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Date : 20080428

Dossier : T-461-08

Référence : 2008 CF 540

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2008

En présence de monsieur le juge Zinn

 

 

Entre :

ZOOCHECK CANADA INC. ET

ALLIANCE ANIMALE DU CANADA

 

demanderesse

 

 

et

 

 

L’AGENCE PARCS CANADA, MARIAN STRANAK, À TITRE DE DIRECTRICE DU PARC NATIONAL DE LA POINTE-PELÉE,

 LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET

 LE MINISTRE DE L’ENVIRONNEMENT

 

défendeurs

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Les demanderesses cherchent à arrêter ce qu’ils estiment être l’élimination inhumaine, non nécessaire et illégale de cormorans à aigrettes (Phalacrocorax auritus) qui nichent sur l’île Middle dans le lac Érié. Les défendeurs considèrent que ces oiseaux, dans leur nombre actuel, sont comme la cause de dommages importants à l’écosystème de l’île Middle et craignent que, sans abattage sélectif, les dommages à l’écosystème de l’île Middle soient irréversibles.

 

FAITS

Les parties

[2]               Zoocheck Canada Inc. et l’Alliance animale du Canada se décrivent comme des groupes d’intérêt public. Leur intérêt est la protection des animaux. Chacun d’entre eux a un intérêt dans le cormoran à aigrette (« cormoran »). Chacun a présenté des preuves de son engagement dans la question de la présence du cormoran dans le bassin des Grands Lacs depuis le milieu de la décennie.

 

[3]               Les deux demanderesses sont membres fondateurs de la Cormoran Defenders International (CDI). CDI sensibilise le grand public au cormoran, rectifie ce qu’elle considère comme des renseignements erronés sur ces oiseaux, et en défend la survie et l’habitat.

 

[4]           L’Agence Parcs Canada est responsable de l’exploitation et de la gestion des parcs nationaux du Canada. Sa charte, établie conformément à l’article 16 de la Loi sur l’Agence Parcs Canada, L.C. 1998, chapitre 31, définit sa première priorité comme celle de protéger « le patrimoine naturel et nos endroits spéciaux et de s’assurer qu’ils demeurent intacts en en bon état ».

 

[5]           Les parcs nationaux sont en fiducie d’intérêt public, puisque l’article 4(1) de la Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32, précise qu’ils « doivent être entretenus et utilisés de façon à rester intacts pour les générations futures ».

 

[6]               Le ministre est responsable d’administrer, de gérer et de contrôler les parcs nationaux du Canada, comme le prescrit la Loi sur les parcs nationaux du Canada en son article 8(1). L’intégrité écologique de ces parcs est une préoccupation centrale de la gestion des parcs. L’article 8(2) de la Loi sur les parcs nationaux du Canada indique ce qui suit :

La préservation ou le rétablissement de l’intégrité écologique par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques sont la priorité du ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs.

 

Maintenance or restoration of ecological integrity, through the protection of natural resources and natural processes, shall be the first priority of the Minister when considering all aspects of the management of parks.

 

[7]               Marian Stranak est employée de Parcs Canada et directrice du parc national de la Pointe-Pelée.

 

PARC NATIONAL DE LA POINTE-PELÉE ET ÎLE MIDDLE

[8]               Le parc national de la Pointe-Pelée se trouve sur les rives du lac Érié à proximité de Leamington (Ontario). L’écologie de ce parc est unique, puisqu’il s’agit du seul parc national au Canada à se trouver dans la zone écologique carolinienne des basses-terres du Saint-Laurent, la région écologique la plus méridionale du Canada. Bien que la zone écologique carolinienne ne représente qu’un seul pour cent de la masse terrestre du Canada, elle compte plus d’espèces animales et végétales rares que toute autre région.

 

[9]                L’île Middle se trouve à plusieurs kilomètres au sud-ouest de la pointe de la péninsule du parc national de la Pointe-Pelée, dans le bassin Ouest du lac Érié, et n’occupe que 18,5 hectares (48 acres). L’île Middle est recouverte d’une végétation indigène carolinienne considérable et distincte de celle qui se trouve sur la surface du Canada continental. De nombreuses espèces végétales et animales qui se trouvent sur l’île sont identifiées comme des « espèces en péril » dans l’Annexe 1 de la Loi sur les espèces en péril, L.C. 2002, ch. 29.

 

[10]           L’île Middle est aussi l’habitat de cormorans nicheurs.

 

[11]           L’île Middle a été acquise en 2000 par Parcs Canada auprès de Conservation de la nature Canada et a été intégrée au parc national de la Pointe-Pelée depuis lors. L’une des conditions du transfert était que l’île Middle serait gérée comme Zone 1 — Zone de préservation spéciale, laquelle regroupe les zones ainsi définies par Parcs Canada :

aires ou caractéristiques particulières exceptionnelles qui méritent une protection spéciale parce qu’elles contiennent ou abritent des caractéristiques naturelles ou culturelles uniques, menacées ou en voie de disparition ou sont parmi les meilleurs exemples d’une région naturelle.

 

LE CORMORAN

[12]           Alors que certains aspects de la preuve sur le cormoran sont contestés, ce qui suit semble faire l’unanimité. La population de cormorans sur le lac Érié, et sur l’île Middle, a augmenté au cours des deux dernières décennies. Le cormoran est un oiseau colonial qui revient à son lieu de naissance pour nicher. De nombreux cormorans nichent sur l’île Middle.

 

[13]           Les cormorans causent des dommages matériels aux forêts où ils nichent. Ils cassent les branches et arrachent le feuillage pour faire leurs nids. Le guano produit par les cormorans lorsqu’ils se reproduisent, et par leurs petits, est très acide et altère la composition chimique des sols et nuit à la photosynthèse.

 

[14]           Les cormorans nichent le plus haut possible dans les arbres, mais descendront dans les branches au fur et à mesure que l’arbre se détériore et si nécessaire, peuvent nicher sur le sol.  

 

OPINION DE PARCS CANADA SUR L’ÉCOSYSTÈME DE L’ÎLE MIDDLE

[15]           Parcs Canada et le Service canadien de la faune surveillent et étudient l’écosystème de l’île Middle depuis de nombreuses années. Ils ont constaté un déclin du couvert forestier et de la végétation au sol. Une analyse à infrarouges de l’île indique le déclin du couvert forestier dense de 93 % en 1995à 52 % en 2006. Des données compilées dans des stations d’échantillonnage de l’île démontrent un déclin du couvert forestier dense de 81 % en 1995 à 31 % en 2007. La végétation au sol a elle aussi diminué au cours de cette période.

 

[16]           Pendant la même période, Parcs Canada, a constaté une augmentation du nombre de nids de cormorans sur l’île Middle. En 1995, la densité des nids sur l’île Middle était de 57 nids par hectare. Récemment, la densité des nids oscille entre 260 et 367 nids par hectare.

 

[17]           La population de cormorans sur l’île Middle semble avoir amorcé un déclin. Il n’est pas clair si cela correspond à une tendance à long terme ou à un simple ajustement quantitatif normal dans le cycle colonial naturel de la population de cormorans.

 

[18]           En l’absence de toute preuve de l’effet décisif d’autres facteurs tels que le climat, les insectes, la maladie ou la pollution, entre autres, les spécialistes de Parcs Canada ont conclu que la déforestation de l’île Middle est causée par l’augmentation du nombre de cormorans nicheurs.

 

[19]           Parcs Canada se préoccupe que les dommages causés à l’écosystème de l’île Middle puissent se traduire par un changement d’écosystème, où l’écosystème de l’île en deviendrait un autre. Le changement n’est pas immédiat, mais se produit sur la durée, au fil des changements accumulés ou des dommages subis dans l’écosystème original.

 

[20]           Le professeur Hebert, témoin expert des défendeurs, a expliqué le changement dans l’écosystème par une analogie avec les rivets d’un avion. Il est possible d’enlever un à un les rivets d’un avion sans que ne puisse être remarqué aucun changement, puisque les rivets sont si nombreux. Mais soudainement, trop de rivets auront été enlevés et une défaillance catastrophique de l’avion se produit. De la même manière, explique-t-il, il est possible de voir disparaître des espèces végétales ou animales d’un milieu sans y apporter de changements, jusqu’à ce qu’un changement brusque de l’écosystème se produise et que l’écosystème ait changé.

 

[21]           Tant dans le cas de l’enlèvement des rivets que dans celui de la disparition des espèces animales ou végétales, le processus atteint le « point de bascule », où il devient irréversible.

 

[22]           Il est impossible de savoir si le point de bascule est survenu dans les changements à l’île Middle. En effet, ce n’est qu’avec le recul, après que se soit produit le changement dans l’écosystème, que l’on peut constater que le point de bascule a été atteint. Parcs Canada fait valoir que des mesures immédiates sont nécessaires pour réduire le nombre de cormorans qui se reproduisent sur l’île Middle avant que son écosystème unique ne soit si endommagé qu’il soit précipité vers son point de bascule et modifié à jamais. Si cela se produisait, affirme Parcs Canada, l’écosystème carolinien unique de l’île Middle serait perdu et le ministre n’aurait pas accompli la priorité énoncée dans l’article 8(2) de la Loi sur les parcs nationaux du Canada qui est de maintenir l’intégrité écologique.

 

MESURES PRISES PAR PARCS CANADA

[23]            Après des consultations publiques, qui feront l’objet d’un examen plus détaillé ci-après, Parcs Canada a préparé un document intitulé Plan de conservation de l’île Middle en date du 31 mars 2008. Le plan propose l’abattage sélectif de certains cormorans adultes reproducteurs sur l’île Middle sur une période quinquennale à partir d’avril 2008, dans l’objectif de diminuer le nombre de nids de cormorans des 4 688 nids constatés en 2007 à un nombre situé entre 438 et 876 nids.

 

[24]           Alors que l’abattage sélectif proposé devait se dérouler pendant cinq ans, la plus grande partie de l’abattage sélectif des cormorans devait avoir lieu pendant la première de ces cinq années.

 

[25]           L’abattage sélectif qui était proposé était destiné à appuyer la gestion du parc et était autorisé par la directrice du parc national de la Pointe-Pelée en vertu de l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux, DORS/81-401 :

 

15. (1) Un directeur peut donner l’autorisation

a) d’enlever, de relocaliser ou de détruire des animaux sauvages à des fins scientifiques ou aux fins de la gestion du parc;

15. (1) A superintendent may authorize

(a) the removal, relocation or destruction of wildlife for scientific purposes or park management purposes;

 

 

[26]           L’abattage sélectif d’une population d’espèces sauvages en vertu de l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux exige un examen environnemental préalable conforme à la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37.

 

[27]           Un avis relatif au début de l’examen environnemental a été publié par l’Agence canadienne d’évaluation environnementale le 6 mars 2008. Bien qu’aucune consultation publique ne soit exigée à l’étape de l’examen environnemental préalable, Parcs Canada a exercé son pouvoir discrétionnaire et a prévu une période de 21 jours aux fins de la consultation du public. Le processus est maintenant terminé.

 

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE SOUS-JACENTE

[28]           Le 25 mars 2008, les demanderesses ont déposé une requête en injonction provisoire et interlocutoire et une demande en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales afin d’obtenir, entre autres réparations, le contrôle judiciaire de la décision de la directrice du parc national de la Pointe-Pelée en vertu de l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux autorisant l’abattage sélectif de la population de cormorans sur l’île Middle à partir d’avril 2008, environ.

 

[29]           Le 2 avril 2008, le juge Phelan a délivré un arrêt pour ordonner que, entre autres, [Traduction] « aucun abattage sélectif du cormoran ne soit autorisé jusqu’à ce qu’un juge de la Cour ait délivré une nouvelle ordonnance ». Un échéancier a été établi pour la communication d’affidavits et les contre-interrogatoires avant l’audience de la présente requête en injonction interlocutoire le 25 avril 2008.

 

[30]           Les parties ont déposé des quantités conséquentes de documents à l’appui de leurs positions respectives. Des affidavits ont été déposés par quatre témoins spécialistes scientifiques qui ont collectivement ajouté des centaines de pages de pièces à ces affidavits. Chaque déposant a été contre-interrogé en profondeur par les avocats. En plus des mémoires détaillés des faits et du droit, la Cour a pu entendre tous les plaidoyers en une journée. Tous les avocats doivent être félicités pour leur minutie et leur professionnalisme dans l’examen de cette question.

 

LA REQUÊTE EST-ELLE PRÉMATURÉE?

[31]           À la date de l’audience de la présente requête, la directrice du parc national de la Pointe-Pelée n’a pas autorisé l’abattage sélectif proposé des cormorans, autorisé par l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux. La Cour a été informée que toutes les conditions préalables à cette autorisation avaient été remplies et que si l’abattage sélectif devait avoir lieu tel qu’il était proposé, il devait commencer la semaine du 28 avril..

 

[32]           Les défendeurs ne se sont pas opposés à l’audition de la présente requête avant que ne soit donnée l’autorisation anticipée. En fait, elles ont reconnu qu’il convenait de débattre de la question, vu la courte période restante avant que ne soit lancé l’abattage sélectif.

 

[33]           Une injonction préventive peut être accordée lorsque le demandeur a présenté une preuve robuste de la forte probabilité que le préjudice anticipé se produira bel et bien.

 

[34]           Devant la preuve présentée et les positions des parties, la présente requête n’est pas prématurée.

 

CRITÈRE EN MATIÈRE DE DÉLIVRANCE D’UNE INJONCTION

[35]           Pour décider si les demanderesses ont droit à une injonction interlocutoire pour empêcher l’abattage sélectif du cormoran en attendant que soit entendue l’audience sur leur demande de contrôle judiciaire, le critère à appliquer est celui établi par la Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 L.C.R. 311 (RJR-MacDonald).

 

[36]           La demanderesse doit établir :

1.      L’existence d’une question sérieuse à juger;

2.      qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée;

3.      que la prépondérance des inconvénients favorise l’injonction.

 

[37]           Ce critère tripartite est conjonctif, les demanderesses doivent remplir les trois conditions du critère pour avoir droit à la réparation.

 

QUESTION SÉRIEUSE À TRANCHER

[38]           Les demanderesses affirment que la directrice n’a pas l’autorité, dans les circonstances de l’espèce, exigée par l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux, d’autoriser l’abattage sélectif du cormoran sur l’île Middle. Elles affirment qu’un plan de gestion exigé par la Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 1990, ch. 32 est une condition obligatoire ou implicite préalable à toute décision émanant de l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux autorisant l’abattage sélectif à des fins de « gestion du parc ».

 

[39]           Les articles 11 et 12 de la Loi sur les parcs nationaux du Canada prescrivent que le ministre responsable de l’Agence Parcs Canada doit préparer et déposer à chaque chambre du Parlement un plan de gestion pour chaque parc national et revoir ce plan tous les cinq ans. C’est dans le cadre de ce processus qu’ont été menées les consultations publiques dans la préparation du plan de gestion.

 

11. (1) Dans les cinq ans suivant la création d’un parc, le ministre établit un plan directeur de celui-ci qui présente des vues à long terme sur l’écologie du parc et prévoit un ensemble d’objectifs et d’indicateurs relatifs à l’intégrité écologique, et des dispositions visant la protection et le rétablissement des ressources, les modalités d’utilisation du parc par les visiteurs, le zonage, la sensibilisation du public et l’évaluation du rendement; il le fait déposer devant chaque chambre du Parlement.

 (2) Le ministre réexamine le plan au moins tous les cinq ans par la suite et, le cas échéant, le fait déposer avec ses modifications devant chacune de ces chambres.

 

12. (1) Le ministre favorise, le cas échéant, la participation du public à l’échelle nationale, régionale et locale — notamment la participation des organisations autochtones, des organismes constitués dans le cadre d’accords sur des revendications territoriales et des représentants des collectivités —, tant à la création des parcs qu’à l’élaboration de la politique et des règlements à leur égard, des plans de gestion, de l’aménagement des terres et du développement des collectivités et des autres mesures qu’il juge utiles.

 (2) Au moins tous les deux ans, le ministre fait déposer devant chaque chambre du Parlement un rapport sur la situation des parcs existants et les mesures prises en vue de la création de parcs.

11. (1) The Minister shall, within five years after a park is established, prepare a management plan for the park containing a long-term ecological vision for the park, a set of ecological integrity objectives and indicators and provisions for resource protection and restoration, zoning, visitor use, public awareness and performance evaluation, which shall be tabled in each House of Parliament.

 

 

 

 

(2) The Minister shall review the management plan for each park every five years, and any amendments to a plan shall be tabled with the plan in each House of Parliament.

 

12. (1) The Minister shall, where applicable, provide opportunities for public participation at the national, regional and local levels, including participation by aboriginal organizations, bodies established under land claims agreements and representatives of park communities, in the development of parks policy and regulations, the establishment of parks, the formulation of management plans, land use planning and development in relation to park communities and any other matters that the Minister considers relevant.

(2) At least every two years, the Minister shall cause to be tabled in each House of Parliament a report on the state of the parks and on progress made towards the establishment of new parks.

 

 

[40]           Le plan de gestion du parc national de la Pointe-Pelée plus récent remonte à décembre 1995. Les demanderesses affirment que ce document ne peut s’appliquer à l’île Middle puisqu’il a été préparé avant que l’île Middle ne soit intégrée au parc national de la Pointe-Pelée. Les défendeurs s’opposent à ce postulat. Ils affirment que ce plan de 1995, malgré les années, continue de s’appliquer au parc national de la Pointe-Pelée y compris l’île Middle. Il ne s’agit pas d’une question que je dois examiner dans le cadre de la présente requête.

 

[41]           Les demanderesses affirment que la compétence de la directrice conférée par l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux d’autoriser l’abattage sélectif en vue de la « gestion du parc » exige que la décision, au moins, soit conforme au plan de gestion établi en vertu de l’article 11 de la Loi sur les parcs nationaux du Canada. Si aucun plan de gestion ne s’applique à l’île Middle, il s’ensuit que ladite autorisation ne peut être valide. Ils affirment aussi qu’une telle autorisation de la directrice sans plan de gestion valide pourrait être illégale, étant contraire à l’article 32(1)(c) du Règlement général sur les parcs nationaux, DORS/78-213 lequel indique ce qui suit :

 

32. (1) Il est interdit dans un parc

c) d’agir d’une façon qui menace indûment la faune ou la beauté naturelle du parc.

 

32. (1) No person shall, in a Park,

(c) carry out any action that unreasonably interferes with fauna or the natural beauty of the Park.

 

 

[42]           Les défendeurs soutiennent que la demande de contrôle judiciaire est frivole puisque l’interprétation la plus évidente de l’alinéa 15(1)a) ne fait aucune référence au plan de gestion. Ils affirment que le Parlement aurait pu indiquer dans le Règlement, mais ne l’a pas fait, qu’un plan de gestion constitue une condition préalable pour qu’un directeur de parc puisse donner son autorisation en vertu de l’article 15(1). Les défendeurs ont souligné ce qu’elles ont décrit comme des absurdités qui seraient entraînées si l’interprétation des demanderesses avait été adoptée.

 

[43]           Sauf dans certaines circonstances limitées, un demandeur qui sollicite une injonction ne doit plus démontrer un dossier robuste au premier coup d’œil. Il lui suffit de convaincre la Cour que sa revendication n’est pas frivole ni vexatoire; autrement dit, qu’il s’agit d’une question sérieuse à examiner.

 

[44]           Les défendeurs ont affirmé que la question entre ces parties relève de l’interprétation de la loi — ce serait une question de droit uniquement. La Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald a reconnu que, lorsque l’instance repose sur une question de droit uniquement, le critère pour accorder l’injonction demeure celui de savoir si la partie requérante peut démontrer un dossier robuste à première vue. Dans un tel cas, la Cour a estimé que la question devrait reposer solidement sur la décision au premier coup d’œil que le dossier est robuste; un examen du préjudice et prépondérance des inconvénients ne se pose pas.

 

[45]           Les demanderesses prétendent que la présente situation ne correspond pas au scénario d’une simple question de droit évoqué par la Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald. L’exemple théorique donné par la Cour suprême de la constitutionnalité d’une loi imposant une religion d’État associé à son exhortation que ces cas demeurent « rares » indique qu’une « simple question de droit » en est une où une réponse sûre et manifeste peut être apportée à la question posée en droit.

 

[46]           À mon avis, les demanderesses ont démontré que la question à juger – celle de savoir si un plan de gestion valide est une condition préalable nécessaire à l’exercice par un directeur de parc de son pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 15(1) (a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux - n’est pas frivole ou vexatoire.

 

[47]           Devant mes constats concernant les autres volets du critère, il n’est pas nécessaire que je rende une décision sur la question de savoir si les demanderesses doivent démontrer ou ont démontré un dossier robuste à première vue.

 

PRÉJUDICE IRRÉPARABLE

[48]           Les demanderesses prétendent que si cette injonction n’est pas accordée, elles subiront un préjudice irréparable à deux égards :

1.      Elles se verront nier leur droit de participer à la préparation du plan de gestion comme l’exige la Loi sur les parcs nationaux du Canada;

2.      les demanderesses, représentant le grand public du Canada, sont bénéficiaires de la confiance imposée à Parcs Canada dans sa gestion des parcs nationaux. Puisque l’élimination d’un si grand nombre de cormorans causera un préjudice à l’écosystème actuel du parc, les demanderesses à titre de bénéficiaires, subiront aussi un préjudice irréparable.

 

[49]           L’abattage de cormorans causera sans aucun doute un préjudice irréparable à certains oiseaux. Comme l’avocat l’a reconnu en audience, le préjudice que doivent démontrer les demanderesses est celui qu’elles, et non les oiseaux, subiront.

 

[50]           D’une part, il pourrait être avancé que l’abattage sélectif ne prive pas les demanderesses de leur droit de participer au processus du plan de gestion lorsqu’il est enfin entrepris par le ministre. D’autre part, l’avocat a demandé à la Cour de reconnaître le préjudice moral et psychologique irréparable subi par les demanderesses et leurs membres si, tels qu’ils le craignent, les oiseaux étaient détruits avant qu’ils ne puissent tenter de les sauver en persuadant Parcs Canada, par l’entremise du processus de consultations publiques menant à la préparation d’un plan de gestion de parc officiel pour l’île Middle, que ces oiseaux ne doivent pas être éliminés. C’est le préjudice irréparable que les demanderesses affirment qu’elles pourraient subir si l’abattage sélectif n’était pas interdit à la présente étape.

 

[51]           Les défendeurs affirment que les demanderesses ont eu toutes les chances de donner leurs commentaires sur la situation à l’île Middle, ce qu’elles ont fait.

 

[52]           Pendant le processus qui a mené à la préparation du plan de conservation de l’île Middle proposé le 31 mars 2008, les demanderesses ont, directement ou par l’entremise de leurs membres ou d’associations dont elles sont membres, participé aux assemblées ci-après :

 

1.      L’assemblée publique tenue à Windsor (Ontario);

2.      l’assemblée publique tenue à Leamington (Ontario);

3.      l’assemblée des parties prenantes avec la Ontario Federation of Ornithologists; et

4.      l’assemblée des parties prenantes avec CDI.

 

[53]           Les défendeurs soulignent aussi qu’en février 2008, CDI a présenté un document de 93 pages à Parcs Canada intitulé [Traduction] « Une analyse critique des raisons du parc national de la Pointe-Pelée pour tuer les cormorans de l’île Middle » et que le document a été pris en considération par Parcs Canada dans sa préparation du plan de conservation de l’île Middle.

 

[54]           Les demanderesses concèdent que, si un plan de gestion valide était applicable à l’île Middle et si ce plan n’interdisait pas l’abattage des cormorans, l’abattage sélectif ainsi encadré pourrait être mené. Ils affirment que, sans le processus de consultation exigé par la Loi sur les parcs nationaux du Canada pour établir le plan de gestion, ils ont été privés de leur droit de participer activement et pleinement. Leur intérêt étant celui de défendre les vies des cormorans, la participation au processus après l’abattage sélectif aura peu de valeur.

 

[55]           Bien que les demanderesses aient eu de nombreuses possibilités d’exprimer leurs opinions sur l’île Middle et la population de cormorans, cela ne se substitue pas à leurs droits en vertu de l’article 12 de la Loi sur les parcs nationaux du Canada de participer à la préparation d’un plan de gestion dans un domaine qui les concerne — la protection de la population de cormorans. La participation après l’abattage sélectif ne peut remplacer leur participation avant l’abattage sélectif.

 

[56]           Vu ce qui précède, les demanderesses ont démontré qu’un préjudice irréparable leur serait causé si l’injonction n’était pas accordée.

 

PRÉPONDÉRANCE DES INCONVÉNIENTS

[57]           Les demanderesses affirment que la prépondérance des inconvénients leur revient dans la décision d’accorder l’injonction interlocutoire. Elles affirment qu’aucune preuve ne démontre que le changement dans l’écosystème que craint Parcs Canada est imminent ou que le point de bascule a été atteint. Elles affirment que la preuve d’un changement dans l’écosystème sur l’île Middle est, au mieux, une possibilité et non une probabilité.

 

[58]           Elles affirment que le problème imminent est celui de la destruction de milliers de cormorans sur l’île Middle. Elles soutiennent que le maintien du statu quo en attendant la tenue d’une audience complète sur le fondement de leur demande fait pencher la prépondérance des inconvénients en leur faveur.

 

[59]           Les demanderesses se fondent sur des décisions de la Cour dans Francis c. Mohawks of Akwesasne Bande of Indians, [1993] CJF 369 et Duncan c. La bande Conseil of Behdzi Ahda First Nation, 2002 F.C.T. 581. Dans les deux décisions, la Cour avait ordonné une injonction pour empêcher la tenue d’une élection. Dans Francis, le juge Noël avait ainsi décrit ses motifs d’accorder l’injonction pour maintenir le statu quo :

 

[Traduction

 

En accordant une ordonnance provisoire interdisant la tenue de l’élection partielle jusqu’à ce que soit résolue la question de sa légalité, du point de vue des intimées, je suspendrais temporairement la tenue d’élections légitimement déclenchées. D’autre part, en accordant l’ordonnance provisoire, je maintiendrais le statu quo jusqu’à ce que la question de l’opportunité de l’élection partielle ait été établie. Il me semble que même si l’état actuel des choses n’est pas idéal, l’état des choses, si des élections étaient tenues pour être ultérieurement déclarées invalides, serait incommensurablement pire.

 

L’autre perturbation qui serait causée à la collectivité d’Akwesasne si des élections, qui avaient été déclenchées par un processus valide et démocratique, étaient déclarées nulles au motif de l’absence de l’autorité nécessaire pour les tenir pourrait être considérable. Les personnes élues dans le respect de la volonté perçue de la population seraient forcées d’abandonner leurs sièges au Conseil en faveur de membres ne jouissant plus de la confiance de la collectivité. Cela ajouterait une difficulté considérable à une situation déjà difficile.

 

En revanche, empêcher la tenue de l’élection jusqu’à ce que sa légalité ait été a confirmée empêcherait de résoudre immédiatement l’impasse sans pour autant jeter de l’huile sur le feu.

 

Dans ces circonstances, j’estime qu’il me revient de maintenir le statu quo jusqu’à ce que la question de la légitimité de l’élection partielle ait été établie, et d’accorder l’ordonnance provisoire sollicitée par les demanderesses.

 

[60]           À mon avis, ces instances ne sont pas persuasives dans les présentes circonstances. La présente situation à l’île Middle est considérablement distincte de celle qui avait été présentée à la Cour dans ces instances d’élections. Dans le cas présent, si la Cour empêche l’abattage sélectif du cormoran jusqu’à ce que la légalité contestée de l’autorisation de la directrice ait finalement été établie, l’écosystème de l’île Middle aura été exposé à d’autres dommages, et il existerait un risque, d’une importance impossible à mesurer par la Cour, que soit atteint le point de bascule d’un changement dans l’écosystème.

 

[61]           En reprenant l’analogie du professeur Hebert, il se pourrait que 2008 soit le dernier rivet de l’avion, et que l’incapacité à prévenir la destruction de la végétation sur l’île Middle précipite le changement dans l’écosystème. Si c’est le cas, la conséquence de ne pas intervenir comme l’a proposé Parcs Canada ferait presque certainement basculer la prépondérance des inconvénients en faveur des défendeurs. Bien qu’il n’y ait aucune certitude que 2008 sera le point de bascule, la possibilité que ce puisse être le cas, prise en compte avec des considérations d’intérêt public examinées ci-après, fait pencher la prépondérance des inconvénients en faveur des défendeurs.

 

[62]           On pourrait avancer que le fait de maintenir le statu quo de l’écosystème de l’île Middle dans les circonstances présentées exige en réalité beaucoup plus que l’abattage sélectif de cormorans.

 

[63]           L’intimée a aussi affirmé avec force que la Cour suprême du Canada dans RJR-MacDonald a reconnu que des facteurs exceptionnels pourraient être examinés par la Cour avant de prendre sa décision sur la prépondérance des inconvénients. À cet égard, il a été affirmé que l’intérêt public devait être reconnu et soupesé.

 

[64]           Les défendeurs se fondent sur la décision de la Cour d’appel fédérale dans Procureur général du Canada c. Fishing Vessel Owners' Association of B.C., [1985] 1 CF 791, qui avait renversé une ordonnance interdisant aux agents des pêches de mettre en œuvre un plan de pêche adopté conformément à la Loi sur les pêches, L.R.C. 1970, ch. F-14, pour plusieurs motifs, notamment celui qui est défini à la page 795 :

 

Le juge a eu tort de tenir pour acquis que le fait d’accorder l’injonction ne causerait aucun tort aux appelants. Lorsqu’on empêche un organisme public d’exercer les pouvoirs que la loi lui confère, on peut alors affirmer, en présence d’un cas comme celui qui nous occupe, que l’intérêt public, dont cet organisme est le gardien, subit un tort irréparable. (soulignement ajouté)

 

[65]                       Ce passage a été repris et révisé par la Cour suprême dans RJR-MacDonald. La Cour suprême a conclu ce qui suit :

Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.

 

[66]           Je ne doute nullement que les défendeurs ont satisfait à ces exigences minimales. De plus, ils ont démontré la preuve de la possibilité d’un préjudice réel à l’écosystème de l’île Middle si l’abattage sélectif n’était pas lancé dans la semaine du 28 avril 2008.

 

[67]           Vu ce qui précède, les demanderesses n’ont pas convaincu la Cour que la prépondérance des inconvénients leur est favorable.

 

[68]           La demande d’injonction interlocutoire est refusée. Si la directrice du parc national de la Pointe-Pelée délivre l’autorisation conformément à l’article 15(1)(a) du Règlement sur la faune des parcs nationaux, l’abattage sélectif du cormoran pourra commencer, pourvu que toutes les autres conditions préalables à l’abattage sélectif aient été remplies.

 

QUESTIONS COROLLAIRES

[69]           Les demanderesses ont été occupées depuis le dépôt de la demande de contrôle judiciaire par des questions liées à la présente requête. Vu ce qui précède, elles cherchent à faire prolonger le délai imparti par l’article 8 des règles sur le dépôt d’autres documents à l’appui de la demande de contrôle judiciaire, si elles choisissent de le faire, de 30 jours après la date de la présente décision. Leur demande est raisonnable dans les circonstances et sera accordée pour les deux parties.

 

 

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

 

1.                  La requête en injonction interlocutoire des demanderesses soit rejetée.

 

2.                  L’injonction provisoire empêchant l’abattage sélectif des cormorans sur l’île Middle telle que définie dans l’ordonnance du juge Phelan en date du 2 avril 2008, soit par la présente levée.

 

3.                  La preuve présentée sur la présente requête soit examinée à titre de preuve présentée aux fins de la demande de contrôle judiciaire.

 

4.                  Les demanderesses déposent tout autre affidavit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance, et les défendeurs disposent, en plus, de 30 jours supplémentaires pour déposer tout autre affidavit.

 

5.                  Les défendeurs ont droit à leurs dépens de la requête.

 

      « Russel W. Zinn »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-461-08

 

INTITULÉ :   ZOOCHECK CANADA INC. ET AUTRES.

                                                                                                                                    demanderesses

                                                            et

                                                           

                        L’AGENCE PARCS CANADA ET AUTRES

                                                                                                Intimées

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 25 avril 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 ET ORDONNANCE :                      LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 28 avril 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Douglas Christie

   POUR LES DEMANDERESSES

 

Me Sean Gaudet

Me Karen Lovell

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

CARSON GROSS CHRISTIE KNUDSEN

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

 

JOHN H. SIMS, Q.C.

Vice-procureur général du Canada

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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