Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 

 

Date : 20080515

Dossier : IMM‑458‑07

Référence : 2008 CF 613

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 15 mai 2008

En présence de Monsieur le juge Campbell

 

 

ENTRE :

GURPREET SINGH GILL

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Gurpreet Singh Gill (le demandeur), un enfant âgé de huit ans et de nationalité indienne, a demandé son admission au Canada en invoquant des circonstances d’ordre humanitaire, afin de pouvoir rejoindre sa famille. Il conteste la décision du deuxième secrétaire à l’immigration (l’agent), en date du 7 décembre 2006, qui a estimé que les circonstances d’ordre humanitaire invoquées étaient insuffisantes et ne lui permettaient pas d’approuver la demande d’admission. Il s’agit ici de savoir si, en arrivant à cette conclusion, l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’il a commis une telle erreur.

 

[2]               Le père de Gurpreet, Amarjit Gill, a présenté une demande d’immigration au Canada avant la naissance de son fils, en tant que travailleur qualifié. Il avait déclaré ses deux filles dans sa demande, en tant que personnes à charge ne l’accompagnant pas, mais il n’avait pas modifié sa demande pour y inclure son fils. Amarjit Gill a obtenu le droit d’établissement au Canada le 1er juillet 2000 et a depuis parrainé son épouse et ses deux filles. Leurs demandes à elles n’indiquaient pas elles non plus Gurpreet comme membre de la famille. Tous sont maintenant citoyens canadiens.

 

[3]               En mai 2005, une demande de parrainage fondée sur la catégorie du regroupement familial a été déposée en faveur de Gurpreet, mais elle a été refusée en vertu de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), qui empêche les personnes à charge non déclarées d’être plus tard parrainées en tant que membres de la catégorie du regroupement familial. Au lieu de faire appel de cette décision, le demandeur a présenté une demande fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire, en application du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

 

[4]               L’avocat du demandeur a envoyé à Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) une lettre qui accompagnait la demande de Gurpreet. La lettre expliquait les circonstances entourant le principal facteur défavorable de la demande de Gurpreet, c’est‑à‑dire le fait que sa famille avait négligé de le déclarer, mais elle exposait les raisons pour lesquelles sa demande ne devrait pas pour autant être refusée. Puis l’avocat décrivait dans sa lettre les circonstances d’ordre humanitaire intéressant le cas de Gurpreet. La lettre précisait que l’un des buts de la LIPR était la réunification des familles, puis on pouvait y lire ce qu suit :

[traduction]

Le demandeur […] dépend financièrement de ses parents et a besoin du soutien affectif de ses parents. L’enfant se trouve seul en Inde puisque tous les membres de sa famille immédiate sont au Canada. Il a un grand‑père en Inde, mais il est âgé et n’est pas en mesure de lui apporter un soutien financier et affectif.

(Dossier du tribunal, page 33)

 

 

 

[5]               L’agent s’est entretenu avec Gurpreet au consulat à New Delhi le 7 décembre 2006. L’entretien, qui s’est déroulé à travers une cloison de sécurité en verre, a durée une heure et 20 minutes. Le grand‑père de Gurpreet s’y trouvait lui aussi et fut autorisé à rester dans la pièce, mais l’agent lui a dit de ne pas intervenir à moins qu’il ne le lui demande. L’agent a posé à Gurpreet une série de questions par l’entremise d’un interprète et a consigné ses questions ainsi que les réponses de Gurpreet dans les notes du STIDI. L’agent s’est ensuite entretenu avec le grand‑père de Gurpreet. Il est admis que les notes de ces entretiens, de même que les autres notes consignées par l’agent dans le STIDI, constituent les motifs de la décision. Il appert des motifs de l’agent que l’un des facteurs ayant conduit à la décision qu’il a rendue et qui est contestée ici était qu’il est dans l’intérêt de Gurpreet qu’il reste en Inde.

 

I.    Les questions en litige

[6]               Le point principal soulevé dans la présente demande concerne la pertinence de l’analyse de l’agent à propos de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, le demandeur met aussi en doute l’équité procédurale de l’entretien qui s’est déroulé entre l’agent et lui. Comme nous le verrons plus bas, bien que l’entretien en question ne soit pas sans failles sur le plan de la procédure, je ne crois pas qu’il y a eu manquement aux formes régulières.

 

[7]               La procédure des demandes fondées sur des circonstances d’ordre humanitaire est exposée au paragraphe 25(1) de la LIPR :

 

25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

 

 

 

25. (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

 

[8]               D’après l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la norme de contrôle applicable aux demandes fondées sur des circonstances d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (paragraphe 62). Cet arrêt dispose aussi qu’une décision sera déraisonnable si l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est déficiente (voir par exemple Ek c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 526, et Reis c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2002] A.C.F. n° 431).

 

[9]               Pour savoir si l’analyse faite par l’agent est déficiente, il faut d’abord déterminer ce qui constitue une analyse adéquate de l’intérêt supérieur de l’enfant et voir de quelle manière cette analyse s’accorde avec le régime du paragraphe 25(1) de la LIPR. Il faut donc examiner les points suivants :

  1. Quelle méthode faut‑il adopter pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant dans une demande présentée à l’étranger en vertu du paragraphe 25(1)?
  2. Quelle est la procédure à suivre pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant dans une demande présentée à l’étranger en vertu du paragraphe 25(1)?
  3. La conclusion de l’agent relative à l’intérêt supérieur de l’enfant est‑elle déficiente?

 

II.  Quelle méthode faut‑il adopter pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant dans une demande présentée à l’étranger en vertu du paragraphe 25(1)?

 

A. Les lignes directrices applicables

 

[10]           Comme le texte du paragraphe 25(1) confère aux agents des visas un large pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense à un demandeur en raison de circonstances d’ordre humanitaire, la Cour suprême du Canada reconnaît que les directives qui sont émises par CIC « sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré par l’article » (arrêt Baker, paragraphe 72). Par conséquent, pour les demandes fondées sur des circonstances d’ordre humanitaire et faites au Canada, le critère est celui qui est exposé dans le chapitre 5 du Guide du traitement des demandes au Canada : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (chapitre IP5), où l’on peut lire ce qui suit, dans la section 5.1 :

 

Il incombe au demandeur de prouver au décideur que son cas particulier est tel que la difficulté de devoir obtenir un visa de résident permanent depuis l’extérieur du Canada serait

 

(i) soit inhabituelle et injustifiée;

(ii) soit excessive.

 

Le demandeur peut exposer les faits qu’il juge pertinents, quels qu’ils soient.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Cependant, dans la présente demande, les faits sont différents de ceux qu’envisage le chapitre IP5. Plutôt que de solliciter une dispense qui l’autoriserait à présenter depuis le Canada une demande de droit d’établissement, le demandeur, invoquant des circonstances d’ordre humanitaire, voudrait être dispensé, à l’étranger, de l’application de l’alinéa 117(9)d) du Règlement. Les agents des visas appliquent un guide explicitement conçu pour l’évaluation des demandes faites à l’étranger et fondées sur des circonstances d’ordre humanitaire. Il s’agit du chapitre 4 du Guide du traitement des demandes à l’étranger : Traitement des demandes présentées en vertu de l’article 25 de la LIPR (le chapitre OP4).

 

[11]           Le chapitre OP4 ne dit rien du critère des « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives », dont parle le chapitre IP5. En revanche, dans sa section 5.5, le chapitre OP4 invite l’agent à évaluer comme il suit une demande fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire :

 

Dans un premier temps, l’agent détermine la recevabilité du demandeur à l’une des trois catégories d’immigration. Si le demandeur ne satisfait pas aux exigences de la catégorie dans laquelle la demande a été présentée, l’agent peut examiner la demande selon des considérations humanitaires.

 

 

L’agent examine ensuite les motifs d’ordre humanitaire et détermine si le demandeur doit être dispensé de ces alinéas du Règlement. C’est le demandeur qui doit convaincre l’agent que les CH présentes sont suffisantes pour justifier une mesure d’exception. L’agent doit étudier les observations du demandeur à la lumière de tous les renseignements connus du ministère.

 

Quand la décision CH est favorable, le demandeur doit quand même respecter les autres exigences liées à l’octroi d’un visa de résidence permanente et ne doit pas être interdit de territoire.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Le défendeur fait néanmoins valoir que, puisque le chapitre OP4 se réfère au chapitre IP5 en disant « Pour plus de renseignements concernant le traitement des demandes en vertu de l’article L25 dans les bureaux intérieurs de Citoyenneté et Immigration Canada, voir le chapitre IP 5 », et « Pour obtenir des lignes directrices plus détaillées au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le cadre des demandes CH présentées au Canada, veuillez consulter la section 5.19 du chapitre IP 5 », le critère des difficultés injustifiées devrait s’appliquer dans le chapitre OP4. Cependant, à mon avis, ces références n’ont pas pour effet de transposer le critère du chapitre IP5 dans les évaluations faites selon le chapitre OP4, et cela parce que, lorsqu’un candidat présente une demande intérieure fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire, c’est dans le dessein d’être dispensé de quitter le Canada pour solliciter depuis l’étranger la résidence permanente. Il n’est pas logique de transposer le critère des difficultés injustifiées dans une demande présentée à l’étranger, parce que les difficultés qu’entraîne l’obligation de quitter le Canada n’entrent pas alors en jeu.

 

B. La pertinence de l’arrêt Hawthorne c. Canada, [2003] 2 C.F. 555 (C.A.)

 

[12]           L’arrêt Hawthorne de la Cour d’appel fédérale est un précédent souvent cité en ce qui concerne l’application, aux demandes intérieures, du critère de l’intérêt supérieur de l’enfant. Puisque les demandes intérieures concernent précisément le renvoi d’une personne du Canada et l’effet d’un tel renvoi sur l’enfant, c’est une solution pragmatique qu’ont retenue les juges majoritaires dans cette affaire, qui portait sur le paragraphe 114(2) de l’ancienne Loi sur l’immigration, c’est‑à‑dire la disposition concernant les motifs d’ordre humanitaire. La question certifiée qui était posée dans l’arrêt Hawthorne, ainsi que la réponse donnée, se présentaient ainsi :

Q.: La règle énoncée dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, selon laquelle l’intérêt supérieur des enfants doit être pris en compte lorsqu’il est disposé d’une demande de dispense selon le paragraphe 114(2) est‑elle observée lorsque l’agent d’immigration s’est demandé si le renvoi du parent exposera l’enfant à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives?

 

R.: Selon les circonstances de chaque cas, on peut satisfaire à l’exigence selon laquelle l’intérêt supérieur de l’enfant doit être pris en compte en évaluant le degré de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant.

 

[Non souligné dans l’original.] (Hawthorne, paragraphe 11)

 

L’arrêt Hawthorne permet donc d’affirmer que l’intérêt supérieur de l’enfant doit toujours être établi dans une demande fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire, mais, pour ce qui concerne précisément les demandes intérieures, la réalité de la situation fera parfois porter l’analyse sur les épreuves qu’un enfant subira par suite du renvoi d’une personne du Canada (Kolosovs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2008 CF 165). À l’évidence, le raisonnement exposé dans l’arrêt Hawthorne ne s’applique pas aux demandes présentées à l’étranger, parce que de telles demandes ne font pas intervenir le renvoi d’une personne du Canada. Par conséquent, je ne puis souscrire aux deux précédents invoqués par le défendeur, à savoir Yue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2006 CF 717, et Sandhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 156, et cela parce que ces deux précédents appliquent le principe de l’arrêt Hawthorne aux demandes faites à l’étranger qui sont fondées sur des circonstances d’ordre humanitaire.

 

C. L’utilité des principes du droit de la famille

[13]           En droit de la famille, il est bien établi que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant ne doit pas se concentrer sur les difficultés, encore que la présence ou l’absence de difficultés puisse être un important facteur à considérer. L’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est plutôt centrée sur l’enfant, car l’intérêt de l’enfant est « le droit positif de bénéficier des meilleures dispositions possibles compte tenu de la situation des parties » (Young c. Young, [1993] R.C.S. 3, paragraphe 102, la juge L’Heureux‑Dubé).

 

[14]           Les valeurs du droit de la famille ont souvent inspiré la jurisprudence en matière d’immigration. Il est écrit dans l’arrêt Baker que l’agent qui évalue une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit être « attentif, réceptif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant (arrêt Baker, précité, paragraphe 75). Pareillement, dans l’arrêt Canada (MCI) c. Legault, 2002 CAF 125, la Cour d’appel fédérale dit que, pour que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant soit complète, cet intérêt doit être « bien identifié et défini ». CIC lui‑même reconnaît dans son guide des politiques que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant requiert une démarche contextuelle adossée au droit de la famille :

 

Le résultat d’une décision prise en vertu du L25(1) qui affecte directement l’enfant dépendra toujours des faits relatifs au cas. L’agent doit tenir compte de toutes les informations soumises par le demandeur en vertu de leur demande soumise selon L25(1). Par conséquent, les directives suivantes ne constituent pas une liste exhaustive des facteurs qui concernent les enfants et ne sont pas nécessairement décisives. Elles servent plutôt à guider l’agent et à illustrer les types de facteurs qui sont souvent présents dans les cas liés au L25(1) qui concernent l’intérêt supérieur de l’enfant. Comme Madame la juge McLachlin de la Cour suprême du Canada l’a affirmé : « ... La multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant rend inévitable un certain degré d’indétermination. Un critère davantage précis risquerait de sacrifier l’intérêt de l’enfant au profit de l’opportunisme et de la certitude. ... » (Gordon c. Goertz [1996] 2 R.C.S. 27).

 

[Non souligné dans l’original.] (Chapitre IP 5, section 5.19, mentionné dans le chapitre OP4, section 8.3)

 

 

 

[15]           Tous ces extraits montrent que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est nécessairement tributaire du contexte et oblige l’agent à définir les facteurs en jeu afin de pouvoir évaluer leur incidence sur l’enfant. Les points essentiels à considérer dans l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant sont évoqués au paragraphe 71 des motifs de la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Young :

La détermination de l’intérêt de l’enfant suppose une myriade de considérations, les décisions en matière de garde et d’accès ayant été décrites comme [traduction] « touchant les relations humaines dans toute leur intensité et leur complexité ». Contrairement à la plupart des questions dont les tribunaux sont saisis, ces décisions s’articulent autour des « personnes » plutôt qu’autour de leurs « actes », et exigent une appréciation de [traduction] « l’ensemble de la personne perçue comme un être social » (L. LaFave, « Origins and Evolution of the "Best Interests of the Child" Standard » (1989), 34 S.D.L. Rev. 459; R. H. Mnookin, «Child‑Custody Adjudication: Judicial Functions in the Face of Indeterminacy» (1975), 39 Law & Contemp. Probs. 226). Les tribunaux sont appelés à prédire des événements futurs plutôt qu’à évaluer la conséquence juridique de gestes antérieurs et à juger des effets de relations variées sur l’intérêt de l’enfant, tout en appréciant d’innombrables variables sans pouvoir recourir à une formule simple.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Par conséquent, à mon avis, l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant doit être impérativement rattachée au contexte et être prospective.

 

III.    Quelle est la procédure à suivre pour déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant dans une demande présentée à l’étranger en vertu du paragraphe 25(1)?

 

[16]           Eu égard à la nécessité d’apprécier l’intérêt de l’enfant d’après le contexte, on peut dès lors exposer les deux étapes que doit franchir un agent des visas pour bien évaluer cet intérêt.

 

A. Inventorier les facteurs qui influent sur l’intérêt supérieur de l’enfant

[17]           La première étape de l’analyse requiert d’inventorier les facteurs qui influeront sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Les guides de l’immigration énumèrent certains facteurs communs qui, s’ils sont présents, déterminent l’intérêt supérieur de l’enfant :

 

En général, les facteurs liés au bien‑être émotif, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération, lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :

 

• l’âge de l’enfant;

• le niveau de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH;

• le degré d’établissement de l’enfant au Canada;

• les liens de l’enfant avec le pays concerné par la demande CH;

• les problèmes de santé ou les besoins spéciaux de l’enfant, le cas échéant;

• les conséquences sur l’éducation de l’enfant;

• les questions relatives au sexe de l’enfant.

 

(Chapitre IP 5, section 5.19, cité dans le chapitre OP4, section 8.3)

 

[18]           Des listes plus complètes des facteurs possibles sont données dans les lois sur le droit de la famille, qui le plus souvent confient aux tribunaux la tâche d’évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant. La liste suivante apparaît au paragraphe 24(2) de la Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, ch. C‑12, une loi de l’Ontario qui dispose que, pour établir ce qu’est l’intérêt véritable de l’enfant :

24 (2) Le tribunal prend en considération l’ensemble de la situation et des besoins de l’enfant, notamment :

a) l’amour, l’affection et les liens affectifs qui existent entre l’enfant et :

(i) chaque personne qui a le droit de garde ou de visite, ou qui demande la garde ou le droit de visite,

(ii) les autres membres de la famille de l’enfant qui habitent avec lui,

(iii) les personnes qui soignent et éduquent l’enfant;

b) le point de vue et les préférences de l’enfant, s’ils peuvent être raisonnablement déterminés;

c) la durée de la période pendant laquelle l’enfant a vécu dans un foyer stable;

d) la capacité et la volonté de chaque personne qui demande, par requête, la garde de l’enfant de lui donner des conseils, de s’occuper de son éducation, de lui fournir les objets de première nécessité et de satisfaire ses besoins particuliers;

e) tout projet mis de l’avant pour l’éducation de l’enfant et les soins à lui donner;

f) le caractère permanent et stable de la cellule familiale où l’on propose de placer l’enfant;

g) l’aptitude de chaque personne qui demande, par requête, la garde ou le droit de visite à agir en tant que père ou mère;

h) les liens du sang ou les liens établis en vertu d’une ordonnance d’adoption qui existent entre l’enfant et chaque personne qui est partie à la requête.

 

Des dispositions semblables figurent dans les lois sur le droit de la famille d’autres provinces au Canada (voir par exemple la Family Relations Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1979, ch. 121, article 24, et la Loi sur les services à la famille du Nouveau‑Brunswick, L.N.‑B. 1980, ch. F‑2.2, article 1).

 

[19]           Par conséquent, si l’agent néglige d’inventorier les facteurs qui influent sur l’intérêt supérieur de l’enfant, son analyse en la matière sera déficiente.

 

B. Faire un choix raisonné entre les solutions possibles

[20]           Une fois qu’il a inventorié et analysé les facteurs qui influent sur l’intérêt supérieur de l’enfant, le décideur doit effectuer un choix parmi les solutions qui s’offrent pour l’avenir de l’enfant. L’enfant a droit à ce que le choix du décideur soit convenablement motivé.

 

C. Mettre en balance l’intérêt supérieur de l’enfant et les autres facteurs pertinents

[21]           À mon avis, dans le cas d’une demande présentée à l’étranger qui est fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ce n’est qu’après avoir analysé l’intérêt supérieur de l’enfant que l’agent pourra appliquer l’analyse à la question en jeu et rendre une décision selon le paragraphe 25(1). Dans l’arrêt Legault, la Cour d’appel fédérale écrivait que l’intérêt supérieur de l’enfant ne commande pas un résultat particulier selon le paragraphe 25(1), et qu’il appartient à l’agent de déterminer le poids devant être accordé à sa conclusion relative à l’intérêt supérieur de l’enfant. Le résultat de cet exercice de mise en balance doit être clairement motivé.

 

IV.    La conclusion de l’agent relative à l’intérêt supérieur de l’enfant était‑elle déficiente?

A. Doutes liés à l’équité procédurale

[22]           Le demandeur fait valoir que, parce que le déroulement de l’entretien a été intimidant et que les questions qui lui ont été posées n’étaient pas adaptées à son âge (8 ans), il était injuste de la part de l’agent de se fonder sur son témoignage. Puisque l’opinion d’un enfant sur son avenir peut apporter des renseignements utiles dans l’analyse de son intérêt, un entretien avec lui est sans doute tout à fait légitime. Dans le cas présent, un tel entretien était selon moi légitime. L’entretien s’est déroulé dans un contexte marqué par des impératifs de sécurité, mais je ne crois pas que la procédure adoptée ou les questions posées ont entraîné un manquement aux formes régulières. Cependant, je crois que la manière dont les déclarations de Gurpreet à l’agent ont été utilisées est troublante.

 

B. Les facteurs intéressant l’intérêt supérieur de Gurpreet ont‑ils été inventoriés?

[23]           L’agent a analysé ainsi l’intérêt supérieur de l’enfant :

[traduction]

Gurpreet Singh Gill est déjà séparé de sa famille depuis une longue période, et ses besoins matériels sont en partie assurés par ses parents qui vivent à l’étranger, ainsi que par la famille élargie qui vit avec lui en Inde. La structure familiale dans laquelle il vit est en mesure de répondre à ses besoins affectifs, malgré l’absence d’un soutien de la famille immédiate, puisqu’elle comble ses besoins de base (toit et nourriture) et l’aide à accomplir sa scolarité. L’intérêt supérieur de l’enfant consiste pour lui à demeurer auprès de son grand‑père et de la personne qu’il considère comme sa mère, à savoir sa tante.

 

[Non souligné dans l’original.] (Dossier du tribunal, page 7)

 

À mon avis, cette analyse montre que l’agent n’a pas recensé les facteurs pouvant influer sur l’intérêt supérieur de Gurpreet. L’analyse contient des références à des points importants, par exemple les besoins matériels et les besoins affectifs, mais c’est une analyse mal orientée. L’agent met l’importance sur la capacité de Gurpreet de s’accommoder de son mode de vie actuel alors qu’il aurait dû dire quel mode de vie serait le plus conforme à son intérêt dans l’avenir.

 

[24]           Plusieurs facteurs ont été évoqués dans la demande de contrôle judiciaire déposée par Gurpreet, ainsi que durant son entrevue, des facteurs qui ont une incidence sur son intérêt : c’est un enfant de huit ans séparé de ses parents et de ses sœurs; sa mère, son père et ses sœurs lui manquent; il parle avec ses parents au téléphone plusieurs fois par semaine; sa famille lui envoie des cadeaux; il dépend financièrement de ses parents; son grand‑père, qui s’occupe de lui, avance en âge et pourrait ne plus être en mesure de s’occuper de lui dans l’avenir; il veut aller au Canada pour être auprès de sa famille; il connaît des difficultés à l’école; enfin, il se sent négligé par sa tante et par son oncle parce qu’ils accordent davantage d’attention à leurs propres enfants.

 

[25]           Dans la décision qu’il a rendue, l’agent ne recense pas clairement les facteurs en jeu. L’agent saute même sur l’une des réponses données par Gurpreet durant l’entretien et fonde sa conclusion concernant l’intérêt supérieur de Gurpreet sur le fait que Gurpreet considère sa tante comme sa mère. Les questions et réponses attestant cette confusion dans l’esprit de l’enfant se présentent ainsi :

[traduction]

As‑tu ta propre chambre?

Mon oncle et ma tante sont avec moi.

 

Y a‑t‑il d’autres enfants dans la maison?

Mon cousin et ma cousine, qui sont plus jeunes que moi.

 

[…]

 

Combien de personnes vivent dans ta maison?

Mon grand‑père, mon oncle, ma tante, mon cousin et ma cousine.

 

Qui fait la cuisine?

Maman, ma tante.

 

[…]

 

Sais‑tu où sont ton père et ta mère?

Au Canada, à Vancouver.

 

[…]

 

As‑tu des frères et sœurs?

J’ai deux sœurs au Canada.

 

Y a‑t‑il quelque chose qui te manque?

Ma mère, mon père et mes deux sœurs.

 

Sais‑tu pourquoi ta famille n’est jamais venue te visiter?

Je ne sais pas.

 

Crois‑tu que tu leur manques?

Oui.

 

Pourquoi dis‑tu cela?

Ils me le disent toujours au téléphone.

 

Quelle est la différence entre ce que ton grand‑père peut te donner et ce que ton père peut te donner?

Je ne sais pas.

 

Comment appelles‑tu ta tante à la maison?

Maman.

 

Qu’est‑ce que cela veut dire?

Je ne sais pas.

 

Comment appelles‑tu ton oncle?

Chacha (oncle).

 

[Non souligné dans l’original.]

 

                        (Dossier du tribunal, pages 5 et 6)

 

Afin de savoir pourquoi Gurpreet appelle sa tante « maman », l’agent s’est explicitement renseigné là‑dessus auprès du grand‑père de Gurpreet :

[traduction]

Que pouvez‑vous dire sur le fait qu’il semble considérer sa tante comme sa mère?

Auparavant, il l’appelait chachi (tante), mais, quand leurs propres enfants l’ont appelée « maman », il s’est mis à faire la même chose.

 

Quelle est la différence avec sa propre mère qu’il n’a pour ainsi dire jamais vue?

Ils accordent davantage d’attention à leurs propres enfants maintenant, c’est bien normal.

 

Pourriez‑vous me dire pourquoi ses parents ne sont jamais retournés en Inde pour lui rendre visite?

Lorsqu’ils sont partis, il pleurait beaucoup parce qu’ils lui manquaient. Je leur ai dit alors : soit vous venez vivre ici en permanence, soit vous faites le nécessaire pour qu’il obtienne un visa.

 

[Non souligné dans l’original.] (Dossier du tribunal, page 6)

 

Il est clair que, lorsqu’il a rendu la décision ici contestée, l’agent s’est fondé sur une conclusion de fait erronée, celle selon laquelle Gurpreet considère sa tante comme sa mère.

 

C. L’agent a‑t‑il fait un choix raisonné parmi les solutions possibles?

[26]           La réponse évidente est « non ». Puisque l’agent n’a pas recensé nombre des facteurs qui influent sur l’intérêt futur de Gurpreet, il était impossible pour lui de faire un choix raisonné.

 

D. L’agent a‑t‑il mis en balance l’intérêt supérieur de Gurpreet et les autres facteurs pertinents?

[27]           Puisque la conclusion tirée par l’agent était fondamentalement viciée, il n’a pu y avoir aucune mise en balance.

 

V.  Dispositif

[28]           Puisque la manière dont l’agent a analysé l’intérêt de l’enfant est fondamentalement viciée, je suis d’avis que la décision qu’il a rendue est déraisonnable et qu’elle est donc entachée d’une erreur susceptible de contrôle.


 

JUGEMENT

Par conséquent, j’annule la décision de l’agent et renvoie l’affaire à un autre agent, pour nouvelle décision.

 

QUESTION CERTIFIÉE

L’avocat du défendeur propose que soit certifiée la question suivante :

 

[traduction]

Lorsqu’un agent d’immigration considère l’intérêt supérieur d’un enfant dans le cadre d’une demande fondée sur des circonstances d’ordre humanitaire qui a été reçue à l’étranger, après qu’il a été constaté que l’enfant n’est pas membre de la catégorie du regroupement familial, compte tenu de l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, suffit‑il à l’agent d’immigration de se demander si le refus de faire droit à la demande présentée à l’étranger causerait à l’enfant des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives?

 

(Argument du défendeur sur la question à certifier, en date du 24 avril 2008)

 

L’avocat du défendeur fait valoir que [traduction] « cette question transcende les intérêts des parties, fait intervenir des éléments de grande portée et d’application générale et permettrait de résoudre la présente affaire » et qu’elle répond donc au critère d’une question à certifier, selon ce que prévoit l’alinéa 74d) de la LIPR.

 

Il ne fait aucun doute que l’avocat du défendeur cite le bon critère des questions à certifier (Liyanagamage c. Canada (MCI), [1994] A.C.F. n° 1637 (C.A.)). Cependant, l’avocat du demandeur s’oppose à ce que la question soit certifiée, en avançant l’argument suivant :

 

[traduction]

Le projet de motifs de la Cour daté du 17 avril 2008 s’appuie largement sur les faits particuliers du dossier et surtout sur la conclusion selon laquelle l’agent des visas a interprété erronément la preuve en affirmant que le demandeur considère sa tante comme étant sa mère. Selon la Cour, il s’agit là d’une conclusion de fait erronée. Par ailleurs, la Cour a jugé que l’agent n’a pas clairement défini les facteurs nécessaires pour une bonne évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant. Il s’agissait là d’une conclusion de fait, qui intéresse uniquement le cas soulevé dans cette demande.

 

(Argument du demandeur sur la question à certifier, en date du 1er mai 2008)

 

Je partage l’avis de l’avocat du demandeur. Puisque les principales erreurs entachant la décision contestée dans la présente demande sont par nature des erreurs de fait, et puisque le résultat final est tributaire de telles erreurs, je suis d’avis que la réponse à la question proposée ne serait pas déterminante en appel. Je crois donc que la question proposée ne répond pas au critère des questions à certifier.

 

« Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑458‑07

 

INTITULÉ :                                       GURPREET SINGH GILL c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 VANCOUVER (C.‑B.)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 5 DÉCEMBRE 2007 ET LE 7 MARS 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 15 MAI 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter D. Larlee

 

POUR LE DEMANDEUR

Banafsheh Sokhansanj

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Larlee et Associés

Vancouver (C.‑B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (C.‑B.)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.