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Date : 20080526

Dossier : IMM-4682-07

Référence : 2008 CF 656

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

 

ENTRE :

AHMED ABDUL MUHAMMAD LAKHANI

KARIMA AHMED LAKHANI

AMIN AHMED LAKHANI

KAWISH AHMED LAKHANI

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Les demandeurs contestent la légalité de la décision en date du 30 octobre 2007 par laquelle l’agente d’examen des risques avant le renvoi (ERAR) Patricia Rousseau a rejeté leur demande d’ERAR au motif qu’ils ne seraient pas exposés au risque de torture ou de persécution, de menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’ils retournaient dans le pays de leur nationalité ou de résidence habituelle.

[2]               Les demandeurs, Ahmed Abdul Muhammad Lakhani, Karima Ahmed Lakhani, Amin Ahmed Lakhani et Kawish Ahmed Lakhani, sont des citoyens du Pakistan. Ce sont des musulmans ismaéliens chiites, une minorité au sein d’un groupe minoritaire au Pakistan.

 

[3]               En août 2001, M. et Mme Lakhani ont, avec leurs deux fils, Kawish et Amin, obtenu le droit d’établissement au Canada à titre d’entrepreneurs dans la catégorie des gens d'affaires immigrants.

 

[4]               Ils sont au Canada depuis ce temps; ils ne sont pas retournés au Pakistan et n’ont pas voyagé ailleurs.

 

[5]               M. Lakhani est âgé de 43 ans; Mme Lakhani a 36 ans et leurs fils mineurs sont respectivement âgés de 15 et de 12 ans.

 

[6]               Comme les demandeurs n’avaient pas rempli les conditions relatives au droit d’établissement des entrepreneurs dans le délai de deux ans prescrit par l’ancien Règlement sur l’immigration (le Règlement actuel accorde un délai de trois ans pour satisfaire aux conditions prévues), des mesures d’interdiction de séjour ont été prises contre eux par la Section de l’immigration le 3 février 2004.

 

[7]               Les demandeurs ont interjeté appel à la Section d’appel de l’immigration (la SAI) en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, modifiée (la Loi). Leur appel a été instruit le 20 juin 2005.

 

[8]               La SAI a examiné l’investissement de 100 000 $ que le demandeur avait fait dans la Bensus International, une compagnie dont M. Lakhani avait d’abord été un employé peu de temps après son arrivée au Canada. La SAI a estimé qu’il n’avait pas « contribué de manière significative à la vie économique canadienne ». La SAI s’est par ailleurs dite d’avis que ni l’emploi de Mme Lakhani comme enseignante adjointe ni l’intérêt supérieur des enfants ne justifiaient de prendre une mesure spéciale en faveur des demandeurs. Leur appel a été rejeté le 22 septembre 2005.

 

[9]               Les demandeurs ont introduit une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAI, demande qui a été rejetée le 13 janvier 2006.

 

[10]           En avril 2006, les demandeurs ont déposé une demande de résidence permanente depuis le Canada en invoquant des raisons d’ordre humanitaire.

 

[11]           Au même moment, les demandeurs ont également présenté leur première demande d’ERAR, qui a été refusée le 26 avril 2006.

 

[12]           Presque un an jour pour jour plus tard, le 25 avril 2007, M. et Mme Lakhani se sont présentés à une entrevue relativement à leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Cette demande a été refusée quelques jours plus tard, le 30 avril 2007.

 

[13]           Une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire du refus de leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire a été déposée le 21 septembre 2007 (dossier IMM-3872-07).

 

[14]           Quelques jours après le dépôt de la demande d’autorisation d’introduire une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire avait été refusée, les demandeurs ont rencontré un fonctionnaire de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), M. Martin Desmarais, en vue d’obtenir une seconde ERAR avant leur départ. Le fonctionnaire de l’ASFC a remis aux demandeurs les formules d’ERAR requises et a fixé leur départ au 18 novembre 2007.

 

[15]           Les demandeurs ont déposé leur seconde demande d’ERAR en octobre 2007.

 

[16]           Le 31 octobre 2007, les demandeurs ont déposé et signifié une requête en sursis à l’exécution de leur renvoi au Pakistan dans le dossier IMM-3872-07 (la demande de contrôle judiciaire du refus de leur demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire). Notre Cour a refusé de leur accorder l’autorisation demandée le 10 janvier 2008.

 

[17]           Le 2 novembre 2007, le refus de la seconde demande d’ERAR des demandeurs a été communiqué en personne au demandeur principal, avec les motifs de la décision du 30 octobre 2007 (la décision contestée). 

 

[18]           Au même moment, l’agente d’ERAR a reporté au 25 janvier 2008 l’exécution de la mesure d’interdiction de séjour prise contre les demandeurs. Le demandeur a par conséquent reporté l’instruction de la requête en sursis à l’exécution dans le dossier IMM-3872-07.

 

[19]           Le 12 novembre 2007, les demandeurs ont déposé la présente demande visant à obtenir l’autorisation d’introduire une demande de contrôle judiciaire de la décision contestée. 

 

[20]           Le 22 janvier 2008, la Cour a sursis au renvoi des demandeurs jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue au sujet de la demande de contrôle judiciaire de la décision contestée (2008 CF 65).

 

[21]           Avant d’examiner le bien-fondé des moyens allégués au soutien de la présente demande, il vaut la peine de signaler brièvement les arguments que les demandeurs avaient allégués à l’appui de leur seconde demande d’ERAR.

 

[22]           Les demandeurs ont fait valoir devant l’agente d’ERAR qu’en raison de leur situation de minorité religieuse, ils seraient exposés à un risque de persécution et à une menace à leur vie et à leur sécurité. Ils ont présenté des éléments de preuve pour prouver qu’ils sont de foi ismaélienne, notamment des lettres d’identification du Conseil Shia Imami Ismaili de Son Altesse le Prince Aga Khan; une copie certifiée conforme du certificat de mérite décerné à Mme Lakhani par l’Association Shia Imami Ismaili de Son Altesse le Prince Aga Khan; une copie certifiée conforme du certificat de mérite décerné à Mme Lakhani relativement à un programme pédagogique et une copie certifiée conforme d’un certificat du Conseil de l’Aga Khan décerné à Mme Lakhani par l’Institute of Computer Studies.

 

[23]           Les demandeurs ont expliqué que, même avant d’arriver au Canada, ils avaient fait l’objet des formes de discrimination suivantes :

·         Ils étaient qualifiés de « kaafir » par les sunnites. Il s’agit d’un terme désobligeant qui signifie « mécréants » ou « infidèles »; en effet, les Ismaéliens ne suivent pas les mêmes coutumes que les sunnites ou les membres des autres confessions musulmanes; ainsi, les hommes et les femmes prient ensemble à la mosquée;

·         [traduction] « Ils (les musulmans chiites) m’ont toujours traité comme si je leur était inférieur parce que je considère l’Aga Khan comme notre chef spirituel; ils disent par exemple que les Ismaéliens commettent […] le péché le plus abominable, et que le Coran s’adresse aux vrais musulmans et non à nous. La situation […] était telle que si je me disputais/nous nous disputions pour défendre notre religion, ils pouvaient déclencher une bagarre. Il fallait donc garder le silence. Je ne veux pas que mes enfants subissent le même sort »;

·         On a tenté d’extorquer de l’argent au demandeur principal à son commerce et on a menacé de kidnapper ses fils;

·         La demanderesse a dû courir pour échapper à quelqu’un qui la suivait dans la rue dans un quartier de Karachi où vivent beaucoup d’Ismaéliens en raison de la proximité de leur mosquée. Elle était alors enceinte de huit mois de son premier fils, de sorte qu’il ne lui a plus été possible par la suite de sortir seule dans la rue, où elle se faisait injurier par des personnes appartenant à la majorité sunnite.

 

[24]           Les demandeurs ont déclaré que, s’ils devaient retourner au Pakistan aujourd’hui, ils ne feraient pas seulement l’objet de paroles désobligeantes ou de tentatives d’extorsion d’argent à leur commerce. D’ailleurs, suivant les documents portant sur la situation au pays, les tribunaux ne protègent pas les minorités au Pakistan. Comme preuve de cette absence de protection, les demandeurs ont signalé qu’en avril 2007, quatre hommes armés avaient fait irruption dans la maison de la mère de M. Lakhani, où ils l’ont séquestrée ainsi que les membres de sa famille. Les hommes armés ont proféré des menaces aux membres de la famille et ont dérobé des objets de valeur leur appartenant.

 

[25]           Après avoir examiné les arguments invoqués par les demandeurs à l’appui de leur seconde demande d’ERAR, l’agente d’ERAR a rendu la décision contestée.

 

[26]           Pour ce faire, elle a d’abord passé en revue les antécédents des demandeurs en matière d’immigration. Elle a ensuite précisé la nature du risque auquel les demandeurs seraient exposés :

La demanderesse craint, en tant que jeune femme, d’être victime de viol.

 

Les demandeurs craignent d’être soumis à des risques de persécution et à des menaces pour leur vie en raison de leur appartenance à une minorité religieuse (Ismaili chiites), notamment en étant à nouveau victimes de vols et de discrimination sociétale.

 

[27]           L’agente d’ERAR a signalé que les demandeurs avaient déjà présenté une demande d’ERAR en 2006. Elle a toutefois conclu ce qui suit :

Les demandeurs expliquent qu’ils ont été mal conseillés par leur premier représentant. Ils n’auraient donc pas présenté d’allégations de risque. J’accepte ces explications. Tous les documents présentés par les demandeurs seront donc considérés comme éléments de preuve au titre de l’alinéa 113a) de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés].

 

 

[28]           Sous la rubrique « Considérations communes relatives à tous les motifs de protection », l’agente d’ERAR a conclu que les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que l’État ne voulait pas ou ne pouvait pas assurer sa protection. Plus particulièrement, en ce qui concerne le risque de viol allégué par la demanderesse, l’agente d’ERAR a conclu ce qui suit :

La demanderesse allègue qu’étant une jeune femme elle risquerait le viol à son retour au Pakistan.

 

Selon la preuve documentaire consultée, la situation des femmes, de façon générale, au Pakistan n’est pas facile. […] Les viols et les autres formes de violences sont également fréquents, spécialement pour celles qui sont détenus par les autorités policières (P-7 et P-8).

 

Toutefois, le gouvernement prend des mesures pour améliorer la situation des femmes […]

 

Il est vrai que la preuve documentaire générale indique que le Pakistan est aux prises avec de nombreux problèmes notamment avec le traitement des minorités et des femmes par les forces policières. Toutefois, l’arrêt Ward, indique que, sauf dans le cas de l’effondrement complet de l’appareil étatique, il y a lieu de présumer qu’un État est capable de protéger ses citoyens. […]

 

Or, la demanderesse ne soumet aucune preuve démontrant qu’elle a demandé la protection des autorités de son pays ou qu’elle n’a pu le faire ou qu’elle ne pourrait recourir à cette protection dans le futur. Je conclus donc que cette protection est effectivement disponible. […]

 

[29]           S’agissant des risques auxquels les demandeurs seraient exposés du fait de leur appartenance à une minorité religieuse (celle des chiites ismaéliens), l’agente d’ERAR évalue comme suit la preuve :

[…] Je suis satisfaite que les demandeurs appartiennent à cette communauté religieuse.

 

[…] Malgré une coexistence généralement pacifique, certains évènements violents sont survenus entre les Chiites et les Sunnites.

 

[…] La discrimination sociétale contre les minorités religieuses est répandue et des incidents violents contre ces minorités existent. Plusieurs morts sont liées à la violence sectaire. […] On mentionne également que le gouvernement a pris certaines mesures pour améliorer le traitement des minorités religieuses […].

 

Les demandeurs mentionnent certains faits quant à la détérioration de la situation de leur communauté depuis leur départ. […] En avril dernier, quatre hommes armés ont fait irruption chez les membres de leur famille et les ont volés en les menaçant de mort s’ils parlaient à la police. […]

 

Je constate que [l’affidavit de la mère du demandeur principal] ne fait pas le lien entre cet évènement et le fait que la famille appartient à une minorité religieuse. Il s’agit d’un évènement isolé. D’ailleurs, la représentante des demandeurs précise « no-one has ever broken into the client’s or their family’s home before ». Cet évènement ne démontre pas à ma satisfaction que les demandeurs sont ciblés comme membres d’une minorité religieuse.

 

Les demandeurs ne soumettent aucun document quant aux menaces et à la fermeture de leur mosquée, le fait que trois autres familles Ismaili ont été ciblées et ont été victimes de vol ainsi que la police soit corrompue. Conséquemment, la preuve quant à l’établissement de ces faits ne me satisfait pas.

 

D’autre part, le guide du HCR distingue la discrimination qui résulte en un simple traitement de faveur de celle qui équivaut à une persécution. La persécution, par effet cumulatif ou à elle seule, restreint gravement la jouissance par le demandeur de ses droits fondamentaux : sérieuses restrictions au droit d’exercer un métier ou au droit d’avoir accès aux établissements d’enseignement et/ou de santé normalement ouvert à tous ou des mesures économiques imposées qui détruiraient les moyens d’existence d’un groupe religieux donné. […]

 

En ce sens, je ne suis pas satisfaite que la discrimination alléguée (la possibilité d’être volé ainsi que les paroles et les gestes inappropriés de d’autres membres de communautés religieuses à leur égard) atteigne le niveau de gravité qu’on attribut à la « persécution ».

 

 

[30]           L’agente d’ERAR a rejeté la demande d’ERAR des demandeurs au motif qu’ils n’avaient pas démontré « de façon claire et convaincante que la demanderesse ne pouvait bénéficier de la protection de l’État pakistanais en cas de viol. Ils n’ont également pas démontré à ma satisfaction qu’ils feraient face à des risques de persécution ou des menaces à leur vie en tant que membre d’une minorité religieuse tel que décrits aux articles 96 et 97 de la [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés] s’ils devaient retourner au Pakistan. »

 

[31]           Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision contestée. Ils affirment que l’agente d’ERAR a commis des erreurs déraisonnables dans son examen de la question de savoir s’ils seraient persécutés ou exposés à une menace à leur vie ou à leur sécurité du fait de leur religion s’ils retournaient au Pakistan. Les demandeurs allèguent que la situation qui existe en ce qui concerne la violence sectaire au Pakistan s’est détériorée depuis 2004. En particulier, les demandeurs allèguent que l’agente d’ERAR a commis une erreur dans son analyse de la question de savoir si, pris globalement et ajoutés aux éléments de preuve concernant le traitement réservé à cette minorité au Pakistan, tous les incidents de violations mentionnés par les demandeurs dans leurs éléments de preuve et dans les documents sur la situation au pays créeraient de façon cumulative une crainte justifiée d’être persécutés si les demandeurs devaient retourner au Pakistan. Les demandeurs soutiennent en outre que l’agente d’ERAR a accordé une importance exagérée à la nécessité qu’il y ait répétition et persistance des faits reprochés lorsqu’elle a déclaré : « Il s’agit d’un évènement isolé [...] Cet évènement ne démontre pas à ma satisfaction que les demandeurs sont ciblés comme membres d’une minorité religieuse [...] ». En accordant une importance exagérée à la nécessité de répétition, l’agente d’ERAR a négligé de se prononcer sur la gravité des actes en question en tant qu’atteinte fondamentale à la dignité humaine. Un acte de discrimination isolé ou des mauvais traitements sporadiques peuvent effectivement équivaloir à de la persécution selon les circonstances, la gravité de l’acte et la possibilité de répétition. Les demandeurs affirment également que l’agente d’ERAR a commis une erreur en réclamant des éléments de preuve corroborant l’allégation que leurs voisins étaient ciblés comme chiites au Pakistan. Enfin, les demandeurs affirment qu’ils ont [traduction] « déposé une multitude d’éléments de preuve provenant de sources fiables et dignes de foi pour expliquer la situation des chiites et des autres minorités dans le contexte social actuel du Pakistan ». Ils soutiennent que l’agente a ignoré ces éléments de preuve dans son analyse, commettant ainsi une erreur donnant ouverture à l’infirmation de sa décision. Les demandeurs affirment que l’agente d’ERAR a commis une erreur en ce qui concerne la possibilité de se réclamer de la protection de l’État. Les demandeurs réclament l’annulation de la décision contestée et le renvoi de leur demande d’ERAR à un autre agent pour qu’elle soit réexaminée.

 

[32]           Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[33]           Jusqu’à tout récemment, la jurisprudence de notre Cour avait établi que la norme de contrôle applicable à une décision d’un agent d’ERAR, lorsqu’on l’examinait dans son ensemble et comme un tout, était celle de la décision raisonnable simpliciter (Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, [2005] A.C.F. no 458 (QL)). Dans le jugement Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437, [2005] A.C.F. no 540 (QL), le juge Mosley a expliqué ce qui suit, au paragraphe 19 : « la norme de contrôle applicable aux questions de fait devrait être, de manière générale, celle de la décision manifestement déraisonnable; la norme applicable aux questions mixtes de fait et de droit, celle de la décision raisonnable simpliciter; et la norme applicable aux questions de droit, celle de la décision correcte ».

 

[34]           Depuis que les parties ont présenté leurs arguments, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9 (QL) (Dunsmuir). L’arrêt Dunsmuir a pour effet de fondre les deux normes relatives au caractère raisonnable en une seule. Elle permet en outre de s’en remettre à la norme déjà établie dans une décision antérieure lorsque la décision visée par le contrôle judiciaire a déjà été analysée à fond en vue de la détermination de la norme applicable. En conséquence, appliquant ces principes, je conclus que la norme de contrôle applicable aux conclusions tirées par l’agente d’ERAR est, sauf lorsqu’elles portent sur de pures questions de droit, celle de la décision raisonnable (Erdogu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 407, [2008] A.C.F. no 546 (QL) et Aslani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 324, [2008] A.C.F. no 390 (QL)).

 

[35]           Dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, la Cour donne des instructions utiles sur la façon d’appliquer la norme de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Pour être justifiée, la décision doit être fondée sur les éléments de preuve dont le tribunal disposait. Une décision ne peut être raisonnable si elle a été rendue sans tenir compte des éléments de preuve soumis.

 

[36]           Dans le cas qui nous occupe, je suis d’avis que la décision de l’agente d’ERAR était raisonnable et qu’elle reposait sur les éléments de preuve qui avaient été portés à sa connaissance. D’ailleurs, une lecture attentive du texte intégral de la décision contestée montre bien que l’agente d’ERAR a soigneusement examiné les risques auxquels les demandeurs affirmaient qu’ils seraient exposés s’ils retournaient au Pakistan. Elle n’a pas ignoré les éléments de preuve dont elle disposait et elle n’a pas fait d’erreur dans son application des critères juridiques. Bien que notre Cour aurait pu en arriver en bout de ligne à une conclusion différente, je suis incapable de conclure que l’agente d’ERAR a commis une erreur qui justifierait l’intervention de notre Cour. À cet égard, je constate que les arguments des demandeurs semblent essentiellement être une contestation générale de l’appréciation que l’agente d’ERAR a faite des éléments de preuve versés au dossier.

 

[37]           Pour ce qui est de la question du risque de viol auquel la demanderesse serait exposée si elle retournait au Pakistan, contrairement à ce qu’ont prétendu les demandeurs dans leurs observations écrites et oralement à l’audience, j’estime que la décision contestée tenait compte de la gravité de l’incident déjà relaté au cours duquel la demanderesse était enceinte de huit mois. L’agente d’ERAR a toutefois souligné que cet incident s’était produit en 1992 (une dizaine d’années avant que les demandeurs ne quittent le Pakistan) :

Elle n’aurait pas connu d’autres évènements semblables. Elle travaillait comme professeur dans une école privée à son départ du Pakistan en août 2001. La demanderesse n’indique pas avoir jamais porté plainte à la police.

 

[38]           Dans le cas qui nous occupe, l’agente d’ERAR a nettement tenu compte des observations formulées par les demandeurs, ainsi que des éléments de preuve documentaires récents concernant les violations des droits de la personne qui sont toujours commises au Pakistan. Il est de jurisprudence constante que lorsqu’il dispose d’éléments de preuve qui contredisent ses conclusions, le tribunal doit expliquer pourquoi il n’a pas considéré ces éléments de preuve crédibles ou dignes de foi (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (QL), au paragraphe 15). Le défaut de motiver sa conclusion constitue une erreur donnant ouverture à l’infirmation de la décision. Quoi qu’il en soit, dans le cas qui nous occupe, l’agente d’ERAR a soigneusement évalué tant les éléments de preuve qui appuyaient sa conclusion finale que ceux qui la contredisaient. Ainsi, la décision contestée cite de la façon suivante le Rapport de 2007 d’Amnistie Internationale et le Pakistan Country Report on Human Rights Practices – 2006 : « Selon la preuve documentaire consultée, la situation des femmes, de façon générale, au Pakistan n’est pas facile. […] Les viols et les autres formes de violences sont également fréquents, spécialement pour celles qui sont détenus par les autorités policières. »

 

[39]           J’estime également que l’agente d’ERAR n’a pas commis d’erreur en concluant que le risque auquel les demandeurs seraient exposés en tant que chiites ismaéliens ne constituait pas de la persécution. À cet égard, les demandeurs affirment énergiquement que l’agente d’ERAR a accordé une importance exagérée à la nécessité de la répétition et de la persistance des actes discriminatoires pour qu’on puisse considérer que ceux-ci constituent de la persécution.

 

[40]           Je ne suis pas de cet avis. Bien que l’agente d’ERAR qualifie d’incident isolé l’épisode au cours duquel quatre hommes armés ont fait irruption au domicile de la mère de M. Lakhani, séquestrant et menaçant celle-ci ainsi que les membres de sa famille et dérobant leurs objets de valeur, je ne suis pas d’avis que l’agente a accordé une importance exagérée (ou erronée) au besoin de répétition ou de persistance. Au contraire, elle affirme ce qui suit :

La persécution, par effet cumulatif ou à elle seule, restreint gravement la jouissance par le demandeur de ses droits fondamentaux : sérieuses restrictions au droit d’exercer un métier ou au droit d’avoir accès aux établissements d’enseignement et/ou de santé normalement ouvert à tous ou des mesures économiques imposées qui détruiraient les moyens d’existence d’un groupe religieux donné. […]

 

 

[41]           J’estime donc que son analyse correspond à celle qu’a faite la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rajudeen c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] A.C.F. no 601 (QL) (Rajudeen), l’arrêt de principe en matière de notion de persécution au sens de la Loi pour ce qui est de la reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention. Dans l’arrêt Rajudeen, précité, le demandeur, un jeune Tamoul, avait parlé des persécutions dont il avait été victime sur une période de huit mois entre les mains d’un groupe de Cingalais qui constituaient le groupe majoritaire à l’endroit où il vivait et où la police n’offrait aucune protection. Les faits relatés correspondaient à quatre incidents, y compris deux cas de tabassages avec des bâtons et deux cas de menaces à sa vie où il n’avait pas subi de violences physiques. La Cour a conclu sans hésiter que ces incidents étaient suffisamment graves pour constituer une atteinte fondamentale à la dignité de la personne des demandeurs. La Cour a également fait observer que les demandes d’asile ne sont pas axées sur les persécutions subies dans le passé mais qu’elles sont tournées vers l’avenir; en d’autres termes, il s’agit de se demander si le demandeur craint avec raison d’être persécuté s’il retourne dans le pays de sa nationalité ou de sa résidence habituelle.

 

[42]           Ayant correctement évalué les règles de droit applicables en matière de discrimination et de persécution, l’agente d’ERAR s’est néanmoins dite d’avis que les incidents en question n’étaient pas suffisamment graves pour constituer une atteinte fondamentale à la dignité des demandeurs, et qu’ils ne démontraient pas que les demandeurs étaient ciblés en tant que membres d’une minorité religieuse. En résumé, les éléments de preuve dont l’agent d’ERAR disposait n’étaient pas suffisants pour établir que les demandeurs seraient exposés à une crainte justifiée d’être persécutés s’ils devaient retourner au Pakistan.

 

[43]           Cette conclusion était raisonnable et elle reposait sur la preuve et il était loisible à l’agente d’ERAR de la tirer. Il vaut par ailleurs la peine de répéter à ce moment-ci que les demandeurs invitent en fait la Cour à procéder à une nouvelle évaluation de la preuve et d’en arriver à la conclusion contraire. Ce n’est pas le rôle de la Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Notre Cour ne décèle rien de déraisonnable dans la décision de l’agente d’ERAR et la décision ne sera donc pas annulée sur ce point. Je signale en passant qu’il n’est pas nécessaire d’aborder la question de la protection de l’État au Pakistan, car il ne s’agit pas d’un élément déterminant des motifs qui ont incité l’agente d’ERAR à rejeter la demande d’ERAR.

 

[44]           Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a pas de question à certifier.


 

ORDONNANCE

 

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire.

 

                                                                                                                  « Luc Martineau »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-4682-07

 

INTITULÉ :                                                   AHMED ABDUL MUHAMMAD LAKHANI ET AL.

                                                                        c.

                                                                        MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 21 mai 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE MARTINEAU

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 26 mai 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nataliya Dzera

 

POUR LES DEMANDEURS

Evan Liosis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Waice Ferdoussi Attorney Company

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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