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Date : 20080501

Dossier : IMM‑1922‑07

Référence : 2008 CF 566

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2008

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeurs

et

 

HECTOR MARTIN CORTEZ MURO

DIEGO ENRIQUE CORTEZ ALVARADO

MARIA EUFEMIA ALVARADO ROJAS

JASON MARTIN CORTEZ ALVARADO

KEVIN DAVID CORTEZ ALVARADO

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               La présente affaire concerne un ancien aspirant de marine péruvien et la question de savoir s’il devrait être exclu du Canada parce qu’il a été membre d’une organisation qui a commis des crimes contre l’humanité.

 

[2]               Lorsqu’elle a instruit l’affaire faisant l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) s’est quelque peu embrouillée, écartée du sujet et empêtrée dans des considérations techniques concernant les modifications apportées au Formulaire de renseignements personnels (FRP) et la question de savoir si ces modifications auraient dû être autorisées. La Commission ne s’est toutefois pas écartée de sa voie dans le traitement de l’objet principal de l’affaire.

 

[3]               Une des questions importantes que la Commission devait trancher était de savoir si le défendeur principal, Hector Martin Cortez Muro (les membres de sa famille étaient également des demandeurs d’asile, mais leur situation est sans rapport avec la question en cause), était complice de crimes contre l’humanité en raison de son appartenance à une organisation ayant commis de tels crimes. Il n’y avait aucune preuve du fait que M. Cortez Muro auvait lui‑même commis un crime quelconque, ou qu’il avait ordonné ou enjoint à quiconque de commettre un crime.

 

II.         CONTEXTE

[4]               La Commission a conclu que le défendeur était une personne à protéger, et cette conclusion n’est pas contestée en l’espèce. Quant au contexte, il ne sera ici utile d’énoncer que les faits permettant de décider s’il y a lieu d’exclure le défendeur du statut de réfugié.

 

[5]               Pour étayer sa demande d’asile, le défendeur a soutenu que des membres du « Sentier lumineux », groupe terroriste péruvien, avaient décidé de l’éliminer. La vie du défendeur était ainsi menacée parce que, pendant son service au sein de la marine, il avait pris part à la capture de certains terroristes qui, une fois qu’ils ont été libérés ou qu’ils se sont échappés, avaient systématiquement tenté d’assassiner M. Cortez Muro et d’autres membres de son unité. Le défendeur avait demandé à l’armée de le protéger après qu’un certain nombre de ses compagnons d’armes ont été tués.

 

[6]               La Commission a prêté foi au témoignage du défendeur, et a en outre conclu que la protection offerte à ce dernier par l’État n’était pas suffisante. La Commission a également conclu que le défendeur ne disposait pas d’une possibilité de refuge intérieur viable au Pérou puisque le Sentier lumineux y était présent partout.

 

            Exclusion

[7]               L’autre question en litige devant la Commission, question qui est au cœur de la demande dont la Cour est saisie en l’espèce, avait trait à la complicité dans des crimes de guerre. Pour pouvoir participer à l’audience de la Commission sur ce point, le solliciteur général a pris la mesure inhabituelle consistant à déposer un avis d’intention d’intervention.

 

[8]               L’avis soulevait la question de l’exclusion possible du défendeur en application de la section F de l’article premier de la Convention. Il importe de noter la portée de cet avis, dont voici un extrait :

[traduction]

Le solliciteur s’appuie sur les éléments de fait ou de droit suivants :

 

1.         Le demandeur d’asile a déclaré avoir été membre de la marine péruvienne de septembre 1984 à février 1988, ainsi que membre d’unités désignées « Caïman 20 » et « Caïman 27 ».

 

2.         La preuve documentaire décrit les graves violations des droits de la personne perpétrées par la marine péruvienne pendant cette période, et qu’on pourrait qualifier de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et/ou d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

 

            Service au sein de la marine

[9]               M. Cortez Muro s’est enrôlé dans la marine péruvienne en octobre 1984 en tant qu’« étudiant du 1er cycle » (l’équivalent d’un élève‑officier au Canada), puis il a été promu aux 2e et 3e cycles dans les deux années qui ont suivi.

 

[10]           Étant donné la situation d’urgence occasionnée par l’existence du Sentier lumineux au Pérou en 1986, le défendeur a été envoyé à la base militaire de Los Cabitos, à Ayacucho.

 

[11]           On a affecté le défendeur à l’unité « Caïman 20 » de la marine, et ses fonctions consistaient notamment à rechercher des terroristes. À un moment donné, on a demandé au défendeur de garder quatre suspects et on lui a ordonné de les malmener. Le défendeur a refusé de s’exécuter. Selon ses dires, on l’a arrêté à son retour à l’école navale de Lima et on lui a interdit de quitter le casernement pendant un mois pour avoir refusé d’obéir aux ordres.

 

[12]           Le défendeur a poursuivi son entraînement et, en 1987, on l’a affecté à l’unité « Caïman 27 ». Alors que le défendeur et son unité patrouillaient la rivière Apurimac, ils ont été impliqués dans un échange de coups de feu avec des guérilleros du Sentier lumineux; quinze guérilleros et un soldat ont été tués et 18 autres guérilleros ont été faits prisonniers. Ayant subi une fracture à la cheville pendant l’escarmouche, le défendeur a été affecté à la garde de trois prisonniers qui, plus tard, sont devenus ses persécuteurs.

 

[13]           Le défendeur soutient qu’après son retour, il a été réformé de l’école navale pour ne pas s’être présenté à ses examens pendant ses affectations au sein des unités Caïman. Le défendeur a ensuite été réintégré dans la marine parce que son affectation avait été contraire au règlement militaire, selon lequel seuls des aspirants plus chevronnés devaient recevoir de telles affectations.

 

[14]           Le défendeur a finalement été réformé de la marine en 1988, avec prestations intégrales. Il convient de souligner qu’au départ, le défendeur s’était porté volontaire.

 

[15]           Le défendeur soutient en dernier lieu ne pas avoir su qu’on a fait subir de la violence, des tortures ou d’autres mauvais traitements aux prisonniers pendant son service militaire, et ne pas avoir été témoin de tels actes ou participé à de tels actes.

 

            Formulaire de renseignements personnels (FRP)

[16]           Après être arrivé au Canada et avoir demandé l’asile, le défendeur a retenu les services d’un avocat et ceux d’un interprète travaillant pour le compte de celui‑ci. M. Cortez Muro soutient avoir renvoyé l’avocat en question en février 2005, après s’être rendu compte que les FRP remplis par ce dernier avec l’aide du traducteur contenaient une traduction inexacte de son exposé.

 

[17]           Le premier PIF a été signé le 16 juin 2004; une partie du document était dactylographiée et une autre avait été rédigée de la main du traducteur. Le défendeur a signé une « Déclaration A » selon laquelle, essentiellement, il confirmait l’exactitude du contenu du FRP et attestait sa compréhension de l’anglais. Or, cela constituait une erreur manifeste, puisque ni le défendeur ni sa femme ne parlent anglais.

 

[18]           Le second exposé circonstancié du FRP, qui a été déposé le 18 janvier 2005, apportait des modifications mineures au FRP initial. Cette fois, c’est la déclaration appropriée, à savoir la « Déclaration B » relative à la traduction et à l’interprétation, qui a été signée.

 

[19]           Lors de l’audience initiale de la Commission fixée au 8 février 2005, l’ancien avocat du défendeur a comparu mais on l’a autorisé à partir après que le défendeur a expliqué qu’il l’avait renvoyé. Le défendeur a soutenu qu’on ne lui avait pas lu les FRP et qu’il ne comprenait pas l’anglais. Le défendeur a ajouté avoir signé ce que l’avocat avait bien voulu lui dire de signer. Le témoignage de la femme du défendeur était essentiellement de même teneur. L’audience a été ajournée pour permettre au défendeur de se trouver un nouvel avocat.

 

[20]           Le FRP a été modifié une troisième fois le 8 avril 2005. Plusieurs modifications ont été apportées aux renseignements relatifs au service militaire de M. Cortez Muro, et une version plus longue de l’exposé circonstancié donnait des précisions additionnelles sur le rôle du défendeur dans la marine, son entraînement et ses activités ultérieures dans des zones de combat.

 

[21]           La principale question soulevée en regard du FRP est celle de savoir si les modifications apportées entre sa première et sa troisième versions visaient simplement à étoffer la demande centrale du défendeur, ou s’il s’agissait plutôt d’un exposé circonstancié complètement différent. Cette question met essentiellement en cause la crédibilité tant des raisons avancées pour justifier l’établissement des diverses versions du FRP, que des événements décrits ou explicités.

 

            Décision de la Commission

[22]           Dans sa décision du 26 avril 2007, la Commission a conclu que le troisième FRP constituait simplement une version plus détaillée des événements relatés dans les deux premiers. La Commission a également prêté foi à la preuve par affidavit de tiers corroborant les explications de M. Cortez Muro quant à la raison d’être des modifications. La nature des activités de l’ancien avocat du défendeur et la qualité de ses services ont été fortement mises en cause.

 

[23]           La Commission a relevé l’existence d’un certain nombre d’erreurs manifestes dans le premier et le troisième FRP, à savoir d’incohérences à la face même des documents ainsi que d’inexactitudes évidentes.

 

[24]           La Commission a rejeté la prétention des demandeurs selon laquelle M. Cortez Muro avait tenté de reformuler son récit, et a essentiellement jugé crédibles les explications du défendeur selon lesquelles les modifications n’avaient été faites que pour donner des précisions sur son rôle et ses activités au sein de la marine.

 

[25]           La Commission a en outre conclu que le ministre ne s’était pas acquitté du fardeau de preuve lui incombant quant aux motifs d’exclusion visés à l’alinéa 1Fa). La Commission a souligné que le défendeur avait témoigné de manière franche, sans hésitation, sans omissions et sans exagérations. La Commission l’a également cru lorsqu’il a prétendu ne pas avoir participé à la perpétration d’atrocités et ne pas avoir été au courant de crimes contre l’humanité commis par d’autres membres de la marine pendant son service militaire.

 

[26]           Lorsqu’elle s’est penchée sur la question de la complicité du demandeur dans des atrocités perpétrées pendant son service militaire, la Commission a pris en compte les facteurs établis dans la jurisprudence à cet égard, y compris la nature de l’organisation concernée, la méthode de recrutement, le grade du défendeur, la période de temps passée dans l’organisation, la possibilité de quitter l’organisation et la connaissance des crimes commis par l’organisation. La Commission a également examiné la preuve concernant la question de savoir si la marine péruvienne était une organisation aux fins limitées et brutales.

 

[27]           Pour ce qui est des conclusions de fait, la Commission a conclu que le ministre n’avait soumis aucune preuve documentaire montrant que la marine péruvienne était une organisation terroriste ou que ses fins étaient limitées et brutales. Elle s’est fondée sur l’arrêt Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, où l’on a statué que la simple appartenance à une organisation militaire qui est impliquée dans un conflit armé contre une guérilla (comme le Sentier lumineux) et à qui il arrive d’enfreindre les droits de la personne ne suffit pas pour justifier l’exclusion. La Commission a en outre conclu, eu égard aux facteurs du grade, de la méthode de recrutement et de la possibilité de quitter l’organisation, que M. Cortez Muro avait conservé son statut d’étudiant tout au long de son service dans les forces navales, qu’il s’était enrôlé volontairement par sens du devoir, qu’il n’avait pris part à des combats que contre des guérilleros armés et qu’il avait en fin de compte été réformé en raison d’un handicap physique.

 

[28]           Pour ce qui est de la question de savoir si M. Cortez Muro était au courant des atrocités, la Commission a examiné en détail la preuve invoquée par le ministre pour démontrer que le défendeur avait connaissance par interprétation de celles‑ci, puis a résumé l’argument du ministre en disant qu’il était fondé sur des reportages et des débats publics que le défendeur n’avait pas pu voir puisqu’il faisait son service dans des régions éloignées du Pérou. La Commission a donc conclu que l’appartenance de M. Cortez Muro à la marine péruvienne ne suffisait pas, en soi, à faire de lui un complice.

 

III.       ANALYSE

[29]           Comme il a été mentionné précédemment, la présente demande de contrôle soulève deux questions principales. La première a trait aux modifications apportées au FRP, et l’argumentation à cet égard met en cause la compétence et l’intégrité de l’ancien avocat du défendeur. La seconde question est celle touchant la complicité dans des crimes contre l’humanité, y compris le fardeau de la preuve à cet égard. Le ministre soutient plus précisément que la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte des activités des unités de la marine (Caïman 20 et 27) dont M. Cortez Muro était membre, et du fait que ce sont ces unités qui constituaient une organisation aux fins limitées et brutales.

 

Norme de contrôle

[30]           L’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, de la Cour suprême du Canada est venu préciser qu’il n’existait que deux normes de contrôle judiciaire – celle de la raisonnabilité, pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, et celle de la décision correcte, pour les questions de droit et d’équité procédurale. La norme de la raisonnabilité requiert la prise en compte de divers facteurs par la Cour, y compris la nature de l’office concerné, son expertise et la possibilité qu’il a eue d’observer les témoins, tous des facteurs pertinents en l’espèce. En ce qui concerne les conclusions relatives au FRP, il s’agit pour la plupart de questions de fait. Quant à la complicité, c’est là une question mixte de droit et de fait à laquelle s’applique également la norme de la raisonnabilité.

 

            Conclusions relatives au Formulaire de renseignements personnels

[31]           Aux fins de l’argumentation, on avait subdivisé cette question en celle des modifications apportées au FRP, et en celle de la mise en cause de la compétence et de l’intégrité de l’ancien avocat du défendeur. En réalité, ces deux questions se rapportaient directement à la crédibilité de M. Cortez Muro et elles seront donc examinées comme s’il s’agissait d’une seule question.

 

[32]           Comme il a déjà été mentionné, la Commission a conclu essentiellement que le troisième FRP constituait une version détaillée du récit d’incidents contenu dans l’exposé circonstancié du premier FRP. La Commission a en outre conclu que M. Cortez Muro avait uniquement procédé aux modifications pour corriger des erreurs et ajouter certains détails à son récit de base.

 

[33]           À cet égard, la Commission a tiré des conclusions se rapportant à la crédibilité des raisons données par M. Cortez Muro lorsqu’il a cherché à expliquer les erreurs entachant son premier FRP. La Commission était beaucoup mieux placée que ne l’est la Cour pour apprécier la crédibilité du témoin, et ses conclusions à cet égard appellent une grande retenue.

 

[34]           De plus, si l’on compare les trois FRP en cause, il est bien clair qu’une personne raisonnable pourrait en arriver à la même conclusion que la Commission. Compte tenu de l’explication donnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir, selon laquelle une décision est raisonnable lorsqu’elle appartient aux issues possibles raisonnables parmi lesquelles le décideur est libre de choisir, j’estime raisonnable la conclusion tirée par la Commission quant à la crédibilité de l’explication de M. Cortez Muro.

 

[35]           Il aurait été difficile pour la Commission de rejeter l’explication donnée par le défendeur, étant donné qu’elle a qualifié son témoignage d’honnête et de franc, et que ce témoignage était corroboré par les affidavits de deux tiers et n’a pas par ailleurs été contredit. En outre, l’explication était conforme à la teneur même des documents concernés.

 

[36]           Les demandeurs contestent également le volet de la décision de la Commission ayant trait à la compétence et à l’intégrité de l’ancien avocat du défendeur, et, dans une certaine mesure, de l’interprète embauché par cet avocat. Les demandeurs soutiennent que vu l’absence de témoignage tant de l’ancien avocat que du traducteur, la Commission a rendu une décision déraisonnable en concluant que les erreurs entachant le premier et le deuxième FRP leur étaient imputables.

 

[37]           Les cours hésitent à ajouter foi aux explications des parties qui blâment leurs avocats pour l’ensemble de leurs problèmes. Il s’agit là d’allégations faciles à faire et qu’il est généralement difficile, voire impossible, de réfuter. Et assurément il est difficile de réfuter les allégations de négligence professionnelle dans le cadre d’une audience de la Commission de l’immigration. Le juge Pelletier, dans la décision Estimé c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 209, le juge Martineau, dans la décision Jaouadi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1347, et d’autres juges de la Cour ont déclaré que la Cour n’était pas disposée à prêter foi à des allégations de faute de la part d’un avocat lorsque celles‑ci ne reposaient sur aucun fondement factuel ou aucune autre démarche.

 

[38]           On ne dit toutefois pas dans ces décisions que le tribunal ou l’office ne devrait être disposé à prêter foi à de telles allégations que lorsqu’une plainte a été portée devant le barreau ou qu’une autre démarche a été entreprise. Une telle plainte ou démarche pourrait d’ailleurs être tout aussi mal fondée que les allégations elles‑mêmes, et elle ne serait vraisemblablement pas tranchée au moment où le décideur serait saisi de l’affaire.

 

[39]           Une distinction essentielle est à faire entre la présente affaire et de nombreuses autres où étaient alléguées la négligence professionnelle, l’incompétence ou la faute. En l’espèce, les allégations étaient étayées par un fondement factuel consistant en le témoignage du défendeur, en la nature des modifications apportées au FRP et en la déposition de deux tierces personnes. La Commission n’avait pas à se demander s’il y avait eu négligence; cette question, d’ailleurs, échappait à sa compétence.

 

[40]           Tout cela étant, je suis d’avis que la décision de la Commission d’admettre le troisième FRP et de prêter foi à l’explication donnée par le défendeur au sujet des modifications était raisonnable et conforme au rôle qui lui est attribué.

 

            Complicité – crimes contre l’humanité

[41]           La principale prétention des demandeurs quant à la question de la complicité consiste à dire que la Commission a commis une erreur en omettant d’examiner la question de savoir si l’unité de la marine stationnée à Los Cabitos pouvait être qualifiée d’organisation aux fins limitées et brutales, en conformité avec la conclusion tirée par la Cour dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. de Leon, 2005 CF 1208. Les demandeurs soutiennent à cet égard que la Commission était tenue de considérer de son propre chef l’allégation générale de brutalité visant la marine en regard des sous‑unités responsables, principalement celles dont le défendeur avait été membre, ainsi que des activités militaires exercées dans les lieux géographiques où s’était trouvé le défendeur.

 

[42]           En ce qui concerne les unités de la marine particulières auxquelles a appartenu M. Cortez Muro, les demandeurs ont fait valoir la preuve documentaire montrant que « la marine » avait perpétré des atrocités à la base de Los Cabitos et dans ses environs pendant la période où le défendeur y était affecté. Selon les demandeurs, cette preuve documentaire générale suffisait pour qualifier ces unités d’organisation dont les fins sont essentiellement limitées et brutales, une présomption réfutable de complicité en découlant une fois qu’a été établie l’appartenance de l’intéressé à cette organisation.

 

[43]           Il est de jurisprudence constante que c’est au ministre qu’incombe le fardeau de démontrer le bien‑fondé de l’exclusion. Le ministre doit, à cet égard, donner avis du fondement sur lequel repose sa demande d’exclusion.

 

[44]           Dans l’avis donné en l’espèce, l’organisation désignée comme ayant perpétré de graves violations des droits de la personne est [traduction] « la marine péruvienne », et non des sous‑unités particulières de celle‑ci. C’est le ministre qui a ratissé aussi large. Il avait donc l’obligation de démontrer que l’armée péruvienne avait des fins limitées et brutales. Il aurait pu établir cette preuve en partant des agissements de sous‑unités particulières. Le mode de preuve dépend des circonstances.

 

[45]           La transcription des observations de l’avocat du ministre révèle, et cela est conforme à l’avis d’intervention du ministre, que ce dernier a échafaudé sa cause en faisant valoir la preuve documentaire relative aux atrocités perpétrées par la marine (et l’armée) pour établir la complicité du défendeur.

 

[46]           Aucune preuve au dossier n’indique que des sous‑unités de la marine, tout particulièrement les unités « Caïman 20 » ou « Caïman 27 », ont été impliquées dans des activités censées être des atrocités commises par les forces armées. Au vu du dossier, la question du fardeau de la preuve et de son renversement soulève des doutes importants. L’analyse de cette question est fonction de la démonstration par le ministre du fait que l’intéressé est membre d’une organisation qui a directement perpétré des atrocités ou qui a des fins limitées et brutales. Le problème qui se pose pour ce qui est des arguments des demandeurs en l’espèce est qu’en l’absence de toute preuve révélant que les unités particulières auxquelles M. Cortez Muro a été affecté ont perpétré des atrocités, la seule preuve invoquée pour établir que la marine péruvienne est une organisation du type concerné consiste en un énoncé général sur la situation prévalant en 1984, soit avant les affectations du défendeur.

 

[47]           Même s’il était vrai que la Commission aurait dû concentrer son attention sur les unités de la marine auxquelles M. Cortez Muro a été affecté lorsqu’elle a examiné la question des fins limitées et brutales, aucune présomption de complicité n’est irréfragable (voir Sungu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1207). La Commission a à cet égard tiré des conclusions qu’il lui était loisible de tirer, et celles‑ci ont réfuté la présomption qu’aurait entraînée toute conclusion selon laquelle soit la marine péruvienne, soit les unités concernées de celle‑ci, avaient des fins limitées et brutales. Aucune autre preuve n’a par ailleurs été présentée quant à la complicité de M. Cortez Muro dans des crimes contre l’humanité. Aucune preuve n’a non plus été présentée quant à des atrocités perpétrées par les unités en cause, ni quant à des agissements qui pourraient justifier une conclusion de complicité de ces unités.

 

[48]           C’est en fonction des allégations faites par le ministre qu’il faut analyser la prétention générale selon laquelle la Commission doit cibler les sous‑unités concernées d’une organisation militaire lorsqu’elle évalue si celle‑ci a ou non des fins limitées et brutales. Or, en l’espèce, c’est la marine péruvienne à qui l’on reproche d’être une telle organisation dans l’avis d’intervention du ministre. Les demandeurs n’ayant pas démontré que la marine péruvienne dans son ensemble avait des fins limitées et brutales, et en l’absence de toute preuve directe quant aux activités de ses unités concernées, le défendeur aurait été pris par surprise s’il avait été conclu que les unités « Caïman 20 » et « Caïman 27 » étaient des organisations aux fins limitées. On n’a de fait présenté aucune pareille preuve. Aucune preuve documentaire ne révélait la perpétration d’actes répréhensibles par les unités particulières auxquelles a été affecté M. Cortez Muro, et rien ne laisse entendre que ce dernier ait lui‑même commis de tels actes.

 

[49]           Ainsi, compte tenu de tous les faits portés à sa connaissance, la Commission a, pour donner suite à l’avis du ministre, pris en compte de manière raisonnable la preuve relative à l’organisation visée, et elle a tiré des conclusions raisonnables à l’égard de la participation de la marine péruvienne et du défendeur à la perpétration de crimes contre l’humanité.

 

IV.       CONCLUSION

[50]           En ce qui concerne l’admission du témoignage du défendeur, la Commission a tiré une conclusion raisonnable, eu égard aux éléments de preuve dont elle disposait, lorsqu’elle a accepté l’explication donnée par le défendeur quant à la production de multiples FRP. La Commission n’a commis aucune erreur, contrairement aux prétentions des demandeurs, ni n’a imposé aux demandeurs le fardeau de la preuve en ce qui concerne la justification par M. Cortez Muro de l’acceptation des FRP. Il a toujours incombé au défendeur de prouver le bien‑fondé de sa crainte. Il était loisible au ministre de contester l’explication donnée par le défendeur si cet élément de preuve lui posait problème, et d’appeler des témoins pour contrer ceux de M. Cortez Muro.

 

[51]           En ce qui concerne la complicité, la Commission a tiré une conclusion raisonnable, compatible avec l’avis d’intervention que le ministre a lui‑même déposé, lorsqu’elle a examiné les allégations quant à la perpétration par la marine péruvienne de graves violations des droits de la personne. Il incombait aux demandeurs d’établir la complicité soit de la marine dans son ensemble, soit des sous‑unités de la marine auxquelles le défendeur avait été affecté. La Commission a également tiré une conclusion raisonnable quant à la complicité du défendeur eu égard à son grade, à la période de temps passée au sein de la marine et à la connaissance des atrocités prétendument perpétrées.

 

[52]           La présente demande de contrôle judiciaire sera par conséquent rejetée.

 

[53]           Les parties ont présenté des observations relativement aux questions à certifier. La question proposée par les demandeurs quant à l’obligation de la Commission de cibler les unités particulières de la marine concernées soulève une difficulté étant donné qu’il s’agit là d’une question théorique, compte tenu des faits d’espèce et du fondement de la conclusion tirée par la Commission. Par conséquent, aucune question ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Aleksandra Koziorowska, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑1922‑07

 

INTITULÉ :                                                   LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

                                                                        et

 

                                                                        HECTOR MARTIN CORTEZ MURO

                                                                        DIEGO ENRIQUE CORTEZ ALVARADO

                                                                        MARIA EUFEMIA ALVARADO ROJAS

                                                                        JASON MARTIN CORTEZ ALVARADO

                                                                        KEVIN DAVID CORTEZ ALVARADO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 17 MARS 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   LE 1er MAI 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Alexandre Tavadian

 

POUR LES DEMANDEURS

Chantal Tie

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Services juridiques communautaires

du Sud d’Ottawa

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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