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Date : 20080417

Dossier : IMM-2559-07

Référence : 2008 CF 503

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

 

 

ENTRE :

RAED HANI NIMER OBEID

 

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               Raed Hani Nimer Obeid (le demandeur) est un citoyen jordanien d’origine palestinienne qui demande l’annulation de la décision du 1er juin 2007 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (le tribunal) a conclu, après l’avoir jugé non crédible, qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention de Genève ni une personne à protéger, comme le prévoient les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la Loi).

 

[2]               Le récit du demandeur est simple. Le demandeur dit craindre deux sources de persécution. Premièrement, il craint les Jordaniens dont les ancêtres sont établis de longue date en Jordanie et qui, particulièrement depuis les événements de 1969 et 1970, ont une dent contre les Palestiniens et souhaitent leur expulsion. Deuxièmement, il craint  surtout d’être persécuté par certains membres de la famille de sa femme, qu’il a épousée en 2000 malgré l’opposition de ces derniers. Le demandeur déclare que la famille de son épouse appartient à une importante tribu bédouine exerçant une influence considérable auprès des autorités jordaniennes. Il soutient à cet égard qu’après son mariage, ces membres de sa belle-famille l’ont forcé à quitter des emplois, et qu’ils l’ont fait arrêter et détenir par les autorités après l’avoir faussement accusé d’être membre de deux organisations illégales. Ils seraient également à l’origine de sa séparation d’avec sa femme et ses enfants en septembre 2004, puis l’auraient finalement menacé de mort s’il n’accordait pas le divorce à sa femme. Le demandeur s’est enfui vers le Canada le 12 décembre 2005, après que des responsables de la sécurité jordaniens l’aient arrêté et détenu au début de décembre 2005.

 

La décision du tribunal

[3]               Avant de résumer la décision, je souligne qu’aucun agent de protection des réfugiés n’a aidé le tribunal à interroger le demandeur. Ainsi, mis à part le conseil du demandeur, le tribunal était seul à interroger le demandeur. Selon moi, cela représentait un fardeau injuste pour le tribunal et l’a empêché de s’acquitter de la tâche qui lui incombait : écouter les témoignages et poser des questions pour obtenir des éclaircissements.

 

[4]               Comme je l’ai dit, le tribunal n’a pas cru au récit de M. Obeid et a conclu que ce dernier n’était pas crédible pour les raisons qui suivent.

 

1)   Il y aurait eu contradiction entre le Formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur et son témoignage de vive voix devant le tribunal quant à savoir quels membres de sa belle-famille étaient les agents de sa persécution – ses beaux-parents ou encore d’autres membres de sa belle-famille à savoir un ou des oncles de sa femme.

 

2)   Le demandeur s’est montré hésitant, vague et imprécis lorsqu’il a répondu aux questions du tribunal sur son arrestation et sa détention et quant à la nature des accusations portées contre lui par les autorités.

 

3)   Interrogé à savoir pourquoi sa belle-famille voudrait le tuer après avoir réussi à faire en sorte que son épouse et ses deux enfants le quittent en 2004, le demandeur a répondu que sa belle-famille voulait que sa femme divorce, mais que celle-ci ne le voulait pas. Le tribunal a dit douter de ce témoignage, puisqu’il jugeait peu vraisemblable que la belle‑famille veuille tuer le demandeur, après quatre années de mariage et la naissance de deux enfants.

 

4)   Le tribunal a jugé l’histoire présentée par le demandeur tellement invraisemblable qu’il l’a qualifiée de « farfelue », concluant ainsi qu’elle était trop farfelue pour être vraie.

 

5)   Le tribunal a conclu que M. Obeid était un immigrant économique, en citant son propre témoignage selon lequel, lorsque sa femme lui avait téléphoné au Canada, elle lui aurait déclaré qu’ils pourraient à nouveau être réunis, à la condition toutefois qu’il reste au Canada. Le tribunal a dit bien comprendre la volonté de la famille d’améliorer ses conditions de vie, mais que ce n’était pas là un motif valable pour obtenir l’asile.

 

Les arguments des parties

 

a) Les arguments du demandeur

 

[5]               Selon l’avocat du demandeur, le tribunal a commis les erreurs qui suivent.

 

1.    Le tribunal a erronément conclu qu’il y avait contradiction entre le FRP et le témoignage du demandeur quant aux agents de sa persécution, à savoir soit les parents, soit les oncles – paternels et maternels – de sa femme.

 

2.    Il a mal interprété le témoignage du demandeur lorsqu’il en compris que, lorsque sa femme lui avait téléphoné au Canada, elle lui aurait dit que, s’il y restait, ils pourraient à nouveau être réunis.

 

3.    Il a tiré ses conclusions d’invraisemblance sans tenir compte de la preuve dont il disposait ou en l’absence de preuve à cet égard.

 

4.    Il n’a pas examiné un élément fondamental de la crainte du demandeur d’être persécuté en cas de retour en Jordanie, à savoir la persécution dont il a souffert en raison de ses origines palestiniennes.

 

5.    Le tribunal s’est montré inéquitable à l’endroit du demandeur en concluant qu’il ne pouvait donner de détails sur les organisations illégales dont on l’avait accusé d’être membre, ni sur le très long interrogatoire que lui avaient fait subir les forces policières de la Jordanie. Selon l’avocat du demandeur, le tribunal s’est montré inéquitable en interrompant ce dernier lorsqu’il donnait des réponses, en lui disant d’être bref, puis en changeant de cap en l’interrogeant sur un tout nouveau sujet.

 

6.    Le tribunal s’est aussi montré inéquitable en ne permettant pas au demandeur de traiter dans son témoignage de la nature du système tribal en Jordanie, de l’importance de certaines tribus au sein de la société jordanienne et de l’importance du droit tribal dans le système juridique jordanien, particulièrement après que le tribunal ait reconnu n’avoir jamais entendu parler de l’existence de tribus en Jordanie (dossier certifié du tribunal, page 128).

 

b) Les arguments du défendeur

[6]               L’avocate du défendeur a soulevé une objection préliminaire relativement à certaines pièces jointes à l’affidavit présenté par le demandeur au soutien de sa demande de contrôle judiciaire. Elle a soutenu que la décisionnaire n’avait pas été saisie de deux des trois mandats d’arrestation joints à l’affidavit, puisqu’ils ne se trouvaient pas dans le dossier certifié du tribunal, et que je ne devrais donc pas moi non plus en être saisi. Bien qu’il ne ressorte pas clairement du dossier comment certaines pièces ont été produites, puisque l’audience du tribunal a commencé à être instruite par un premier commissaire le 26 avril 2006, puis, après ajournement par ce dernier, a été instruite à nouveau par un autre commissaire, la Cour fera droit à l’objection de l’avocate du défendeur. Je ne prendrai en compte, par conséquent, que du seul mandat d’arrestation déposé sous la cote P‑2.

 

[7]               L’avocate du défendeur a essentiellement soutenu que la Cour devait faire preuve de la grande retenue possible à l’égard des conclusions de fait du tribunal, de sorte qu’après avoir apprécié dans cette perspective les arguments du demandeur, elle devrait les rejeter puisqu’on ne peut considérer irrationnelles, dénuées de fondement, abusives ou arbitraires les conclusions du tribunal.

 

[8]               Un autre volet de l’argumentation de l’avocate du défendeur, c’était que l’ancien conseil du demandeur avait mal représenté son client devant le tribunal, et qu’on ne pouvait reprocher au demandeur les erreurs, s’il en est, commises à l’audience par ce conseil. L’avocate a également soutenu que la preuve étayait les conclusions du tribunal. Par exemple, il était raisonnable de conclure à l’existence d’une contradiction quant à l’identité, parmi les membres de la famille de l’épouse, de l’agent de persécution du demandeur. Ce dernier, en effet, n’a fait allusion dans son FRP qu’à la « parenté » de sa femme, n’y identifiant jamais un oncle quelconque, et il n’a identifié l’oncle en question que dans son témoignage. Cela vaut aussi pour la conclusion de la Commission sur l’existence d’une contradiction quant à savoir si, avant d’être arrêté et détenu, le demandeur avait été accusé d’un crime. Selon l’avocate du défendeur, une telle contradiction ressort manifestement du dossier, le demandeur ayant déclaré en une occasion n’avoir jamais été officiellement accusé, et ayant déclaré plus tard, lors de son témoignage, avoir été accusé d’appartenance à des organisations illégales. En outre, une interprétation raisonnable de la transcription fait voir, l’avocate a‑t‑elle ajouté, que le demandeur s’est montré hésitant, vague et imprécis dans ses réponses.

 

Analyse

a) La norme de contrôle

[9]               Il est de droit constant que les conclusions du tribunal quant à la crédibilité sont des questions de fait, et que la Cour ne peut annuler ces conclusions, sur lesquelles repose la décision, en application de l’alinéa 18.1(4)d) de  la Loi sur les Cours fédérales que si le tribunal les a tirées  de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il disposait. C’est la norme de contrôle qui appelle la plus grande déférence judiciaire, soit la norme de la décision manifestement déraisonnable. Dans son très récent arrêt Dunsmuir c. Sa Majesté la Reine du chef de la province du Nouveau-Brunswick, représentée par le Conseil de gestion, 2008 CSC 9, rendu le 7 mars 2008, la Cour suprême du Canada a fait fusionner la norme de la décision manifestement déraisonnable en celle de la raisonnabilité. À mon avis, toutefois, l’arrêt Dunsmuir ne change pas la règle de droit concernant les conclusions de fait tirées d’une manière sanctionnée à l’alinéa 18.1(4)d), puisqu’il va de soi que toute décision tirée en violation de cet alinéa a nécessairement un caractère déraisonnable.

 

[10]           Le juge Décary a bien exprimé le degré de déférence dont il y avait lieu de faire preuve à l’égard des conclusions du tribunal dans l’arrêt Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1993] 160 N.R. 315, de la Cour d’appel fédérale (paragraphes 3 et 4) :

 

3     Il est exact, comme la Cour l'a dit dans Giron, qu'il peut être plus facile de faire réviser une conclusion d'implausibilité qui résulte d'inférences que de faire réviser une conclusion d'incrédibilité qui résulte du comportement du témoin et de contradictions dans le témoignage. La Cour n'a pas, ce disant, exclu le domaine de la plausibilité d'un récit du champ d'expertise du tribunal, pas plus qu'elle n'a établi un critère d'intervention différent selon qu'il s'agit de "plausibilité" ou de "crédibilité".

 

4     Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[11]            Je cite également l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (Ville), [1997] 1 R.C.S. 793 de la Cour suprême du Canada, où la juge L’Heureux-Dubé a déclaré ce qui suit au paragraphe 85 :

 

85     Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d’un tribunal administratif exige une extrême retenueRoss c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, le juge La Forest aux pp. 849 et 852.  Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve.  Ce n’est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu’une conclusion de fait sera manifestement déraisonnable, par exemple, en l’espèce, l’allégation suivant laquelle un élément important de la décision du tribunal ne se fondait sur aucune preuve; voir également:  Conseil de l’éducation de Toronto, précité, au par.  48, le juge Cory; Lester, précité, le juge McLachlin à la p. 669.  La décision peut très bien être rendue sans examen approfondi du dossier:  National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324, le juge Gonthier à la p. 1370. [Non souligné dans l’original.]

 


b) Conclusions

[12]           Les arguments de l’avocat du demandeur sont, selon moi, de deux ordres. Premièrement, M. Obeid n’aurait pas eu droit à une instruction équitable (points 5 et 6 du paragraphe 4). Deuxièmement, le tribunal aurait tiré des conclusions de fait sans tenir compte de la preuve, ou en interprétant mal cette preuve. D’autre part, je dirais des arguments de l’avocate du défendeur qu’il s’agit d’une tentative très habile de reformuler les motifs du tribunal, ou d’énoncer des conclusions que n’avait pas tirées le tribunal. Je donne comme exemple les arguments de l’avocate relativement à l’unique mandat d’arrestation restant au dossier. L’avocate a tenté de contester ce document malgré le fait que le tribunal ne l’ait ni mentionné ni analysé dans sa décision. Un autre exemple a trait à une supposée contradiction non mentionnée par le tribunal et concernant l’aide que le demandeur aurait obtenue de son frère.

 

[13]           À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, parce que le tribunal a tiré ses conclusions quant à la crédibilité en faisant abstraction de la preuve ou en l’interprétant mal. Il suffit d’en donner les exemples qui suivent.

 

[14]           Premièrement, la conclusion d’invraisemblance tirée par le tribunal au motif que la belle-famille ne voudrait pas tuer le demandeur en raison de sa cohabitation de quatre ans avec son épouse et de la naissance de deux enfants fait abstraction du fait que cette belle-famille appartenait à une puissante tribu, et de la preuve documentaire quant à la pratique des meurtres commis au nom de l’honneur en Jordanie (dossier du demandeur, pages 61 à 73).

 

[15]           Deuxièmement, le tribunal a interprété erronément la preuve lorsqu’il a conclu que l’épouse du demandeur avait dit à ce dernier que, s’il restait au Canada, ils pourraient être réunis. L’examen de la transcription (dossier certifié du tribunal, page 125) révèle, en effet, que l’épouse n’a pas imposé pareille condition. Selon le témoignage du demandeur, son épouse lui aurait plutôt dit qu’ils pourraient être ensemble s’ils étaient loin de la famille en Jordanie.

 

[16]           Troisièmement, le tribunal a commis une erreur en ne permettant pas au demandeur de traiter dans son témoignage de l’importance des tribus et du droit tribal en Jordanie (dossier du demandeur, pages 64 et 70; dossier certifié du tribunal, pages 127 et 128).

 

[17]           Quatrièmement, le tribunal a commis une erreur en ne tenant pas compte d’un motif de crainte de persécution avancé par le demandeur – ses origines palestiniennes.

 

[18]           Cinquièmement, le demandeur a utilisé les mots « parenté » et « parents » dans son FRP pour décrire ses persécuteurs. Lors de son témoignage, il a identifié ses persécuteurs comme étant la « famille » et particulièrement l’oncle de sa femme. Le tribunal a conclu à l’existence d’une contradiction entre le FRP et le témoignage du demandeur. Il n’y avait toutefois là aucune contradiction à mes yeux. En effet, selon les dictionnaires, la portée des mots « parents » et « parenté » ne se restreint pas aux seuls beaux-parents.

 

[19]           Les erreurs mentionnées précédemment suffisent pour annuler la décision du tribunal, sans qu’il ne soit nécessaire de traiter des autres erreurs invoquées par l’avocat du demandeur.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie, que la décision du tribunal soit annulée et que la demande d’asile du demandeur soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

 

 

                                                                                                            « François Lemieux »

                                                                                                ______________________________

                                                                                                                         Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-2559-07

 

INTITULÉ :                                                   RAED HANI NIMER OBEID

                                                                        c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 31 JANVIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE LEMIEUX

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   LE 17 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Jared Will

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Martine Valois

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Jared Will

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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