sujet de la certification d’une question. Chacun des avocats devrait s’assurer d’échanger ces observations en temps opportun pour permettre à l’autre d’y répondre utilement s’il le juge nécessaire dans le délai fixé aux présentes.

 

 

« Luc Martineau »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                    IMM-4023-07

 

INTITULÉ :                                                   ELDER BENJAMIN SOLIS PEREZ c.

                                                                        MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

                                                                        L’IMMIGRATION et LE MINISTRE DE

                                                                        LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA

                                                                        PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 21 mai 2008

MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :                                  LE 26 mai 2008

 

COMPARUTIONS :

Peter Shams                                                                  POUR LE DEMANDEUR

Zoe Richard

 

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

Saint-Pierre Grenier Avocats Inc.                                   POUR LE DEMANDEUR
Montréal (Québec)

John H. Sims                                                                 POUR LES DÉFENDEURS
Sous-procureur général du
Canada

Montréal (Québec)

 

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