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Date : 20080521

Dossier : IMM-4469-07

Référence : 2008 CF 638

Toronto (Ontario), le 21 mai 2008

En présence de monsieur le juge Maurice E. Lagacé

 

Entre :

BAKHODIR KAMILOV

 

demandeur

et

 

le ministre de la citoyenneté

et de l’immigration

 

défendeur

 

motifS du jugement et jugement

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision datée du 10 octobre 2007 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) concluait que le demandeur n’était ni un « réfugié au sens de la Convention » ni une « personne à protéger » aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.


I. Les faits

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Ouzbékistan âgé de 32 ans. Il travaillait au sein d’une société de pièces de rechange d’automobiles à titre de chef de l’entrepôt où les pièces de rechange étaient conservées.

 

[3]               Il allègue que la société a fait l’objet d’une vérification par la police fiscale en février 2005 parce qu’un nombre important de pièces de rechange n’étaient pas comptabilisées. Le demandeur alléguait que le propriétaire de la société vendait les stocks pour de l’argent comptant, sans documentation, pour éviter de payer les taxes. Toutefois, selon le demandeur, le propriétaire l’a blâmé et a déclaré à la police qu’il avait volé les stocks manquants.

 

[4]               Le demandeur allègue qu’il craignait que son ancien patron le tue et que la police ouzbèke, croyant qu’il avait commis le vol, le torturerait pour obtenir une fausse confession. Il a donc quitté l’Ouzbékistan muni de son propre passeport et s’est rendu en mars 2005 en Ukraine, où il a vécu et travaillé comme boucher pendant un an.

 

[5]               Il a ensuite versé de l’argent pour obtenir un passeport turc et un visa de visiteur au Canada et a quitté l’Ukraine pour le Canada, où il est arrivé à bord d’un vol d’Air France le 7 mars 2006. Il a été interrogé par les douaniers à la frontière canadienne le 8 mars 2006 avec l’aide d’un interprète. Il a présenté son FRP le 21 mars 2006, et la Commission a tenu une audience le 29 mars 2007.

 


II. La décision de la Commission

[6]               La Commission qualifie de questions clés en l’espèce les éléments subjectifs et objectifs d’une crainte de persécution fondée et la crédibilité du témoignage du demandeur.

 

[7]               En ce qui a trait aux éléments subjectifs de la crainte d’être persécuté, la Commission constate que le demandeur n’a pas présenté de demande d’asile en Ukraine, où il a travaillé et vécu pendant un an, ni en France, malgré le fait qu’il ait traversé ce pays au cours de son voyage vers le Canada. La Commission accepte les explications du demandeur concernant son omission de demander l’asile fondée sur l’affirmation selon laquelle l’Ukraine expulse les demandeurs d’asile et le fait qu’il ne parlait pas français au moment de son transit. Toutefois, selon le raisonnement de la Commission, puisqu’aux dires du demandeur il s’enfuyait pour sauver sa vie, on se serait attendu à ce qu’il présente une demande d’asile à la première occasion. La Commission reconnaît que le retard à demander l’asile n’est pas déterminant, mais qu’il constituait quand même un facteur pertinent à examiner. En conséquence, la Commission tire une inférence défavorable de l’omission de demander l’asile et conclut que le demandeur n’a pas de crainte subjective.

 

[8]               En ce qui a trait à l’élément objectif de la crainte d’être persécuté, la Commission tire une inférence défavorable du fait que le demandeur a quitté l’Ouzbékistan sans jamais avoir parlé à son patron ou à la police à propos de l’accusation ou sans avoir fait d’efforts pour établir son innocence devant le système de justice de l’Ouzbékistan en retenant les services d’un avocat. La Commission constate également l’absence d’élément de preuve appuyant la thèse selon laquelle le demandeur fait l’objet d’un mandat d’arrestation ou d’accusations criminelles. Elle s’appuie plus particulièrement sur une communication d’Interpol du 23 février 2003 qui confirme qu’une recherche dans les dossiers criminels centralisés n’a révélé aucune mention du demandeur. La Commission a conclu que le demandeur n’avait fourni aucune explication raisonnable concernant l’absence de dossier ou de preuve documentaire si les autorités le recherchaient pour un vol de dix millions de dollars américains.

 

[9]               La Commission conclut que le témoignage du demandeur n’est ni digne de foi ni crédible et que, selon la prépondérance des probabilités, les incidents allégués sur lesquels repose sa demande d’asile ne se sont jamais produits. La Commission conclut que le demandeur n’est pas motivé par la crainte, mais qu’il tente de contourner le système d’immigration afin de rechercher une vie meilleure au Canada.

 

[10]           Au bout du compte, la Commission n’accepte pas la preuve présentée par le demandeur et conclut qu’il a omis d’établir qu’il existait une possibilité raisonnable ou sérieuse de persécution ou de menace à sa vie s’il devait retourner en Ouzbékistan.

 

III. Questions en litige

[11]           Dans la présente instance, le demandeur soulève les questions suivantes :

·                  La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de fournir des motifs suffisants à l’appui de ses conclusions?

·                  La Commission a-t-elle commis une erreur en laissant de côté le témoignage et la preuve documentaire ou en fondant sa décision sur des hypothèses?

 


IV. Norme de contrôle

[12]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51, la Cour suprême du Canada déclare « […] qu’en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité. » Puisque les questions soulevées en l’espèce sont des questions mixtes de droit et de fait, la Cour conclut que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

 

[13]           Cette norme exige que la Cour effectue un examen assez poussé des motifs d’une décision tout en reconnaissant que, lorsque le décideur possède un certain degré d’expertise ou de connaissance du sujet, elle doit faire preuve d’une certaine déférence. Par conséquent, la Cour analysera la décision de la Commission en s’attachant à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 


V. Analyse

La Commission a-t-elle commis une erreur en omettant de fournir des motifs suffisants à l’appui de ses conclusions?

[14]           Le demandeur soutient que la Commission a omis de mener une analyse appropriée ou de fournir des motifs adéquats de la raison pour laquelle elle conclut que son témoignage est complètement indigne de foi et manque tout à fait de crédibilité. Il affirme qu’il a fourni un témoignage détaillé et cohérent concernant sa demande d’asile au cours de son entrevue au point d’entrée, dans son FRP et à l’audience, mais que la Commission a omis de signaler une seule omission, contradiction ou incohérence dans son témoignage ou de faire des commentaires à propos de son comportement durant son témoignage. Par conséquent, la Commission aurait commis une erreur en n’énonçant pas en termes clairs et explicites les raisons pour lesquelles elle a tiré des conclusions défavorables quant à sa crédibilité (voir Hilo c. Canada (M.E.I.) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.)).

 

[15]           Mais les conclusions de la Commission quant à la crédibilité semblent intimement liées à sa conclusion concernant l’absence d’une crainte de persécution fondée. Bien que les conclusions quant à la crédibilité puissent ne pas avoir été elles-mêmes déterminantes pour la demande d’asile, elles constituent un aspect essentiel de la décision de la Commission.

 

[16]           La Cour ne peut pas accepter l’argument que la Commission omet de fournir des motifs adéquats dans sa décision pour tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur. Un examen attentif et complet de la décision de la Commission dans son ensemble montre que tout au long de ses motifs elle relève les occasions où elle tire des inférences défavorables du témoignage et du comportement du demandeur, et qu’elle souligne ce qu’elle estime être les invraisemblances dans sa demande d’asile. En conséquence, il n’est pas possible de dire que la Commission n’énonce pas ses conclusions quant à la crédibilité en termes clairs et explicites ou qu’elle ne fournit pas de motifs suffisants à l’appui de ses conclusions à cet égard.

 

La Commission a-t-elle commis une erreur en laissant de côté le témoignage et la preuve documentaire ou en fondant sa décision sur des hypothèses?

 

[17]           Le demandeur conteste la conclusion de la Commission selon laquelle il a omis d’établir une crainte de persécution fondée en prétendant que la Commission fait abstraction de la preuve pour rendre la décision qu’elle rend ou émet des hypothèses à propos de cette preuve.

 

[18]           La Commission conclut qu’il n’a pas une crainte subjective parce qu’il n’a pas fait une demande d’asile en Ukraine. Le demandeur soutient qu’il a expliqué à la Commission les raisons pour lesquelles il a agi de la sorte : il savait que l’Ukraine avait expulsé des demandeurs d’asile vers l’Ouzbékistan et il a présenté des éléments de preuve documentaire qui indiqueraient que l’Ukraine aurait refusé l’asile à des personnes se trouvant dans la même situation que lui.

 

[19]           Le demandeur soutient également que la Commission a commis une erreur en tirant une inférence défavorable du fait qu’il n’avait pas parlé à son patron, la personne qui l’avait faussement accusé, ou à la police, qui avait couramment recours à la torture pour obtenir de fausses confessions. Il prétend aussi que la Commission a omis de reconnaître ces allégations de torture et laissé de côté les éléments de preuve documentaire corroborants.

 

[20]           De plus, le demandeur soutient que les inférences et les conclusions tirées par la Commission à partir de la vérification faite par Interpol étaient erronées et fondées sur de pures hypothèses. Le demandeur souligne que les problèmes seraient survenus en 2005, alors que la Commission mentionne une communication d’Interpol datée du « 23 février 2003 », et qu’il n’y avait aucune preuve à propos de la nature des renseignements, s’il en est, que l’Ouzbékistan communique à Interpol. En outre, la Commission a supposé qu’Interpol aurait un dossier d’un crime aussi important, disant que le vol était de dix millions de dollars américains, alors que, selon le demandeur, le montant réel était de dix millions de sums (monnaie ouzbèke).

 

[21]           Le demandeur demande plus ou moins que la Cour analyse et évalue sa preuve et qu’elle tire une conclusion différente de celle de la Commission. Cela n’est cependant pas le rôle de la Cour. La Commission, jouissant d’une expertise dans son domaine, a entendu le demandeur et est par conséquent bien mieux placée que la Cour pour évaluer la preuve, ses faiblesses et sa force et se prononcer sur sa recevabilité.

 

[22]           La Cour n’a qu’à vérifier si les inférences et conclusions de la Commission à propos de l’absence de crainte objective et subjective du demandeur sont raisonnables ou non. En ce qui a trait au risque de torture, le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve documentaire pour étayer son témoignage selon lequel des accusations criminelles avaient été déposées contre lui. En outre, vu qu’il a ensuite quitté l’Ouzbékistan en utilisant son passeport authentique alors que la police l’aurait recherché et l’aurait torturé, on ne peut que mettre en doute sa crainte. En ce qui a trait à l’explication du demandeur pour ne pas avoir présenté une demande d’asile en Ukraine, il semble que les Ouzbeks à qui l’asile a été refusé en Ukraine ont été expulsés conformément à une demande d’extradition pour leur prétendue participation à un massacre en Ouzbékistan; il s’agissait là d’une situation très différente de celle du demandeur. En ce qui concerne les renseignements d’Interpol, le défendeur soutient que, peu importe les commentaires de la Commission, ils ne constituaient pas un facteur déterminant quant à sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni de preuve d’accusations portées ou de mandats délivrés contre lui.

 

[23]           Les motifs donnés par les tribunaux administratifs, à l’instar de la Commission en l’espèce, ne doivent pas être examinés à la loupe par la cour et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis (voir Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (1re inst.)). De plus, comme la Cour suprême l’a déclaré dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, une cour qui révise une décision selon la norme de la décision raisonnable s’attardera « à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

[24]           La présente affaire repose sur l’omission du demandeur d’établir au moyen d’une preuve crédible et digne de foi le principal élément de sa demande d’asile, à savoir le fait qu’il serait soupçonné d’avoir commis un vol à l’encontre de son employeur en Ouzbékistan ou qu’il ferait l’objet d’une enquête à cet égard.

 

[25]           Malgré le fait que la preuve que la Commission aurait laissé de côté peut établir un risque objectif pour les personnes faisant l’objet d’une enquête de la police en Ouzbékistan (ou, à l’égard de la preuve concernant les demandes d’asile en Ukraine, selon laquelle il existait des demandeurs d’asile en particulier qui avaient été expulsés vers l’Ouzbékistan), le demandeur était néanmoins tenu de présenter une preuve crédible et digne de foi à propos de sa propre situation, de telle sorte qu’il s’exposerait aux mêmes risques que ces autres personnes avec lesquelles il revendique un lien. (Voir, par analogie, Sibanda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1400)

 

[26]           En l’espèce, la Commission conclut que le demandeur était complètement indigne de foi et manquait tout à fait de crédibilité à propos de sa propre situation, et il n’est pas possible de dire que cette conclusion de la Commission est déraisonnable. De plus, ni dans les documents présentés à la Commission ni dans la présente instance le demandeur n’a-t-il été en mesure de fournir des éléments de preuve corroborant sa déclaration selon laquelle le vol s’est produit, qu’il a fait l’objet ou fait l’objet d’une enquête ou qu’il était ou est recherché relativement à une enquête de ce genre. En d’autres mots, le demandeur a omis de fournir une preuve crédible et digne de foi de sa propre situation montrant qu’il s’expose aux mêmes risques que d’autres personnes faisant l’objet d’une enquête par la police en Ouzbékistan.

 

[27]           Compte tenu de cette omission, la preuve qui aurait été laissée de côté n’est pas, en fin de compte, pertinente pour la décision de la Commission. La Commission ne commet pas d’erreur en n’analysant pas la preuve concernant le risque de torture par la police ouzbèke lorsque le demandeur omet de démontrer une raison pour laquelle il tomberait aux mains de la police ouzbèke.  

 

[28]           En ce qui a trait aux erreurs alléguées à l’égard des renseignements d’Interpol, elles n’étaient pas déterminantes quant à la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’avait pas fourni de preuve d’accusations portées ou de mandats délivrés contre lui.

 

[29]           Dans l’ensemble, le demandeur a omis de montrer que la décision contestée est déraisonnable et qu’elle n’appartient pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 

[30]           La Cour convient avec les parties qu’il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

 

Pour les motifs qui précèdent, la cour rejette la demande.

 

                                                                                                            « Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

Dossier :                                                    IMM-4469-07

                                                           

 

Intitulé :                                                   BAKHODIR KAMILOV

c.

le ministre de la                                                            citoyenneté et de l’immigration

 

 

Lieu de l’audience :                             TORONTO (ONTARIO)

 

 

Date de l’audience :                           le 7 mai 2008

 

 

Motifs du jugement

Et jugement :                                          le juge suppléant LAGACÉ

 

 

Date des motifs

ET DU JUGEMENT :                                   le 21 mai 2008

 

 

 

Comparutions :

 

David P. Yerzy                                                  pour le demandeur

 

Sharon Stewart Guthrie                                     pour le défendeur

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

David P. Yerzy                                                   pour le demandeur

Avocat

Toronto (Ontario)                                                                    

 

 


John H. Sims, c.r.                                                  POUR LE DÉFENDEUR  

Sous-procureur général du Canada                                          

 

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