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Date : 20080521

Dossier : IMM-4483-07

Référence : 2008 CF 634

Toronto (Ontario), le 21 mai 2008

En présence de monsieur le juge Maurice E. Lagacé

 

Entre :

GUSTAVO RUIZ HURTADO

AYDA LUCIA HURTADO LEON

STEVEN RUIZ HURTADO

demandeurs

et

 

le ministre de la citoyenneté

et de l’immigration

défendeur

 

 

 

motifs du jugement et jugement

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), de la décision par laquelle un agent d’immigration rejetait le 27 septembre 2007 la demande d’évaluation des risques avant renvoi (l’ERAR) des demandeurs.

 

 

 

I. Les faits

[2]               Le demandeur principal (le demandeur) et son épouse sont tous deux citoyens de la Colombie, alors que leur fils est né aux États-Unis. Le couple a également une fille qui a été incluse dans la demande d’ERAR. Cependant, comme elle est née au Canada, l’agent d’ERAR n’en a pas tenu compte dans son évaluation. Les deux enfants ont le droit à la citoyenneté colombienne par filiation.

 

[3]               Les demandeurs ont quitté la Colombie en novembre 1998 pour les États-Unis. Ils n’ont pas demandé l’asile aux États-Unis. Ils sont arrivés au Canada en provenance des États-Unis le 9 mars 2004 et ont immédiatement demandé l’asile. La demande d’asile repose sur la crainte du demandeur d’être persécuté par les FARC (les Forces armées révolutionnaires de Colombie). Le demandeur a allégué qu’à titre de propriétaire d’une ferme dans une région contrôlée par les FARC, il a subi des pressions pour payer un impôt (la vacuna). Lorsqu’il a refusé de le payer, il a commencé à recevoir des menaces par écrit des FARC et il a donc quitté le pays. Le 7 mars 2006, la Section de la protection des réfugiés a conclu que les demandeurs n’étaient ni des « des réfugiés au sens de la Convention » ni des « personnes à protéger ».

 

[4]               Dans la demande d’ERAR, le demandeur allègue que les FARC le recherchaient et qu’ils s’en ont pris à lui pour avoir refusé de payer l’impôt en question. Le demandeur prétend également qu’il ne pouvait pas se prévaloir de la protection de l’État en Colombie parce que les guérilleros avaient infiltré la police. Le demandeur a allégué que son frère est retourné travailler à la ferme en octobre 2006 et qu’en janvier 2007, les FARC lui ont demandé de planter cinq hectares de coca en guise de [traduction] « collaboration avec eux ». Le demandeur principal a soutenu que son frère a refusé d’obtempérer à la demande et qu’il a été tué en février 2007. À titre de nouveaux éléments de preuve à l’appui de la demande d’ERAR, le demandeur a présenté une note des FARC, datée du 10 janvier 2007, demandant que cinq hectares de plants de coca soient plantés à titre de contribution à leur cause, ainsi que le certificat de décès de son frère daté du 12 février 2007, indiquant qu’il est décédé d’une blessure par balle à la tête.

 

II. La décision de l’agent d’ERAR

[5]               Dans une décision datée du 27 septembre 2007, l’agent d’ERAR rejette la demande des demandeurs et conclut que ces derniers n’ont pas présenté une preuve suffisante pour établir qu’il existait plus qu’une simple possibilité qu’ils soient exposés à de la persécution s’ils devaient retourner en Colombie.

 

III. Questions en litige

[6]               Le demandeur a présenté les questions suivantes à l’examen de la Cour :

1.      L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte des nouveaux éléments de preuve fournis par le demandeur à l’appui de son ERAR?

2.      L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas le « profil » des personnes prises pour cible par les FARC?

3.      L’agent d’ERAR a-t-il manqué à l’obligation d’équité envers les demandeurs en omettant de fournir des motifs suffisants à l’appui de la conclusion selon laquelle le demandeur pouvait obtenir la protection de l’État? Sinon, l’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en concluant qu’il existait une protection de l’État adéquate?

 

IV. Norme de contrôle

[7]               Les première et deuxième questions en litige soulevées par les demandeurs sont des questions de faits qui doivent être examinées selon la norme de la décision manifestement raisonnable. Comme l’a récemment décidé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, un réexamen est nécessaire. Au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a défini le caractère raisonnable comme suit :

[47]     La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables. La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[8]               En appliquant l’analyse de la norme de contrôle telle que décrite dans l’arrêt Dunsmuir, précité, la norme de contrôle applicable aux deux premières questions soulevées par les demandeurs est la norme de la décision raisonnable. Les questions en cause sont de nature factuelle et relèvent de l’expertise de l’agent d’ERAR; par conséquent, il faut faire preuve de retenue. Il en va de même pour la conclusion de l’agent d’ERAR à l’égard de la protection de l’État.

 

[9]               En ce qui a trait à la question du caractère suffisant des motifs, il s’agit d’une question d’équité procédurale susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du travail), [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 100).

 

V. Analyse

L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte des nouveaux éléments de preuve fournis par le demandeur à l’appui de son ERAR?

[10]           Dans les motifs de sa décision, l’agent d’ERAR a fait les commentaires suivants concernant les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs :

[traduction] À titre d’éléments de preuve, le demandeur principal a présenté une note des FARC, datée du 10 janvier 2007, demandant que cinq hectares de plants de coca soient plantés en guise de contribution à leur cause, de même que le certificat de décès de son frère (Gerardo RUIZ HURTADO), daté du 12 février 2007, indiquant qu’il était décédé d’une blessure par balle à la tête. J’accorde à ces documents peu de valeur probante au sens où la note des FARC est dactylographiée, qu’elle ne contient aucune indication de demandes antérieures ou d’omission de verser des paiements dans le passé, ni de raison pour laquelle après tout ce temps, le (demandeur), qui est à l’extérieur de la Colombie depuis environ neuf ans, aurait continué de susciter de l’intérêt pour les FARC. Je conclus qu’il s’agit d’éléments de preuve intéressés. Le (demandeur) ne fournit aucune explication sur la façon dont il a reçu cette lettre au Canada. En ce qui a trait au certificat de décès de son frère, le document lui-même indique un décès par balle à la tête. Le (demandeur) ne fournit aucun autre élément de preuve corroborant établissant un lien entre les FARC et le décès de son frère.

 

 

[11]           Les demandeurs ont soutenu que les motifs de l’agent d’ERAR n’appuient pas la conclusion selon laquelle les documents méritent qu’on leur accorde peu de valeur probante, pas plus qu’ils ne fournissent un fondement rationnel pour rejeter les éléments de preuve corroborants. Le défendeur a soutenu que les demandeurs ou la Cour auraient pu accorder un poids différent aux documents, mais que cela ne constitue pas une raison suffisante pour justifier l’intervention de la Cour lorsque l’agent d’ERAR a agi dans les limites de sa compétence pour évaluer et apprécier les éléments de preuve selon qu’il le jugeait approprié (Malhi c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 802, au paragraphe 7).

 

[12]           La Cour conclut que l’appréciation de la preuve par l’agent d’ERAR était raisonnable. Il semble que la principale préoccupation de l’agent d’ERAR ait été l’absence d’un lien réel entre les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur principal et les menaces qu’il subissait. C’est ce qui ressort des commentaires de l’agent d’ERAR qui indiquaient que la note ne mentionnait pas de demandes antérieures et qu’aucune preuve n’avait été présentée pour établir l’existence d’un lien entre la mort du frère du demandeur principal et les FARC. Cette préoccupation de l’agent d’ERAR appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[13]           Il s’agissait de préoccupations raisonnables de l’agent d’ERAR qui se justifient au regard des faits et du droit, la Cour ne voit aucune raison d’intervenir dans cette conclusion.

 

L’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur n’avait pas le « profil » des personnes prises pour cible par les FARC?

[14]           Dans sa décision défavorable, l’agent d’ERAR cite des extraits des Country Reports on Human Rights Practices de 2006 du Département d’État des États-Unis sur la Colombie qui énumèrent des groupes de personnes prises pour cible par les forces de sécurité, notamment les FARC. L’agent d’ERAR conclut en disant que la preuve [traduction] « n’indique pas que le (demandeur) serait personnellement la cible des guérilleros en Colombie. Il ne répond pas au profil des personnes prises pour cible (enseignants, journalistes, leaders religieux, syndicalistes, militants des droits humains, candidats à des charges publiques, représentants élus et autres politiciens, prétendus collaborateurs paramilitaires et membres des forces de sécurité gouvernementales). »

 

[15]           Les demandeurs soutiennent que la conclusion de l’agent d’ERAR est manifestement déraisonnable pour deux raisons :

·        premièrement, l’article 96 n’exige pas que le demandeur soit personnellement pris pour cible;

·        deuxièmement, la « décision à caractère persuasif » no MA4-04467 de la Section de la protection des réfugiés indique clairement que les personnes qui refusent d’obtempérer aux demandes des FARC deviennent des cibles dès lors que leur refus est interprété comme une opinion politique contraire à la leur. Ainsi, il est clair que le demandeur serait personnellement pris pour cible par les FARC, s’il était renvoyé en Colombie.

 

[16]           En réponse à ces arguments, le défendeur soutient qu’il est bien établi que l’article 96 comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. De plus, il soutient que, dans Rios c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1437, la Cour a jugé que la Section de la protection des réfugiés n’avait commis aucune erreur susceptible de contrôle en omettant de reconnaître et de suivre une « décision à caractère persuasif » et, par conséquent, que la Cour ne devrait pas intervenir dans la conclusion de l’agent d’ERAR.

 

[17]           La Cour conclut que la conclusion de l’agent d’ERAR, selon laquelle le demandeur principal ne possédait pas le profil des personnes prises pour cible par les FARC, est raisonnable. L’agent a examiné la preuve documentaire qui indiquait que les FARC prenaient pour cible certains groupes de personnes. Dans sa décision, l’agent examine la question de savoir si le demandeur principal répond à la description fournie par la preuve documentaire et conclut que ce n’est pas le cas. Bien que des décisions à caractère persuasif puissent être utiles pour aider un agent d’ERAR à rendre une décision, ce dernier n’a pas l’obligation d’examiner de manière expresse les renseignements ou les recommandations qu’elles contiennent ou de s’y appuyer (Rios, précité). En ce qui a trait à l’argument des demandeurs selon lequel le critère juridique de l’article 96 ne comporte pas d’élément subjectif, cet argument n’est pas fondé. Il est bien établi que l’analyse au regard de l’article 96 de la Loi est subjective. Ainsi, la Cour ne voit aucun motif d’intervenir dans cette autre conclusion puisqu’il s’agit d’une conclusion possible acceptable pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

L’agent d’ERAR a-t-il manqué à l’obligation d’équité envers les demandeurs en omettant de fournir des motifs suffisants à l’appui de la conclusion selon laquelle le demandeur pouvait obtenir la protection de l’État? Sinon, l’agent d’ERAR a-t-il commis une erreur en concluant qu’il existait une protection de l’État adéquate?

[18]           Les demandeurs soutiennent que l’agent d’ERAR a manqué à l’équité procédurale en omettant de fournir des motifs suffisants pour conclure que la Colombie [traduction] « tente d’endiguer l’extorsion et les enlèvements par les groupes paramilitaires ». Le demandeur soutient de plus que, peu importe si les motifs étaient adéquats, la conclusion concernant la protection de l’État était déraisonnable.

 

[19]           Après examen de la décision de l’agent d’ERAR, les demandeurs n’ont pas réussi à convaincre la Cour qu’une erreur susceptible de contrôle a été commise en ce qui a trait aux motifs de l’agent d’ERAR et à sa conclusion concernant la protection de l’État. Dans sa décision, l’agent d’ERAR PROCÈDE clairement à une analyse approfondie de la protection de l’État. L’agent a examiné la preuve documentaire objective sur la Colombie et a fait ressortir des éléments pertinents, tels que le climat politique, le respect des droits de la personne et les mesures prises pour empêcher la corruption au sein des forces de protection de l’État en Colombie. Bien que la Cour reconnaisse que l’examen de cette preuve par l’agent d’ERAR se confond avec l’examen du risque de persécution, la Cour est quand même convaincue que des motifs suffisants ont été fournis pour étayer la conclusion de l’agent d’ERAR concernant la protection de l’État. Ainsi, il n’y a pas eu  manquement à l’équité procédurale et, de plus, la conclusion de l’agent d’ERAR concernant la protection de l’État était raisonnable compte tenu de la preuve au dossier.

 

[20]           Contrairement aux prétentions des demandeurs, la Cour conclut qu’il était loisible à l’agent d’ERAR et raisonnable pour elle de conclure, compte tenu de l’ensemble de la preuve dont elle disposait, que le demandeur [traduction] « n’avait pas le profil des personnes prises pour cible » en Colombie. Le demandeur et sa famille étaient à l’extérieur de la Colombie depuis près de neuf ans et ils avaient vécu sans problème en Colombie pendant près d’un an après les premières menaces qu’ils auraient subies par les FARC, et sa famille et lui n’appartenaient pas au groupe de personnes généralement pris pour cible par les FARC, comme les enseignants, journalistes, syndicalistes et politiciens.

 

[21]           Il est bien établi que l’analyse au regard de l’article 96 de la Loi comporte à la fois un élément subjectif et un élément objectif. Après une analyse en profondeur, l’agent d’ERAR a conclu qu’il n’existait [traduction] « pas plus qu’une simple possibilité que (les demandeurs) soient exposés à de la persécution, s’ils devaient être renvoyés en Colombie […] » Il appartenait à l’agent d’ERAR de faire cette évaluation et le demandeur n’a pas réussi à persuader la Cour que cette évaluation ne peut être justifiée au regard des faits et du droit.

 

[22]           Par conséquent, la demande sera rejetée.

 

[23]           La Cour convient avec les parties qu’il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

 


JUGEMENT

 

Pour les motifs qui prÉcÈdent, la cour rejette la demande.

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


Cour fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

Dossier :                                                              IMM-4483-07

 

 

Intitulé :                                                             GUSTAVO RUIZ HURTADO

                                                                                  AYDA LUCIA HURTADO LEON

                                                                                  STEVEN RUIZ HURTADO

                                                                                  c.

                                                            MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

Lieu de l’audience :                                       Toronto (Ontario)

 

 

Date de l’audience :                                     le 7 mai 2008

 

 

motifs du jugement              

et jugement :                                                    le juge supplÉant LAGACÉ

 

 

Date des motifs :                                            le 21 mai 2008

 

 

Comparutions :

 

Ronald Shacter

 

     Pour les demandeurs

Neeta Longsetty

 

Pour le défendeur

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Clifford D. Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

     Pour les demandeurs

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                                                         FOR THE RESPONDENDepartment of Justice

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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