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Date : 20080520

Dossier : IMM‑4660‑07

Référence : 2008 CF 635

Toronto (Ontario), le 20 mai 2008

En présence de monsieur le juge Maurice E. Lagacé

 

 

ENTRE :

YONGHAI JIANG

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision datée du 13 août 2007 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention, selon l’article 96 de la Loi, et la qualité de personne à protéger, selon l’article 97 de la Loi.

 

I. Les faits

[2]               Le demandeur dit qu’il s’est joint à une église chrétienne clandestine en République populaire de Chine en novembre 2005.

 

[3]               En avril 2006, le demandeur a reçu un appel téléphonique l’informant que l’un de ses condisciples membres de l’église avait été arrêté par le Bureau de la sécurité publique (BSP). On lui conseillait de se cacher.

 

[4]               Alors que le demandeur se tenait caché, le BSP se serait rendu chez lui pour l’arrêter.

 

[5]               Le demandeur a fui le pays, il est arrivé au Canada le 11 juin 2006 et il a revendiqué l’asile le 14 juin 2006.

 

II. La décision de la Commission

[6]               Par décision datée du 13 août 2007, la Commission a jugé que, selon la prépondérance de la preuve, le demandeur n’avait jamais fréquenté une église chrétienne clandestine en Chine. La Commission est arrivée à cette conclusion à cause des contradictions entachant son témoignage et la preuve connexe, et aussi parce qu’il avait pu quitter la Chine en se servant de son propre passeport, alors même qu’il disait être recherché par le BSP.

 

[7]               Le demandeur écrivait dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) qu’il s’était caché parce que d’autres membres de l’église avaient été pris par le BSP alors qu’ils répandaient l’évangile, c’est‑à‑dire, selon ses propres mots, qu’ils parlaient de Jésus‑Christ aux autres gens, dans l’espoir de recruter de nouveaux membres au sein de l’église. Cependant, un document justificatif écrit par un révérend au Canada mentionnait que le condisciple du demandeur en Chine avait été arrêté alors qu’il distribuait des tracts. L’explication donnée par le demandeur était qu’il avait dit au révérend qu’ils répandaient l’évangile.

 

[8]               Par ailleurs, alors que le demandeur d’asile affirmait que le 4 avril 2006 était la date à laquelle le BSP s’était rendu chez lui pour l’arrêter, la lettre de soutien écrite par le révérend disait qu’il s’agissait du 3 avril 2006. Le demandeur a dit que c’était là une erreur. La Commission a reconnu que la lettre du révérend constituait une déposition sur la foi d’autrui et qu’elle reposait sur des renseignements donnés au révérend par le demandeur lui‑même, mais, selon elle, la contradiction était si importante qu’elle autorisait à elle seule la Commission à conclure que le demandeur aurait pu facilement acquérir au Canada la connaissance qu’il avait du christianisme, afin de fabriquer sa demande d’asile.

 

[9]               Finalement, la Commission a souligné que le demandeur avait pu quitter la Chine, à la faveur de son propre passeport, via l’aéroport de Pékin. Le demandeur a dit qu’il n’avait eu à franchir que deux points de contrôle de la sécurité alors que, selon la preuve documentaire, il lui aurait fallu franchir au moins trois points de contrôle. Mis en présence de cette information, le demandeur a modifié sa réponse. Il ne savait pas non plus si son nom avait été ou non entré dans un ordinateur, et il a dit que le passeur s’était occupé des détails de son passage à l’aéroport. La Commission a rejeté cette explication, jugeant invraisemblable que le passeur ait pu soudoyer sans doute des centaines de fonctionnaires, étant donné qu’il ne pouvait pas savoir quel officier de la police des frontières serait de service, ni vers quelle ligne le demandeur serait dirigé.

 

III. Les points litigieux

[10]           Le demandeur soulève les deux points suivants dans la présente demande :

·        La Commission a‑t‑elle commis une erreur parce qu’elle ne s’est pas prononcée sur l’identité du demandeur en tant que chrétien?

·        La Commission a‑t‑elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de la totalité de la preuve, et en particulier du certificat de baptême?

 

IV. La norme de contrôle

[11]           Vu le caractère éminemment factuel de la question, et vu la jurisprudence antérieure de la Cour, la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer ici est la raisonnabilité (arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 51). L’analyse de la décision de la Commission s’intéressera donc « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47).

 

V. Point préliminaire

[12]           Selon le défendeur, puisque le demandeur n’a pas produit son propre affidavit au soutien de la présente demande, la demande devrait être rejetée ou, subsidiairement, la Cour devrait tirer une conclusion défavorable de ce que le demandeur n’ait pas produit « le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels » sur lesquels il entend se fonder.

 

[13]           La Cour fait observer que les demandes non accompagnées d’affidavits fondés sur une connaissance personnelle ne sont pas automatiquement rejetées; cependant, lorsqu’une demande n’est pas appuyée par un affidavit, « toute erreur alléguée par le demandeur doit être manifeste au vu du dossier » (Sarmis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 110, [2004] A.C.F. n° 109 (QL), paragraphe 10; Turcinovica c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 164, [2002] A.C.F. n° 216 (QL), paragraphes 12 à 14; Moldeveanu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n° 55 (QL), paragraphe 15).

 

VI. Analyse

[14]           Le demandeur fait valoir que, même si la Commission a estimé « selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile n’a jamais été membre d’une église chrétienne clandestine en République populaire de Chine », elle a négligé de se prononcer clairement et sans équivoque sur son identité en tant que chrétien. Selon le demandeur, sa demande d’asile aurait pu être admise en raison de son identité de chrétien, et la Commission devait donc se prononcer sur cet aspect.

 

[15]           Selon la jurisprudence, il incombe à la Commission de se prononcer sur l’élément central d’une demande d’asile. Dans une série de jugements qui ont suivi la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 480, [2002] A.C.F. n° 647(QL), la Cour a toujours dit que, même lorsque la Commission arrive à la conclusion que l’allégation de persécution religieuse dont se dit victime un demandeur d’asile dans son pays d’origine n’est pas crédible, soit parce que selon elle il n’était pas membre du groupe religieux considéré, soit parce que selon elle il n’a pas été persécuté, la Commission doit néanmoins dire, implicitement ou explicitement, s’il est aujourd’hui effectivement membre de ce groupe et s’il serait exposé à la persécution à son retour (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 266, [2008] A.C.F. n° 338 (QL); Huang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 132, [2008] A.C.F. n° 164 (QL); Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 544, [2007] A.C.F. n° 739 (QL); Lin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 510, [2007] A.C.F. n° 692 (QL); Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 695, [2006] A.C.F. n° 880 (QL); Yang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 971, [2003] A.C.F. n° 1236 (QL)).

 

[16]           Le défendeur souligne que la Commission a dit effectivement dans sa décision que « [t]oute connaissance que le demandeur d’asile possède du christianisme [aurait pu] facilement avoir été acquise ici au Canada ». Vu ces propos, la question à se poser devient celle‑ci : peuvent‑ils ou non être considérés comme une conclusion suffisamment explicite et raisonnable sur la question du statut religieux du demandeur? S’agissant de savoir ce qui constitue sur ce point une conclusion suffisamment explicite, la jurisprudence dit que plusieurs facteurs sont à considérer, à savoir la manière dont la Commission exprime ses conclusions en matière de crédibilité, la preuve qui lui a été soumise concernant les activités religieuses du demandeur au Canada, enfin la manière dont elle apprécie cette preuve.

 

[17]           Dans la décision Chen, précitée, la Cour a conclu que, même si la Commission avait jugé non crédible le récit de la demanderesse portant sur la persécution qu’elle avait vécue en Chine en tant que membre du Falun Gong, la Commission avait laissé de côté la question centrale de savoir si elle était membre de ce mouvement. Plus précisément, la Cour a dit que la Commission avait commis une erreur parce qu’elle n’avait pas considéré les activités du Falun Gong auxquelles la demanderesse avait participé à Toronto.

 

[18]           Dans le jugement Yang, précité, la Cour examinait une décision par laquelle la Commission avait rejeté la demande d’asile de la demanderesse parce qu’elle ne croyait pas son témoignage, la Commission ayant conclu que la demanderesse avait simplement choisi « un moyen facile de devenir une résidente canadienne en demandant l’asile ». Selon la Cour, la Commission disposait de peu d’éléments concernant les activités menées au Canada par la demanderesse au sein du Falun Gong. La Commission avait conclu que toute la demande d’asile, et pas seulement les aspects liés à la persécution en Chine, était une invention, et, selon la Cour, cette conclusion pouvait résister à un contrôle judiciaire.

 

[19]           Dans le jugement Liu, précité, la Cour a reconnu que la Commission n’avait pas tiré une conclusion explicite sur la crédibilité de la demanderesse principale qui disait être une disciple du Falun Gong, mais, selon elle, la décision de la Commission n’était pas manifestement déraisonnable. Elle a fait une distinction entre cette affaire et l’affaire Chen, précitée, en disant que la Commission avait effectivement considéré la présence de la demanderesse principale à des activités du Falun Gong à Toronto, mais qu’elle lui avait accordé peu de poids étant donné que la demanderesse principale avait admis que les photographies avaient été prises expressément aux fins de l’audience et que n’importe qui pouvait prendre part à ces activités.

 

[20]           Dans la décision Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 544, [2007] A.C.F. n° 739 (QL), une ressortissante chinoise affirmait là encore être persécutée par les autorités parce qu’elle était une disciple du Falun Gong. La Commission avait admis que la requérante d’asile avait donné des renseignements exacts à propos du Falun Gong, et produit aussi la preuve de ses activités menées au sein du Falun Gong au Canada, mais elle avait conclu que, puisque selon elle la requérante d’asile n’était pas un témoin crédible, elle avait acquis sa connaissance du Falun Gong au Canada pour appuyer une demande d’asile inventée. Saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, la Cour a dit que, vu la conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse n’avait pas été considérée comme une disciple du Falun Gong en Chine, et la conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse n’était pas actuellement une véritable adepte du Falun Gong, il lui était impossible de déceler une erreur dans la décision de la Commission.

 

[21]           Cependant, dans deux jugements récents de la Cour, Huang, précité, et Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 266, [2008] A.C.F. n° 338 (QL), deux précédents concernant des demandeurs d’asile chinois qui disaient craindre la persécution parce qu’ils étaient des chrétiens, la Commission avait conclu qu’elle ne croyait pas que les demandeurs d’asile étaient membres de l’église clandestine, ajoutant qu’ils auraient pu acquérir leur connaissance du christianisme dans le dessein d’asseoir leurs demandes d’asile. La Cour a jugé que la Commission s’était fourvoyée dans les deux cas parce qu’elle n’avait pas tiré de conclusion quant à savoir si les demandeurs d’asile étaient chrétiens et, dans l’affirmative, s’ils seraient exposés à la persécution à leur retour en Chine. Dans ces deux jugements, il n’est pas fait état des éléments que la Commission avait devant elle concernant les activités religieuses des demandeurs au Canada.

 

[22]           Se fondant sur la jurisprudence, la Cour est d’avis que, lorsque la Commission dispose d’éléments attestant les activités religieuses d’un demandeur au Canada, la Commission doit, pour être fondée à conclure qu’un demandeur n’est pas actuellement un membre de bonne foi d’un groupe religieux donné, tenir compte des éléments en question et dire pourquoi elle ne les a pas considérés pertinents ou dignes de foi. Cette manière de voir s’accorde avec la jurisprudence de la Cour portant sur la preuve pertinente et contradictoire (voir Simpson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 970, [2006] A.C.F. n° 1224 (QL), paragraphe 44; Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n° 1425 (QL), paragraphe 15).

 

[23]           En l’espèce, le demandeur a produit un certificat de baptême, ainsi que la lettre d’un révérend canadien. La lettre du révérend a été évoquée lorsque furent examinées les allégations du demandeur selon lesquelles il serait persécuté en Chine, mais elle n’a pas été considérée dans le cadre de l’appartenance religieuse actuelle du demandeur, aspect où elle était beaucoup plus pertinente. La lettre atteste le rôle actif du demandeur dans les activités de Living Water Assembly, y compris sa présence régulière à l’office du dimanche et sa participation aux œuvres bénévoles de la congrégation. En outre, la Commission n’a tenu aucun compte, dans sa décision, du certificat de baptême du demandeur, qui attestait son baptême par Living Water Assembly. La Commission a laissé de côté ces éléments pertinents et contradictoires, qui corroborent les dires du demandeur selon lesquels il est véritablement un adepte de la foi chrétienne, et elle a donc commis une erreur susceptible de contrôle.

 

[24]           Certes, la Commission pouvait fort bien ne pas croire que le demandeur était un véritable adepte de la foi chrétienne et ne pas admettre les éléments qui confirmaient les dires du demandeur, mais, si tel était le cas, elle aurait dû aborder la question et se prononcer clairement. Il ne semble pas, au vu de sa décision, qu’elle a considéré la preuve qui confirmait les dires du demandeur sur cet aspect.

 

[25]           Lorsque la Commission écrit dans sa décision que « [t]oute connaissance que le demandeur d’asile possède du christianisme [aurait pu] facilement avoir été acquise ici au Canada », cela ne suffit pas, ni ne règle la question, contrairement à ce qui fut le cas dans les décisions Li, Yang et Liu, précitées. La Cour fera donc droit à la demande.

 

[26]           La Cour reconnaît avec les parties qu’il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS, LA COUR accueille la demande et renvoie l’affaire à une nouvelle formation de la Commission, pour nouvelle audience et nouvelle décision.

 

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑4660‑07

 

 

INTITULÉ :                                       YONGHAI JIANG c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 6 MAI 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE SUPPLÉANT LAGACÉ

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 20 MAI 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Leonard H. Borenstein                                                              POUR LE DEMANDEUR

 

Ned Djordjevic                                                                        POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lewis & Associates

Toronto (Ontario)                                                                     POUR LE DEMANDEUR

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada                                           POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)

 

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