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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20080506

Dossier : T-1206-07

Référence : 2008 CF 576

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2008

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

ANDY KHANNA

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]       La Commission canadienne des droits de la personne a décidé de ne pas statuer sur une partie de la plainte relative aux droits de la personne déposée par Andy Khanna contre son ancien employeur, l’Agence des services frontaliers du Canada, car elle a estimé que cette partie était fondée sur des faits qui avaient eu lieu plus d’un an avant le dépôt de la plainte.

 

[2]       Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue que la décision de la Commission était déraisonnable. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

Contexte

[3]       Le 20 juin 2004, M. Khanna a commencé à travailler comme inspecteur des douanes auprès de l’ASFC. Il avait été embauché au titre d’un contrat d’un an. 

 

[4]       M. Khanna prétend qu’au cours de son emploi, il a continuellement fait l’objet de harcèlement et de discrimination de la part de ses collègues et de ses supérieurs en raison de son origine nationale ou ethnique ainsi qu’en raison de l’orientation sexuelle qu’ils lui attribuaient. Dans sa plainte, M. Khanna allègue également qu’il a été victime de discrimination fondée sur la déficience.

 

[5]       En particulier, la plainte de M. Khanna fait état d’une série d’événements, dont bon nombre concernaient un surintendant ou un inspecteur de l’ASFC qui sont tous deux désignés comme intimés dans sa plainte relative aux droits de la personne.

 

[6]       Le premier des événements expressément consignés dans la plainte aurait eu lieu le 9 juillet 2004. Selon la plainte, la conduite discriminatoire a continué jusqu’au 20 juin 2005, lorsque l’ASFC a informé M. Khanna que son contrat ne serait pas reconduit.

 

[7]       M. Khanna a communiqué avec la Commission canadienne des droits de la personne relativement à ses allégations contre l’ASFC pour la première fois le 16 mai 2006. Il n’a, cependant, déposé de plainte officielle auprès de la Commission que le 1er septembre 2006.

 

[8]       M. Khanna souffre de dépression depuis l’an 2000. Il affirme que sa dépression s’est aggravée par suite du traitement qu’il a subi au sein de l’ASFC, ce qui a nuit à sa capacité de déposer sa plainte relative aux droits de la personne. Pour appuyer sa prétention, il a fourni à l’enquêteur de la Commission des preuves médicales indiquant qu’il avait été frappé d’incapacité pendant une certaine période après la cessation de son emploi à l’ASFC.

 

Enquête de la Commission

[9]       M. Khanna n’a déposé sa plainte relative aux droits de la personne qu’environ 14 mois après avoir quitté son emploi à l’ASFC. En vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, la Commission peut refuser de statuer sur une plainte relative aux droits de la personne lorsque la plainte en question a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée.

 

[10]     Après avoir reçu la plainte de M. Khanna, la Commission a donc effectué une « enquête en application de l’article 41 » pour aider les commissaires à décider s’ils exerceraient ou non leur pouvoir discrétionnaire de statuer sur la plainte.  

 

[11]     Après avoir consulté M. Khanna et l’ASFC, l’enquêteur a préparé un rapport sommaire, à la fin duquel il recommandait à la Commission de ne pas statuer sur les événements qui avaient eu lieu entre le début de l’emploi de M. Khanna en juin 2004, et avril 2005. L’enquêteur a toutefois recommandé que la Commission examine les allégations relatives aux mois de mai et de juin 2005.

 

[12]     La Commission a subséquemment accepté cette recommandation. Dans sa lettre de décision du 24 mai 2007, la Commission a déclaré qu’elle ne statuerait pas sur les allégations relatives à la période allant de juin 2004 à avril 2005, car [traduction] « [elles] sont fondées sur des faits qui ont eu lieu plus d’un an avant le dépôt de la plainte ». En ce qui concerne les allégations relatives aux mois de mai et de juin 2005, la Commission a déclaré qu’elle statuerait sur celles-ci, car [traduction] « il semble que le plaignant était incapable de déposer sa plainte pour des raisons de santé ».

 

[13]     Étant donnée le laconisme des décisions de la Commission, il y a lieu de considérer que le rapport d’enquête représente les motifs de la Commission : voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, au paragraphe 37.

 

[14]     Voici ce que dit la partie essentielle du rapport d’enquête à cet égard :

                        [traduction]

10. La documentation indique que les faits allégués ont eu lieu entre juillet 2004 et avril 2005, et entre mai 2005 et juin 2005. Le plaignant a communiqué avec la Commission pour la première fois [le] 16 mai 2006 et la plainte a été reçue [le] 1er septembre 2006. Les allégations recevables pourraient remonter au 16 mai 2005.

 

11. La preuve démontre que les allégations relatives à la période de juillet 2004 à avril 2005 dépassent le délai d’un an prescrit. La documentation médicale n’appuie pas la prétention que le plaignant était incapable de déposer sa plainte pendant ce temps. La preuve indique que le plaignant était capable de consulter son syndicat et de déposer un grief, comme il se doit, en juin 2005.

 

12. La documentation médicale déposée appuie la prétention que le plaignant aurait été « frappé d’incapacité » et incapable de déposer sa plainte à l’automne 2005. Une enquête plus approfondie sur les allégations relatives aux mois de mai 2005 et de juin 2005 pourrait donc s’avérer nécessaire. 

 

Norme de contrôle

[15]     M. Khanna soutient que la Commission n’a pas compétence pour séparer les plaintes. Autrement dit, il soutient que la Commission ne pouvait pas, en droit, décider de statuer sur une partie de sa plainte et non sur le reste. M. Khanna soutient qu’en droit, la décision de la Commission est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

 

[16]     M. Khanna a toutefois concédé, dans son argumentation, que les plaintes peuvent être séparées dans certaines circonstances, soit lorsque différents aspects de la plainte se rapportent à différentes périodes ou concernent différentes personnes. En conséquence, il semble que, ce que M. Khanna conteste réellement, c’est la détermination par la Commission du moment où le délai de prescription a commencé à courir ainsi que la façon dont la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire dans la présente affaire.

 

[17]     Avant l’arrêt de la Cour suprême du Canada, Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] A.C.S. no 9, une décision quant au moment où le délai de prescription visé par l’article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne commençait à courir pouvait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter, alors que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission de proroger le délai prescrit pouvait être contrôlé selon la norme de la décision manifestement déraisonnable : voir, par exemple, Bredin c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1178, au paragraphe 47.

 

[18]     Toutefois, par suite de l’arrêt Dunsmuir, il n’y a dorénavant que deux normes de contrôle : celle de la décision raisonnable et celle de la décision correcte. Cet arrêt établit qu’une cour de révision doit procéder à une analyse en deux étapes pour déterminer laquelle de ces deux normes s’applique dans une affaire donnée.

 

[19]     En premier lieu, la cour doit vérifier si la jurisprudence établit déjà le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. Si cela a été fait, il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse complète portant sur la norme de contrôle.

 

[20]     Cependant, si aucune analyse de ce genre n’a déjà eu lieu, la seconde étape de l’analyse exige que la cour examine les éléments traditionnels qui permettent de déterminer la norme de contrôle. Ceux-ci sont l’existence ou l’inexistence d’une clause privative, la raison d’être du décideur en question, la nature de la question en cause et l’expertise relative du décideur : voir Dunsmuir, aux paragraphes 57, 62 et 64.

 

[21]     Depuis l’arrêt Dunsmuir, il n’y a pas eu d’examen judiciaire portant sur la norme de contrôle applicable aux décisions de la Commission rendues en vertu de l’article 41 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Toutefois, l’arrêt Dunsmuir établit qu’en présence d’une question touchant l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, la retenue s’impose habituellement d’emblée et la norme de contrôle est, en règle générale, celle de la décision raisonnable : voir Dunsmuir, aux paragraphes 51 et 53.

 

[22]     En outre, un examen des quatre éléments applicables à l’analyse de la norme de contrôle aboutit à une conclusion semblable. 

 

[23]     Il faut faire remarquer, à cet égard, que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne renferme aucune clause privative ni ne prévoit de droit d’appel. La décision de proroger le délai prescrit pour statuer sur une plainte comporte un aspect factuel important et, comme il a été mentionné précédemment, implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Même si l’objet du texte législatif est de donner effet à la valeur canadienne fondamentale qu’est l’égalité, la Loi accorde à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exercice de sa fonction d’examen initial. Enfin, même si la Commission dispose d’une expertise considérable en matière de droits de la personne ainsi que dans la pondération des intérêts opposés des parties à une plainte, elle ne possède pas plus d’expertise que la Cour dans la détermination du moment où le délai de prescription commence à courir.

 

[24]     Compte tenu de tous les éléments pertinents, je suis convaincue que la décision de la Commission quant au moment où le délai de prescription a commencé à courir ainsi que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission de proroger le délai prescrit sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[25]     Une cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable doit prendre en considération la justification de la décision, ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. La cour doit aussi tenir compte de l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir, au paragraphe 47. 

 

[26]     M. Khanna soutient de plus que l’enquête effectuée par la Commission en application de l’article 41 n’était pas suffisamment approfondie. Étant donné la conclusion de la Cour sur le premier point, il n’a pas été nécessaire d’aborder cet argument.

 

Analyse

[27]     Il y a plusieurs motifs pour lesquels j’ai jugé déraisonnable la décision de la Commission de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’examiner les parties de la plainte de M. Khanna relative aux droits de la personne qui se rapportent à la période précédant le mois de mai 2005.

 

[28]     Le premier d’entre eux a trait à la conclusion tirée par l’enquêteur aux paragraphes 3 et 10 du rapport d’enquête selon laquelle la plainte s’étalait sur deux périodes distinctes, soit la période allant de juillet 2004 à avril 2005 et celle allant de mai à juin 2005. Un examen du formulaire de plainte révèle un comportement abusif apparemment systématique de certain employés nommément désignés de l’ASFC, comportement qui aurait continué tout au long de l’emploi de M. Khanna. 

 

[29]     L’enquêteur n’a pas expliqué sa conclusion selon laquelle la plainte s’étalait sur deux périodes distinctes. La façon dont cette conclusion a été tirée ne ressort pas non plus à la lecture du dossier. En conséquence, la décision n’a pas la justification, la transparence et l’intelligibilité requises pour être une décision raisonnable.    

 

[30]     Le second problème que pose la décision a trait à l’importance qu’a attachée l’enquêteur à la capacité de M. Khanna de déposer une plainte relative aux droits de la personne au cours de son emploi à l’ASFC. On peut constater cela au paragraphe 11 du rapport d’enquête, où l’enquêteur fait remarquer que :

[traduction]

 

La preuve démontre que les allégations relatives à la période de juillet 2004 à avril 2005 dépassent le délai d’un an prescrit. La documentation médicale n’appuie pas la prétention que le plaignant était incapable de déposer sa plainte pendant ce temps. La preuve indique que le plaignant était capable de consulter son syndicat et de déposer un grief, comme il se doit, en juin 2005.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[31]     Sauf le respect que je dois à la Commission, la question qu’il fallait trancher n’était pas celle de savoir si M. Khanna était capable de déposer une plainte relativement à la conduite qui aurait été adoptée à son égard dans le milieu de travail alors que cette conduite avait lieu. L’enquêteur était plutôt tenu de prendre en considération la capacité de M. Khanna de déposer sa plainte durant la période allant de la date à laquelle s’est produit le dernier incident dont il s’est plaint, soit juin 2005, au 1er septembre 2006, date à laquelle la plainte a été en fait déposée auprès de la Commission.

 

[32]     Le dernier problème, c’est la conclusion de l’enquêteur au paragraphe 10 du rapport d’enquête selon laquelle [traduction] « [l]es allégations recevables pourraient remonter au 16 mai 2005 ».

 

[33]     La Commission est tenue, au titre de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de statuer sur toute plainte relative aux droits de la personne, sauf si la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée. Dans de tels cas, il revient à la Commission de décider s’il y a lieu ou non de proroger le délai prescrit. Si les allégations qui se rapportent aux événements qui auraient eu lieu le 16 mai 2005 ou après cette date étaient « recevables », comme l’a jugé l’enquêteur, il s’ensuivrait que la plainte entière aurait dû être tranchée, car les derniers événements visés par la plainte ont eu lieu « dans le délai prescrit ».

 

[34]     Compte tenu des conclusions qui précèdent, la Cour est convaincue que la décision faisant l’objet du contrôle était déraisonnable. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens. La décision du 24 mai 2007 rendue par la Commission canadienne des droits de la personne est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

 

« Anne Mactavish »                

__________________________________

            Juge                            

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                               T-1206-07

 

INTITULÉ :                                                              ANDY KHANNA

                                                                                  c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                       OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                     LE 30 AVRIL 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                    LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                             LE 6 MAI 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Raven                                                POUR LE DEMANDEUR

 

Gillian Patterson                                                          POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven Cameron Ballantyne                                         POUR LE DEMANDEUR

& Yazbeck LLP/s.r.l.  

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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