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Date : 20080422

Dossier : IMM-2071-07

Référence : 2008 CF 522

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2008

En présence de monsieur le juge Mosley

 

 

ENTRE :

NINA NAUMETS

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Mme Naumets est une citoyenne de l’Ukraine qui a demandé l’asile, craignant d’être victime de violence constante aux mains de son conjoint de fait. Elle a commencé à cohabiter avec lui en 1995, et prétend qu’il a commencé à la violenter en 2000.

 

[2]               Elle allègue avoir informé la police de la situation, mais soutient que cette dernière lui a dit ne pas considérer que les disputes familiales sont sérieuses. Après avoir subi une agression qui a entraîné son hospitalisation en juillet 2004, elle a quitté son conjoint et est allée vivre chez sa fille. Elle a été victime d’une autre agression non loin de la maison de sa fille en octobre 2004. Elle prétend qu’une plainte adressée à la police n’a pas eu de suite. Elle a fui au Canada le 24 octobre 2004, après avoir obtenu un visa de visiteur d’une durée d’un mois.

 

[3]               Mme Naumets a demandé l’asile le 26 octobre 2005. Après une audience tenue le 19 mars 2007, sa demande a été rejetée le 30 avril 2007, et c’est cette décision-là qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

 

[4]               La Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu que la demanderesse ne craignait pas avec raison d’être persécutée, pour l’application des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Le commissaire a fondé sa décision en partie sur une inférence défavorable liée au temps écoulé entre l’arrivée de la demanderesse au Canada et sa demande de protection. Il a aussi conclu que l’allégation de la demanderesse, à savoir que son conjoint de fait était encore à sa recherche, n’était pas convaincante, car les seuls éléments de preuve dont elle disposait à l’appui de cette prétention étaient des lettres d’amis et de membres de sa famille, qu’il a qualifiés de « parties intéressées ».

 

[5]               Subsidiairement, le commissaire de la SPR a conclu que Mme Naumets n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle l’Ukraine est en mesure de protéger ses ressortissants. Il a fait remarquer qu’il s’agit d’un pays démocratique qui n’est pas en état d’effondrement, et il a fait état de diverses initiatives communautaires et d’ordre législatif destinées à s’attaquer au problème certes sérieux de la violence familiale.

 

            Les questions en litige

[6]               Les questions en litige consistent à savoir si la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la possibilité pour les femmes battues de se prévaloir de la protection de l’État en Ukraine et si elle a commis d’autres erreurs susceptibles de contrôle.

 

La norme de contrôle

[7]               Dans l’intervalle entre l’audition de la présente affaire et la présente décision, la Cour suprême a rendu son arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9, qui a considérablement modifié le cadre des normes par rapport auxquelles les cours de contrôle devraient évaluer les décisions administratives. La Cour suprême est passée de trois normes de contrôle à deux, combinant ainsi en une seule les deux normes de la décision raisonnable, mais la majorité a aussi fait remarquer qu’il n’est pas nécessaire dans tous les cas d’analyser en détail quelle norme il convient d’appliquer.

 

[8]               En ce qui a trait aux décisions de la SPR, la Cour avait convenu de façon générale que les conclusions de fait étaient susceptibles de contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable, que les questions mixtes de fait et de droit étaient assujetties à la norme de la décision raisonnable simpliciter et que les erreurs de droit pures étaient contrôlées selon la norme de la décision correcte : Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, [1998] A.C.S no 46.

 

[9]               L’arrêt Dunsmuir ne traite pas de l’application de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, car il n’en était pas question dans cette affaire. Selon cette disposition, la Cour fédérale peut accorder un redressement si des conclusions de fait ont été tirées de façon abusive ou arbitraire, ou si le tribunal n’a pas tenu compte des éléments dont il disposait. Cela était autrefois assimilé à la norme de la décision manifestement déraisonnable : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] A.C.S. no 39, au paragraphe 38.

 

[10]           Cependant, les conclusions de fait que l’on tire relativement à la protection de l’État doivent être évaluées en fonction du critère formulé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, [1993] A.C.S. no 74, c’est-à-dire qu’il convient de déterminer si les faits permettent de « confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection », de façon à réfuter la présomption.

 

[11]           Compte tenu de la jurisprudence antérieure selon laquelle cette évaluation constitue une question mixte de fait et de droit pour laquelle la norme de contrôle devrait être la décision raisonnable, il n’y a pas lieu, selon moi, d’inviter les parties à présenter des observations additionnelles sur la question : Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. no 232. Avant Dunsmuir, j’aurais tranché la présente affaire en me fondant sur la norme de la décision raisonnable.

 

[12]           Ainsi que l’a déclaré le juge en chef John Richard, de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Grover, 2008 CAF 97, [2008] A.C.F. no 401, au paragraphe 6, une décision rendue après l’arrêt Dunsmuir :

La cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable doit se demander si la décision examinée possède les attributs de la raisonnabilité, en particulier si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Or, la décision de l'arbitre fait bel et bien partie des issues acceptables.

 

La protection de l’État

[13]           Mme Naumets allègue tout d’abord que la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la protection qu’assure l’État aux femmes battues en Ukraine. La SPR a eu tort, soutient-elle, de se fonder sur l’existence de [traduction] « sociétés de défense des femmes » ou d’organisations non gouvernementales aidant les femmes battues, car cela est sans rapport avec la question de la protection de l’État. Le défendeur fait remarquer que la SPR a également traité des initiatives législatives prises par le gouvernement ukrainien pour lutter contre la violence conjugale.

 

[14]           La conclusion relative à la protection de l’État réside au cœur même du droit des réfugiés, car, lorsque l’État dont relève une personne a la capacité et la volonté de poursuivre avec diligence ceux qui la persécutent, on ne peut pas dire que cette personne a besoin de la protection d’un autre État. Il n’est pas nécessaire que la protection offerte par l’État soit parfaite pour qu’on la considère raisonnablement comme étant adéquate : Zalzali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 126 N.R. 126, [1991] A.C.F. no 341.

 

[15]           Entre l’audition de la présente affaire et le prononcé des présents motifs, la Cour d’appel fédérale a rendu un arrêt portant sur la réfutation de la présomption de protection de l’État. Dans Carillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] A.C.F. no 399, la Cour a réitéré que c’est au demandeur qu’incombe le fardeau de prouver l’inefficacité de la protection de l’État. Il faut aussi répondre à la norme de la preuve « claire et convaincante », et pas seulement à celle de la fiabilité. Dans le contexte de cet arrêt, le fait que la demandeure d’asile ne s’était pas plainte aux autorités mexicaines de la prétendue corruption d’un agent de police a porté un coup fatal à sa prétention d’absence de protection de l’État, compte tenu du fait que le gouvernement mexicain déployait « souvent avec succès, des efforts concrets et considérables » pour lutter contre la corruption (au paragraphe 35).

 

[16]           Il n’est pas facile d’évaluer l’existence de la protection de l’État. Bien que la présomption de protection soit un aspect que le demandeur d’asile se doit de réfuter au moyen d’une preuve « claire et convaincante », la Cour reconnaît également qu’un demandeur d’asile peut obtenir gain de cause dans une situation où les autorités n’ont ni la capacité ni la volonté d’agir contre les auteurs des actes de persécution. On reconnaît depuis longtemps qu’il est difficile d’évaluer la nature et la quantité des éléments de preuve requis pour réfuter cette présomption : Smirnov c. Canada (Secrétaire d’État) (1re inst.), [1995] 1 C.F. 780, [1994] A.C.F. no 1922.

 

[17]           Quand le demandeur d’asile appartient à un groupe particulièrement vulnérable dont l’État néglige depuis toujours les plaintes, comme les femmes battues dans de nombreuses parties du monde, il incombe à la SPR d’évaluer la capacité et la volonté de cet État à protéger un membre de ce groupe, et pas juste les citoyens en général : Tomori c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1039, [2006] A.C.F. no 1299.

 

[18]           En l’espèce, la SPR a examiné de manière directe et appropriée les mesures législatives prises par le gouvernement ukrainien pour éradiquer la violence conjugale. Mais la présence de lois dites « dans les textes » ne suffit pas pour conclure à la protection de l’État. Il faut qu’il y ait une possibilité réaliste que la protection soit accordée au demandeur d’asile, ainsi que l’a signalé le juge Gibson dans Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 175 F.T.R. 116, [1999] A.C.F. no 1438, au paragraphe 15 :

Non seulement le pouvoir protecteur de l’État doit-il comporter un encadrement légal et procédural efficace mais également la capacité et la volonté d’en mettre les dispositions en œuvre.

[19]           Je suis d’accord avec la demanderesse que l’on ne peut pas considérer que l’existence d’efforts de la part de la société civile fasse partie de l’évaluation de la protection de l’État. Cela s’explique par le fait que les mesures que prennent les ONG visent en général à boucher des trous dans le tissu de l’État. Ces mesures font ressortir les problèmes, plutôt que de servir d’indices de solutions d’origine gouvernementale : Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79, [2007] A.C.F. no 118, au paragraphe 15. À mon avis, l’erreur qu’a commise le commissaire en insistant sur cette preuve n’est pas fatale, car la conclusion selon laquelle la protection qu’assure l’État aux victimes de violence familiale en Ukraine est adéquate était raisonnable au vu de la totalité de la preuve.

 

[20]           À mon sens, le commissaire a pris convenablement en compte la preuve décrivant en détail les efforts faits par le gouvernement ukrainien pour protéger les conjoints victimes de violence. La SPR a fait état des tentatives législatives visant à contrer le problème de la violence envers les femmes en Ukraine, soit, notamment, l’enregistrement obligatoire des auteurs de violence familiale et les examens des plaintes de violence conjugale faits par un éventail d’organismes gouvernementaux.

 

[21]           La demanderesse soutient qu’il y a, dans le dossier, une preuve claire et convaincante que les efforts faits par les autorités ukrainiennes pour lutter contre le problème de la violence familiale ne sont pas importants ou efficaces. Ce n’est pas la perfection que l’on exige mais, soutient-elle, il doit y avoir une certaine indication qu’une protection sera bel et bien assurée. Bien que je sois d’accord avec le principe juridique formulé, il me faut signaler que la preuve vers laquelle la demanderesse m’a orienté est une déclaration d’un chef de police appelé Vasylovych, de la ville de Berditchev, dans l’Ouest de l’Ukraine, et datant d’aussi loin que février 2002. Comme la plupart des initiatives législatives dont traite le commissaire de la SPR datent d’après cette preuve, je ne puis conclure que le défaut de ce dernier d’en traiter directement soit une erreur fatale.

 

[22]           La demanderesse soutient par ailleurs que la SPR a commis une erreur en rejetant la preuve que son conjoint de fait continuait à la rechercher, parce que les lettres de sa sœur et d’une amie n’émanaient pas de personnes désintéressées : Coitinho c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1037, [2004] A.C.F. no 1269. Il s’agit effectivement là d’une erreur. Bien qu’il faille faire preuve de déférence envers la SPR quant à la façon dont elle soupèse la preuve au moment de tirer des conclusions factuelles et des conclusions de fait et de droit, cela ne lui permet pas d’accorder simplement peu de poids à des éléments de preuve provenant de personnes qui connaissent la demanderesse, même sa famille.

 

[23]           Surtout dans une affaire comme celle-ci, où il existe une preuve documentaire objective de persécution antérieure, il était déraisonnable pour la SPR d’accorder peu de poids aux lettres des amis de la demanderesse – essentiellement, de les juger fausses – simplement parce que ces personnes n’étaient pas des parties désintéressées. Toutefois, cette erreur ne l’emporte pas sur la conclusion selon laquelle la décision de la SPR sur la question de la protection de l’État était raisonnable, et elle ne porte donc pas un coup fatal à la décision dans son ensemble.

 

[24]           Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter la demande. Aucune question de portée générale n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.

 

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Richard G. Mosley »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2071-07

 

INTITULÉ :                                                   NINA NAUMETS

                                                                        c.

                                                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                        ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 26 FÉVRIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS                                   

ET DU JUGEMENT :                                   LE 22 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Randal Montgomery

 

POUR LA DEMANDERESSE

Leena Jaakkimainen

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Randal Montgomery

Avocat

Oshawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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