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Date : 20080523

Dossier : IMM-4793-07

Référence : 2008 CF 650

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

 

ENTRE :

FUAD AL MANSURI

NURIA BEN AMER

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour statue sur une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, en vue d’obtenir le contrôle judiciaire d’une décision en date du 12 octobre 2007 par laquelle l’agente d’immigration K. Good (l’agente) a conclu qu’il n’y avait pas de raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour justifier une dispense de l’obligation de respecter les conditions auxquelles la Loi assujettit la présentation d’une demande de résidence permanente.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[2]               La présente demande soulève deux questions litigieuses :

a)      L’agente a-t-elle commis une erreur en n’expliquant pas pourquoi l’intérêt supérieur des enfants ne suffisait pas pour l’emporter sur les autres facteurs ?

b)      L’agente a-t-elle commis une erreur en n’évaluant pas le cas de la demanderesse, qui n’était pas complice de crimes contre l’humanité, et en n’envisageant pas la possibilité de lui permettre de demeurer au Canada indépendamment de l’exclusion du demandeur ?

 

CONTEXTE FACTUEL

[3]               Les demandeurs, M. Fuad Al Mansuri et Mme Nuria Ben Amer, sont des citoyens de la Libye. Ils sont arrivés au Canada en janvier 1999 et ont demandé l’asile. Les demandeurs ont eu quatre enfants après leur arrivée au Canada : Zaïd, né en juin 2000, Aïsam, né en novembre 2002, Adam, né en juillet 2006, et Hisham, qui est décédé en novembre 2005.

 

[4]               La demande d’asile introduite en 1999 a été refusée au motif que le demandeur ne pouvait être admis à demander l’asile parce qu’il était membre du Service de renseignement libyen. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que le demandeur poursuivait un objectif commun avec le Service de renseignement libyen et qu’il était personnellement au courant des actes de ce dernier, de sorte qu’il était complice de crimes contre l’humanité en Libye. Notre Cour a refusé en mai 2001 l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire.

[5]               Les demandeurs ont soumis en 2001 une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire qui a été refusée en 2003. Les demandeurs ont sollicité l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, et l’affaire a été déférée à Citoyenneté et Immigration Canada en 2004. La Cour a conclu que l’agent avait négligé de tenir compte de la situation médicale et de la santé fragile du fils des demandeurs, Hisham.

 

[6]               Une demande d’examen des risques avant le renvoi (ERAR) a été présentée en mars 2004 et a été rejetée en octobre 2005. Une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue au sujet de l’ERAR a été rejetée en janvier 2007.

 

[7]               La présente demande de contrôle judiciaire vise la seconde décision rendue au sujet des raisons d’ordre humanitaire à la suite du réexamen que notre Cour a ordonné en 2004.

 

LA DÉCISION À L’EXAMEN

[8]               L’agente a tenu compte de cinq facteurs pour évaluer la demande présentée par les demandeurs sur le fondement de raisons d’ordre humanitaire : le degré d’établissement, la menace à la vie et à la sécurité, l’intérêt supérieur des enfants, les difficultés émotionnelles causées par le décès d’Hisham et l’exclusion du demandeur.

 

[9]               L’agente a tout d’abord examiné le degré d’établissement des demandeurs au Canada :

a)      L’agente a souligné que les demandeurs résidaient au Canada depuis près de huit ans et qu’ils avaient eu quatre enfants ici. Elle a conclu que les demandeurs s’étaient bien intégrés à leur communauté.

b)      L’agente a tenu compte du fait que le demandeur travaille depuis mars 2001 comme soudeur et qu’il gagne 15,50 $ l’heure. Elle a fait observer qu’il avait été membre du syndicat, qu’il payait de l’impôt et qu’il avait suivi des cours d’anglais langue seconde. Elle a toutefois estimé qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’éléments de preuve pour pouvoir conclure que les demandeurs seraient incapables de se trouver du travail et de subvenir aux besoins de leur famille s’ils retournaient en Libye.

c)      L’agente a fait observer que les demandeurs sont propriétaires de la maison qu’ils habitent et qu’ils possèdent une valeur nette sur cette maison. Elle a également fait observer que leur prêt hypothécaire avait augmenté, ce qui atténuait à son avis le degré d’établissement que l’achat d’une maison démontrait par ailleurs. Elle a fait observer que les demandeurs avaient 14 218,11 $ US en épargnes, et a relevé l’explication des demandeurs suivant laquelle ils n’avaient pas fini de payer les honoraires des avocats en ce qui concerne les demandes précédentes. Enfin, elle a fait observer que la déclaration de revenus de 2005 du demandeur faisait état d’un revenu net de 30 476 $. Elle a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas établis de façon appréciable sur le plan financier.

 

[10]           L’agente a procédé à une analyse fouillée du risque, et a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque qui équivaudrait à des difficultés inusitées, injustifiées ou excessives s’ils devaient retourner en Libye :

a)      Elle a réexaminé les conclusions tirées par l’agent d’ERAR au sujet des risques, ainsi que les conclusions tirées par l’agent d’ERAR au sujet de la crédibilité. Elle a accepté la conclusion de l’agent d’ERAR suivant laquelle la preuve ne démontrait pas que les demandeurs seraient ciblés à leur retour.

b)      L’agente a déclaré qu’elle était bien consciente de la différence entre l’évaluation des risques exigée de l’agent d’ERAR et celle à laquelle doit procéder le tribunal saisi d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Elle a expressément fait observer qu’elle se fondait sur les conclusions de l’agent d’ERAR, qui s’était lui-même fondé sur les motifs de la Commission, car ces conclusions avaient trait à la solidité des allégations qui constituaient le fondement de l’allégation relative aux risques.

c)      L’agente a fait observer qu’il ressortait de son examen de la preuve documentaire que la Libye n’a pas un très bon dossier en matière de respect des droits de la personne, tout en signalant que la preuve ne faisait pas état d’une situation dans laquelle les demandeurs seraient probablement exposés à des difficultés inusitées, injustifiées ou excessives. Elle a en particulier signalé certains développements positifs en Libye et mentionné que les sanctions imposées par les Nations Unies avaient été levées en 2003.

d)      L’agente a fait observer qu’il ressortait des observations les plus récentes des demandeurs que leur principale préoccupation ne concernait pas le risque auquel ils seraient exposés, mais bien les difficultés qu’entraînerait la réinstallation de leur famille, la recherche d’un emploi et d’un logement et l’adaptation des enfants à un nouveau milieu.

 

[11]           L’agente a examiné la question de l’intérêt supérieur des enfants :

a)      Elle a tout d’abord mentionné que les enfants des demandeurs ne risquaient pas le renvoi, puisqu’ils sont des citoyens canadiens. Elle a fait observer que l’analyse du risque qui s’appliquait aux demandeurs valait aussi pour les enfants; elle a néanmoins estimé qu’il fallait évaluer les risques auxquels les enfants seraient personnellement exposés. L’agente a procédé à un examen approfondi de la preuve documentaire et a conclu qu’il n’y avait rien dans la preuve qui permettait de penser que les enfants subiraient des difficultés inusitées, injustifiées ou excessives. Elle a estimé significatif le fait que les demandeurs avaient deux enfants plus âgés qui étaient nés en Libye et qui y vivaient toujours et qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté pour démontrer les difficultés qu’ils y auraient rencontrées.

b)      L’agente a accordé beaucoup de poids à la situation générale en matière des droits de la personne en Libye pour apprécier l’intérêt supérieur des enfants. Elle a conclu que les enfants nés au Canada auraient à composer avec une longue période d’adaptation, étant donné qu’ils ne parlent pas l’arabe. Elle a conclu qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada.

 

[12]           L’agente a expliqué que le renvoi causerait aux demandeurs des difficultés et un stress qui étaient aggravés notamment par le décès de leur fils, Hisham. Elle a toutefois estimé qu’on ne pouvait qualifier ces difficultés d’inusitées, d’injustifiées ou d’excessives.

 

[13]           Enfin, l’agente a tenu compte de l’exclusion du demandeur du fait de sa complicité à l’égard de crimes contre l’humanité. Elle a cité un long passage des motifs de la Commission et a accepté la conclusion de celle-ci suivant laquelle le demandeur faisait partie du Service de renseignement libyen, qui est une organisation visant principalement des fins limitées et brutales. L’agente a fait observer qu’elle avait accordé beaucoup de poids à ce fait dans son analyse de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

 

[14]           L’agente a conclu en reprenant à tour de rôle les facteurs examinés. Elle a déclaré que l’intégration des demandeurs dans leur milieu sur une période de huit ans, le traumatisme imputable à la mort de leur fils et l’intérêt supérieur des enfants étaient tous des facteurs qui l’incitaient à faire droit à la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Elle a fait observer que les risques auxquels les demandeurs seraient exposés, de même que leur travail et leur degré d’établissement sur le plan financier n’étaient pas des facteurs significatifs. Enfin, elle a déclaré qu’elle avait accordé une plus grande valeur à l’exclusion du demandeur qu’aux autres facteurs. Elle a par conséquent estimé que les demandeurs ne subiraient pas de difficultés inusitées, injustifiées ou excessives s’ils retournaient en Libye et elle a estimé qu’il n’y avait pas de raisons d’ordre humanitaire suffisantes pour justifier de dispenser les demandeurs de l’obligation de présenter leur demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada.

 

ANALYSE

Norme de contrôle

[15]           Notre Cour a déjà déclaré qu’il y a lieu de faire preuve d’un degré élevé de retenue envers les décisions relatives à des raisons d’ordre humanitaire et que la norme applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817).

 

[16]           À la suite de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9, de la Cour suprême du Canada, les décisions relatives à des raisons d’ordre humanitaire devraient continuer à faire l’objet de retenue de la part de la Cour et elles sont assujetties à la nouvelle norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, précité, au par. 55, 57, 62 et 64).

 

[17]           Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au par. 47).

 

L’agente a-t-elle commis une erreur en n’expliquant pas pourquoi l’intérêt supérieur des enfants ne suffisait pas pour l’emporter sur les autres facteurs?

 

[18]           Les demandeurs affirment que, bien qu’il ne soit pas déterminant, l’intérêt supérieur de l’enfant est un facteur important. Ils font valoir que l’exclusion du demandeur ne constitue pas un facteur suffisant pour l’emporter sur tous les autres facteurs et notamment sur celui de l’intérêt supérieur des enfants.

 

[19]           Les demandeurs citent le jugement Malekzai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1571, au paragraphe 25, [2005] A.C.F. no 1956 :

[25]    Il n'y a aucun doute que l'agent cherchait à être « réceptif et attentif » à l'intérêt des enfants, mais il semble qu'il n'y ait pas été sensible. Il a expressément refusé de tenir compte de « facteurs psychologiques et émotifs ». En réalité, il ignorait ce qui pouvait effectivement arriver. Le père serait renvoyé du Canada, où il ne pourrait jamais revenir et il serait probablement tué ou du moins torturé. La mère se retrouvait avec des moyens limités. Est-il vraiment nécessaire de susciter de nouveaux prestataires de l'aide sociale et de briser une autre famille?

 

[20]           Les demandeurs font valoir que l’agente aurait dû tenir compte des conséquences qu’aurait eu pour les enfants le fait de vivre en Libye sans leur père en raison du facteur de risque. Cet argument est mal fondé pour deux raisons. Premièrement, la présente espèce est différente de l’affaire Malekzai, précitée. Dans le cas qui nous occupe, l’agente a accepté les conclusions de l’agent d’ERAR et de la Commission, car ces conclusions avaient trait à la solidité des allégations qui constituaient le fondement de l’allégation de risque. Une de ces allégations, qui a été carrément rejetée, concernait la probabilité que le demandeur soit tué ou détenu s’il était renvoyé du Canada. Comme l’agente a accepté la conclusion de l’agent d’ERAR et de la Commission suivant laquelle cette allégation était sans fondement, on ne peut douter que l’agente en a effectivement tenu compte. Dans le jugement Malekzai, la Cour a jugé, au paragraphe 12, que le demandeur serait exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s'il devait retourner en Afghanistan.

 

[21]           Par cet argument, les demandeurs invitent la Cour à réévaluer les facteurs analysés par l’agent chargé d’examiner les raisons d’ordre humanitaire. Ce n’est pas le rôle de la Cour et je refuse de le faire à défaut d’erreur justifiant notre intervention (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, au paragraphe 11, [2002] 4 C.F. 358).

 

L’agente a-t-elle commis une erreur en n’évaluant pas le cas de la demanderesse, qui n’était pas complice de crimes contre l’humanité, et en n’envisageant pas la possibilité de lui permettre de demeurer au Canada indépendamment de l’exclusion du demandeur ?

 

[22]           Les demandeurs affirment par ailleurs que l’agente a commis une erreur en n’évaluant pas le poids du facteur d’exclusion par rapport à la situation de la demanderesse. Ils font valoir que l’agente n’a cité aucun facteur négatif en ce qui concerne la demande d’asile présentée par la demanderesse et que l’agente était tenue de vérifier si la conduite du demandeur était suffisante pour justifier le refus de la demande d’asile de la demanderesse. Si l’agente avait dûment tenu compte de la situation de la demanderesse, il lui aurait été loisible de lui accorder une dispense pour des raisons d’ordre humanitaire sans accorder cette dispense à son mari.

 

[23]           Je souscris à l’argument des demandeurs. La décision de l’agente de refuser d’accorder une dispense aux deux demandeurs, sans expliquer pourquoi l’exclusion du demandeur devrait avoir une incidence sur la demande de la demanderesse, constitue une décision arbitraire qui n’appartient de toute évidence pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit

 

[24]           Le défendeur fait valoir que l’agente a suffisamment évalué la demande de la demanderesse en la mentionnant dans son analyse des autres facteurs. Cet argument est mal fondé. L’agente a bien pris soin d’expliquer dans ses motifs que l’exclusion du demandeur était le facteur déterminant, ainsi que le seul et unique facteur négatif. Il n’y avait rien dans les éléments de preuve dont l’agente disposait qui permettait d’établir un lien entre la demanderesse et l’exclusion. Il est contraire à toute logique de conclure, sans motiver cette conclusion, que la conduite du demandeur suffit à elle seule à l’emporter sur les facteurs positifs attribuables à la demanderesse. Il faut se rappeler que la demanderesse a déposé une demande distincte fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

 

[25]           Aucune question à certifier n’a été proposée et aucune ne se pose.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie uniquement en ce qui concerne la demanderesse. L’affaire est renvoyée à la Commission pour être réexaminée par un autre agent. Aucune question n’est certifiée.

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL. L.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-4094-07

 

INTITULÉ :                                                   FUAD AL MANSURI

                                                                        NURIA BEN AMER

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

                                                                                                                       

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 21 MAI 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 23 MAI 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Krassina Kostadinov                                                     POUR LES DEMANDEURS

                                                                                    

Leanne Briscoe                                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lorne Waldman                                                             POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

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