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Date : 20080418

 

Dossier : T-1563-07

 

Référence : 2008 CF 513

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

 

 

Ottawa (Ontario), le vendredi 18 avril 2008

 

 

En présence de madame la protonotaire Mireille Tabib

 

 

ENTRE :

 

ELI LILLY CANADA INC.,

demanderesse

-et-

 

NOVOPHARM LIMITED et
LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

-et-

 

ELI LILLY AND COMPANY

défenderesse brevetée

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               L’affaire dont je suis saisie porte sur les limites de l’application de la notion d’abus de procédure dans le cadre des procédures en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 modifié (le « Règlement »), tel qu’établi dans Sanofi-Aventis Inc. c. Novopharm Ltd., 2007 CAF 163. En particulier, la requête dont je suis saisie soulève la question de savoir si l’abus de procédure peut être constaté lorsque l’abus allégué résulte d’une décision antérieure de la Cour actuellement visée par un appel en instance. Pour les raisons exposées ci-dessous, je suis arrivée à la conclusion que ce n’est pas un abus de procédure de la part de Lilly de poursuivre la présente demande alors qu’elle poursuit activement un appel d’une décision défavorable antérieure contre un autre générique.

 

Les faits

 

[2]               La défenderesse, Novopharm Limited (« Novopharm »), a signifié à la demanderesse, Eli Lilly Canada Inc. (« Lilly »), un avis d’allégation en ce qui concerne sa proposition de médicament à base de chlorhydrate de raloxifène et, notamment, le brevet no 2 101 356 (le brevet 356).  L’avis d’allégations de Novopharm concernant le brevet 356 comprend des allégations de non-contrefaçon, ainsi que des allégations d’invalidité, citant environ douze motifs d’invalidité, y compris l’absence de prédiction valable.

 

[3]               Lilly a présenté la présente demande d’ordonnance d’interdiction, conformément au paragraphe 6(1) du Règlement, le 24 août 2007; la demande de Lilly ne porte que sur les allégations de Novopharm concernant le brevet 356.

 

[4]               Le 5 février 2008, le juge Roger Hughes de la Cour a rendu un jugement dans le dossier T-1364-05 de la Cour, une autre demande d’interdiction visant Lilly et le brevet 356, mais avec Apotex plutôt que Novopharm comme défenderesse. La décision est publiée sous l’intitulé Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc, 2008 CF 142 (ci-après la « décision Apotex »).  Dans cette affaire, Apotex avait fait la même allégation d’invalidité du brevet 356 en raison du manque de prédiction valable que Novopharm a fait en l’espèce. Dans la décision Apotex, la Cour a statué que l’allégation d’Apotex concernant l’absence de prédiction valable était justifiée et, par conséquent, elle a rejeté la demande de Lilly.

 

[5]                Avant que les retards d’appel de la décision Apotex aient même expiré, Novopharm a signifié et déposé la requête en vue d’obtenir le rejet de la demande de Lilly en vertu de l’alinéa 6(5)b) du Règlement. Novopharm se fonde sur la décision de la Cour d’appel fédérale, Sanofi-Aventis, précité, selon lequel il s’agit d’un abus de procédure, lorsqu’une première personne, après avoir échoué dans une demande antérieure visant à établir qu’une allégation d’invalidité n’était pas justifiée, plaide de nouveau la même allégation d’invalidité lorsqu’elle est faite dans une deuxième demande par un générique différent.

 

[6]               Au moment où la requête a été entendue, Lilly avait déjà déposé un avis d’appel de la décision Apotex. Apotex n’a pas encore reçu son avis de conformité pour son médicament à base de chlorhydrate de raloxifène et je comprends qu’il reste des demandes d’interdiction en suspens concernant d’autres brevets listés à l’égard du produit pharmaceutique pertinent qui empêcherait Apotex de recevoir un avis de conformité avant que l’appel soit entendu. La situation est la même dans le cas de Novopharm : le rejet de la présente demande n’ouvrira pas automatiquement la voie à la délivrance d’un avis de conformité à Novopharm, puisque d’autres brevets pertinents font actuellement l’objet de demandes d’interdiction.

 

 

 

Les positions des parties

 

[7]               Lilly reconnaît que, n’eût été l’appel en instance, les faits de la présente affaire sont identiques à ceux de la situation qui existait dans Sanofi-Aventis. Lilly admet en outre que, si toutes les voies d’appel ont été épuisées, et que la décision Apotex est maintenue, la présente demande constituerait alors effectivement un abus de procédure et devrait être rejetée à bon droit. Elle affirme cependant que la présente demande ne peut pas être déclarée comme abus de processus et être rejetée, sauf si toutes les voies d’appel de la décision Apotex ont été épuisées.

 

[8]               Novopharm, pour sa part, admet que, si la décision Apotex devait finalement être infirmée en appel, toute décision selon laquelle la présente demande constituerait un abus de procédure ne pourrait plus être maintenue et que Lilly aurait alors un recours pour l’annulation d’une telle décision (les moyens procéduraux précis d’une telle réparation n’ont pas été précisés, mais le recours à l’alinéa 399b) des Règles a été suggéré).  Novopharm fait toutefois valoir que la décision de la Cour dans Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limitée, 2006 CF 1135 (ci-après « Sanofi-Aventis (CF) », pour la distinguer de la décision de la Cour d’appel qui la confirme), est déterminante quant à la question, et qu’une décision antérieure de la Cour est « définitive et lie les parties » aux fins des principes d’abus de procédure en dépit des appels en instance. Elle affirme qu’elle ne devrait pas être tenue d’attendre le résultat de toutes les voies d’appel possibles, puisque cela créerait des retards inutiles, des litiges faisant double emploi et un risque réel de décisions incompatibles.

 

[9]               Ainsi, la seule question dont je suis saisie est de savoir si les principes énoncés par la Cour d’appel dans Sanofi-Aventis s’appliquent indépendamment des appels en instance.

 

Existe-t-il des précédents contraignants sur cette question?

 

[10]           La première question à examiner est de savoir si, comme l’a soutenu Novopharm, il a effectivement été décidé, dans Sanofi-Aventis (CF), qu’il y a un abus de procédure lorsqu’une première personne, qui a présenté une demande d’interdiction, qui n’a pas eu gain de cause pour une allégation d’invalidité dans une demande antérieure, même lorsque la décision rendue dans cette demande antérieure est en appel. Il est important, pour répondre à cette question, de tenir compte des antécédents de litige dans Sanofi-Aventis.

 

[11]           Cette affaire concernait le médicament ramipril et le brevet canadien 1 341 206. Novopharm a prétendu que le brevet 206 était invalide, notamment en raison du manque de prédiction valable. Une allégation semblable avait déjà été faite par Apotex et contestée par Sanofi-Aventis dans une demande d’interdiction précédente. Par une ordonnance en date du 20 septembre 2006, la Cour fédérale a jugé que l’allégation d’Apotex était justifiée. L’appel de cette décision par Sanofi-Aventis a été rejeté par la Cour d’appel fédérale le 13 février 2006. Le 15 mars 2006, Novopharm a présenté une requête pour rejeter la demande déposée par Sanofi-Aventis selon le principe de la chose jugée ou de la question déjà tranchée, et au motif qu’elle était redondante, scandaleuse, frivole ou vexatoire ou par ailleurs un abus de procédure.

 

[12]           La protonotaire Milczynski a d’abord examiné la requête et l’a rejetée par ordonnance datée du 8 mai 2006. À ce moment-là, Sanofi-Aventis avait présenté une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême de la décision défavorable de la demande relative à Apotex, et la demande d’autorisation était toujours en attente. Se fondant sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77, mon collègue a conclu que la requête de Novopharm était prématurée, car les principes de la chose jugée, de la question déjà tranchée et de l’abus de procédure exigeaient une décision finale et qu’une décision n’est définitive que lorsque toutes les voies de recours ou d’appel ont été épuisées ou abandonnées.

 

[13]           En appel de cette décision, le juge Tremblay-Lamer a critiqué la décision de mon collègue à cet égard (Sanofi-Aventis (CF), au paragraphe 18) :

 

[18]    Qui plus est, l’ordonnance de la protonotaire Milczynski en date du 8 mai 2006 est à mon sens entachée d’erreur flagrante dans la mesure où elle conclut qu’une décision n’est définitive pour l’application de l’alinéa 6(5)b) du Règlement que lorsque tous les recours possibles en révision ont été épuisés. Je souscris à la proposition de Novopharm selon laquelle le passage de l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P.[2003] 3 R.C.S. 77 sur lequel la protonotaire s’est fondée est une remarque incidente et ne peut se substituer à la règle fondamentale, qui est à mon sens qu’une ordonnance judiciaire demeure valable, est définitive et lie les parties, à moins qu’elle ne soit infirmée en appel et jusqu’à ce qu’elle le soit; voir Wilson c. La Reine[1983] 2 R.C.S. 594Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la page 871; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc.[2001] 2 R.C.S. 460, au paragraphe 19; et Dableh c. Ontario Hydro[1994] O.J. no 2771 (C. Ont., Div. gén.), au paragraphe 9.  Ajoutons que le risque de jugements contradictoires est écarté par la possibilité d’obtenir un sursis d’exécution jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada se prononce sur la requête en autorisation de se pourvoir devant elle. Dans la présente espèce, cependant, la question est purement théorique, puisque la Cour suprême du Canada a rejeté la requête en autorisation de pourvoi.

 

 

[14]           Cependant, je note que, tout comme l’extrait de Toronto c. S.C.F.P. sur lequel la protonotaire s’est fiée était considéré comme incidente, le commentaire de la juge Tremblay-Lamer quant à la finalité des décisions aux fins de l’alinéa 6(5)b), lorsqu’un appel est en instance, est également incident, puisqu’elle a elle-même reconnu que cette question était devenue théorique quand elle lui a été présentée, la permission d’interjeter appel à la Cour suprême ayant alors été refusée. Je ne considère donc pas que l’opinion incidente de la Cour dans Sanofi-Aventis (CF) se présente comme étant une décision de droit exécutoire sur cette question.

 

[15]           De plus, je remarque que les conclusions de la juge Tremblay-Lamer dans Sanofi-Aventis étaient fondées sur son point de vue selon lequel les juges qui entendent des demandes d’interdiction seraient liés par des décisions antérieures fondées sur les mêmes allégations. L’accent qu’elle met sur la nature définitive et contraignante d’une décision, même en attente d’un appel, doit être compris dans ce contexte. Cependant, la Cour d’appel fédérale dans Sanofi-Aventis a expressément rejeté l’analyse de la juge selon laquelle la procédure était vouée à l’échec parce que la décision antérieure aurait été exécutoire dans les demandes subséquentes (aux paragraphes 29 et 30) :

 

[29]     Selon la juge Tremblay-Lamer, n’importe quel tribunal saisi de la présente demande de Sanofi-Aventis serait lié par la décision rendue par la juge Mactavish dans Apotex. Elle a donc conclu que la demande constituait un abus de procédure parce qu’elle était « manifestement futile » et qu’il était « évident et manifeste » qu’elle n’aurait aucune chance de succès.

 

[30]    Je suis d’accord avec la juge de la requête que la demande de Sanofi-Aventis constitue un abus de procédure, mais je ne souscris malheureusement pas à sa conclusion selon laquelle ce résultat s’explique par le fait que la décision de la juge Mactavish, que la Cour d’appel a confirmée, lierait le juge qui entendrait la demande.

 

 

[16]           Selon l’analyse de la Cour d’appel, il n’est pas nécessaire que la décision antérieure soit contraignante pour les juges qui succèderont afin que la remise en cause puisse constituer un abus de procédure. Par conséquent, la nature contraignante d’une décision, même en attente d’un appel, ne forme pas la base de la demande des principes d’abus de procédure dans de tels cas et peut même ne pas être pertinente à l’analyse dans certains cas.

 

[17]           Enfin, il est clair que la question de savoir si un appel en instance empêche la première décision d’être considérée comme « définitive » ou « exécutoire » selon le principe de la chose jugée, de la question déjà tranchée et de l’abus de procédure n’est pas bien établie en droit et fait l’objet de nombreuses décisions apparemment contradictoires[1]. 

 

[18]           Je suis par conséquent convaincue qu’il n’y a actuellement pas de précédent clair et contraignant sur cette question délicate.

 

La pertinence de l’appel en instance

 

[19]           Il me semble que la question de savoir si une décision en appel devrait justifier le rejet d’une deuxième instance pour abus de procédure devrait, dans tous les cas, être tranchée par un examen visant à déterminer si l’issue de l’appel aurait une quelconque incidence sur l’effet de la première décision sur la seconde procédure. Par exemple, dans un cas d’abus de procédure par un nouveau procès sur les mêmes questions en litige entre les deux parties, où c’est le simple fait de multiples procédures faisant double emploi qui donne lieu à l’abus, le règlement de l’appel, indépendamment du résultat, n’atténuera généralement pas le caractère abusif de la seconde procédure. Toutefois, si, comme en l’espèce, le résultat d’un appel réussi serait d’annuler l’effet de la première décision comme cause d’abus de procédure dans la deuxième instance, le rejet de la deuxième instance au motif d’un abus de procédure peut être prématuré et entraîner à la fois une injustice envers les parties et des litiges inutiles pour réparer l’injustice.

 

[20]           Un exemple d’une telle situation serait celui où la compétence de la Cour pour rendre la décision initiale est contestée en appel. Une deuxième procédure, portant sur les mêmes questions dans une autre instance, pourrait constituer un abus de procédure en supposant que la première décision est valide, mais ne serait manifestement pas abusive si la première Cour avait jugé ne pas avoir compétence. La situation de fait dans Toronto c. S.C.F.P, précitée, fournit également un exemple de la façon dont les résultats d’un appel en instance pourraient influer sur la conclusion de la Cour quant au caractère abusif de la seconde instance. Dans cette affaire, un employé précédemment reconnu coupable d’agression sexuelle a été par la suite congédié en raison de l’attaque. Le grief du licenciement par l’employé, dans lequel il voulait contester l’allégation d’agression de l’employeur, a été jugé comme un abus de procédure compte tenu de la condamnation antérieure. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que, si l’employé avait interjeté appel de sa déclaration de culpabilité et qu’elle avait été annulée, sa contestation quant à savoir si l’agression prétendue avait eu lieu n’aurait pas pu être jugée abusive. Dans cette optique, la mention expresse de la juge Arbour a mentionné expressément que l’employé avait épuisé toutes ses voies d’appel de la déclaration de culpabilité, au paragraphe 56 de la décision dans S.C.F.P., est importante.

 

[21]           En l’espèce, les deux parties ont expressément reconnu que l’issue de l’appel interjeté par Lilly de la décision Apotex affecterait en effet la procédure interne : Lilly a expressément admis que si la décision Apotex était finalement confirmée ou était toujours en vigueur lorsque la présente demande en serait à l’audience sur le fond, la présente demande pourrait être rejetée. Pour sa part, Novopharm reconnaît que, si l’appel de Lilly était reconnu, cela annulerait l’effet de la décision Apothex en tant que motif de rejet au titre de l’abus de procédure. Ainsi, il est évident que le fait qu’un appel de la décision Apotex a été déposé et fait l’objet de poursuites ne peut être ignoré pour déterminer si cette demande devrait être rejetée à titre d’abus de procédure.

 

L’effet de l’appel en instance à la lumière des considérations établies dans Sanofi-Aventis

 

[22]           La décision de la Cour d’appel dans Sanofi-Aventis est, à mon avis, une déclaration déterminante selon laquelle une première personne tente de plaider de nouveau, dans une demande d’interdiction, les mêmes allégations d’invalidité que celles déjà jugées justifiées, ce qui peut constituer un abus de procédure, même si la seconde instance porte sur un générique différent. Cela dit, il est également clair que la Cour d’appel n’a pas décidé que toute demande d’interdiction relative à un même brevet doit être réputée comme un abus de procédure et être rejetée en conséquence, dès que la Cour en a rejeté une précédente en raison d’une question d’invalidité. La Cour d’appel n’a pas seulement examiné les circonstances particulières de l’affaire dont elle était saisie à la lumière des principes énoncés par la Cour suprême dans Toronto c. S.C.F.P., afin de décider si elles constituaient un abus de procédure. Elle a aussi examiné si l’application de ces principes dans les circonstances donnerait lieu à une injustice. En outre, elle a clairement établi que chaque cas doit être examiné en fonction de ses propres faits et qu’une décision dans chaque situation exige d’équilibrer l’effet d’une procédure sur l’administration de la justice et l’iniquité que présente pour une partie l’interdiction de faire valoir ses arguments.

 

[40]      Bien qu’il soit important dans chaque affaire de s’assurer que l’application de la doctrine de l’abus de procédure n’est pas source d’inéquité dans les circonstances, à mon avis ce ne serait pas le cas en l’espèce.

 

[…]

 

[50]      […] Il est nécessaire dans chaque cas de mettre en équilibre l’effet d’une instance sur l’administration de la justice et l’inéquité que l’on cause à une partie en l’empêchant de faire valoir ses arguments.

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[23]           Comme mentionné ci-dessus, l’analyse de la Cour d’appel procède de l’idée partagée selon laquelle une décision antérieure entre une première personne et un générique n’est pas contraignante ou déterminante pour les questions d’un litige subséquent relatif à un autre générique (Sanofi-Aventis, au paragraphe 31 et 38), et qu’il est en effet possible que la première personne puisse avoir gain de cause dans le cadre d’une deuxième demande, même si elle a précédemment été déboutée. La Cour conclut qu’il est très vraisemblable que cela menace l’intégrité du processus judiciaire et, par conséquent, donne lieu à un abus de procédure (au paragraphe 49). Quant au fait que l’application de la doctrine de l’abus de procédure priverait la demanderesse de cette possibilité, la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait pas d’injustice puisque la demanderesse conservait son droit de demander réparation contre les médicaments génériques par une action en contrefaçon. D’autres facteurs clés pris en compte par la Cour pour conclure qu’il y a eu de l’abus dans cette affaire étaient la pression exercée par les procédures intentées en vertu du Règlement sur les maigres ressources de la Cour et le fait que les conséquences négatives d’éventuels résultats incohérents dans les litiges répétitifs relatifs aux avis de conformité ne sont pas compensées par l’avantage correspondant d’un résultat plus précis (aux paragraphes 36 et 37).

 

[24]           Comment, alors, ces préoccupations éclairent-elles l’application de la doctrine de l’abus de procédure dans les circonstances de l’affaire dont je suis saisie?

 

a)         Jugements incohérents possibles

 

[25]           Bien que les observations écrites de Lilly ne soient pas entièrement claires sur ce point, l’avocat de Lilly à l’audience a clairement indiqué que Lilly n’a pas l’intention de donner suite dans la présente demande à une décision concernant l’allégation de manque de prédiction valable différente de ce qu’a conclu le juge Hughes dans la décision Apotex, à moins que la décision du juge Hughes n’ait été annulée en appel au moment de l’audience.

 

[26]           Plus précisément, cela signifie que, si, au moment où la présente demande est entendue, la décision Apotex relative à l’absence de prédiction valable a été infirmée en appel, Lilly a l’intention de demander qu’il soit établi que cette allégation n’est pas justifiée. En effet, ce ne serait pas un abus de procédure que de le faire dans ces circonstances. Si, cependant, au moment de l’audience, la décision Apothex demeure valide et exécutoire en attendant les appels en instance, Lilly concédera au juge qui préside que la Cour, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, doit soit rejeter la demande en raison d’un abus de procédure, soit, si elle est entendue, la trancher de manière à respecter la décision rendue dans la décision Apotex sur la question de la prédiction valable, avec ou sans que le juge se prononce sur les autres allégations de l’avis de conformité, de sorte que les droits d’appel de Lilly soient préservés en attendant la décision finale de la décision Apotex. Inutile de dire que les observations de Lilly précisaient qu’elle comprenait que cette demande serait immédiatement abandonnée si la décision Apotex était maintenue alors que toutes les voies d’appel étaient épuisées.

 

[27]           Lilly soutient qu’en raison de ces observations, il n’y a en fait aucun risque de jugements incohérents si la poursuite de cette affaire était autorisée jusqu’à ce que toutes les voies d’appel de la décision Apotex soient épuisées. La position de Lilly à cet égard contraste avec la situation qui prévalait dans Sanofi-Aventis. Dans cette affaire, Sanofi-Aventis n’ayant eu gain de cause dans aucune des voies de recours visant à faire infirmer la décision antérieure, souhaitait spécifiquement poursuivre la seconde procédure dans le seul but d’aboutir à un résultat différent. La position de Lilly et son objectif ici ne mènent pas à la possibilité de jugements contradictoires. Dans la mesure où Lilly a l’intention de contester le bien-fondé de la décision Apotex, elle a l’intention de le faire par voie d’appel de la présente ordonnance, conformément à son droit et à la convenance.

 

[28]           Après mûre réflexion, c’est la position de Novopharm qui, si elle est adoptée, risque davantage d’entraîner des jugements incohérents et de menacer l’intégrité de l’administration de la justice. L’annulation demandée par Novopharm en ce qui concerne la présente requête, même si, en ce moment, elle permettait d’obtenir une cohérence de résultats entre la première demande de Lilly contre Apotex et la présente demande, pourrait à l’avenir s’avérer en contradiction avec les résultats finaux dans l’affaire Apotex, si Lilly avait gain de cause en appel. Pire encore, un tel résultat placerait la Cour dans la position peu enviable et même embarrassante d’avoir à revenir sur sa décision antérieure selon laquelle la présente instance constitue un abus de procédure si la décision Apotex était annulée en appel. 

 

[29]           Je conclus par conséquent qu’autoriser la demande de Lilly en attendant l’appel de la décision Apotex n’entraînerait pas de risque de décisions judiciaires incohérentes dans les circonstances de l’espèce. 

 

[30]           Ma conclusion, qui est que le fait d’autoriser la demande de Lilly à l’heure actuelle ne mènerait probablement pas à la possibilité de résultats incohérents, semblerait exclure une conclusion d’abus de procédure. Néanmoins, par souci d’exhaustivité, il convient d’examiner les autres facteurs jugés pertinents dans Sanofi-Aventis, y compris si le rejet demandé par Novopharm en l’espèce pourrait entraîner une iniquité dans les circonstances.

b)         Iniquité

 

[31]           Je note que la Cour d’appel, dans Sanofi-Aventis a conclu que le fait d’empêcher une première personne de poursuivre une procédure d’interdiction équivalente à un abus n’entraîne pas d’injustice pour un innovateur, puisqu’il reste un recours contre le générique visé par les procédures d’interdiction qui sont restreintes sous la forme d’une action en contrefaçon. La situation ici n’est pas différente, et cette forme d’injustice ne se pose pas.

 

[32]           Cependant, une iniquité d’un autre genre se poserait.

 

[33]           Malgré leur nature sommaire, les décisions rendues par la Cour fédérale dans le cadre d’une procédure prévue par le Règlement peuvent faire l’objet d’un appel de plein droit. Les seules circonstances dans lesquelles ce droit d’appel peut être restreint sont celles où, à la suite d’un congédiement, un avis de conformité est délivré au générique, auquel cas l’appel peut être déclaré sans objet. Tel que mentionné ci-dessus, il semble que d’autres demandes d’interdiction en suspens empêcheront vraisemblablement la délivrance d’un avis de conformité à Apotex jusqu’à ce que l’appel soit tranché. La même chose serait vraie pour Novopharm si la requête était accordée.

 

[34]           Rejeter la demande en cause au motif qu’elle est abusive alors même que Lilly exerce son droit de contester le bien-fondé de la décision Apotex par voie d’appel risquerait de priver Lilly du bénéfice de son droit d’appel quant au bien-fondé de la décision Apotex.

 

[35]           Si elle obtient gain de cause en appel, Lilly obtiendra une ordonnance d’interdiction contre Apotex et n’aura pas besoin de demander une réparation par voie d’action. Bien que Novopharm concède que Lilly pourrait probablement annuler une ordonnance rejetant la requête dans cette affaire – en supposant que Novopharm n’ait pas encore obtenu son avis de conformité – la période de 24 mois pour instruire cette demande d’ordonnance d’interdiction prévue par le sursis prévu par la loi aura été réduite à quelque chose d’insignifiant. Novopharm ne voulait pas, lors de l’audience devant moi, s’engager à consentir à la révocation d’une ordonnance rejetant la requête, en cas d’annulation de la décision Apotex, ni accepter une prolongation au sursis de 24 mois pour permettre que soit jugée cette demande, dans un tel cas.

 

[36]           Même si aucune des parties n’a plaidé la question plus générale de l’équité envers les autres parties génériques ou non, il convient de noter qu’un rejet sommaire de la présente demande ne serait guère équitable pour Apotex non plus. En effet, Apotex demeurerait tenue de défendre le bien-fondé de la décision du juge Hughes en appel et serait exposée à une ordonnance d’interdiction, tandis que Novopharm bénéficierait de la décision du juge Hughes, sans examen minutieux de l’appel sur le fond. Novopharm pourrait en outre obtenir un [traduction] « laissez-passer gratuit », malgré une possible annulation de la décision Apotex, si elle devait obtenir son avis de conformité avant qu’une ordonnance rejetant la requête puisse être infirmée ou avant que le bien-fondé de cette demande puisse être établi ultérieurement.

 

[37]           Je ne conclus pas non plus qu’il y aura de l’iniquité pour Novopharm si j’accepte de donner suite à la présente demande. Les préoccupations concernant l’injustice qu’un deuxième générique soit tenu de plaider le bien-fondé d’une procédure d’interdiction alors qu’un autre générique a défendu avec succès une demande similaire ne font pas partie des facteurs dont la Cour d’appel doit tenir compte, conformément à Sanofi-Aventis. Dans la mesure où le préjudice causé à une partie tenue de plaider de nouveau une question déjà tranchée a été établi, ce n’était que lorsque cette partie était partie à la procédure antérieure. Novopharm n’a pas été une partie d’un litige antérieur mettant en cause ce brevet, et il n’est pas [traduction] « pénalisé deux fois » par cette demande. Dans la mesure où le litige en cours s’avère être voué à l’échec si la décision Apotex est finalement confirmée en appel, Novopharm peut demander réparation sous forme de dépens.

 

[38]           De plus, je n’accepte pas l’argument de Novopharm selon lequel il serait injuste qu’il soit tenu d’attendre jusqu’à l’épuisement de toutes les voies de recours dans l’affaire Apotex avant d’être capable de se fier à la décision Apotex.

 

[39]           On n’oblige pas Novopharm à attendre quoi que ce soit. Il n’a pas de droit de principe pour être mis à égalité avec Apotex, ou n’importe quel autre générique, en ce qui concerne le résultat véritable d’une demande d’interdiction et la délivrance d’un avis de conformité. Il n’a pas droit au même résultat que celui obtenu par Apotex, ou le droit d’en bénéficier. Les principes d’abus de procédure, tels qu’analysés et appliqués par la Cour d’appel dans Sanofi-Aventis, mettent d’abord l’accent sur les intérêts de l’administration de la justice, et non sur des concepts d’équité envers les autres génériques.

 

[40]           Novopharm a choisi le moment de signifier son avis d’allégation et a choisi de ne pas se limiter aux allégations d’absence de prédiction valable. Même en revendiquant le droit au bénéfice de la décision Apotex, elle a choisi de garder en réserve d’autres litiges, au cas où la décision Apotex est en fin de compte annulée, toutes les allégations formulées dans son avis de conformité, y compris rouvrir l’absence de prédiction valable fondée sur une meilleure preuve que celle présentée par Apotex. Novopharm n’a pas à le faire. Il lui est loisible, si elle veut obtenir sans délai le bénéfice de la décision Apotex, de retirer toutes les allégations autres que l’absence de prédiction valable, et de se joindre à Lilly sur la base de la décision du juge Hughes. Dans la mesure où une audience sur le fond serait toujours nécessaire, elle peut être tenue rapidement, et dans un éventuel appel, Novopharm sera en phase avec Apotex, si c’est là que réside l’équité. Dans la mesure où Novopharm choisit d’exercer son droit à la voie plus longue, mais plus complète vers la résolution de son avis de conformité, l’article 8 du Règlement prévoit une indemnité pour les pertes subies en raison des retards qui ont résulté de l’obtention de l’avis de conformité. Novopharm ne peut pas se plaindre du caractère injuste des conséquences naturelles des choix qu’il a faits.

 

c)         Le fardeau sur les ressources judiciaires

 

[41]           Les procédures prévues par le Règlement consomment une quantité disproportionnée de ressources judiciaires, non seulement en ce qui concerne le temps d’audience sur le fond, mais aussi en ce qui concerne les incidents interlocutoires et la gestion des dossiers. Il est clair que le fait de permettre à l’affaire d’avancer représentera un fardeau pour le temps et les ressources de la Cour, même si la question de la question de l’absence de prédiction valable n’a pas à être tranchée, afin de contredire les résultats de l’affaire Apotex.

 

[42]           Pourtant, la possibilité que la décision Apotex puisse être annulée en appel doit être prise en considération, de même que ce qui se produirait dans la présente instance. Comme l’a reconnu Novopham, il y aurait vraisemblablement une requête visant à interdire l’ordonnance rejetant la requête, suivie par un litige complet de toutes les allégations soulevées dans cette demande. Non seulement le fardeau imposé à la Cour ne serait pas évité, mais le fardeau serait amplifié par la pression additionnelle d’avoir à traiter la demande en une fraction de la période habituelle de 24 mois. Le fardeau sur les ressources judiciaires serait vraisemblablement pire. Compte tenu des circonstances, je doute que le désir de préserver les ressources judiciaires, lorsqu’elles risquent d’être engagées de toute façon, justifie une conclusion d’abus de procédure dans cette affaire.

 

d)         L’avantage d’une décision plus exacte

 

[43]           Comme l’a indiqué la juge Arbour dans Toronto c. S.C.F.P. (au paragraphe 52) :

 

La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat.

 

 

[44]           Non seulement il n’y a pas de risque réel de jugements incohérents, mais admettre la possibilité qu’un examen approprié de la décision Apothex au moyen d’un appel peut être fait avant que cette question soit prête à être entendue sur son bien-fondé ajouterait en fait à la décision éventuelle de cette affaire les avantages et la certitude d’un résultat plus exact, de la manière prévue par l’examen du tribunal d’appel. Je ne peux donc pas conclure que cette procédure constitue un abus de procédure à cette étape, dans ces circonstances.

 

 

Conclusion

 

[45]           Lilly demande le contrôle d’une décision antérieure dans l’affaire Apotex par voie d’appel; cet appel sera vraisemblablement tranché avant l’audition de la présente demande sur son bien-fondé et avant qu’Apotex ou Novopharm soient en position de recevoir un avis de conformité. Dans les circonstances, je suis convaincue que la poursuite par Lilly de cette demande n’est pas une tentative de plaider de nouveau le résultat de l’affaire Apotex dans l’espoir d’obtenir un résultat différent. Ce n’est pas un abus de procédure, mais c’est un exercice approprié du processus prévu par le Règlement, qui est conforme à l’exercice du droit d’appel qui lui est accordé en vertu de la décision Apotex.

 

[46]           J’ajouterais que, si ça n’avait pas été de la nature particulière des procédures d’interdiction prévues par le règlement, et, en particulier, des contraintes imposées aux parties et à la Cour par le sursis de 24 mois applicables à ces procédures, la ligne de conduite appropriée dans ces circonstances aurait été de surseoir à cette demande en attendant que soit tranché l’appel dans l’affaire Apotex. En effet, je remarque dans le cas de Dableh c. Ontario Hydro, [1994] O.J. 2771, où l’on a conclu qu’un abus de procédure par un nouveau procès existe [traduction] « tant qu’ » un appel en instance d’une décision antérieure était accueilli, la Cour n’a pas ordonné le rejet de l’action, mais a simplement mis l’action en sursis en attendant la disposition de l’appel. Malheureusement, la Cour ne peut pas prolonger la période de 24 mois sans le consentement des parties ou sans une conclusion selon laquelle le défendeur n’a pas raisonnablement coopéré dans la poursuite de la demande. Ce n’est pas non plus le cas dans cette affaire. En conséquence, surseoir à cette demande en attendant que soit tranché l’appel dans l’affaire Apotex mènerait potentiellement à un préjudice pour les deux parties, de même qu’à une pression accrue et injustifiée sur les ressources de la Cour, au cas où l’appel de Lilly est accueilli. Cela laisse comme seules options le rejet de la demande ou sa poursuite en attendant l’appel. Des deux options, je suis convaincue que cette dernière est le moindre de deux maux pour les intérêts des parties et de l’administration de la justice.

 


ORDONNANCE

 

1.                  La requête du défendeur, Novopharm Limited, est rejetée avec dépens.

 

 

 

 

 

 

 

« Mireille Tabib »

Protonotaire

 

 


 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-1563-07

 

INTITULÉ :                                       ELI LILLY CANADA INC. c. NOVOPHARM LIMITED ET AL.

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 OTTAWA

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 5 MARS 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LA PROTONOTAIRE TABIB

 

DATE  DES MOTIFS :                     LE 18 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me PATRICK S. SMITH

Me JEFFREY G. MUTTER

 

POUR LA DEMANDERESSE

Me DINO P. CLARIZIO

 

POUR LA DÉFENDERESSE

NOVOPHARM LIMITED

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

GOWLING LAFLEUR HENDERSON LLP

OTTAWA

 

POUR LA DEMANDERESSE

BENNETT JONES LLP

TORONTO

 

POUR LA DÉFENDERESSE

NOVOPHARM LIMITED

 

 

JOHN H. SIMS, Q.C.

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

POUR LA DÉFENDERESSE

NOVOPHARM LIMITED

 

 



[1] Voir les analyses de Donald J. Lange, The Doctrine of Res Judicata in Canada 2e éd. (Butterworths, 2004) aux pages 89-100, 160-164, 389-39-0 et, en particulier, à la page 89 [traduction] : « Il y a un conflit non réglé pour la prise de décision dans ce domaine du droit au Canada ». De plus, bien qu’il existe un ensemble de décisions des tribunaux de l’Ontario qui ont déterminé que les décisions en appel sont néanmoins définitives selon le principe de la question déjà tranchée, y compris Dableh c. Ontario Hydro (1994), 58 C.P.R. (3e) 237, [1994] O.J. no 2771, les décisions de notre Cour semblent ne pas considérer les décisions définitives selon le principe de la question déjà tranchée ou de l’abus de procédure tant que toutes les voies d’appel n’ont pas été épuisées : Novopharm Ltd. c. Eli Lilly and Co., [1998] A.C.F. no 1634 (ratio decidendi aux paragraphes 29 à 32); voir également Wells c. Canada (ministre des Transports), (1993), 48 C.P.R. (3e) 308, Cardinal c. Canada (1991), 47 F.T.R. 203 (infirmée en partie pour d’autres motifs, dans (1993), 164 N.R. 301), Starlight c. Canada, [2001] A.C.F. no 1685, et Nordic Laboratories c. Canada (sous-M.R.N.), [1996] A.C.F. no 1067, au paragraphe 9.

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