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Date : 20080429

Dossier : IMM-2075-07

férence : 2008 CF 547

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2008

En présence de monsieur le juge Phelan

 

 

ENTRE :

BABAK SIAMAK SALEHIAN

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’une affaire où le Canada a conclu que le demandeur était un réfugié véritable en raison de la torture qu’il avait subie dans son pays d’origine; cependant, lorsque les effets psychologiques de cette torture se sont fait sentir en tant que comportement antisocial, le Canada a demandé le renvoi du demandeur vers l’endroit même où il avait été torturé.

[2]               Il s’agit du contrôle judiciaire d’un « avis de danger » rendu en application de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés selon lequel le demandeur constituait un danger pour le public au Canada.

 

II.         CONTEXTE

[3]               M. Salehian est un réfugié au sens de la Convention originaire de l’Iran qui s’est vu accorder ce statut en octobre 1998. Il n’a pas de famille au Canada. Il a été déclaré coupable de plusieurs infractions criminelles et, le 10 avril 2007, le délégué du ministre a conclu qu’il constituait un danger pour le public.

 

[4]               Le demandeur est un Kurde iranien ayant vécu à Mahabad jusqu’en 1997.

 

[5]               De 1994 jusqu’à ce qu’il quitte l’Iran, le demandeur a été membre de la République démocratique du Kurdistan, active dans la ville de Mahabad.

 

[6]               De juin 1995 jusqu’au 30 mai 1996, le demandeur a été détenu dans une prison à Mahabad et dans une autre ville, Ouromiech, en raison de ses activités politiques. Pendant son emprisonnement, il a été interrogé, battu et torturé.

 

[7]               Après avoir été mis en liberté, M. Salehian a poursuivi ses activités politiques, mais a finalement été forcé de se cacher et de fuir le pays en 1997. Il a demandé et obtenu le statut de réfugié en 1998 en raison de la persécution politique et de la torture qu’il avait subies.

[8]               Le demandeur a commencé à se constituer un casier judiciaire avant même d’entrer au Canada. Lors du vol à destination du Canada, il a saisi une passagère. Il a plus tard allégué qu’il était alors en état d’ébriété, mais il a plaidé coupable à une accusation d’agression sexuelle.

 

[9]               Depuis, le demandeur a été déclaré coupable de vol qualifié, de voies de fait, de défaut de se conformer à des ordonnances de la cour et d’avoir proféré des menaces de mort.

 

[10]           Lors du dernier incident en 2006, alors qu’il avait été libéré sous caution pour une accusation de menaces de mort, le demandeur a agressé un conducteur de la TTC. Les agents qui ont procédé à l’arrestation ont jugé qu’une évaluation de la santé mentale du demandeur était nécessaire puisque ses conversations étaient décousues. Il a été condamné à une longue peine, suivant une proposition conjointe, de façon à ce qu’il puisse recevoir des traitements pour ses problèmes de santé mentale.

 

[11]           Comme en témoigne son casier judiciaire, le demandeur souffre de graves problèmes de santé mentale qui ont commencé par une tentative de suicide en 1999. Il a été hospitalisé à plusieurs reprises en vue d’obtenir des soins psychiatriques.

 

[12]           Le demandeur réside actuellement au Centre correctionnel et de traitement de la vallée du Saint-Laurent à Brockville. Pendant une grande partie de son séjour au Canada, le demandeur a résidé chez des amis, dans des refuges ou dans des maisons de chambres, tout en luttant contre ses problèmes psychiatriques et son alcoolisme.

[13]           Avant d’être torturé, le demandeur n’avait jamais souffert de dépression. Après avoir été emprisonné et torturé, il a commencé à souffrir de maladie mentale et il est devenu un consommateur excessif d’alcool – il a bu sa première boisson alcoolisée lors du vol à destination du Canada. La preuve médicale concorde pour dire que le demandeur est atteint de troubles de santé mentale et qu’il souffre d’alcoolisme en raison de la torture subie.

 

[14]           Le délégué du ministre disposait de toute cette preuve. Le demandeur a déposé au dossier du délégué du ministre un plan de traitement en milieu communautaire approuvé par le psychiatre traitant. Selon le psychiatre :

[traduction] [S]i M. Salehian reçoit des soins psychiatriques et un soutien appropriés et continus, mon pronostic est bon. S’il demeure sobre, rien n’indique qu’il constituera un danger pour les autres ou pour sa propre personne.

 

[…]

À mon avis, l’ordonnance de traitement en milieu communautaire en cours de rédaction permettra à M. Salehian d’être mis en liberté de manière à ce qu’il reçoive les meilleurs soins possibles et à ce que les risques soient réduits. Ce plan fera en sorte qu’il continuera à recevoir des soins psychiatriques, qu’il résidera dans un milieu surveillé, qu’il prendra ses médicaments et suivra ses traitements, et qu’il ne consommera pas de boissons alcoolisées.

 

[15]           Pour ce qui est de la question du risque auquel était exposé le demandeur s’il était renvoyé dans le pays où il avait fait l’objet de torture, de nombreuses sources traditionnelles d’information, telles que des rapports du Département d’État des États-Unis et des rapports d’Amnistie Internationale, attestaient de la répression en Iran et du fait que les Kurdes étaient pour cibles, particulièrement ceux qui participaient à des activités politiques contre le gouvernement.

 

[16]           En plus de ces éléments de preuve, il y avait une preuve directe d’Iraniens vivant au Canada, un journaliste et un éditeur, qui étaient tous deux au courant des questions d’actualité en Iran. Leur preuve portait sur la possibilité d’être de nouveau emprisonné, torturé et exposé à un risque en raison d’activités politiques antérieures, et sur les soupçons – non seulement le simple [traduction] « intérêt » – des autorités iraniennes relativement aux citoyens retournant en Iran.

 

[17]           Le délégué du ministre n’était pas convaincu, à la lumière des antécédents personnels du demandeur, que celui-ci respecterait le plan de traitement en milieu communautaire. Le délégué du ministre a jugé qu’il n’existait aucune preuve corroborante indépendante selon laquelle le demandeur avait participé à des activités pouvant mener à de la persécution. Enfin, le délégué du ministre a conclu que la seule conséquence du retour du demandeur en Iran était qu’il serait peut‑être interrogé à son arrivée, comme l’étaient les autres rapatriés.

 

III.       ANALYSE

[18]           Les conséquences d’un avis de danger sont graves puisqu’elles entraînent l’élimination de la protection contre le refoulement. Le refoulement va à l’encontre de la Convention contre la torture à laquelle le Canada est partie, et est de façon générale interdit par les lois canadiennes et a fait l’objet d’une mise en garde dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3.

[19]           Avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la norme de contrôle applicable à un avis de danger était la décision manifestement déraisonnable. La Cour suprême a maintenant écarté cette norme pour la remplacer par la norme de la « raisonnabilité ». La norme de la raisonnabilité tient compte de plusieurs facteurs, y compris l’expertise du décideur. À mon avis, la prise en compte des facteurs dans le cadre de l’examen de la raisonnabilité ne constitue pas une invitation à revenir à la norme de la décision « manifestement déraisonnable » par un autre moyen. Au bout du compte, la Cour doit être convaincue du caractère raisonnable de la décision.

 

[20]           Malgré l’examen généralement approfondi auquel a procédé le délégué du ministre, la décision comporte des lacunes à trois niveaux et ne peut résister à un examen suivant le critère de la « raisonnabilité ».

 

A.        Plan de traitement en milieu communautaire

[21]           Le délégué du ministre était d’avis que le plan de traitement en milieu communautaire était un plan de respect volontaire et il a conclu que le demandeur, compte tenu de ses antécédents, ne le respecterait pas volontairement. Si le délégué du ministre avait eu affaire à un plan ou à une ordonnance comme les précédents, sa conclusion aurait à tout le moins été raisonnable. Cependant, en l’espèce, le délégué du ministre avait affaire à une situation différente. Dans son examen, il ne s’est pas rendu compte de la nature obligatoire du plan de traitement en milieu communautaire et n’a pas tenu compte des conséquences du non-respect de ce plan.

 

[22]           De plus, il y avait une preuve psychiatrique d’un expert indépendant, soit le Dr Cameron de l’établissement de Brockville, quant à l’efficacité du plan, qui, selon lui, fonctionnerait pour le demandeur. Le délégué du ministre n’avait aucune preuve contraire, mais a néanmoins jugé, en omettant de tenir compte de sa nature obligatoire, que le plan ne serait pas efficace. Le délégué du ministre ne possède aucune expertise établie à l’égard du traitement des dépendances ou du succès de divers traitements. Par conséquent, l’avis du délégué du ministre n’a aucun fondement raisonnable.

 

B.         Corroboration indépendante

[23]           Le délégué du ministre a indiqué que rien ne confirmait ni n’indiquait d’une manière indépendante que le demandeur avait participé à des activités qui permettaient de conclure qu’il était exposé à une possibilité raisonnable de persécution. Il est difficile de concilier cette conclusion avec celle de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié selon laquelle le demandeur était un réfugié au sens de la Convention puisqu’il avait été torturé et persécuté en raison de ses activités politiques.

 

C.        Risque de torture

[24]           Dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême a énoncé un certain nombre de facteurs dont il faut tenir compte en examinant la question de savoir si l’expulsion entraînerait le refoulement impliquant un risque de torture. Les facteurs mentionnés comprenaient les antécédents du pays en matière de respect des droits de la personne, les risques personnels courus, toute assurance que la personne expulsée ne serait pas torturée et la valeur de telles assurances, et la capacité de l’État de contrôler ses propres forces de l’ordre.

 

[25]           Le seul risque prévu par le délégué du ministre était que le demandeur serait interrogé en tant qu’Iranien retournant dans son pays. Le délégué du ministre peut être en désaccord au sujet de la valeur probante à accorder aux éléments de preuve provenant d’autres sources, mais il doit expliquer comment il est arrivé à cette conclusion, ce qu’il n’a pas fait.

 

[26]           Il y avait des éléments de preuve précis relativement au risque auquel serait exposé le demandeur, soit ceux émanant du journaliste et de l’éditeur. Cependant, ces éléments de preuve n’ont pas été mentionnés. Il est de droit constant que le décideur n’a pas à faire mention de chaque élément de preuve examiné. Toutefois, plus la preuve est importante et a trait à la question avec laquelle le décideur est en désaccord, plus il est nécessaire que le décideur explique les motifs pour lesquels il rejette cette preuve.

 

[27]           Comme il a été indiqué précédemment, l’avis de danger a pour effet de priver le demandeur de la protection offerte par le statut de réfugié au sens de la Convention et de l’exposer au refoulement impliquant un risque de torture. Vu ce fait, il incombait au délégué du ministre de tenir compte des éléments de preuve probants, actuels et touchant au fondement même de la décision.

 

 

 

IV.       CONCLUSION

[28]           Pour les motifs qui précèdent, l’avis de danger ne peut résister à un examen suivant le critère de la raisonnabilité. L’avis de danger doit donc être annulé et l’affaire doit être renvoyée à un autre délégué pour nouvel examen, lors duquel il pourra tenir compte d’éléments de preuve nouveaux ou plus à jour en plus des éléments de preuve actuels.

 

[29]           Compte tenu des motifs de la présente décision, qui sont fondés sur l’application de principes de droit reconnus aux faits particuliers de l’espèce, il n’y a aucune question aux fins de certification.

 

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’avis de danger est annulé et que l’affaire est renvoyée à un autre délégué pour nouvel examen, lors duquel il pourra tenir compte d’éléments de preuve nouveaux ou plus à jour en plus des éléments de preuve actuels.

 

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad. jur.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-2075-07

 

INTITULÉ :                                                               BABAK SIAMAK SALEHIAN

                                                                                    c.

                                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                    ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 18 MARS 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                               LE 29 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Leslie H. Morley

 

          POUR LE DEMANDEUR

Nicole Butcher

 

          POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Leslie H. Morley

Avocat

Kingston (Ontario)

 

          POUR LE DEMANDEUR

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

          POUR LE DÉFENDEUR

 

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