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Date : 20080516

Dossier : T-1502-06

Référence : 2008 CF 616

Ottawa (Ontario), le 16 mai 2008

En présence de Monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

JEAN-GILLES CHIASSON, MARC COUTURE, PÊCHERIES JEAN-YAN II INC., AURÉLIEN HACHÉ, ROBERT F. HACHÉ, SUCCESSION RICHARD ALLAIN, ROLAND ANGLEHART JR., HÉLIODORE AUCOIN, ALBERT BENOÎT, ROBERT BOUCHER, ELIDE BULGER, GÉRARD CASSIVI, LUDGER CHIASSON, MARTIN M. CHIASSON, LUCIEN CHIASSON, ROBERT COLLIN, ROMÉO G. CORMIER, CIE 2973-0819 QUÉBEC INC., LES CRUSTACÉS DE GASPÉ LTÉE, CIE 2973-1288 QUÉBEC INC., CIE 3087-5199 QUÉBEC INC., LINO DESBOIS, DONALD DUGUAY, DENIS DUGUAY, CAROL DUGUAY, MARIUS DUGUAY, CHARLES-AIMÉ DUGUAY, RANDY DEVEAU, EDGAR FERRON, LIVAIN

FOULEM, SIMON J. GIONET, JOCELYN GIONET, CLAUDE GLONEST, AURÈLE GODIN, GREGG HINKLEY, JEAN-PIERRE HUARD, DONALD R. HACHÉ, GUY HACHÉ, JACQUES E. HACHÉ, JEAN-PIERRE HACHÉ, JASON-SYLVAIN HACHÉ, GAËTAN HACHÉ, RENÉ HACHÉ, RHÉAL HACHÉ, ALBAN HAUTCOEUR, FERNAND HAUTCOEUR, JEAN-CLAUDE HAUTCOEUR, VINCENT JONES, RÉJEAN LEBLANC, CHRISTIAN LELIÈVRE, ELPHÈGE LELIÈVRE, JEAN-ELIE LELIÈVRE, JULES LELIÈVRE, DASSISE MALLET, DELPHIS MALLET, FRANCIS MALLET, JEAN-MARC MARCOUX, ANDRÉ MAZEROLLE, EDDY MAZEROLLE, GILLES A. NOËL, LÉVIS NOËL, SERGE NOËL, ONÉSIME NOËL, NICOLAS NOËL, MARTIN NOËL, RAYMOND NOËL, FRANCIS PARISÉ, DOMITIEN PAULIN, SYLVAIN PAULIN, CLAUDE POIRIER, LES PÊCHERIES SERGE-LUC INC., PÊCHERIES RAY-L. INC., LES PÊCHERIES DENISE QUINN SYVRAIS INC., PÊCHERIES FRANÇOIS INC., PÊCHERIES J.V.L. LTÉE, PÊCHERIES JIMMY L. LTÉE, PRODUITS BELLE-BAIE LTÉE, ROGER PINEL, SUCCESSION JEAN-PIERRE ROBICHAUD, ADRIEN ROUSSEL, JEAN-CAMILLE ROUSSEL, MATHIAS ROUSSEL, STEVEN ROUSSY, MARIO SAVOIE, JEAN-MARC SWEENEY, MICHEL TURBIDE, RÉAL TURBIDE, DONAT VIENNEAU, FERNAND VIENNEAU, LIVAIN VIENNEAU, RHÉAL VIENNEAU

 

demandeurs

et

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

 

défendeur

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Quoi faire avec le produit d’une vente, essentiellement illégale, de crabes des neiges?

 

[2]               Le 5 avril 2006, sa Majesté la Reine du Chef du Canada, représentée par le ministre des Pêches et des Océans, a conclu une entente avec l’Association des Pêcheurs de Poissons de Fond Acadiens Inc. (APPFA) visant l’amélioration de la gestion de la pêche de crabes des neiges dans les zones 12, 18, 25 et 26. De son coté, l’APPFA mettrait en œuvre quelques projets et verserait  une somme de 1 500 000 $  au ministre pour qu’il puisse la dépenser envers des buts spécifiques. En échange, un permis de pêche assorti d’une allocation de 1 000 tonnes métriques de crabes des neiges serait octroyé à l’APPFA.

 

[3]               Le 23 juin 2006, après que l’APPFA a versé l’argent au ministre,  la Cour d’appel fédérale  a rejeté une entente semblable conçue pour la saison de pêche en 2003 (Larocque c. Canada (Ministre des Pêches et Océans), 2006 CAF 237, [2006] A.C.F. no 985).  Énonçant les motifs de la Cour, le juge Décary a repris les paroles de la Cour suprême du Canada dans Comeau's Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêche et Océans), [1997] 1 R.C.S. 12  disant que « les ressources halieutiques du Canada sont un bien commun qui appartient à tous les Canadiens » et que « le Ministre a l'obligation de gérer, conserver et développer les pêches au nom des Canadiens et dans l'intérêt public. »

 

[4]               Dans Larocque, précité, le juge Décary a tiré la conclusion suivante :

[26]      Bref, j'en arrive à la conclusion que le Ministre a financé son programme de recherche scientifique sans avoir approprié à l'avance les fonds nécessaires et en pillant à toutes fins utiles des ressources qui ne lui appartiennent pas. Il a confondu fonds publics et domaine public. À défaut d'appropriation de fonds publics il s'est approprié le domaine public. Cela ne peut être.

 

[27]      J'accueillerais l'appel, j'infirmerais le jugement de la Cour fédérale, j'accueillerais la demande de jugement déclaratoire et je déclarerais que le ministre des Pêches et des Océans n'avait pas le pouvoir de financer les recherches scientifiques de son Ministère à même l'octroi d'un permis de pêche et de vente de crabe des neiges. J'accorderais à l'appelant ses dépens en cette Cour et en Cour fédérale.

 

 

[5]               Jusqu’à ce point là, le Ministère avait dépensé 477 326 $ de la somme reçue de 1 500 000 $  de l’APPFA, avec un solde toujours disponible de 1 022 674 $. Le Ministère avait complété le restant des projets de la saison de pêche de l’année 2006 en les finançant avec des fonds publics, ce que la Cour d’appel fédérale a déclaré aurait dû être fait en premier lieu. Suite à l’arrêt Larocque, les demandeurs avaient vite communiqué leur position au Ministère que la somme reçue de la part de l’APPFA en échange d’une allocation de 1 000 tonnes métriques ne lui appartenait pas, et que-celle-ci aurait dû être distribuée parmi les détenteurs de permis pour la saison de pêche 2006 vue la réduction dans leur quote-part allouée.

[6]               Il faut souligner que parmi les demandeurs identifiés dans la mise en demeure plusieurs étaient parties dans l’affaire Larocque et étaient représentés par le même procureur.

 

[7]               Le Ministère avait référé le dossier au ministère de la Justice qui par la suite a rejeté la demande par les lettres datées le 18 et le 24 juillet 2006. L’avocat représentant le ministre de la Justice a souligné que l’arrêt Larocque ne touchait pas le projet de 2006 et que le délai pour demander l’autorisation de faire appel devant la Cour suprême n’était pas expiré. Aucune autorisation d’appel n’a été demandée à cet effet.

 

[8]               Cette demande de contrôle judiciaire a été déposée le 16 août 2006 et subséquemment amendée à deux reprises. Dans les conditions actuelles de l’affaire, les demandeurs cherchent : a) des déclarations que le ministre a utilisé ou a vendu, illégalement, 1 000 tonnes métriques de crabes des neiges pour financer les activités de recherches du Ministère et qu’il détient, illégalement, le produit de la vente de crabes des neiges; b) un bref de mandamus forçant le ministre à remettre la somme d’argent détenue, illégalement, aux demandeurs en proportion du pourcentage du total autorisé des captures (TAC) alloué à chaque demandeur selon la formule de distribution prévue par le Plan de gestion annoncé le 30 mars 2006; et c) si nécessaire une ordonnance de prolongation de délai selon l’article 18.1(2) de la Loi sur les cours fédérales.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[9]               La première question en litige est de déterminer quelle décision doit être soumise à un contrôle judiciaire? Si la décision est celle datée du 5 avril 2006 dans laquelle une entente a été conclue avec l’APPFA, la demande de contrôle judicaire est hors délai car il fallait la déposer dans les trente (30) jours suivant la décision. Néanmoins, la Cour a le pouvoir  discrétionnaire de proroger ce délai. Cependant, si la décision est celle qui se trouve dans les lettres du ministre de la Justice, la demande de contrôle judicaire a bel et bien été déposée dans les délais prescrits.

 

[10]           Quant au deuxième point en litige, les demandeurs cherchent à déterminer si le ministre a utilisé ou vendu illégalement 1 000 tonnes métriques de crabes des neiges pour faciliter les activités de recherches. La controverse n’existe plus quant à ce point. Dans l’affaire Association des crabiers acadiens c.  Canada (Procureur général), 2006 CF 1241, 301 F.T.R. 297 émise le 18 octobre 2006, le juge Martineau, en suivant Larocque, a énoncé que la politique mise en place en 2005 était elle aussi illégale. Cette politique était la même que celle en place en 2006, à l’exception qu’il y avait une tierce partie différente et que le permis de pêche autorisait une cueillette différente. En ce qui concerne ce qu’a été fait en 2006, le ministre reconnaît maintenant qu’il a outrepassé ses pouvoirs octroyés par le Parlement dans la Loi sur les pêches.

 

[11]           Le troisième point à régler est de déterminer à qui revient la somme de 1 500 000 $. Est-ce que cette somme appartient aux demandeurs, soit en entier ou en partie? Si oui, est-ce que la revendication est en dommages-intérêts et donc, hors des réparations possibles dans le contexte d’un contrôle judiciaire?  Ou bien, si non, est ce qu’il y a lieu d’ordonner un bref de mandamus?

LA DÉCISION CONTESTÉE

[12]           Je suis satisfait que la décision soumise au contrôle judiciaire ne se retrouve pas dans les lettres du ministre de la Justice de juillet 2006. Ces lettres avaient pour but de nier sa responsabilité et ne constituent pas une décision administrative.  En conclure autrement servirait à dire que n’importe quelle lettre rejetant une demande en lien avec des allégations d’un acte délictuel ou la violation de contrat doit constituer une décision assujettie à un contrôle judiciaire! Alors, la genèse de la décision contestée se trouve dans un communiqué public émis le 30 mars 2006. L’extrait pertinent est :

Le total autorisé des captures (TAC) est fixé à 25 869 t si les activités de gestion améliorée sont en place. ‘Je suis conscient de la perspective de l’industrie qui cherchait un TAC plus élevé.  Toutefois, je crois qu’il est important d’être prudent pendant cette phase décroissante de la biomasse. En outre, une approche d’autant plus prudente sera possiblement à prévoir en 2007’ a déclaré le ministre.’  Le ministre révise présentement les propositions reçues pour les activités de gestion améliorée; si ces activités ne procèdent pas, le TAC sera établi à 20 862 t. La revue par le ministre devrait être complétée bientôt et d’autres informations seront fournies à l’industrie.

 

[13]           La condition qu’une activité de gestion soit améliorée a été satisfaite par le contrat signé avec l’APPFA le 5 avril 2006. Les demandeurs étaient bien au courant de cette décision et ce n’est que tardivement qu’ils ont déposé leur demande de contrôle judiciaire au mois d’août 2006.

 

FAUT-IL ACCORDER UNE PROROGATION DE DÉLAI?

[14]           L’arrêt habituellement cité est celui de Canada (Procureur général) c. Hennelly, [1999] A.C.F. no 846, 244 N.R. 399.  Dans cette décision la Cour d’appel fédérale a énoncé une liste de critères, bien que non-exhaustive, selon lesquelles la prorogation de délai nécessaire pourrait être accueillie. Au paragraphe 3 de la dite décision, le juge McDonald a écrit que :

Le critère approprié est de savoir si le demandeur a démontré :

 

a.                   une intention constante de poursuivre sa demande;

 

b.                  que la demande est bien-fondé;

c.                   que le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; et

 

d.                  qu'il existe une explication raisonnable justifiant le délai.

 

 

[15]           Dans ce dossier là, la prorogation a été rejetée puisqu’il n’y avait pas une intention constante de poursuivre la demande. Par mégarde, les demandeurs avaient négligé de déposer la demande selon le délai prescrit. Le paragraphe 4 de sa décision est aussi important que son précédent :

Pour décider si l'explication du demandeur justifie ou non que soit accordée la prorogation de délai nécessaire, il faut se fonder sur les faits de chaque affaire particulière.

 

[16]           La Cour d’appel fédérale avait précédemment décrit plus en détails ce concept dans l’arrêt Grewal c. Canada (Ministre de l’emploi et de l’immigration), [1985] A.C.F. no 144, [1985] 2 C.F. 263. Dans cette affaire, la Cour d’appel avait conclu qu’il y avait un période d’au moins plusieurs mois pendant lesquels M. Grewal et son avocat n’avaient pas démontré une intention constante de poursuivre le dossier. Le requérant était submergé dans un imbroglio d’affaires en immigration et il avançait simultanément des dossiers différents tout comme dans le cas en l’espèce avec les demandeurs, ou au moins la plupart d’entre eux, qui ont contesté presque tout ce que faisaient les ministres, l’un après l’autre, au cours des années écoulées depuis. Dans l’arrêt Grewal, tout comme dans l’affaire en l’espèce, un jugement définitif a été rendu alors qu’une partie du litige était toujours en cours.

 

[17]           Le juge en chef Thurlow, avec qui le juge Mahoney était d’accord, a dit : « Il me semble toutefois qu'en étudiant une demande comme celle-ci, on doit tout d'abord se demander si, dans les circonstances mises en preuve, la prorogation du délai est nécessaire pour que justice soit faite entre les parties. »

 

[18]           Dans ses motifs concourants, le juge Marceau a ajouté que la justification pour le retard fourni par le requérant devrait « savoir si, considérant toutes les circonstances de l'affaire et la nécessité que justice soit faite entre les parties, il est nécessaire d'accorder la prorogation. » Il a poursuit son raisonnement en disant :

Si j'hésite à m'appuyer sur les principes généraux ici, c'est que la demande tend à régulariser des procédures, dont la Cour est déjà valablement saisie, qui visent l'annulation de l'ordonnance d'expulsion qui fut la conséquence immédiate et nécessaire de la décision de la Commission, une décision qui, nous le savons à présent, a été rendue en contravention des lois suprêmes du Canada.

 

[19]           Le ministre admet maintenant que sa décision de 2006, telles que ses décisions de 2003 et de 2005, était ultra vires.

 

[20]           Je vais accorder la prorogation de délai. Comme va le révéler mon analyse, je suis d’avis que les demandeurs ont gain de cause, que le défendeur ne subit aucun préjudice et qu’il y a une explication raisonnable. Avoir déposé une demande de contrôle judiciaire en avril ou mai 2006, avant même que la Cour d’appel rende sa décision dans Larocque, aurait été un gaspillage des ressources judicaires. Au mois d’avril 2006, l’état du droit était tel que le juge de Montigny avait prononcé  dans Larocque, 2006 CF 694, [2005] A.C.F. no 891, en première instance, que le programme d’octroyer des permis de pêche tombait bien sous l’autorité du ministre selon l’article 7 de la Loi sur les pêches.

 

EXISTE-T-Il UNE OBLIGATION À PAYER LES DEMANDEURS?

[21]           Comme il n’y a plus de controverse sur la nature illégale de ce que le ministre a fait, il faut en arriver à une décision par rapport à la somme de 1 500 000 $. Il existe trois possibilités : a) que l’argent demeure entre les mains du Ministère; b) que l’argent soit retourné, en totalité ou en partie, à l’APPFA; ou c) que l’argent soit distribué parmi ceux qui ont vu leur quote-part réduite proportionnellement pour permettre au ministre d’octroyer à l’APPFA un permis de pêche pour

1 000 tonnes métriques de crabes de neiges.

 

[22]           Je suis d’avis que les demandeurs faisant partie du Flottille Traditionnel semi-hauturière (Québec et Nouveau-Brunswick) ont gain de cause. Le ministre avait déclaré publiquement qu’ils recevraient 65.182 % du TAC permissible, ce qu’ils ont reçu.  Toutefois, en effet, le TAC a été réduit par approximativement 4 % pour pouvoir accommoder le contrat signé avec l’APPFA.

 

[23]           Il est vrai que les demandeurs n’avaient pas de droit de propriété quant aux crabes de neiges,  et qu’en vertu de l’article 7 de la Loi sur les pêches le ministre avait le droit de changer son avis même après avoir donné des indications selon lesquels des permis de pêches auraient pu être octroyés (Comeau’s Sea Foods Ltd., précité). Cependant, dans Comeau’s Sea Foods Ltd., le ministre n’avait pas changé d’idée pour pouvoir financer illégalement un projet, tout comme il l’a fait dans le cas en l’espèce. Tel que mentionné par le juge McIntyre au paragraphe 9 de Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2 :

Lorsque le pouvoir discrétionnaire accordé par la loi a été exercé de bonne foi et, si nécessaire, conformément aux principes de justice [page8] naturelle, si on ne s'est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l'objet de la loi, les cours ne devraient pas modifier la décision.

 

La Cour appliquerait d’ordinaire la norme de contrôle de manifestement déraisonnable (Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77) mais vraisemblablement la norme maintenant applicable est celle de raisonnable simpliciter (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9).

 

[24]           Je suis également d’avis qu’une analogie peut être faite avec l’arrêt de la Cour suprême dans  Kingstreet Investments Ltd. c. Nouveau-Brunswick (Finances), 2007 CSC 1, [2007] 1 R.C. S. 3.

Dans cette décision, la Cour a décidé que ceux qui avaient versé un paiement pour les taxes ultra vires avaient le droit à un remboursement, rejetant ainsi la règle formulée par le juge La Forest dans Air Canada c. Colombie-Britannique, [1989] 1 R.C.S. 1161 interdisant le remboursement de taxes inconstitutionnelles. Effectivement, l’action est plutôt basée sur un principe constitutionnel que sur la notion d’enrichissement sans cause. Dans le cas en l’espèce, les demandeurs n’ont pas payé directement mais on peut soutenir la notion de paiement indirecte en conséquence de la réduction dans leur quote-part.

 

[25]           Un examen du dossier des demandeurs s’est avéré nécessaire puisque c’est un des critères à être évalués pour déterminer si la Cour va accueillir la demande de prorogation de délai. Cependant, il serait inapproprié de me prononcer au-delà de la conclusion qu’ils ont une bonne cause car je suis d’avis qu’il est davantage question de dommages-intérêts et que dans cette optique, la Cour n’a pas la compétence d’ordonner un tel remède dans le cadre d’une demande de contrôle judicaire.

 

[26]           Le ministre n’avait pas plaidé spécifiquement que les frais chargés pour le permis de pêche devraient être retenus par la Couronne. Toutefois, en avançant l’argument que les demandeurs étaient hors délai, logiquement la conclusion doit être que la somme reste avec la Couronne. En me basant sur la décision Larocque, précitée, je n’ai aucune hésitation à conclure que la Couronne n’a pas le droit de réclamer une somme si le droit à cette somme appartient à quelqu’un d’autre. Par analogie on peut se référer à la notion autour des biens en déshérence.

 

[27]           Le ministre n’avait pas non plus allégué que la somme devrait être remise à l’APPFA. Il s’est dit inquiet de la possibilité que l’APPFA pourrait lancer une poursuite judiciaire. L’APPFA n’était pas mise en cause dans ces procédures, donc il serait inapproprié de faire un commentaire sur son droit. Toutefois, il importe de noter que le ministre pourrait « renvoyer devant cette Cour pour décision et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et de procédure »  selon l’article 18.3 de la Loi sur les cours fédérales et les règles 320 et suivant des Règles des cours fédérales sur les renvois d’un office fédéral.

 

DOMMAGES-INTÉRÊTS

[28]           Les demandeurs qui ont perdu l’occasion de pêcher ne peuvent se retrouver dans une meilleure position que s’ils étaient propriétaires de ces crabes des neiges. Un propriétaire qui a le droit de possession des biens a aussi le droit de les recouvrer d’un tiers qui en aurait la possession illégitime. La réalité est que ces crabes des neiges n’existent plus. Nous pouvons soutenir que l’APPFA n’a jamais eu le droit à proprement dit de pêcher car le ministre ne l’avait pas non plus (Nemo Dat Quod Non Habet). Un propriétaire aurait droit à une réclamation en restitution contre le ministre pour recouvrir la somme reçue en vertu de la vente de ces crabes des neiges. Il serait donc question d’une action en responsabilité civile revendiquant la somme reçue (voir Benjamin’s Sale of Goods, 7ième édition, paragraphes 7-001 et suivant; et Remedies: the law of damages, 2ième édition, Jamie Cassels et Elizabeth Adjin-Tettey, chapitre 7).

 

[29]           Il est bien établi que la mesure réparatrice d’une demande d'indemnisation octroyant des dommages-intérêts est hors portée de la compétence de la Cour fédérale sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales (Chaudhry v. Canada (Procureur général), 2005 CAF 310, [2005] A.C. F. no 1624; Al-Mhamad c. Canada (CRTC), 2003 CAF 45, [2003] A.C.F. no 145;  Raymond Lussier c. Robert Collin, [1985] 1 C.F. 124 (FCA))

 

LE BREF DE MANDAMUS

[30]           Il s’ensuit que le bref de mandamus n’est pas applicable dans les circonstances de l’espèce. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas satisfait que les critères pour ordonner un bref de mandamus soient rencontrés (Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, [1993] A.C.F. no 1098 au paragraphe 42; confirmé  [1994] 3 R.C.S. 1100). Une des critères à satisfaire est de déterminer que le demandeur n’a aucun autre recours. Selon moi, il y a un tel recours, une action civile en dommages-intérêts, et que même plusieurs des demandeurs ont déjà entamé une telle action (Anglehart, T-2171-07).

 


LA DÉCLARATION

[31]           Dans le cas en l’espèce, je suis prêt à déclarer que le ministre a utilisé ou vendu de façon illégale 1 000 tonnes métriques de crabes des neiges pour financer les activités de recherche du Ministère et détient illégalement le produit de la vente en 2006.

 

[32]           Il importe qu’une telle déclaration, énonçant que le ministre a outrepassé son autorité, ne soit pas sous-estimée. Nous pouvons facilement supposer une fois qu’une loi, un règlement ou une certaine ligne de conduite a été déclaré ultra vires, que le ministre respecterait l’état du droit et que les autres procédures en guise d’une demande de contrôle judiciaire ou autres ne seraient pas nécessaires.

 

[33]           Comme l’a affirmé la juge Mactavish dans la décision Tihomirovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 197, [2006] 4 R.C.F. 341 :

[119]    Comme l'a souligné le défendeur, le ministre est tenu d'appliquer la loi. Par conséquent, si la Cour finit par déclarer que le règlement en cause est ultra vires et que les membres du groupe envisagé ont droit à ce que leur demande de résidence permanente soit évaluée en conformité avec les critères établis dans la Loi sur l'immigration, le ministre sera tenu d'agir en conséquence. Il en sera ainsi que les membres individuels du groupe envisagé revendiquent ou non leurs droits à ce que leur demande soit traitée de cette façon.

 

[120]    Par conséquent, il n'est pas du tout nécessaire de veiller à ce que tous les membres du groupe envisagé soient parties à un recours collectif pour qu'ils puissent tirer avantage d'une décision favorable dans le dossier de M. Tihomirovs. En outre, exiger un avis du litige et de la décision de la Cour relativement au point collectif aurait pour seul effet d'ajouter inutilement des coûts et des retards au processus.

 

[34]           L’affaire de principe dans ce domaine de droit est celui de LeBar c. Canada, [1989] 1 C.F. 603, [1988] A.C.F. no 940 dans laquelle le juge McGuigan de la Cour d’appel fédérale a examiné les principes fondamentaux du jugement déclaratoire, traitant d’abord l’arrêt fondateur du Dyson v. Attorney General, [1911] 1 K.B 410. Il a stipulé au paragraphe 11 de sa décision :

À mon avis, l'obligation pour le gouvernement et ses fonctionnaires de se conformer à la loi est l'aspect fondamental du principe de la primauté du droit, qui est maintenant inséré dans notre Constitution grâce au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.-U.)]. Cet aspect a été relevé par A. V. Dicey dans son ouvrage intitulé Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 1Oe éd., E. C. S. Wade, 1959, aux pages 193, 202 et 203 et a été établi de façon convaincante par la Cour suprême dans l'arrêt collégial Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, à la page 7481:

 

La primauté du droit, qui constitue un principe fondamental de notre Constitution, doit signifier au moins deux choses. En premier lieu, que le droit est au-dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l'influence de l'arbitraire.

 

DÉPENS

[35]           Vu que les motifs mènent à une réussite partagée pour les parties, je n'adjugerais pas de dépens.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ET DÉCLARE que :

1.      La prorogation de délai demandée pour le dépôt de cette demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.

3.      Le ministre a utilisé ou vendu de façon illégale un permis de pêche pour 1 000 tonnes métriques de crabes des neiges pour financer les activités de recherche du Ministère.

4.      Le ministre détient illégalement le produit de la vente en 2006 de 1 000 tonnes métriques de crabes des neiges.

5.      Il n’y a pas lieu d’une ordonnance de mandamus.

6.      Le tout sans frais.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1502-06

 

INTITULÉ :                                       JEAN-GILLES CHIASSON ET AL. c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 28 avril 2008

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       HARRINGTON J.

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 16 mai 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Bernard Jolin

 

POUR LES DEMANDEURS

Me Ginette Mazerolle

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Heenan Blaikie, S.E.N.C.R.L., SRL

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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