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Date : 20080403

Dossier : IMM‑1292‑08

Référence : 2008 CF 415

Ottawa (Ontario), le 3 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

ENTRE :

CARLOS YSRAEL LUCIANO ZABALA

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

I.  Introduction

[1]               Le demandeur, de nationalité dominicaine et antérieurement résident permanent des États‑Unis, est arrivé au Canada le 10 décembre 2007, à la faveur d’un faux passeport français. Il a exprimé son intention de revendiquer l’asile au Canada. Il est apparu, durant l’entrevue au point d’entrée visant à établir son droit de revendiquer l’asile, qu’il avait aussi été déclaré coupable en 1991, dans l’État du Massachusetts, de trafic de cocaïne. Il avait purgé cinq ans de prison et avait été expulsé des États‑Unis en 1996 après sa mise en liberté.

 

[2]               Durant son entrevue au point d’entrée, le demandeur a exprimé le désir de chercher un emploi de cuisinier afin de payer celui qui lui avait fourni le faux passeport. Il a déclaré qu’il ne pensait pas avoir de difficulté à trouver du travail, parce qu’il parle l’anglais. L’agente d’immigration l’a informé qu’il n’aurait sans doute pas la possibilité de revendiquer l’asile, en raison du crime grave qu’il avait commis aux États‑Unis. Elle lui a dit qu’il serait détenu durant la nuit et présenté le lendemain à un autre agent d’immigration qui statuerait sur son droit de revendiquer l’asile.

 

[3]               Dans ses notes versées dans le dossier, l’agente précisait que, même si le demandeur disait vouloir revendiquer l’asile, il avait aussi exprimé le désir de retourner dans son pays d’origine, lorsque la question de son droit de revendiquer l’asile fut évoqué au regard de son passé criminel.

 

[4]               Le demandeur a comparu devant un autre agent d’immigration le lendemain (le 11 décembre 2007). Bien que l’espagnol soit sa langue maternelle, il a refusé les services d’un interprète, affirmant à l’agent d’immigration que [traduction] « il voulait essayer en anglais ». Durant cette entrevue, l’agent d’immigration a tenté d’obtenir confirmation de la déclaration faite la veille par le demandeur selon laquelle il préférerait retourner dans son pays plutôt que rester en prison jusqu’à ce qu’il soit fixé sur son droit de revendiquer l’asile.

 

[5]               L’agent a informé le demandeur que, en raison de son passé criminel, sa demande d’asile serait [traduction] « laissée en suspens » jusqu’à ce que soit [traduction] « précisée » l’incidence de son casier judiciaire sur son droit de revendiquer l’asile. Il lui a dit qu’il serait renvoyé en prison en attendant de comparaître devant un juge de l’immigration. Il l’a informé que, si le juge le déclarait admissible à une demande d’asile, alors sa demande d’asile serait soumise à la Section de la protection des réfugiés (SPR) pour audience. Le demandeur a répondu qu’il préférerait retourner dans son pays puisque l’agent n’était pas en mesure de lui dire exactement combien de temps il resterait en prison.

 

[6]               Vu son intention déclarée de retourner en République dominicaine, le demandeur s’est vu remettre un formulaire de retrait de sa demande d’asile, qu’il a signé le 11 décembre 2007. Le même jour, un agent principal d’immigration a prononcé contre lui une mesure d’exclusion, après une courte audience, le déclarant interdit de territoire pour grande criminalité.

 

L’examen des risques avant renvoi

[7]               Le demandeur a été informé de son droit de solliciter un examen des risques avant renvoi (ERAR), ce qu’il a fait le 7 février 2008. Dans les observations accompagnant sa demande d’ERAR, il écrivait qu’il était menacé par un membre d’un gang qui avait prêté de l’argent à son ami. Il disait que son ami lui avait remis une partie de l’argent, mais il n’en a pas révélé la source. Il affirme que son ami a fui sans rembourser le prêt et que lui, le demandeur, est devenu la cible de la colère et des menaces du prêteur. Il ajoute qu’il a menacé cet individu de le dénoncer à la police, mais qu’il s’est ainsi exposé à des menaces encore plus sérieuses, le contraignant ainsi à aller se cacher. Sans jamais communiquer avec la police, il a fui au Canada (dossier de requête, observations accompagnant la demande d’ERAR, page 21).

 

[8]               Par décision datée du 12 février 2008, l’agente d’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection étatique. Selon elle, la preuve documentaire n’appuyait pas l’affirmation du demandeur selon laquelle il aurait été vain pour lui de dénoncer l’incident à la police, et cela à cause de la corruption et de l’inefficacité de la police. La demande de protection a donc été rejetée.

 

II.  Les points litigieux

[9]               Le demandeur n’a pas satisfait au triple critère de l’octroi d’un sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre lui :

a.       le litige sous‑jacent ne soulève pas une question sérieuse;

b.      le demandeur n’a pas prouvé qu’il subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé;

c.       la prépondérance des inconvénients milite en faveur du défendeur.

 

III.  Analyse

[10]           La Cour suprême du Canada a établi un triple critère permettant de dire si une injonction interlocutoire devrait être accordée jusqu’à ce qu’une affaire soit jugée au fond, critère dont les volets sont les suivants : (i) Y a‑t‑il une question sérieuse à trancher? (ii) Le plaideur qui sollicite l’injonction interlocutoire subira‑t‑il un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée? (iii) Dans quel sens pointe la prépondérance des inconvénients, c’est‑à‑dire quelle est celle des parties qui souffrira le plus de l’octroi ou du refus d’une injonction interlocutoire jusqu’à ce que soit rendue une décision au fond? (arrêt Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 N.R. 302; arrêt RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311)

 

[11]           Les exigences du triple critère sont cumulatives, c’est‑à‑dire que le demandeur doit satisfaire aux trois volets du critère avant que la Cour puisse lui accorder un sursis d’exécution de la mesure de renvoi (arrêt Toth, précité, arrêt RJR‑MacDonald, précité).

 

[12]           Un sursis d’exécution est une mesure extraordinaire pour laquelle le demandeur doit établir des « circonstances spéciales et impérieuses » qui donnerait ouverture à « une intervention judiciaire exceptionnelle » (Ikeji c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 573, [2001] A.C.F. n° 885 (QL).)

 

[13]           Le demandeur n’a pas établi ici de circonstances « spéciales ou impérieuses » pouvant justifier de la part de la Cour l’octroi d’un sursis d’exécution de la mesure de renvoi. Il n’a pas démontré l’existence d’une question sérieuse, que ce soit quant à la conduite de l’agent d’immigration ou quant à la décision de l’agente d’ERAR de rejeter sa demande de protection.

 

[14]           Subsidiairement, la requête sera rejetée au fond car elle ne satisfait pas au triple critère exposé dans l’arrêt RJR‑MacDonald, précité.

 

A.  La question sérieuse

                  (1) Le retrait de la demande d’asile

 

[15]           Le demandeur voudrait imputer à l’agent d’immigration au point d’entrée sa décision de retirer sa demande d’asile, mais il n’est nullement fondé à le faire. Le demandeur dit qu’on aurait dû lui accorder les services d’un interprète étant donné que l’anglais n’est pas sa première langue. Il écrit, au paragraphe 12 de son affidavit, qu’on lui a demandé de signer plusieurs documents, ce qu’il a fait sans savoir qu’il avait signé l’abandon de son droit de revendiquer l’asile. Les affirmations du demandeur ne sont pas crédibles.

 

[16]           D’abord, son affirmation selon laquelle l’absence d’un interprète lui a rendu difficile la tâche de comprendre ce qu’il faisait n’est pas digne de foi. Le demandeur a résidé aux États‑Unis de 1982 à 1996, année de son expulsion de ce pays. Il dit qu’il ne comprenait pas les échanges qui avaient eu lieu entre lui et les agents d’immigration.

 

[17]           Il convient aussi de noter que le demandeur avait dit à deux agents différents qu’il voulait quitter le Canada plutôt que passer du temps en prison jusqu’à ce qu’on lui dise s’il pouvait ou non revendiquer l’asile. Au cours de son entrevue du 10 décembre 2007, le demandeur a dit qu’il préférait rentrer dans son pays plutôt que rester en prison.

 

[18]           Durant son entrevue du 11 décembre 2007, le demandeur a refusé qu’on lui assigne un interprète, parce qu’il voulait essayer en anglais. Le compte rendu de cette entrevue ne montre pas que le demandeur a eu quelque difficulté que ce soit à comprendre l’agent, ni que l’agent a eu quelque difficulté que ce soit à comprendre ce que le demandeur avait à dire. Les propos échangés entre les deux concernant la volonté déclarée du demandeur de ne pas pousser plus loin sa demande d’asile sont d’ailleurs instructifs :

[traduction]

(L’agent d’immigration :)

HIER SOIR, VOUS AVEZ DIT À L’AGENTE QUE VOUS VOULIEZ RENTRER CHEZ VOUS. EST‑CE VRAI?

 

(Le demandeur :)

QU’EST‑CE QU’IL VA M’ARRIVER?

 

(L’agent d’immigration :)

EN RAISON DE VOTRE PASSÉ CRIMINEL, VOTRE DEMANDE D’ASILE SERA LAISSÉE EN SUSPENS JUSQU’À CE QUE SOIT PRÉCISÉE LA QUESTION QUI CONCERNE VOTRE PASSÉ CRIMINEL. DANS L’INTERVALLE, VOUS RETOURNEREZ EN PRISON ET VOUS ATTENDREZ LA DATE DE VOTRE COMPARUTION DEVANT LE JUGE DE L’IMMIGRATION. SI LE JUGE REND UNE DÉCISION FAVORABLE, VOTRE DEMANDE D’ASILE SERA MISE AU RÔLE POUR EXAMEN PAR LA CISR.

 

(Le demandeur :)

COMBIEN DE TEMPS VAIS‑JE RESTER EN PRISON?

 

(L’agent d’immigration :)

JE N’EN AI AUCUNE IDÉE.

 

(Le demandeur :)

DANS CE CAS, JE VAIS RENTRER CHEZ MOI.

 

[19]           C’est après l’échange reproduit ci‑dessus que le demandeur s’est vu remettre le formulaire de retrait de sa demande d’asile, formulaire qu’il a signé. Le demandeur n’a eu aucune difficulté à connaître ou à comprendre la nature ou l’importance du formulaire qu’il signait.

 

                  (2) L’absence d’erreur dans la décision d’ERAR

[20]           La décision de l’agente d’ERAR de rejeter la demande de protection ne soulève pas de question sérieuse. L’agente a estimé que la preuve documentaire n’appuyait pas l’affirmation du demandeur selon laquelle la corruption et l’inefficacité de la police l’auraient empêché d’obtenir une protection.

 

[21]           Il n’y a nul bien‑fondé non plus dans l’argument du demandeur selon lequel la rapidité de l’examen de sa demande soulève une question sérieuse. Il convient de rappeler que le demandeur a été déclaré coupable et emprisonné le 28 janvier 2008 pour avoir utilisé une fausse identité afin d’entrer au Canada et qu’il avait déjà été déclaré coupable de trafic de cocaïne, ce qui lui avait valu de passer cinq ans en prison à l’époque où il résidait aux États‑Unis. Puisqu’il avait retiré sa demande d’asile, et compte tenu de son casier judiciaire, il y avait tout lieu de croire qu’il demeurerait en détention jusqu’à son renvoi.

 

[22]           Dans ce contexte, la manière dont sa demande d’ERAR a été traitée était raisonnable. L’agente d’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption d’existence d’une protection étatique, et cette conclusion était autorisée par la propre affirmation du demandeur selon laquelle il n’avait pas dénoncé aux autorités dominicaines les prétendues menaces pour sa vie, ni n’avait tenté d’obtenir une protection.

 

            B.  Le préjudice irréparable

[23]           Aux fins d’un sursis d’exécution d’une mesure de renvoi, le critère de « préjudice irréparable » est un critère très rigoureux. Il suppose une probabilité forte d’une menace pour la vie ou la sécurité du demandeur. Un préjudice irréparable est très grave. Ce doit être davantage que de malencontreuses épreuves, notamment rupture ou dispersion de la famille (Duve c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. n° 387 (QL)).

 

[24]           La preuve censée établir l’existence d’un préjudice doit être claire et ne doit pas reposer sur des conjectures (John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n° 915 (QL), Wade c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n° 579 (QL)).

 

[25]           Il n’y a pas ici de preuve claire et convaincante d’un préjudice irréparable. Le demandeur n’a jamais cherché à obtenir de l’État une protection, comme l’a justement établi l’agente d’ERAR. Même si le risque qu’il allègue existe, il n’a pas prouvé que l’agente d’ERAR a eu tort de dire, après avoir consulté les documents publics sur le pays, que la République dominicaine est capable de le protéger.

 

[26]           Le demandeur ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve, une charge que la jurisprudence, dont les arrêts Ward, Villafranca, Kadenko, etc., impose à tous ceux qui sollicitent la protection du Canada, et cela parce qu’il n’a pas prouvé que son pays d’origine ne veut pas ou ne peut pas le protéger contre l’individu qui selon lui le menaçait. Puisque le demandeur n’a jamais communiqué, avant de partir pour le Canada, avec un organisme d’application de la loi pour qu’il l’aide devant les prétendues menaces dont il était l’objet, l’agente d’ERAR était parfaitement fondée à dire qu’il n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. n° 1189 (C.A.F.) (QL), Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. n° 1376 (QL)).

 

[27]           Quant à l’affirmation du demandeur selon laquelle son renvoi rendra théorique sa demande de rétablissement de sa demande d’asile, le dossier montre que la demande de rétablissement est fondée sur de fausses déclarations. Il est reconnu aussi que le demandeur a vécu durant quatorze ans aux États‑Unis, période au cours de laquelle il résidait dans ce pays légalement.

 

C.  La prépondérance des inconvénients

[28]           L’intérêt public doit être pris en compte dans l’examen de la prépondérance des inconvénients, par mise en balance de cet intérêt avec celui du plaideur. Les inconvénients que pourrait devoir subir le demandeur en conséquence de son renvoi du Canada ne l’emportent pas sur l’intérêt public que le ministre défendeur s’emploie à préserver en appliquant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), et plus précisément sur l’intérêt du ministre à appliquer les mesures de renvoi dès que les circonstances le permettent (Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110; LIPR, paragraphe 48(2)).

 

[29]           La Cour d’appel fédérale a confirmé que l’obligation du ministre de procéder à un renvoi n’est « pas simplement une question de commodité administrative, il s’agit plutôt de l’intégrité et de l’équité du système canadien de contrôle de l’immigration, ainsi que de la confiance du public dans ce système » (arrêt Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261, paragraphe 22).

 

[30]           Le demandeur n’a pas prouvé que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de la non‑application de la loi, ou que son désir de rester au Canada l’emporte sur l’intérêt public.

 

IV.  Dispositif

[31]           Pour tous les motifs susmentionnés, la requête du demandeur en sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre lui est rejetée.

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE : la requête du demandeur en sursis d’exécution de la mesure de renvoi prononcée contre lui est rejetée.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1292‑08

 

 

INTITULÉ :                                       CARLOS YSRAEL LUCIANO ZABALA

                                                            c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 AVRIL 2008 (par téléconférence)

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE 

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE SHORE

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 3 AVRIL 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stella Iriah Anaele

 

POUR LE DEMANDEUR

Bernard Assan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stella Iriah Anaele

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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