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Date : 20080520

Dossier : T-1332-07

Référence : 2008 CF 620

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

TIMOTHY E. LEAHY, AVOCAT

et

 FOREFRONT MIGRATION LTD.

demandeurs

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LA JUGE MACTAVISH

 

[1]                La défenderesse en appelle d’une décision d’une protonotaire de refuser de radier la déclaration d’action des demandeurs au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, l’appel sera rejeté.

 

Contexte

 

[3]               La déclaration d’action concerne trois incidents concernant des commentaires qu’auraient faits des agents du gouvernement, à savoir si le demandeur Timothy Leahy était désigné comme « représentant autorisé » tel que défini par le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, et par conséquent, s’il était autorisé à représenter des clients dans le cadre de demandes ou de procédures non résolues en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

[4]               La défenderesse a présenté une requête à une protonotaire afin de faire radier la déclaration des demandeurs au motif qu’elle constitue un abus de procédure et qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable.

 

[5]               L’argument de la défenderesse selon lequel la déclaration constitue un abus de procédure repose sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Grenier c. Canada [2005] ACF no 1778. Sur ce point, la protonotaire a jugé qu’il n’était pas évident et manifeste que les demandeurs ne pourraient intenter une action en dommages-intérêts pour les actes délictuels qu’ils soutiennent avoir été commis par les agents du gouvernement en question.

 

[6]               La défenderesse n’a pas interjeté appel de cet aspect de la décision de la protonotaire.

 

[7]               La protonotaire a également déterminé que la déclaration d’action a révélé une cause raisonnable d’action valable. Sur ce point, la protonotaire a dit ce qui suit :

Les demandeurs ont plaidé une responsabilité délictuelle, alléguant que les communications de la défenderesse étaient diffamatoires et qu’elles ont délibérément porté atteinte aux relations contractuelles avec les clients d’immigration qui étaient représentés par M. Leahy et Forefront Migration Ltd. Les éléments de la cause d’action ont été plaidés. Si la défenderesse fait valoir qu’il n’y a pas suffisamment des faits substantiels pour lui permettre comprendre la nature de la revendication évoquée ou qu’il manque des détails pour qu’elle puisse présenter une défense, le recours approprié est une requête pour précisions.

 

Norme de contrôle

 

[8]               Lorsqu’une ordonnance discrétionnaire d’une protonotaire est déterminante pour l’issue finale d’une affaire, la décision doit être révisée de novo : se reporter à Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., [2003] ACF no 1925, 2003 CAF 488, aux paragraphes 18 et 19. Toutefois, lorsque la décision faisant l’objet du contrôle n’est pas déterminante pour l’issue finale de l’affaire, elle ne doit pas être modifiée en appel à moins que l’ordonnance soit entachée d’une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits : Merck, au paragraphe 19.

 

[9]               Les demandeurs n’ont pas pris de conclusions touchant la norme de contrôle. La défenderesse fait valoir que bien que la décision de radier la déclaration aurait été déterminante pour l’issue finale de l’affaire, après avoir refusé de radier la déclaration, la décision n’était pas déterminante pour l’issue finale. Par conséquent, la Cour ne devrait pas modifier la décision de la protonotaire à moins qu’elle soit clairement erronée.

 

[10]           Dans Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, la Cour d’appel fédérale a traité d’une situation où une décision pourrait être finale ou interlocutoire, selon le résultat. Au paragraphe 98 de sa décision, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’une décision qui peut être ainsi soit interlocutoire soit définitive selon la manière dont elle est rendue, même si elle est interlocutoire en raison du résultat, doit néanmoins être considérée comme déterminante pour la solution définitive de la cause principale, qu’elle qu’en soit l’issue.

 

[11]           Par conséquent, j’estime que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire de novo : voir également Vogo Inc. c. Acme Window Hardware Ltd. et al., [2004] ACF no 1042, 2004 CF 851, et AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., [2005] ACF no 74, 2005 CF 43.

 

Principes généraux applicables à une requête en radiation d’une déclaration

 

[12]           Selon l’article 174 des Règles de la Cour fédérale, un acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels sur lesquels la partie se fonde.

 

[13]           Lorsqu’une cause d’action déterminée est plaidée, la demande doit contenir des faits substantiels qui satisfont à tous les éléments nécessaires de la cause d’action. Sinon, il faudra inévitablement conclure que cette demande ne révèle aucune cause d’action valable; voir Benaissa c. Canada (Procureur général), [2005] ACF no 1487 et Howell c. Ontario (1998), 159 D.L.R. (4e) 566.

 

[14]           Il doit y avoir des faits qui étayent la demande; la simple affirmation d’une conclusion ne suffit pas : voir Malkine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] ACF no 789 et Association olympique canadienne c. USA Hockey Inc., (1997), 74 C.P.R. (3d) 348 aux pages 350 et 351 (CFPI), [1997] ACF no 824.

 

[15]           Ceci dit, comme la Cour d’appel fédérale l’a observé, dans l’affaire Conseil de la bande indienne de Shubenacadie c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 255, [2002] ACF no 882, bien qu’un acte de procédure soit très large et formulé en termes très généraux, il ne devrait pas être radié dès lors qu’on peut trouver, à la lecture de la déclaration, une cause d’action, si ténue soit-elle.

 

[16]           Bien que les tribunaux aient, par le passé, exigé un respect rigoureux des règles techniques qui régissent les plaidoiries dans les affaires de diffamation, au cours des dernières années, une approche plus libérale a été adoptée pour plaider ce type de cause. Quoi qu’il en soit, les plaidoiries dans les cas de diffamation demeurent aussi importantes que n’importe quel autre type d’action : voir Lysko c. Braley, [2006] O.J. no 1137, au paragraphe 91. Les demandeurs devront communiquer certains éléments servant de fondement à leur requête et devront définir adéquatement les questions : voir E.R. Brown, 2004, The Law of Defamation in Canada, (feuillets mobiles) Toronto : Carswell, aux pages 19-3 à 19-6.

 

[17]           La charge qui incombe à la partie qui demande la radiation d’une requête est très lourde : elle doit établir qu’il est indubitable que l’affaire n’a aucune chance de succès à l’instruction. Ce n’est que s’il n’y a aucune chance de succès (autrement dit, s’il est certain que l’action sera rejetée) que la déclaration peut être radiée; voir Shubenacadie, précité, et Hunt c. Carey Canada Inc. [1990] 2 R.C.S. 959.

 

Analyse

 

[18]           La déclaration des demandeurs se rapporte à trois incidents, au cours desquels des agents du gouvernement auraient fait des commentaires concernant M. Leahy à des personnes participant au processus d’immigration. Dans cette déclaration, les demandeurs affirment que ces commentaires étaient diffamatoires et constitutifs du délit d’atteinte intentionnelle à des relations contractuelles avec leurs clients.

 

[19]           D’abord, en ce qui concerne les actions en diffamation, le délit de diffamation doit invoquer trois éléments essentiels : voir E.R. Brown, précité, aux pages 19-16 à 19-74.

 

[20]           Autrement dit, les demandeurs doivent établir :

1.         que les propos faisant l’objet de la plainte étaient diffamatoires;

2.         que les propos en question se rapportent à un des demandeurs ou aux deux; et

3.         que les propos en question ont été publiés auprès d’une tierce partie.

 

 

[21]           Règle générale, les propos exacts faisant l’objet de la plainte devraient être formulés dans une déclaration. Idéalement, ils devraient être reproduits textuellement ou, à tout le moins, de façon assez précise pour permettre au défendeur de répondre : Jensen c. Alberta, [2002] AJ no 1078.

 

[22]           Toutefois, on ne peut exiger la précision absolue dans le cas de communications orales, qui pourraient ne pas avoir été enregistrées et seront fondées sur les souvenirs des témoins.

 

[23]           En l’espèce, les demandeurs ont reproduit dans leurs propres mots les propos tenus dans tous les cas, sauf un, et ont fait valoir qu’ils étaient diffamatoires. Les déclarations que les demandeurs contestent ressortent clairement de la déclaration d’action, tout comme les circonstances dans lesquelles ces déclarations ont été faites.

 

[24]           En outre, il ressort clairement de la déclaration d’action que les propos en question concernent M. Leahy et qu’ils ont été publiés auprès de tierces parties.

 

[25]           À mon avis, les demandeurs ont invoqué les éléments essentiels du délit de diffamation. Comme la protonotaire l’a indiqué dans sa décision, il est évidemment loisible à la défenderesse de présenter une requête pour obtenir des précisions, advenant que des renseignements supplémentaires soient jugés nécessaires avant de déposer une défense.

 

[26]           En ce qui concerne les allégations d’atteinte intentionnelle aux rapports contractuels et commerciaux, ce délit rassemble trois éléments constitutifs. Autrement dit, le demandeur doit établir :

1.         l’existence d’un contrat valide entre les demandeurs et une tierce partie;

2.         que la défenderesse a nui ou tenté de nuire au contrat des demandeurs;

3.         que cette atteinte était délibérée et qu’il y a eu connaissance ou insouciance quant à l’existence du contrat;

4.         que l’atteinte était directe.

Il n’est pas nécessaire que les agissements de la défenderesse amènent réellement la tierce partie à rompre son contrat avec les demandeurs : voir G.H.L. Fridman, The Law of Torts in Canada¸ (2e éd.), Toronto : Carswell, 2002, aux pages 791 à 814.

 

[27]           En l’espèce, la déclaration d’action identifie les parties contractantes comme étant les demandeurs et les clients désignés : voir la déclaration d’action, « Incident 1 », paragraphe 1, « Incident 2 », paragraphe 3 et « Incident 3 », paragraphe 2.

 

[28]           En outre, la déclaration d’action indique que les atteintes par les agents du gouvernement étaient directes, de par les déclarations diffamatoires faites au sujet de M. Leahy aux clients des demandeurs par ces agents. Toujours selon la déclaration, ces allégations ont été faites en toute connaissance de la relation contractuelle entre les demandeurs et leurs clients et elles visaient à porter atteinte à ces relations contractuelles : voir la déclaration d’action, « Incident 1 », paragraphe 1, « Incident 2 », paragraphe 1 et « Incident 3 », paragraphe 3.

 

[29]           Les demandeurs ont plaidé que la défenderesse a commis un délit d’atteinte intentionnelle à des relations économiques ou contractuelles. Une fois de plus, si la défenderesse juge que des faits supplémentaires sont nécessaires pour plaider une défense, elle peut présenter une requête en vue d’obtenir des précisions.

 

 

Conclusion

 

[30]           Pour ces motifs, l’appel est rejeté.

 

Dépens

 

[31]           Les demandeurs auront cinq jours ouvrables pour signifier et déposer des conclusions écrites, qui ne devront pas dépasser trois pages, ainsi que tous les documents à l’appui pertinents sur lesquels ils désirent se fonder pour établir les dépens.

 

[32]           La défenderesse aura ensuite cinq jours ouvrables pour signifier et déposer ses propres conclusions écrites sur la question des dépens, conclusions qui ne devront pas dépasser trois pages, ainsi que tous les documents à l’appui pertinents. En ce qui concerne les questions qui pourraient être soulevées par la défenderesse quant à la pertinence des documents à l’appui sur lesquels les demandeurs se fondent pour établir les dépens, ces questions pourront être abordées à ce moment.

 

[33]           Les demandeurs auront alors trois jours ouvrables supplémentaires pour signifier et déposer des observations en réponse ne comptant pas plus de deux pages.

 

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 20 mai 2008


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1332-07

 

 

INTITULÉ :                                       TIMOTHY E. LEAHY, AVOCAT ET AUTRES c.

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 12 mai 2008

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :  La juge Mactavish

 

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 20 mai 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Timothy E. Leahy                                                                     POUR LES DEMANDEURS

 

Deborah Drukarsh                                                                    POUR LA DÉFENDERESSE

                                                                                               

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Timothy E. Leahy                                                                     

Toronto (Ontario)                                                                     POUR LES DEMANDEURS

                                                                                               

John H. Sims, c.r.                                                                    

Sous-procureur général du Canada                                           POUR LA DÉFENDERESSE

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