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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080515

Dossier : IMM-3611-07

Référence : 2008 CF 611

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2008

En présence de monsieur le juge Mandamin

 

 

ENTRE :

ELVIN MENAJ

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               En vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, Elvin Menaj, le demandeur, a présenté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 26 juillet 2007 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle la Commission a conclu que le demandeur n’était ni un réfugié au sens de la Convention, ni une personne à protéger.

 

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Albanie. Il a affirmé avoir pris conscience de son homosexualité à l’adolescence. Il n’avait révélé son orientation sexuelle ni à ses parents, ni à ses amis, et, à l’âge de 26 ans, ses parents ont fait pression sur lui pour qu’il se marie. Lui et son épouse ont eu un enfant. Ils vivaient avec ses parents dans le village de Fratar.

 

[3]               Même s’il était marié, le demandeur a tenté de rencontrer d’autres homosexuels. Il a fait la connaissance d’un homme dans un café en octobre 2006, et ils se sont rendus dans parc où ils se sont embrassés. Il semble que le baiser ait été photographié à l’aide d’un téléphone cellulaire équipé d’un appareil‑photo et que la photographie ait circulé dans le village. Son épouse l’a par conséquent quitté en prenant leur enfant avec elle, et son père lui a demandé de partir de la maison familiale en raison de son orientation sexuelle. Il s’est établi ailleurs, à Tirana, la capitale de l’Albanie, où il a reçu des appels de ses beaux‑frères qui l’ont menacé parce qu’il avait humilié leur sœur.

 

[4]               Le demandeur voulait rencontrer des homosexuels à Tirana, et il a accepté de rejoindre un homme dans un parc de la ville. Lorsqu’il est arrivé au lieu du rendez‑vous, l’homme l’a poussé par terre et trois autres hommes ont surgi. Ils ont violé et agressé le demandeur. Il n’a pas porté plainte en raison de l’hostilité dont fait montre la société albanaise envers les homosexuels.

 

[5]               Le demandeur a pris des arrangements pour s’embarquer clandestinement sur un navire, et il est finalement arrivé à Halifax le 8 février 2007, où il a immédiatement présenté une demande d’asile.


LA DÉCISION CONTESTÉE

[6]               La Commission a estimé que le demandeur n’était pas crédible. Elle n’a pas cru sa description des faits qui s’étaient produits dans le village de Fratar et à Tirana. Elle a douté du récit du demandeur selon lequel il avait accepté de rencontrer un étranger dans un parc de la ville de Tirana alors qu’il aurait pu le rencontrer dans la maison de chambres où il demeurait, endroit, a souligné la Commission, plus discret que l’espace public que constitue un parc. Elle a également conclu que le comportement du demandeur à Halifax était contraire au comportement auquel on aurait pu s’attendre d’un homosexuel.

 

[7]               La Commission a conclu que la preuve déposée par le demandeur n’établissait pas de façon crédible qu’il est homosexuel et qu’il serait persécuté s’il retournait en Albanie. Elle a également conclu que le demandeur était venu au Canada pour avoir une vie meilleure et a justifié cette conclusion en citant une déclaration qu’il a faite au point d’entrée, selon laquelle, s’il retournait en Albanie, il n’aurait nulle part où aller et aucune chance de se trouver un emploi.

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[8]               La transcription de l’audience tenue devant la Section de la protection des réfugiés révèle une interruption dans l’enregistrement du témoignage du demandeur au sujet sa première rencontre avec un homosexuel, laquelle avait mené à la séparation d’avec son épouse et à son rejet par sa famille.

 

[9]               Au paragraphe 81 de l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793, la juge L’Heureux-Dubé a établi le critère permettant de déterminer si l’absence de transcription viole les règles de justice naturelle :

En l’absence d’un droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, les cours de justice doivent déterminer si le dossier dont elles disposent leur permet de statuer convenablement sur la demande d’appel ou de révision.  Si c’est le cas, l’absence d’une transcription ne violera pas les règles de justice naturelle.  Cependant, lorsque la loi exige un enregistrement, la justice naturelle peut nécessiter la production d’une transcription.  Étant donné que cet enregistrement n’a pas à être parfait pour garantir l’équité des délibérations, il faut, pour obtenir une nouvelle audience, montrer que certains défauts ou certaines omissions dans la transcription font surgir une «possibilité sérieuse» de négation d’un moyen d’appel ou de révision.  Ces principes garantissent l’équité du processus administratif de prise de décision et s’accommodent d’une application souple dans le contexte administratif.

 

[10]           La norme de contrôle applicable aux questions relatives à la justice naturelle est la décision correcte (Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, paragraphe 65).

 

[11]           La norme de contrôle applicable aux questions de fait et aux questions relatives à la crédibilité est la raisonnabilité (Sukhu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 427, paragraphe 15).

 

ANALYSE

[12]           Selon la Commission, la question déterminante était de savoir si le demandeur est homosexuel. Faisant abstraction, pour l’instant, de l’appréciation par la Commission de la preuve déposée par le demandeur relativement à sa première rencontre avec un homosexuel, je considère que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n’était pas crédible au motif que, premièrement, il n’avait pas dit à l’agent d’immigration, lors de l’entrevue au point d’entrée, qu’il avait été violé, et que, deuxièmement, son comportement ultérieur (soit qu’il n’ait pas adopté un comportement homosexuel à Halifax) était en contradiction avec sa prétendue homosexualité, pose problème. L’utilisation sélective que la Commission a faite du témoignage du demandeur au point d’entrée, par suite de quoi elle en est venue à la conclusion qu’il avait quitté l’Albanie pour des motifs économiques, pose également un problème.

 

[13]           La Commission a estimé que l’omission du demandeur de mentionner qu’il avait été violé, lorsqu’il a raconté à l’agent d’immigration son humiliante agression par quatre hommes au parc à Tirana, soulevait des doutes quant à sa crédibilité. Dans ses motifs, la Commission n’a pas tenu compte du passé et des valeurs du demandeur lorsqu’elle s’est penchée sur son omission de révéler à l’agent d’immigration qu’il avait été violé.

 

[14]           Au paragraphe 13 de la décision R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, le juge Martineau s’est exprimé au sujet des conclusions relatives à la crédibilité fondées sur les notes prises au point d’entrée :

Le premier récit que fait une personne est généralement le plus fidèle et, de ce fait, celui auquel il faut ajouter le plus de foi. Cela étant dit, l'omission d'un fait, bien qu'elle puisse être préoccupante, ne devrait pas toujours l'être. Tout dépend encore une fois des circonstances : voir Fajardo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 915, au paragr. 5 (QL) (C.A.); Owusu-Ansah, précité; Sheikh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 568 (QL) (1re inst.). Lorsqu'elle évalue les premiers rapports du demandeur avec les autorités canadiennes de l'Immigration ou qu'elle fait référence aux déclarations faites par le demandeur au point d'entrée, la Commission devrait être attentive également au fait que [traduction] « la plupart des réfugiés ont vécu dans leur pays d'origine des expériences qui leur donnent de bonnes raisons de ne pas faire confiance aux personnes en autorité » : voir le professeur James C. Hathaway, The Law of Refugee Status, Toronto, Butterworth, 1991, aux p. 84 et 85; Attakora, précitée; Takhar, précitée. (Non souligné dans l’original.)

 

 

[15]           La Commission a également douté de l’homosexualité du demandeur parce qu’il n’avait pas adopté un comportement homosexuel à Halifax. La Commission semble avoir une conception limitée du comportement homosexuel comme en témoigne ce qu’elle a énoncé à la page 6 de ses motifs :

À ses dires, [le demandeur] est allé au Reflection Club, qui serait un club gai à Halifax, à quelques reprises. Il n’a jamais eu de relation sexuelle avec un homme (que ce soit en Albanie ou au Canada) parce qu’il est trop timide. Il sait quelle est son orientation sexuelle et il connaît ses sentiments, mais il est trop timide et craintif pour s’engager dans une relation sexuelle consensuelle avec un homme.

 

 

[16]           Encore une fois, je cite la décision R.K.L., précitée, dans laquelle le juge Martineau a affirmé au paragraphe 12 :

En outre, la Commission ne devrait pas s'empresser d'appliquer une logique et un raisonnement nord-américains à la conduite du revendicateur. Il faut tenir compte de l'âge, des antécédents culturels et des expériences sociales du revendicateur : voir Rahnema c. Canada (Solliciteur général), [1993] A.C.F. no 1431, au paragr. 20 (QL) (1re inst.) […].

 

[17]           La Commission semble avoir appliqué, à défaut d’une meilleure expression, une perspective nord‑américaine à son analyse du comportement du demandeur lorsqu’elle parle d’aller dans un « club gai » et d’avoir des « relation[s] sexuelle[s] avec un homme ». La Commission ne justifie pas le fondement de son raisonnement, et elle ne tient pas compte de la différence entre la façon dont l’homosexualité peut être perçue en Albanie par opposition à la façon dont elle est perçue au Canada.

 

[18]           La Commission a conclu que le demandeur était un réfugié économique. Elle a affirmé ce qui suit à la page 7 de ses motifs :

À mon avis, et c’est là ma conclusion, le demandeur d’asile est venu au Canada dans l’espoir d’une vie meilleure. Cela est confirmé par les déclarations qu’il a faites à l’agent d’immigration, lorsque celui‑ci lui a demandé ce qu’il adviendrait de lui s’il retournait en Albanie. Le demandeur d’asile a répondu : [traduction] « Je n’ai nulle part où aller. Mes perspectives d’emploi sont nulles. Je n’ai pu trouver un emploi ou me faire engager. » (pièce A‑2) Je conclus que le demandeur d’asile n’a pas produit d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi établissant qu’il est homosexuel et que, à cause de son homosexualité, il serait persécuté s’il retournait en Albanie.

 

La citation est tirée de la question no 18 des notes prises au port d’entrée. La Commission n’a pas fait mention de la réponse plus complète donnée par le demandeur à la question no 17, et, en particulier, du passage qui suit :

                        [traduction]

Étant donné que je suis homosexuel, je n’ai aucun avenir en Albanie. Je ne peux pas garder d’emplois parce qu’éventuellement quelqu’un va découvrir que je suis homosexuel. L’homosexualité n’est pas acceptée dans mon pays.

 

[19]           La conclusion de la Commission, selon laquelle le demandeur est un réfugié économique, ne tient pas compte non plus de son témoignage selon lequel il eu avait un emploi jusqu’à ce que son homosexualité soit connue de l’ensemble de son village.

 

[20]           Lorsque la Commission a apprécié la preuve relative à la première rencontre du demandeur avec un homosexuel, elle a estimé que son témoignage de vive voix n’était pas compatible avec son Formulaire de renseignements personnels (le FRP). La Commission a affirmé ce qui suit aux pages 3 et 4 de ses motifs :

Le témoignage de vive voix du demandeur d’asile ne coïncide pas avec ce que celui-ci avance dans l’exposé circonstancié de son FRP au sujet de cette rencontre. Au paragraphe 15 de son exposé circonstancié, le demandeur d’asile allègue ce qui suit : [traduction] « Un jour, en octobre 2006, j’ai rencontré un homme dans un café. Nous sommes allés au parc l’après‑midi. » Il semble bien clair dans ces phrases que le demandeur d’asile a rencontré cet homme dans un café et que, plus tard l’après‑midi, ils sont allés au parc. Invité à expliquer cet écart apparent, le demandeur d’asile a déclaré que le café se trouvait au bord du parc. Il était bien sûr dans son témoignage de vive voix qu’il avait rencontré l’homme assis sur un banc public (la pierre). Il n’a pas dit : « Je l’ai rencontré dans un café, et nous sommes allés au parc l’après‑midi. »

 

 

[21]           Ce résumé du témoignage de vive voix du demandeur ne coïncide d’aucune façon avec les commentaires de la Commission au sujet de son témoignage lors de l’audience, où la Commission a eu l’échange suivant avec l’avocate du demandeur (dossier du Tribunal, page 188) :

 

R.     Je suppose alors que je n’aurai pas à relire mes (inaudible) sur à la question concernant le parc et le café.

 

-         Je pense savoir ce qu’il voulait dire.

 

R.     Il y a …

 

Q.    Un café dans le parc, vous vous souvenez qu’il a dit ça?

 

R.     Oui, c’est vrai. Il y a un parc à Halifax.

 

-         Oh, ne vous inquiétez pas. Un café dans un parc est un café dans un parc. Il l’a rencontré dans un café dans le parc.          

 

[22]           La Commission fonde sa conclusion défavorable relative à la crédibilité du demandeur sur ce qu’il manque dans la transcription du témoignage du demandeur au sujet de sa première rencontre avec un homosexuel, conclusion considérée par la Commission comme déterminante quant à l’issue de la demande du demandeur. La Commission a énoncé dans ses motifs que le demandeur avait rencontré l’homme sur un banc de parc et non dans un café. Mais les propos mêmes de la Commission à la clôture de l’audience sembleraient contredire cet énoncé. On ne peut se faire une opinion sur l’apparente contradiction que si l’on dispose de la transcription intégrale du témoignage du demandeur.

 

[23]           Bien que ce ne soient pas toutes les interruptions dans l’enregistrement qui mèneront automatiquement à une nouvelle audience, en l’espèce, le demandeur n’a pas eu l’occasion de pleinement faire valoir son point de vue dans le cadre du présent contrôle judiciaire de la décision de la Commission en raison de la portion de l’audience qui n’a pas été enregistrée (Goodman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 342, paragraphe 72). Par conséquent, le droit du demandeur à la justice naturelle a été violé.

 

[24]           La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la Commission, infirmée et l’affaire, renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu’il statue à nouveau sur elle.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

 

1.            La décision de la Commission est infirmée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu’il statue à nouveau sur elle.

2.                        Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin, LL.B., M.A.Trad.jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-3611-07

 

INTITULÉ :                                                   ELVIN MENAJ

                                                                        c.

                                                                        MCI

                                                                                                           

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 7 MAI 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 15 MAI 2008        

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Elizabeth Wozniak                                            POUR LE DEMANDEUR

 

Melissa Cameron                                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cragg Wozniak                                                POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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