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Date : 20080422

Dossier : IMM-3244-07

Référence : 2008 CF 527

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2008

En présence de Monsieur le juge Barnes

 

 

ENTRE :

EVGENY SHCHEGOLEVICH

(alias EVGUENI CHTCHEGOLEVITCH)

 

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée par Evgeny Shchegolevich, à l’encontre de la décision défavorable, en matière de considérations humanitaires, rendue le 26 juillet 2007 par une agente d’immigration (l’agente). M. Shchegolevich affirme que, dans son analyse des faits et du droit, l’agente a commis plusieurs erreurs graves qui justifient une nouvelle décision sur sa demande de réparation.

 

I.                   Le contexte

[2]               M. Shchegolevich est arrivé au Canada, en provenance de la Fédération de Russie, le 5 juillet 2000 et a présenté une demande d’asile au début de 2001. À la fin de 2002, il a été conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention et sa demande ultérieure d’autorisation de contester cette décision devant la Cour a été rejetée.

 

[3]               Le 19 juillet 2003, M. Shchegolevich a épousé au Canada Mme Irina Kuritsona et, au cours des quatre années qui ont suivi, il semble avoir établi de forts liens parentaux avec le jeune fils de celle-ci. Vu leur relation matrimoniale, Mme Kuritsona a parrainé à titre d’épouse la demande de résidence permanente de M. Shchegolevich. La demande de M. Shchegolevich a fait l’objet d’une approbation de principe, mais la demande de conjoint au Canada a été rejetée pour interdiction de territoire, en application de l’alinéa 36(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001 ch. 27, M. Shchegolevich ayant été déclaré coupable, en 2005, de conduite avec facultés affaiblies.

 

[4]               L’agente a ensuite analysé la demande de résidence permanente de M. Shchegolevich, fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Les éléments de preuve à l’appui de sa demande de réparation pour motifs d’ordre humanitaire manquent quelque peu de détails, mais ils montrent que M. Shchegolevich s’est bien établi au Canada au cours des sept années écoulées depuis son arrivée. Outre les liens familiaux qu’il a noués, il travaillait et travaille toujours dans la construction avec un revenu annuel de plus de 70 000 $. Par contre, Mme Kuritsona occupe un emploi dans le secteur de la vente au détail et son revenu annuel varie de 10 390 $ à 18 000 $, selon les preuves déposées devant l’agente.

II.        La décision contestée

[5]               Les notes au dossier de l’agente jettent beaucoup de lumière sur les raisons qui l’ont amenée à rejeter la demande de réparation de M. Shchegolevich, fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, l’une des principales étant l’hypothèse que la séparation de M. Shchegolevich d’avec son épouse et son beau‑fils ne serait que temporaire. C’est ce qui ressort de l’extrait suivant des motifs de l’agente :

[traduction]

Je note en outre que si l’épouse du demandeur choisit de parrainer celui-ci (au titre de la catégorie du regroupement familial, de la manière normale) par le truchement d’un bureau des visas à l’étranger, toute séparation d’avec sa famille qui en découlerait serait temporaire.

 

[6]               Il est manifeste également que l’agente a aussi étudié la question de l’intérêt de la famille de M. Shchegolevich au Canada, y compris celui de son jeune beau-fils. Cette dimension de la décision est abordée dans l’extrait suivant :

[traduction]

Je reconnais que les membres de la famille du demandeur au Canada pourraient éprouver des difficultés personnelles si la relation avec celui-ci était temporairement interrompue, mais je ne suis pas convaincue que ces difficultés seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

Je note que le demandeur a un beau-fils âgé de 11 ans qui est citoyen canadien. Je note que le demandeur a épousé sa mère en 2003. Je note que le demandeur déclare qu’il est une figure paternelle pour son beau-fils. Lors d’une entrevue, le 24 août 2006, l’épouse du demandeur a déclaré que le père biologique de l’enfant habitait en Estonie. Je suis convaincue que le demandeur a établi des liens avec son beau-fils, mais il n’existe pas de preuve suffisante que le renvoi du demandeur causerait à son beau‑fils un préjudice émotif ou physique à long terme. Je reconnais qu’aucun enfant ne devrait être séparé d’un parent (beau-parent) attentif et je reconnais aussi que la séparation peut exiger de l’enfant une période d’adaptation. Toutefois, les liens entre le demandeur et son beau-fils n’ont pas à être coupés. Si le demandeur quitte le Canada, l’enfant pourra entretenir ces liens en communicant avec lui par téléphone, par courrier ou par courriel. Je note également que l’enfant est citoyen canadien et qu’à ce titre, il jouit de la possibilité de visiter son beau‑père à l’étranger sans compromettre son statut au Canada.

 

 

[7]               L’agente a également reconnu que M. Shchegolevich était le principal soutien financier de sa famille et elle a en outre constaté qu’il y avait [traduction] « disparité » entre son revenu et celui de son épouse. Néanmoins, l’agente n’a pas tenu compte de cet élément de preuve et a conclu que la preuve présentée ne suffisait pas à étayer la prétention selon laquelle la perte de la contribution de M. Shchegolevich au revenu du ménage causerait [traduction] « d’importantes difficultés financières ou que les besoins fondamentaux ne pourraient être satisfaits » s’il était renvoyé du Canada.

 

III.       La question en litige

[8]               a)         L’agente a-t-elle commis une erreur dans l’appréciation des éléments de preuve ayant trait à l’intérêt supérieur de l’enfant?

 

IV.       Analyse

[9]               Dans le récent arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a modifié l’analyse relative à la norme de contrôle dans les instances de contrôle judiciaire en ramenant les trois normes de contrôle à deux : la norme de la décision raisonnable et la norme de la décision correcte. Toutefois, comme l’ont signalé les juges majoritaires, cela ne change pas foncièrement la norme de contrôle employée dans toutes les instances de contrôle judiciaire. Lorsqu’une analyse pragmatique et fonctionnelle rigoureuse a été menée, il n’y a pas de nécessité inhérente de la répéter depuis l’arrêt Dunsmuir (paragraphe 20). Il est aussi pertinent en l’espèce de signaler qu’au paragraphe 51, le juge Ian Binnie a statué que, lorsque des questions de droit et de fait ne peuvent être facilement dissociées, la norme de la décision raisonnable doit continuer à s’appliquer.

 

[10]           En l’espèce, l’aspect juridique est fort important, mais il demeure que la question est fondamentalement une question mixte de droit et de fait. Vu la solidité des précédents traitant de la même question, il est clair que la norme de contrôle applicable à la question en litige est la décision raisonnable.

 

[11]           Les arguments énoncés pour le compte du demandeur à l’appui de sa demande sont essentiellement fondés sur des éléments de preuve. M. Shchegolevich affirme que l’agente n’a pas tenu compte d’importants éléments de preuve et qu’elle a tiré des inférences défavorables qui ne sont pas étayées par la preuve. Une grande partie de sa critique vise l’appréciation qu’a faite l’agente de l’intérêt supérieur de son jeune beau-fils. Les arguments se trouvent résumés dans les extraits suivants du mémoire des arguments présenté par le demandeur :

[traduction]

33.       Le demandeur soutient que la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés établit sous l’intertitre « Objet en matière d’immigration », à l’alinéa 3(1)d), qu’un des objets en la matière est de veiller à la réunification des familles au Canada. Il soutient que la séparation des époux n’est pas conforme aux dispositions ni aux objets de la Loi, mais qu’elle est, en fait, contraire à ses objets.

 

34.       Le demandeur soutient qu’il a présenté de très nombreux éléments de preuve pertinents pour convaincre l’agente d’immigration qu’il existe suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour justifier une dispense. Il soutient que si l’agente avait tenu compte de l’ensemble de la preuve et examiné la demande avec bienveillance, tout en gardant à l’esprit l’intérêt supérieur de l’enfant et les avantages pour lui de la possibilité que ce parent soit autorisé à demeurer au Canada, de même que les difficultés qu’il vivrait si le parent faisait l’objet d’une mesure de renvoi, comme elle est tenu de le faire, l’agente aurait accueilli la demande.

 

[…]

 

37.       Le demandeur soutient que les difficultés que vivrait Daniel, vu les liens familiaux de dépendance, dépassent largement les ennuis et les frais découlant d’un départ du Canada. La vie des enfants ne devrait pas être bouleversée par des règles qui n’ont pas été conçues pour être strictes ni injustes.

 

38.       Le demandeur soutient que les difficultés inhabituelles et injustifiées, au sens de la législation, ne s’applique qu’à ceux qui pourraient faire l’objet d’une ordonnance de renvoi du Canada. Il s’agit d’une ligne directrice pour guider l’agent dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Il n’est pas question ici d’un quelconque bien comme une maison, une entreprise ou des biens meubles, mais de la relation entre un mari, son épouse et un enfant, une relation telle qu’elle relève de l’exception et justifie l’exercice du pouvoir discrétionnaire.

 

 

D’ordinaire, ce type d’affirmations serait écarté, car il s’agit tout au plus d’une invitation faite à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve. Toutefois, je suis convaincu en l’espèce que la décision de l’agente était déraisonnable. Je conclus que l’agente a commis une erreur en adoptant un critère erroné pour examiner l’intérêt supérieur du jeune beau-fils de M. Shchegolevich, ainsi qu’en faisant des conjectures sur la possibilité du retour de ce dernier au Canada après la présentation depuis l’étranger d’une nouvelle demande de parrainage à titre de conjoint.

 

[12]           Il est clair que l’agente a commis une erreur en exigeant que M. Shchegolevich démontre que les effets préjudiciables de son renvoi sur son épouse et son beau-fils seraient inhabituels et injustifiés ou excessifs. La norme ne s’applique qu’aux difficultés éprouvées par un demandeur qui doit présenter une demande à partir de l’étranger; elle ne s’applique pas à l’appréciation de l’intérêt supérieur d’un enfant touché par le renvoi d’un parent. C’est ce que j’ai soulevé dans la décision Arulraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2006 CF 529, 148 A.C.W.S. (3d) 305, où j’ai dit ce qui suit au paragraphe 14 :

Il est évident que l’agente des visas a cru que, pour tenir compte de l’intérêt supérieur des deux enfants canadiens, il fallait conclure que le renvoi « temporaire » de leur père du Canada leur causerait un préjudice irréparable. C’était là un exercice fautif, et par conséquent déraisonnable, du pouvoir discrétionnaire de l’agente. L’ajout d’une obligation de prouver un préjudice irréparable dans la prise en compte de l’intérêt supérieur des enfants ne repose tout simplement sur aucun fondement juridique. Les directives applicables (Traitement des demandes au Canada, Demande présentée pour des motifs d’ordre humanitaire (Directives IP5)) ne renferment rien qui confirme une telle manière de voir, du moins pour ce qui concerne la prise en compte de l’intérêt d’enfants. Les mots semblables que l’on trouve dans les Directives IP5, à savoir « inhabituelles », « injustifiées » ou « excessives », sont utilisés à propos de l’intérêt pour un demandeur de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, plutôt que de devoir solliciter le droit d’établissement depuis l’étranger. Il est fautif d’intégrer de telles normes dans la décision portant sur l’existence de considérations humanitaires, du moins dans la partie de cette décision qui concerne l’intérêt des enfants. Cette précision est faite dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555, 2002 CAF 475 (C.A.F.), au paragraphe 9, où le juge Robert Décary écrivait que « le concept de “difficultés injustifiées” n’est pas approprié lorsqu’il s’agit d’évaluer les difficultés auxquelles s’exposent les enfants innocents. Les enfants méritent rarement, sinon jamais, d’être exposés à des difficultés ».

 

[13]           L’agente a également commis une erreur lorsqu’elle a présumé que la séparation de M. Shchegolevich d’avec sa famille ne serait que temporaire. C’est en grande partie en raison de cette hypothèse qu’elle a écarté les effets préjudiciables de la séparation sur la famille. M. Shchegolevich était interdit de territoire en raison de sa déclaration de culpabilité pour conduite avec facultés affaiblies et rien n’indique, dans le dossier, que sa rentrée au Canada serait une pure formalité ou que la séparation de la famille serait « temporaire ». C’est également un point que j’ai soulevé dans le passage suivant de la décision Arulraj :

17     En disant que le demandeur devait être renvoyé en Allemagne pour y présenter une demande de visa et de nouvelle admission, l’agente des visas semble avoir conclu que la réadmission du demandeur serait une quasi‑certitude, parce qu’elle qualifie de temporaires les répercussions négatives de la séparation sur l’enfant le plus jeune. Si l’octroi d’un visa au demandeur ne devait être rien de plus qu’une formalité, alors on se demande pourquoi l’agente ne l’a tout simplement pas autorisé à rester au Canada. On imagine que, dans l’intervalle, les motifs d’ordre humanitaire ne changeraient pas de façon appréciable. En revanche, si le demandeur devait échouer dans sa tentative d’obtenir rapidement un visa, alors la base tout entière de la décision de l’agente des visas concernant l’intérêt supérieur des enfants serait ébranlée.

 

18     Les suppositions qu’a faites l’agente des visas concernant l’issue d’une demande future de réadmission au Canada en même temps qu’elle examinait l’intérêt des enfants constituent un vice dans le raisonnement qui a conduit à sa décision : voir l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 63. La question d’une nouvelle admission est sans doute un facteur à prendre en compte, mais l’agente des visas n’aurait pas dû tenir pour acquis qu’une réadmission prochaine était une certitude : voir Malekzai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 1956, 2005 CF 1571, au paragraphe 20.

 

 

[14]           Ces deux erreurs de l’agente suffisent pour exiger qu’une nouvelle décision soit rendue sur la demande de M. Shchegolevich. J’ajoute néanmoins que l’analyse faite par l’agente de l’incidence financière du renvoi de M. Shchegolevich en Russie sur la famille est superficielle et douteuse. La réduction du revenu annuel combiné du ménage d’environ 85 000 $ à un niveau se situant sous le seuil de la pauvreté n’est guère négligeable. En réalité, la possibilité que les contribuables canadiens soient obligés de subvenir aux besoins de cette famille en raison de la perte de l’important soutien financier de M. Shchegolevich est plus probable que ne l’est l’hypothèse de l’agente selon laquelle M. Shchegolevich trouverait un emploi provisoire suffisamment rémunérateur en Russie pour subvenir aux besoins de deux ménages. Il est à espérer qu’au moment du réexamen de la demande, la question sera traitée avec plus de soin qu’elle ne l’a été en l’espèce, tant de la part de l’avocat de M. Shchegolevich que de la part de l’agent qui sera appelé à rendre une décision.

 

[15]           La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision sur le fond.

 

[16]           Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et aucune question de portée générale n’est soulevée en l’espèce.


 

JUGEMENT

 

[17]                       LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision sur le fond.

 

 

 

« R. L. Barnes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche


COUR FÉRÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-3244-07

 

INTITULÉ :                                                               EVGENY SHCHEGOLEVICH

                                                                                    c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       LE 3 AVRIL 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                      LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                               LE 22 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Randal Montgomery                                                     POUR LE DEMANDEUR

416-658-1234

 

Bernard Assan                                                              POUR LE DÉFENDEUR

416-973-0965

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rodney L. H. Woolf                                                     POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Totonto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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