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Date : 20080508

Dossier : T-2160-07

Référence : 2008 CF 589

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2008

En présence de Monsieur le juge Beaudry

 

ENTRE :

IMPÔT (SA MAJESTÉ LA REINE)

intimé

et

 

KAREN ABERGEL

requérante

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le 13 décembre 2007, l'intimé obtenait une ordonnance de protection en vertu du paragraphe 225.2(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu, 1985, ch. 1 (5e suppl.) (Loi), contre la requérante Karen Abergel (la requérante). Par la présente requête, cette dernière demande la révision de cette ordonnance, en vertu du paragraphe 225.2(8) de la Loi.

 

CONTEXTE FACTUEL

[2]               La requérante a une dette fiscale de 186 909,60 $, telle qu’indiqué par trois avis de nouvelles cotisations datés du 11 décembre 2007, fondés sur l’article 160 de la Loi.  Les avis de cotisation résultent de transferts de biens provenant du père de la requérante, M. Ralph Amiram Abergel (M. Abergel) lui-même endetté envers l’Agence du revenu du Canada (ARC) pour un montant totalisant 2 320 258,03 $ en date du 29 novembre 2007. Ces transferts concernent des valeurs mobilières pour une valeur de 149 000 $ et un transfert d’argent de 48 409,60 $ le 31 janvier 2001. Un montant de 89 500 $ au moyen de quatre chèques, datés du 25 février 2003 et du 29 septembre 2003 aurait été aussi transféré à la requérante.

 

[3]               Au lieu de transmettre les trois avis de cotisation à cette dernière, l'intimé a décidé de déposer une requête ex parte en vertu du paragraphe 225.2(2) de la Loi devant la Cour le 12 décembre 2007, craignant que l’octroi d’un délai compromettrait le recouvrement éventuel de la dette.

 

[4]                Récemment, l'intimé faisait parvenir à la requérante deux autres avis de cotisation totalisant 92 341,18 $ (17 mars 2008 : 18 641,18 $; 26 mars 2008 : 73 700 $).

 

ANALYSE

Norme de contrôle

[5]               Le fardeau de preuve initial ainsi que le degré d'intervention de la Cour en vertu du paragraphe 225.2(8) a fait l'objet de plusieurs décisions. Selon la jurisprudence, la requérante a la charge initiale d’établir qu’il existe des motifs raisonnables de douter que le critère exigé au paragraphe 225.2(2) a été respecté. Si elle réussit, la Cour doit examiner les éléments de preuve produits devant le juge qui a accordé l'ordonnance et toute autre preuve pour juger si, selon la prépondérance des probabilités, le recouvrement serait compromis par l'octroi d’un délai (Canada c. Satellite Earth Station Technology Inc., [1989] A.C.F. no 912 (C.F. 1ère inst.), au paragraphe 16; Canada (ministre du Revenu national - M.R.N.) c. Services M.L. Marengère inc., [1999] A.C.F. no 1840 (C.F. 1ère inst.), au paragraphe 63(5)).

 

[6]               Dans l’arrêt Canada (Ministre du Revenu national) c. 144945 Canada Inc., 2003 CFPI 730, [2003] A.C.F. no 937 au paragraphe 9, le juge Blanchard écrit :

[9]        Dans l'arrêt Canada (ministre du Revenu national) c. Moss, [1997] A.C.F. no 1583 (QL), le juge Muldoon a déclaré aux paragr. 10 à 11, que (i) le contribuable est tenu à la charge initiale de faire valoir par des motifs raisonnables que le ministre ne s'est pas acquitté de l'obligation de produire les éléments de preuve à l'appui de sa requête ex parte devant la Cour; (ii) auquel cas la Cour doit examiner les éléments de preuve produits devant le juge qui a accordé l'autorisation et toute autre preuve pour juger si, par prépondérance des probabilités, le recouvrement serait compromis par le délai.

 

[7]               Dans la cause qui nous occupe, après avoir analysé l'ensemble de la preuve c'est-à-dire, le dossier de la requête, le dossier de réponse de l'intimé, le dossier de réplique de la requérante, les notes sténographiques des interrogatoires de la requérante et de Mme Susan Auchu, son affirmation solennelle et les pièces complémentaires, je suis convaincu que la requérante a franchi la première étape.

 

[8]               Il incombe donc à la Cour d’examiner les éléments de preuve produits devant le juge Shore, ainsi que la preuve déposée avec la présente requête.

[9]               Le juge Layden-Stevenson dans Canada (Ministre du Revenu national – M.R.N.) c. Thériault-Sabourin, 2003 CFPI 124, [2003] A.C.F. no 168, a très bien résumé la jurisprudence à date en reprenant les paragraphes 62 et 63 de la décision Marengère Inc, ci-dessus :

[13]      Le droit applicable à une révision d'une ordonnance de protection a été résumé par M. le juge Lemieux dans la décision Canada (Ministre du Revenu national) c. Services M.L. Marengère Inc. (1999), 176 F.T.R. 1 :

 

62.       Les dispositions actuelles de la Loi de l'impôt sur le revenu concernant le recouvrement de protection ont été édictées en 1988; elles précisent les dispositions qui existaient antérieurement en ce sens qu'elles prévoient l'autorisation et la supervision de cette cour. Cette cour a clairement établi les principes juridiques applicables à l'examen d'une ordonnance de protection ex parte qui est effectué en vertu du paragraphe 225.2(8), comme le montrent les jugements Danielson c. Canada (Sous-procureur général), [1987] 1 C.F. 335 (1re inst.), 1853-9049 Québec Inc. c. la Reine, [1987] 1 C.T.C. 137 (1re inst.), Canada c. Satellite Earth Station Technology Inc., [1989] 2 C.T.C. 291 (1re inst.) et Sa Majesté la Reine c. Robert Duncan, [1992] 1 C.F. 713 (1re inst.).

 

63.       Les principes ci-après énoncés ressortent de la jurisprudence :

 

      (1)  La disposition concernant le recouvrement de protection porte sur la question de savoir si le délai qui découle normalement du processus d'appel compromet le recouvrement. Il ressort du libellé de la disposition qu'il est nécessaire de montrer qu'en raison du délai que comporte l'appel, le contribuable sera moins capable de verser le montant de la cotisation. En d'autres termes, il ne s'agit pas de déterminer si le recouvrement lui-même est compromis, mais plutôt s'il est en fait compromis en raison du délai à la suite duquel il sera vraisemblablement effectué.

 

      (2)  En ce qui concerne le fardeau de la preuve, la personne qui présente une requête en vertu du paragraphe 225.2(8) a le fardeau initial de prouver qu'il existe des motifs raisonnables de croire que le critère prévu au paragraphe 225.2(2) n'a pas été respecté, c'est-à-dire que l'octroi d'un délai pour payer le montant de la cotisation compromettrait le recouvrement de tout ou partie de ce montant. Toutefois, la Couronne a le fardeau ultime de justifier l'ordonnance de recouvrement de protection accordée sur une base ex parte.

 

      (3)  La preuve doit démontrer que, selon toute probabilité, il est plus probable qu'autrement que l'octroi d'un délai compromette le recouvrement. Il ne s'agit pas de savoir si la preuve démontre au-delà de tout doute raisonnable que le délai accordé au contribuable compromettrait le recouvrement du montant en question.

 

      (4)  Le ministre peut certainement agir non seulement dans les cas de fraude ou dans les situations qui s'y apparentent, mais aussi dans les cas où le contribuable risque de dilapider, liquider ou autrement transférer son patrimoine pour se soustraire au fisc : bref, pour parer à toute situation où les actifs d'un contribuable peuvent, à cause de l'écoulement du délai, fondre comme neige au soleil. Toutefois, le simple soupçon ou la simple crainte que l'octroi d'un délai puisse compromettre le recouvrement n'est pas suffisant en soi. Comme le juge Rouleau l'a dit dans la décision 1853-9049 Québec Inc., supra, il s'agit de savoir si le ministre a des motifs raisonnables de croire que le contribuable dilapiderait, liquiderait ou transférerait autrement son patrimoine, de façon à compromettre le recouvrement du montant qui est dû. Le ministre doit démontrer que les actifs du contribuable peuvent entre temps être liquidés ou faire l'objet d'une saisie de la part d'autres créanciers et ainsi lui échapper.

 

      (5)  Une ordonnance de recouvrement ex parte est un recours exceptionnel. Revenu Canada doit faire preuve d'une extrême bonne foi et faire une divulgation franche et complète. Sur ce point, le juge Joyal a fait les remarques suivantes dans la décision Peter Laframboise c. La Reine, [1986] 3 C.F. 521, à la page 528 :

 

L'argument des avocats du contribuable pourrait être défendable si les éléments de preuve dont je dispose se limitaient à ce seul affidavit. Mais, comme les procureurs de la Couronne me l'ont rappelé, j'ai le droit de prendre connaissance de tous les éléments que renferment les autres affidavits. Ceux-ci pourraient aussi faire l'objet d'une savante analyse quant aux motivations profondes du déposant, mais je trouve que, dans l'ensemble, les éléments essentiels que renferment ces affidavits ainsi que la preuve qu'ils apportent satisfont aux critères établis et sont suffisamment étayés pour justifier les mesures prises par le Ministre.

 

Dans la décision Duncan, supra, après avoir cité les remarques que le juge Joyal avaient faites dans la décision Laframboise, supra, le juge en chef adjoint Jérome a dit que le ministre doit faire une divulgation suffisante (raisonnable).

 

[10]           Au paragraphe 14 de sa décision, le juge Layden-Stevenson rajoute les opinions de d'autres juges :

[14]      J'ajouterais aux principes énoncés par le juge Lemieux, les opinions suivantes :

 

(a)  La vente des actifs par elle-même ne justifie pas une ordonnance de protection : voir l'arrêt Canada (Ministre du Revenu national) c. Landru (1993), 1 C.T.C. 93 (C.A. Sask.).

 

(b) L'incapacité du contribuable de payer au moment de l'ordonnance le montant de la cotisation n'est pas en soi concluante ou déterminante : voir la décision Danielson, précitée.

 

(c) La nature même de la cotisation peut soulever un doute raisonnable selon lequel la contribuable ne se serait pas occupée de ses affaires d'une façon qu'on pourrait qualifier d'orthodoxe et pourrait par conséquent contribuer à soulever des motifs raisonnables de croire qu'un délai compromettrait le recouvrement du montant de la cotisation : voir les décisions Canada (Ministre du Revenu national) c. Laframboise, [1986] 3 C.F. 521 (1re inst.) et Canada (Ministre du Revenu national) c. Rouleau, [1995] 2 C.T.C. 42 (C.F. 1re inst.).

[11]           En ayant à l'esprit ces principes, j'analyserai succinctement la preuve.

 

Les éléments de preuve

[12]           Tout d'abord, il est important de souligner qu'aucun élément de preuve ne me permet de douter de la bonne foi de Mme Auchu (représentante de l'intimé) et de la requérante.

 

[13]            La preuve est aussi absente quant à des gestes frauduleux de la part de la requérante.

 

[14]           Dans sa requête pour obtenir l'ordonnance ex parte, l'intimé alléguait des liens étroits d’affaires entre la requérante et son père, M. Abergel qui a un comportement fiscal délinquant. Ce comportement n'est pas contesté ici. À l’appui des liens étroits d’affaires entre M. Abergel et sa fille, la requérante, l'intimé a produit la preuve suivante :

a)      La requérante a travaillé comme gérante/contrôleur de 9086-8746 Québec Inc., dont M. Abergel est actionnaire et administrateur. Les fonctions de la requérante incluaient une partie de gestion, le développement des affaires et le contrôle des comptes.

b)      Les fonctions de la requérante se limitaient à la tenue de livres à compter de novembre 2005 jusqu’en mai 2006. Le salaire annuel de la requérante pour ses fonctions de tenue de livre devait être de 100 000 $, un peu moins que le salaire qu’elle a reçu pour ses fonctions de gérante/contrôleur. L'intimé soumet que l’importance de son salaire ne peut vraisemblablement s’expliquer que par les liens étroits entretenus avec M. Abergel. 

c)      Les revenus d’emploi que la requérante a gagnés entre 2001 et mai 2006 provenaient de compagnies appartenant à son père soit 9086-8746 Québec Inc., et auparavant 9043-8243 Québec Inc.

d)      L'intimé soutient aussi que le bilan de la requérante est déficitaire et que la précarité de sa situation financière est un fait pertinent pour déterminer si le délai compromettrait le recouvrement de la dette fiscale, bien qu’il ne soit pas déterminant (Canada (Ministre du Revenu national - M.R.N.) c. Thériault-Sabourin, ci-dessus, au paragraphe 14(b); Bonnie Ellen Danielson v. Deputy Attorney General of Canada and The Minister of National Revenue, 86 DTC 6518 (C.F. 1ère inst.)).

 

[15]           La requérante reconnaît dans sa plaidoirie que son bilan personnel est déficitaire actuellement, si l'on tient compte de la validité des cotisations. Cependant, elle souligne qu'avec le succès qu'elle anticipe à la suite de ses avis d'opposition, sa situation financière ne sera plus déficitaire.

 

[16]           L'intimé avait déposé devant le juge Shore la preuve que le patrimoine de la requérante provenait en bonne partie de son père. Il soutenait aussi que M. Abergel utilisait ses liens d'affiliation avec sa fille pour soustraire ses actifs des saisies fiscales, notamment :

a)      La mise de fonds de 115 000 $ pour l’acquisition de la résidence de la requérante en 2003 provenait en large partie de M. Abergel, qui a contribué 100 000 $.

b)      Le transfert de valeurs mobilières évaluées à 197 406,60 $ dans le compte personnel de la requérante auprès de Merrill Lynch en 2001.

c)      La requérante a accepté ces transferts d'actifs malgré le fait qu'elle sache que son père était endetté auprès du fisc.

 

[17]           L'intimé rajoute que la requérante est peu crédible étant donné que dans une conversation téléphonique avec Mme Auchu, elle aurait dit qu'elle refuserait de recevoir signification de l'ordonnance en vertu du paragraphe 225.2(2) de la Loi. De plus, elle n'aurait pas de justification valable pour sa production tardive de sa déclaration de revenus de 2006.

 

[18]           Avant d'avoir une conversation téléphonique avec Mme Auchu, la Cour peut très bien comprendre que la requérante ait été surprise et même frustrée d'apprendre que ses actifs aient été saisis. Qu'elle n'ait pas voulue recevoir signification de l'ordonnance n'indique cependant pas qu'elle veuille dilapider ses biens ou se soustraire à ses dettes fiscales.

 

[19]           Quant aux raisons qu'elle invoque dans son affidavit du 17 janvier 2008 pour ne pas avoir produit sa déclaration de revenus de 2006 avant 2008, la Cour trouve pour le moins curieux qu'elle ait voulu connaître le montant maximal de contributions qu'elle aurait pu faire à son REÉR. Malgré cette explication nébuleuse, la Cour ne peut pas en venir à la conclusion que de lui accorder un délai compromettrait la créance de l'intimé.

 

[20]           La preuve ne me permet pas de conclure non plus que la requérante, par omission ou en posant des gestes, a contribué ou participé à aider son père à éluder le paiement des dettes fiscales de ce dernier. Les faits de la présente cause peuvent facilement se distinguer de celle qu'avait à juger le juge Layden-Stevenson.

 

[21]           Cependant, compte tenu des paragraphes 18 et 19 de l'affidavit de la requérante datée du 17 janvier 2008 :

18.       Je n'ai aucune intention de vendre ma résidence ou d'autrement la soustraire à l'ARC.

 

19.       Je n'ai pas non plus l'intention de vendre ou d'autrement disposer d'aucun autre actif que je possède dans le but d'échapper à mes responsabilités fiscales ou autres.

 

l'ordonnance du juge Shore sera annulée, sauf pour l'hypothèque légale contre la résidence du 5850, rue David-Lewis à Côte St-Luc, Québec.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la requête soit accueillie. L'ordonnance du 13 décembre 2007 est annulée, sauf en ce qui concerne l'hypothèque légale enregistrée contre la résidence du 5850, rue David-Lewis à Côte St-Luc, Québec, qui demeure à vigueur. Quant aux frais, une somme globale de 2 000 $ devra être payée par l'intimé à la requérante.

 

                                                                                                            « Michel Beaudry »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-2160-07

 

INTITULÉ :                                       IMPÔT (SA MAJESTÉ LA REINE) ET

KAREN ABERGEL

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 1er mai 2008

 

MOTIFS DE ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       Le juge Beaudry

 

DATE DES MOTIFS :                      le 8 mai 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :                       

 

Pierre Lamothe                                                             POUR L’INTIMÉ

 

 

Christopher R. Mostovac                                              POUR LA REQUÉRANTE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Sims, c.r.                                                              POUR L’INTIMÉ

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

STARNINO MOSTOVAC                                         POUR LA REQUÉRANTE    

Montréal (Québec)

 

 

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