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Date : 20080526

Dossier : IMM-3875-07

Référence : 2008 CF 664

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2008

En présence de Monsieur le juge Orville Frenette

 

ENTRE :

CAN GUNES

 

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision rendue le 15 août 2007 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), par laquelle la Commission concluait qu’il n'était pas un réfugié au sens de la Convention et qu'il n'avait pas la qualité de personne à protéger. La permission de présenter une demande de contrôle judiciaire en l’espèce a été accueillie par ordonnance rendue le 3 mars 2008.

 

I. Résumé des faits

 

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Turquie âgé de 32 ans qui a présenté au Canada, le 22 février 2006, une demande d’asile depuis le pays fondée sur sa religion, ses opinions politiques et son appartenance à un groupe social en vertu des paragraphes 96 et 97 de la Loi. Il est un Kurde alevi et un sympathisant du Parti socialiste-démocrate (SDP).

 

[3]               Le demandeur a soutenu avoir été arrêté et détenu par la police en de nombreuses occasions  et avoir été agressé en Turquie par des nationalistes et des fondamentalistes.

 

[4]               Le demandeur a soutenu qu’au mois de novembre 2005, alors qu’il était l’hôte en sa demeure d’une réunion d’amis et de membres du SDP, la police s’est présentée, l’a arrêté et l’a accusé d’entretenir des rapports avec une organisation illégale. Il aurait alors été torturé en étant coupé à l’arrière du cou, en subissant des brûlures de cigarette sur les mains et aux poignets ainsi que des coupures aux doigts. Cet incident l’a poussé à fuir la Turquie et à venir au Canada.

 

[5]               À la suite de son départ de Turquie, les autorités policières ont arrêté sa sœur et son père pour savoir où le demandeur s’en était allé. Il craint ce que la police lui réserverait comme traitement s’il retournait en Turquie.

 

 

 

II. La décision visée par le présent contrôle judiciaire

 

[6]               Dans sa décision, la Commission a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité en disant douter de la survenance des événements du mois de novembre 2005. La Commission a donné tort au demandeur et elle a par la suite conclu que la preuve était insuffisante pour établir qu’il était une personne à protéger en raison de sa religion et de son appartenance à un groupe social.

 

[7]               Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Commission.

 

III. La norme de contrôle

 

[8]               Afin d’évaluer la décision de la Commission, il est nécessaire d’établir la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à l’examen de sa décision. Il s’agit de savoir si la Commission a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité; celles-ci s’apparentent à des conclusions sur les faits. 

 

[9]               Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. No 9 (QL), la Cour suprême du Canada a récemment modifié le cadre analytique applicable au contrôle judiciaire d’une mesure administrative en laissant tomber, notamment, la distinction entre le caractère raisonnable simpliciter et celui du manifestement déraisonnable, établissant ainsi deux normes de contrôle, c.-à-d. celle de la décision correcte et celle de la raisonnabilité.

 

[10]           Le processus de contrôle judiciaire se déroule maintenant en deux étapes décrites au paragraphe 62 :

[…] Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.  En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

[11]           Au paragraphe 160, la Cour suprême a décidé qu’il n’est pas nécessaire d’examiner tous les facteurs afin de déterminer la norme de contrôle applicable comme c’est le cas avec l’approche pragmatique et fonctionnelle.

 

[12]           Aucun motif ne permet d’affirmer que la jurisprudence actuelle est insatisfaisante et qu’elle ne s’applique pas en l’espèce. Or en vertu de cette jurisprudence, la Cour devrait évaluer la décision en tenant compte de l’ancienne norme de la décision manifestement déraisonnable (Pushpanathan c. Canada (MCI), [1998] 1 R.C.S. 982, 226 N.R. 201).

 

[13]            Selon la nouvelle norme, telle qu’elle est énoncée au paragraphe 161 de l’arrêt Dunsmuir, « [...] la décision relative à une question de fait commande toujours la déférence » et « [...] lorsque le litige ne porte que sur les faits, il n’est nécessaire de tenir compte d’aucun autre facteur pour déterminer si la déférence s’impose à l’endroit du décideur administratif ». La norme de contrôle applicable en l’espèce est donc celle de la raisonnabilité.

 

[14]           Voici les observations de la Cour suprême formulées au paragraphe 47 :

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[15]           Dans Canada (P.G.) c. Grover, 2008 CAF 97, [2008] A.C.F. No 401 (QL), une décision très récente de la Cour d’appel fédérale, la Cour s’est ainsi exprimée au par. 6 :

La cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable doit se demander si la décision examinée possède les attributs de la raisonnabilité, en particulier si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Or, la décision de l'arbitre fait bel et bien partie des issues acceptables.

 

IV. La preuve (résumé)

 

[16]           Le demandeur soutient qu’il est Kurde alevi ayant des opinions politiques de gauche et que, par le passé, il a été arrêté et détenu par les autorités policières, et cela depuis sa dernière année d’études secondaires (1988 ou 1989). Il est alors devenu un sympathisant du SDP, parti politique légal en Turquie, sans toutefois en devenir membre car cela aurait eu des conséquences négatives sur ses perspectives de carrière dans le marché du travail.

 

[17]           Il a été arrêté et emprisonné pendant deux jours au mois de mars 2005 et il a déclaré que lors d’une assemblée politique, tenue en sa demeure au mois de novembre 2005, il a été arrêté par la police et accusé d’entretenir des rapports avec une organisation illégale. Il a été torturé par la police et il porte sur son corps des cicatrices résultant de ces tortures. Il a alors cherché à obtenir la protection du Canada. 

 

[18]           Le demandeur a déposé des affidavits quant à son ethnicité en tant que Kurde alevi; il a aussi présenté une lettre d’un représentant du SDP déclarant qu’il avait participé aux activités du SDP jusqu’au mois de novembre 2005.

 

[19]           Le demandeur a produit une lettre signée d’une infirmière, Mme Derya Hekim, qui a prodigué des [traduction] « soins temporaires » au demandeur qui portait « des marques noires et bleues, coupures, cicatrices et enflures (cicatrices dont elle se doutait qu’elles avaient été causées par des brûlures de cigarettes) ». Il a également déposé un rapport médical rédigé par le Dr A.I. Hirsz, M.D., daté du 23 avril 2007, où il est déclaré qu’il avait examiné le demandeur et observé des signes objectifs de violences physiques, cicatrices, coupures et une cicatrice classique de brûlure de cigarettes à l’arrière de son pied droit (cercle de 7 mm x 7 mm). Ces cicatrices étaient compatibles avec les passages à tabac et tortures allégués par le demandeur dans son témoignage.

 

[20]           Le demandeur a éprouvé d’autres symptômes correspondant au syndrome de stress post-traumatique. Il a aussi déposé un rapport, daté du 24 mars 2007, préparé par M. Gerald H. Devins, Ph.D., un psychologue-conseil et clinicien qui a réalisé une évaluation psychologique du demandeur et qui a conclu que ce dernier avait souffert d’un syndrome de stress post-traumatique chronique compatible avec ses expériences traumatisantes vécues en Turquie. Le Dr Donald E. Payne, psychiatre de Toronto, a également confirmé le diagnostic de « syndrome de stress post-traumatique ».

 

[21]           La preuve comprend des documents et des rapports internationaux sur la situation en Turquie qui révèlent que les forces de l’ordre de l’État turque, soit les forces policières ou  d’autres forces de sécurité, ont utilisé la répression violente, la torture et ont porté atteinte aux droits fondamentaux de la personne. Ces documents révèlent l’existence d’abus de pouvoir de la police exercé sur des citoyens qui ont tenté sans succès d’obtenir refuge à l’étranger et qui ont dû revenir en Turquie.

 

[22]           Un rapport du Département d’État américain en cite un autre de 2006 sur le traitement des droits de la personne en Turquie (publié le 5 mars 2007) qui fait état de torture infligée par un groupe identifié d’officiers de police qui se servaient du corps d’un détenu pour éteindre des cigarettes. 

 

V. Les arguments du demandeur

 

[23]            Le demandeur soutient que :

a.)    La Commission a commis une erreur dans sa décision et elle a omis d’évaluer l’ensemble  des éléments de preuve. La Commission a ignoré ou a écarté des éléments de preuve corroborant les explications du demandeur relativement à sa religion, à ses opinions politiques et à la persécution qui s’en est suivie;

b.)    La Commission a conclu de façon erronée que le demandeur n’était pas crédible et que son récit des événements n’était pas plausible;  

c.)    La Commission a omis de prendre en compte les rapports médicaux et psychologiques, et de leur donner le poids qu’il convient, en particulier à leur valeur lors de l’évaluation de la crédibilité du demandeur qui a souffert du syndrome de stress post-traumatique.

 

VI. Les arguments du défendeur

 

[24]           Le défendeur soutient que :

a.)    La conclusion de la Commission portant sur la crédibilité et la vraisemblance de la preuve relevait tout à fait de sa compétence et était étayée de façon raisonnable par les faits du dossier;

b.)    La Commission a pris en compte l’ensemble des éléments de preuve et a tiré des conclusions qui étaient fondées sur les faits;

c.)    La Commission a pris en compte la preuve documentaire qui ne corroborait pas le témoignage du demandeur;

d.)    La Commission a pris en compte les avis des docteurs en psychologie et en médecine. Ces rapports n’ont pas établi le moment dans le passé où ces marques objectives de traumatisme sont survenues ou ces cicatrices, infligées.

 

VII. Analyse

 

[25]           Il est de droit bien établi de réitérer que les tribunaux administratifs possèdent un très large pouvoir discrétionnaire en matière d’évaluation des faits, sur les questions de valeur à accorder aux éléments de preuve ainsi que sur celles de crédibilité et de vraisemblance.

 

[26]           Les Cours font preuve de retenue à l’égard des décisions administratives portant sur des conclusions de faits, sur la valeur et sur les éléments déjà discutés. La Cour n’interviendra que s’il est démontré que les conclusions n'étaient pas raisonnablement étayées par des éléments de preuve. (Stelco Inc. c. British Steel Canada Inc., [2000] 3 C.F. 282, 252 N.R. 364 (C.A.)).

 

VIII. La Commission a-t-elle adéquatement  apprécié l’ensemble de la preuve?

 

[27]           La Commission a examiné les éléments de preuve et les nombreux documents soumis par le demandeur au soutien de sa version des événements et de la torture qu’il a subie en Turquie. La Commission n’a pas tenu compte de ses allégations de militantisme au sein du SDP et a consacré trop de temps à établir la distinction entre appartenir à un tel parti ou y militer. La Commission a simplement déclaré que les événements du mois de novembre 2005 ne se sont pas produits et qu’ils avaient été inventés. La preuve documentaire soumise n’avait pu confirmer la version du demandeur.

 

[28]           L’évaluation de la Commission a été trop superficielle, et même si elle n’a pas accordé de crédibilité ou de vraisemblance à la version du demandeur, elle ne pouvait ignorer tous les éléments de preuve soumis, telles la lettre du SDP confirmant les contributions faites au parti, et la documentation en général concernant le traitement réservé aux Kurdes alevi et les preuves de torture (Kaur c. Canada (MCI), 2005 CF 1491, au par. 24, 143 A.C.W.S. (3d) 1094).

 

IX. La Commission a-t-elle ignoré les éléments de preuve de torture?

 

[29]           Je crois que la Commission n’a pas tenu compte des éléments de preuve factuelle telle que les signes objectifs de torture comme les coupures, les cicatrices et le traumatisme psychologique et les conséquences qui en découlent.

 

[30]           Premièrement, il y a la lettre de l’infirmière qui déclare avoir prodigué des traitements médicaux au demandeur en Turquie pour des blessures, coupures et cicatrices qui auraient pu résulter d’agressions physiques que ce dernier a décrites.

 

[31]           Deuxièmement, le rapport médical du Dr A.I. Hirsz, rédigé au Canada en 2007, qui a observé des signes de torture ou de mauvais traitements sur le corps du demandeur comme [traduction] « une brûlure classique de cigarette ». Il a également écrit dans son rapport que le demandeur souffrait du syndrome de stress post-traumatique. Le rapport psychologique de M. Gerald H. Devins qui a effectué une évaluation psychologique du demandeur en arrive également à la conclusion que celui-ci a été victime d’un syndrome de stress post-traumatique, ce qu’a confirmé le Dr Donald E. Payne, psychiatre.

 

[32]           La Commission a accepté l’avis de ces trois témoins-experts mais elle a néanmoins conclut ne pas être liée par le point de vue du milieu médical sur la cause de ces blessures. La Commission n’a pas tenu compte du diagnostic de syndrome de stress post-traumatique et ses effets sur les invraisemblances dans le témoignage du demandeur et ses réponses aux questions (Chen c. Canada (MCI), (1995) A.C.F. 1070, au par. 18 (QL)).

 

[33]           Il est difficile de comprendre comment un tribunal peut ignorer la cause logique et évidente de torture comme des coupures et des « brûlures de cigarette » particulièrement lorsqu’un rapport du 16 novembre 2004 d’Amnesty International démontre, à la page 17, la pratique généralisée de la torture et l’impunité de leurs auteurs en certaines parties de la Turquie. Il ne fait aucun doute que la Commission pouvait apprécier les avis des témoins experts et décider de la qualité de ces éléments de preuve et de la mesure dans laquelle ils étaient essentiels à la revendication du demandeur (Gosal c. Canada (MCI) (1998), 78 A.C.W.S. (3d) 577, [1998] A.C.F. No 346 (1re inst.) (QL).

 

[34]           La Commission peut entretenir un certain scepticisme dans l’appréciation d’un avis d’expert, particulièrement lorsque le fondement factuel qui le sous-tend consiste en un résumé d’une version donnée à l’expert par la personne interrogée (Canada (MCI) c. Szoradi, 2003 CFPI 388, 122 A.C.W.S. (3d) 343). Dans Gardanzari c. Canada (MCI), 2005 C.F. 1047, 141 A.C.W.S. (3d) 618, le juge Richard Mosley a refusé d’accueillir une demande de contrôle judiciaire dans une affaire où un psychiatre a présenté un rapport et en a déposé un autre modifié ultérieurement. Le juge Mosley a fondé sa décision sur le premier rapport parce que la Commission n’a pas accordé de crédibilité au fondement factuel du rapport modifié.

 

[35]           Dans Ameir c. Canada (MCI), 2005 C.F. 876, 47 Imm. L.R. (3d) 169, le juge

 Edmond P. Blanchard, dans une décision éclairée, a accueilli une demande de contrôle judiciaire dans une affaire où le demandeur revendiquait le statut de réfugié parce qu’il disait craindre avec raison d’être persécuté du fait d’avoir été arrêté et battu à plusieurs reprises en raison de son appui à un parti d’opposition en Tanzanie. La décision était fondée sur l’absence de poids donné par la Commission à l’opinion clinique du Dr Hirsz qui avait remarqué des cicatrices et au rapport psychologique du Dr Payne qui faisait état de symptômes physiques résultant de mauvais traitements subis aux mains des autorités turques (par. 27).

 

[36]           Il s’ensuit que la Commission aurait dû examiner plus en profondeur les avis des experts médicaux en l’espèce avant de prendre une décision sur la crédibilité de la version des faits du demandeur et l’invraisemblance de son récit.

 

[37]           Y déroger constitue une erreur susceptible de contrôle qui justifie le renvoi de la présente affaire aux fins de réexamen.


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE QUE

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent de la Commission pour réexamen.

2.                  Aucune question de portée générale ne soit certifiée.

 

 

         « Orville Frenette »         

         Juge suppléant

 

 

                       

 

Traduction certifiée conforme

Jean- Jacques Goulet, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3875-07

 

INTITULÉ :                                       Can Gunes

                                                            c.

                                                            MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 12 mai 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               Le juge suppléant FRENETTE

 

DATE :                                               Le 26 mai 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Douglas Lehrer

 

POUR LE DEMANDEUR

Manuel Mendelzon

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

VanderVennen Lehrer

Avocats

45, rue St. Nicholas

Toronto (Ontario)  M4Y 1W6

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims,

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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