Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

 

Date : 20080521

Dossier : IMM‑4245‑07

Référence : 2008 CF 642

Toronto (Ontario), le 21 mai 2008

En présence de monsieur le juge Maurice E. Lagacé

 

ENTRE :

WARREN ALFREDO VIDAURRE CORTES

ANGELITA ROSELA SOLANO QUESADA

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, introduite en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, visant la décision du 28 septembre 2007 par laquelle une agente d’immigration (l’agente) a rejeté la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs et invoquant des considérations humanitaires.

 

I. Les faits

[2]               Les demandeurs, citoyens du Costa Rica, sont arrivés au Canada en mai 2002 et ont présenté des demandes d’asile qui ont été refusées. Par la suite, les demandeurs ont présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi et une demande de résidence permanente invoquant des considérations humanitaires. Depuis leur arrivée au Canada, ils ont célébré la naissance d’une fille.

 

[3]               Pendant qu’il était au Canada, le demandeur Warren Cortes (M. Cortes) a subi plusieurs lésions corporelles graves à la suite d’un accident du travail. Il allègue également en avoir été gravement traumatisé psychologiquement. Après l’accident, il a suivi une thérapie et une nouvelle formation sous les auspices de la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (la CSPAAT). Une partie de cette thérapie comportait des évaluations psychologiques. Les résultats de ces évaluations se trouvent dans le rapport d’octobre 2005 des services médicaux de Riverfront et dans le rapport de janvier 2006 de la Health Recovery Clinic.

 

[4]               M. Cortes a également présenté le rapport d’une psychologue, Mme Pilowsky, Ph.D., daté du 26 janvier 2006, de même qu’une lettre, datée du 12 mars 2007, de son médecin de famille, qui contient des observations sur son état psychologique.

 

II. La décision de l’agente

[5]               Dans ses motifs de rejet de la demande des demandeurs pour des considérations humanitaires, sous la rubrique intitulée [traduction] « Santé et traitement médical », l’agente a fait les observations suivantes concernant l’état psychologique de M. Cortes :

[traduction]

L’évaluation psychologique du demandeur a été effectuée vers le 26 janvier 2006 par Mme Pilowski, psychologue. Elle a fondé son évaluation sur une seule visite du demandeur à son bureau. Il n’existe aucune preuve que des visites antérieures ou postérieures aient eu lieu auprès d’un professionnel de la santé mentale. Mme Pilowsky affirme que le demandeur souffre du syndrome de stress post‑traumatique, qu’il est dans un état émotionnel instable et que, s’il devait quitter le Canada, il pourrait s’affaisser psychologiquement. Elle a ajouté : [traduction] « S’il lui est accordé de demeurer au Canada, le pronostic de guérison est bien meilleur, étant donné qu’il veut se recycler et commencer à travailler dès que ses blessures seront guéries. » Je ne suis pas sûre de savoir comment la psychologue a pu faire ce pronostic concernant le demandeur, après seulement une visite. J’accorde le respect dû à l’évaluation de Mme Pilowski comme évaluation faite par une spécialiste, mais, toutefois, je ne peux négliger de noter le moment où l’évaluation a eu lieu, que le demandeur n’a été vu qu’une seule fois, l’aiguillage vers cette spécialiste par l’avocat même qui représente le demandeur dans sa procédure d’immigration. Je conclus que toutes ces démarches sont donc intéressées et, par conséquent, je n’accorde guère de poids au diagnostic clinique de Mme Pilowsky.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[6]               Dans sa conclusion, l’agente déclare qu’elle a [traduction] « pris en considération tous les renseignements se rapportant à l’ensemble de la demande ».

 

III. La norme de contrôle

[7]               Les deux parties ont fait des observations sur la norme de contrôle à la lumière de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9. La norme de contrôle à appliquer à la décision d’un agent d’immigration concernant une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est la raisonnabilité (Kuhathasan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 587, aux paragraphes 16 et 17; Markis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2008] A.C.F. no 564, au paragraphe 20).

 

IV. Les prétentions

[8]               Les demandeurs prétendent que l’agente a commis une erreur en ne tenant pas compte des évaluations contenues dans le rapport d’octobre 2005 des services médicaux de Riverfront (RMS) et dans le rapport de janvier 2006 de la Health Recovery Clinic (HRC).

 

[9]               Le défendeur souligne que ces autres évaluations n’indiquent pas que le demandeur a été soigné au‑delà de la date du rapport du 26 janvier 2006 et il semble laisser croire que ces autres rapports d’évaluation ne sont pas en quelque sorte dignes de quelque examen simplement parce qu’ils ne démontrent pas des soins continus. Le défendeur mentionne également que la non‑prise en compte de ces autres évaluations n’a aucune importance compte tenu que les demandeurs n’ont présenté aucun autre élément de preuve concernant les soins, malgré une demande pour des documents supplémentaires.

 

[10]           De plus, le défendeur prétend que lorsque l’agente d’immigration a écrit qu’il y avait une absence de preuve concernant des évaluations antérieures ou de suivi, elle voulait dire que le demandeur n’avait fourni aucun élément de preuve montrant qu’il avait suivi les recommandations antérieures, et qu’il n’avait reçu aucun traitement après le rapport de Mme Pilowsky.

 

V. Les questions en litige

1.   L’agente a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte ou en interprétant mal les éléments de preuve médicale?

2.      L’agente a‑t‑elle commis une erreur en faisant une analyse incomplète de l’intérêt supérieur de l’enfant canadien?

3.      L’agente a‑t‑elle commis une erreur en s’appuyant sur des éléments de preuve extrinsèques non communiqués aux demandeurs?

 

 

VI. Analyse

L’agente a‑t‑elle commis une erreur en ne tenant pas compte ou en interprétant mal les éléments de preuve médicale?

 

[11]           Premièrement, la raison pour laquelle les évaluations des rapports de la HRC et des RMS sont non pertinentes en l’absence d’une preuve selon laquelle le demandeur aurait suivi un traitement à ces endroits n’est pas claire. Elles ne deviennent pas non plus non pertinentes parce qu’il n’y a pas eu d’autres évaluations psychologiques.

 

[12]           Deuxièmement, il est bien établi qu’il n’est pas nécessaire que la Commission mentionne dans ses motifs tous les éléments de preuve documentaire dont elle est saisie, de même qu’il existe une présomption selon laquelle tous les éléments de preuve documentaire ont été examinés et soupesés, à moins que le contraire soit démontré (Florea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.)).

 

[13]           Toutefois en l’espèce, l’agente mentionne dans ses motifs qu’elle n’a pas examiné les autres évaluations en ce qu’elle n’a constaté aucune preuve de visites antérieures ou postérieures auprès d’un professionnel de la santé mentale. La lecture de la totalité du paragraphe portant sur l’état psychologique de M. Cortes indique clairement que l’agente n’a pas voulu dire qu’il n’y avait pas eu de suivi aux rapports d’évaluation de la HRC et des RMS. Elle voulait simplement dire ce qu’elle a écrit, à savoir qu’elle n’a trouvé aucune preuve concernant d’autres évaluations.

 

[14]           En outre, il est clair que les principales questions de l’agente concernant le rapport de Mme Pilowsky portent sur le moment où l’évaluation a été réalisée, plus le fait que l’évaluation s’appuie sur une seule rencontre et aussi le fait que l’évaluation de M. Cortes a été demandée par son avocat. Ce sont les raisons pour lesquelles l’agente d’immigration accorde peu de poids à l’évaluation.

 

[15]           Par contraste, les rapports de la HRC et des RMS ont tous deux été ordonnés par la CSPAAT à la suite de l’accident de M. Cortes. De plus, le rapport de la HRC semble s’appuyer sur plus d’une rencontre avec M. Cortes.

 

[16]           Le rapport de la HRC donne expressément le diagnostic suivant à l’égard de M. Cortes :

1.      trouble de la douleur accompagné à la fois de facteurs psychologiques et d’un état pathologique général (résolu en partie);

2.      trouble de stress post‑traumatique (non résolu mais mieux géré et compris par le client);

3.      épisode de dépression (en partie résolu);

4.      trouble de l’adaptation (en partie résolu);

5.      phobie : peur des hauteurs (non résolue).

 

 

[17]           Le rapport des RMS affirme que M. Cortes présente, selon le DSM, des caractéristiques de trouble de stress post‑traumatique et de trouble de la douleur et exclut le trouble de la douleur accompagné de caractéristiques psychologiques et le trouble de l’adaptation avec humeur dépressive et anxiété.

 

[18]           De plus, l’agente ne tient aucun compte de la déclaration faite par Mme Pilowsky dans son rapport selon laquelle le demandeur [traduction] « suit un traitement à [son] bureau », lorsqu’elle déclare ce qui suit : [traduction] « Il n’existe aucune preuve que des visites […] aient eu lieu auprès d’un professionnel de la santé. »

 

[19]           L’agente n’a pas tenu compte d’autres éléments de preuve concernant l’état psychologique de M. Cortes. Elle aurait peut‑être accordé très peu de poids à ces évaluations compte tenu de leur ancienneté, mais il est clair qu’elle n’a pas tiré ses conclusions concernant l’état psychologique de M. Cortes en tenant compte de la preuve. Elle a plutôt simplement trouvé une raison d’accorder très peu de poids au seul et unique rapport dont elle ait tenu compte. Ce faisant, elle a pris soin d’affirmer erronément qu’il n’y avait pas de preuve concernant d’autres évaluations. Elle écarte même, sans donner de raisons, une déclaration de Mme Pilowsky dans son rapport selon laquelle le demandeur suivait un traitement à son bureau. Cette déclaration semble contredire la conclusion de l’agente selon laquelle le demandeur n’a pas effectué de visites ou de visites de suivi auprès d’un professionnel de la santé mentale.

 

[20]           Un tribunal est tenu de tenir compte de la preuve documentaire directement pertinente en ce qui concerne une affaire et, plus grande est la pertinence de la preuve, comme c’est le cas en l’espèce, plus grande est la nécessité pour le tribunal d’expliquer la raison pour laquelle il n’accorde pas de poids à cette preuve. (Cepeda‑ Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425). Il est clair que la décision de l’agente d’immigration a écarté sans raison valable les éléments de preuve pertinents concernant l’état de santé de M. Cortes et les visites de suivi à un professionnel de la santé mentale. En conséquence, la Cour conclut que la principale conclusion de l’agente qui s’en est suivie est déraisonnable.

 

[21]           Compte tenu de sa conclusion concernant la première question en litige, la Cour estime qu’il est inutile d’examiner les deux autres questions. La demande sera donc accueillie.

 

[22]           Les demandeurs ont également sollicité les dépens en l’espèce au motif que le défendeur a inutilement provoqué les lenteurs du litige et qu’il a fait preuve d’un manque de sensibilité. Le défendeur s’oppose à cette demande et il affirme que les demandeurs ont omis d’établir que les dépens sont justifiés en l’espèce.

 

[23]           L’article 22 des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (les Règles), se lit comme suit :

22. Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d’autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l’appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

 

 

 

22. No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders

 

[24]           Les demandeurs renvoient la Cour à sa décision dans Ndererehe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] A.C.F. no 1144, pour une description des motifs qui pourraient établir des raisons spéciales et pour soutenir que la mauvaise foi et l’inconduite n’ont pas besoin d’être établies pour que la Cour conclue à des raisons spéciales pour adjuger des dépens.

 

[25]           Bien que la Cour possède un vaste pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait aux dépens en vertu de l’article 400 des Règles des Cours fédérales, ce pouvoir discrétionnaire est restreint dans le cas des instances en matière d’immigration en vertu de l’article 22 des Règles. Pour avoir droit aux dépens en matière d’immigration, une partie doit montrer des « raisons spéciales ».

 

[26]           Il y a une politique à l’origine de la règle suivant laquelle les contrôles judiciaires en immigration « ne donnent pas lieu à des dépens ». Les dépens ne doivent pas constituer un facteur de dissuasion pour les personnes engagées dans des litiges en immigration. La règle doit s’appliquer tant aux demandeurs qu’aux défendeurs et le fait qu’un agent d’immigration a peut‑être commis une erreur ou n’a peut‑être pas tenu compte d’éléments de preuve, comme c’est le cas en l’espèce, n’est pas suffisant pour écarter le principe de base selon lequel les contrôles judiciaires en immigration « ne donnent pas lieu à des dépens » (Iftikhar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 49, aux paragraphes 13 et 17).

 

[27]           Dans la présente affaire, les demandeurs n’ont montré aucune raison spéciale qui justifierait de déroger de la règle générale selon laquelle il n’y a pas de dépens à l’égard de contrôles judiciaires en matière d’immigration. Aucun élément de preuve ne montre que le défendeur a manqué à son devoir ou a agi de mauvaise foi et il n’y a pas de preuve qu’il a inutilement prolongé l’instance ou a manqué de sensibilité lorsqu’il a décidé de contester la demande des demandeurs, puisqu’il avait le droit de le faire. En conséquence, aucuns dépens ne seront adjugés.

 

[28]           La Cour convient avec les parties qu’il n’y a pas de question de portée générale à certifier.


 

JUGEMENT

 

Pour les motifs qui précèdent, la cour accueille la demande et renvoie l’affaire pour nouvel examen par un autre agent d’immigration.

 

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

Dossier :                                                          IMM‑4245‑07

 

 

Intitulé :                                                         WARREN ALFREDO VIDAURRE CORTES,

                                                                              ANGELITA ROSELA SOLANO QUESADA c.

Le ministre de la citoyenneté

et de l’immigration

 

 

Lieu de l’audience :                                   TORONTO (ONTARIO)

 

DATE de l’audience :                                 le 20 mai 2008

 

Motifs du jugement

Et jugement :                                                le juge suppléant LAGACÉ

 

Date des motifs :                                        le 21 mai 2008

 

 

Comparutions :

 

Matthew Jeffery                                                      pour les demandeurs

 

 

Rhonda Marquis                                                     pour le défendeur

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Matthew Jeffery                                                      pour les demandeurs

Toronto (Ontario)

 

 

John H. Sims, c.r.                                                   pour le défendeur

Sous‑procureur général du Canada

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.