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Date : 20080417

Dossier : T-866-95

Référence : 2008 CF 497

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 17 avril 2008

En présence de monsieur le juge Hugessen

 

ENTRE :

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

 

HELMUT OBERLANDER

défendeur

 

 

 

Dossier : T-1505-01

A‑294‑03

 

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

Requérant/appelant

et

 

            PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS ET ORDONNANCE

 

Introduction

[1]               Les présents motifs portent sur des requêtes en ordonnances d’adjudication des dépens présentées par les deux parties dans deux instances distinctes, mais étroitement liées devant la Cour. La première de ces instances porte sur un renvoi effectué en vertu de l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté. À la suite de la décision rendue par le juge MacKay sur ce renvoi, les deux parties lui ont présenté des demandes d’ordonnance d’adjudication des dépens qui ont été ajournées sine die sur consentement en l’attente de l’achèvement de la procédure de révocation devant le gouverneur en conseil et le contrôle judiciaire de ladite procédure. Étant donné que le juge MacKay a pris sa retraite et qu’il n’a rendu aucune ordonnance d’adjudication des dépens, les deux parties me demandent maintenant de rendre une ordonnance sur leurs dépens liés au renvoi.

 

[2]               M. Oberlander demande aussi des frais extrajudiciaires qu’il aurait engagés au cours de la période suivant la décision rendue par le juge MacKay, qui a abouti à la décision du gouverneur en conseil de révoquer sa citoyenneté.

 

[3]               Enfin, à la suite de la décision de révocation rendue par le gouverneur en conseil, M. Oberlander a entamé une procédure de contrôle judiciaire qu’un juge de la Cour a rejetée, mais que la Cour d’appel fédérale a par la suite accueillie « avec dépens devant toutes les juridictions ». Il m’incombe maintenant de fixer le montant de ces dépens. La Cour d’appel fédérale a renvoyé l’affaire au gouverneur en conseil et, même si je ne dispose d’aucune preuve à cet égard, je suis au courant que ce dernier a de nouveau décidé de révoquer la citoyenneté de M. Oberlander et qu’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision est encore en attente devant la Cour.

La décision sur le renvoi

[4]               Le juge MacKay a indiqué très clairement qu’à son avis, il était impossible de conclure que M. Oberlander avait directement participé à la commission d’actes de guerre et qu’en plus, il n’avait pas participé à ces crimes en tant que complice, dans le contexte du droit criminel :

10 L’objet de la présente instance est de déterminer si, comme indiqué dans l’Avis de renvoi, [traduction] « le défendeur a été admis au Canada à titre de résident permanent et a acquis la citoyenneté canadienne par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels ». Il s’agit d’une conclusion de fait, au vu de la preuve présentée dans ce renvoi, et elle n’est pas susceptible d’appel.

 

11 Dans l’Avis de révocation, le demandeur allègue que ses préoccupations portent sur le fait que des faits essentiels auraient été dissimulés par l’omission du défendeur de [traduction] « divulguer aux fonctionnaires canadiens de l’Immigration et de la Citoyenneté son appartenance à la Sicherheitspolizei und SD et au Einsatzkommando 10A allemands durant la Deuxième Guerre mondiale ainsi que sa participation aux exécutions de civils durant cette période ». La partie de cette allégation qui porte sur la « participation [du défendeur] aux exécutions de civils » n’est pas reprise dans les faits allégués par le ministre dans son résumé des faits et de la preuve.

 

12 Ce résumé, qui doit comprendre tous les faits que le demandeur veut prouver en l’instance, ne fait pas mention que le défendeur aurait commis des atrocités ou des crimes de guerre, non plus qu’il aurait été impliqué personnellement dans des « exécutions de civils » ou autre activité criminelle. Il ne fait pas non plus mention que ce dernier aurait aidé ou encouragé d’autres personnes dans ces activités criminelles, d’une façon qui se comparerait au sens donné aux termes « aider et encourager » par l’article 21 du Code criminel du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-46. Je suis donc d’avis que le ministre ne cherche pas à prouver que M. Oberlander était impliqué personnellement dans la perpétration d’atrocités, de crimes de guerre ou d’activités criminelles, ou qu’il ait aidé ou encouragé, au sens du droit criminel, d’autres personnes qui s’y sont livrées. Je confirme pour le dossier qu’aucune preuve n’a été présentée à la Cour au sujet d’une implication personnelle du défendeur dans des activités criminelles ou dans des crimes de guerre.

 

13 Le résumé des faits et de la preuve, présenté par le ministre renvoie toutefois aux allégations suivantes : que le défendeur a rejoint la Sicherheitspolizei und SD et l’Einsatzkommando 10A (Ek 10a) en octobre 1941 ou vers cette date, qu’il a servi au sein de ces unités dans les territoires de l’est occupés par les Allemands de 1941 à 1943 ou 1944, et que, lors de cette période, l’unité où il servait a participé à l’assassinat de civils. C’est sur cette base que le ministre soulève la question de la fraude ou de la fausse déclaration, ainsi que celle de la dissimulation de faits essentiels, savoir que M. Oberlander a été associé à une unité de la police allemande qui a participé à l’assassinat de civils au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Dans l’avis de révocation, ainsi que dans le résumé des faits et de la preuve du ministre, cette association est décrite comme celle de « membre » d’une organisation de SS et de l’unité Ek 10a. Il est de notoriété publique que cette organisation se livrait à des exécutions criminelles.


[les notes de bas de page ont été omises.]

[5]               Le juge MacKay a tiré la conclusion cruciale selon laquelle M. Oberlander, même s’il n’était pas proprement dit un « membre » des SS ou de la SD n’était pas crédible quand il avait démenti appartenir à l’unité à laquelle il avait été allégué appartenir précisément, Ek 10a :

52        Le témoignage du Dr Messerschmidt porte que M. Oberlander ne pouvait être membre ni des SS, ni de la Sicherheitspolizei, ni de la SD. Seuls les citoyens allemands pouvaient être membres des SS ou de ses organismes internes. Ceci exclut les Volksdeutsche, statut qu’avait M. Oberlander jusqu’en 1944. Nonobstant le fait qu’ils portaient l’uniforme de la SD, qu’on les qualifiait de SS-men, et qu’ils étaient soumis à la compétence et au contrôle de la police SS, les interprètes tirés des communautés ethniques allemandes en Ukraine n’avaient pas le statut de membre de la Sicherheitspolizei und SD. Le terme SS-Mann était apparemment une description généralement utilisée pour qualifier un membre régulier des SS, ou quelqu’un qui n’était pas membre, mais un auxiliaire qui servait dans une unité SS avec un rang équivalent à celui de soldat première classe.

 

53        Bien qu’il n’ait pas été un membre des SS, ou de ses unités spéciales de sécurité comme la Sicherheitspolizei und SD, M. Oberlander était un interprète, un auxiliaire de la SD ou d’autres unités de police, notamment l’unité Ek 10a, qui étaient sous le contrôle des SS. Il déclare n’avoir reçu aucun salaire, mais on lui a fourni un uniforme dès l’été de 1942. Il vivait, mangeait et voyageait avec l’unité et était au service de ses membres, même s’il s’agissait de tâches de routine ou d’un travail d’interprète. Il n’est pas nécessaire de décider s’il a travaillé par la suite pour d’autres unités de Einsatzkommando, comme on pourrait l’extrapoler du fait que son numéro de poste est noté dans la documentation relative à sa naturalisation à Litzmannstadt en 1944. La preuve, ainsi que la description de son rôle comme interprète, ne fait état d’aucune participation directe aux atrocités commises par l’unité Ek 10a. Dans son témoignage, M. Oberlander déclare n’avoir jamais été membre des SS, ou participé à l’exécution de civils ou de qui que ce soit, ni été présent ou avoir accordé son aide lors des exécutions ou des envois en déportation. Toutefois, M. Oberlander admet dans son témoignage qu’il a servi d’interprète à la SD34, que l’unité de police était connue sous le nom de SD, et qu’après un certain temps à son service il était au courant du fait qu’elle se livrait à l’exécution de civils et d’autres personnes. Il était au courant des pratiques de « relocalisation » de Juifs, même s’il déclare n’avoir compris que plus tard, à Krasnodar, qu’il s’agissait d’exécutions. Dans les circonstances, il n’est pas plausible qu’il soit demeuré ignorant des exécutions de Juifs et d’autres personnes, une des activités les plus importantes de l’unité dans laquelle il servait, avant d’arriver à Krasnodar.

 

54        À mon avis, dans les circonstances on peut uniquement conclure que M. Oberlander était un « membre » de l’unité Ek 10a, au sens qu’on peut raisonnablement donner à ce terme. Bien qu’il y ait eu des exigences formelles pour être membre des SS, de la Sicherheitspolizei et de la SD, il n’existe aucune preuve que de telles exigences aient été imposées pour obtenir le statut de membre dans l’unité Ek 10a, en tant que policier ou auxiliaire, la sélection n’étant subordonnée qu’à l’atteinte des objectifs. M. Oberlander a été choisi, il a servi comme auxiliaire dans l’unité, et il a vécu et voyagé avec les membres de l’unité. Il a servi l’atteinte de ses objectifs, même si ce service n’était pas donné volontairement. L’unité Ek 10a, une unité de police, était un groupe qui prenait ses directives des SS à Berlin. Durant tout son témoignage, il a parlé de ce groupe en utilisant le terme « l’unité ». Je conclus qu’il a servi l’unité Ek 10a en tant que membre. C’est là une des allégations du ministre dans l’avis de révocation et dans le résumé des faits et de la preuve présenté en mai 1995, où l’on trouve les éléments sur lesquels l’avis était fondé.

 

[les notes de bas de page ont été omises.]

 

[6]               Enfin, le juge MacKay a résumé ses conclusions de fait ainsi :

 

 

Exposé sommaire des conclusions de fait

 

189      Le défendeur, Helmut Oberlander, est né à Halbstadt (aussi connu sous le nom de Molochansk), en Ukraine, le 15 février 1924. Sa famille faisait partie des Volksdeutsche dont les ancêtres s’étaient installés à Halbstadt il y a à peu près 250 ans.

 

190      En 1941, à l’âge de 17 ans, il avait terminé l’école secondaire et il parlait couramment l’allemand et le russe. En septembre, ou au début d’octobre, les troupes allemandes sont arrivées à Halbstadt et l’ont libéré, lui et sa famille, d’un camp où les Russes les retenaient. Par la suite, on lui a intimé l’ordre d’apporter son aide à l’enregistrement des Volksdeutsche de la région ainsi que de participer à la réparation des immeubles et des routes de la ville.

 

191      En octobre 1941, ou en février 1942 aux dires de M. Oberlander, les autorités locales lui ont ordonné de se rapporter aux forces allemandes d’occupation en qualité d’interprète. C’est ce qu’il a fait, mais il déclare que ce n’était pas volontairement ou par libre choix, mais bien par peur de représailles s’il refusait.

 

192      Il a été affecté à l’Einsatzkommando 10a (Ek 10a), connu aussi sous le nom de Sonderkommando 10a, une unité de police allemande faisant partie de la Sicherheitspolizei (Sipo) et de la Sicherheitsdienst (SD). Ces deux organisations jouaient le rôle de police de sécurité pour les Schutzstaffell (SS), qui contrôlaient leurs opérations à partir de Berlin. Cette unité de kommando comprenait des membres qui venaient d’autres services de police allemands, ainsi que du personnel auxiliaire, notamment les interprètes, chauffeurs et gardiens, qui étaient recrutés parmi les Volksdeutsche ou les prisonniers de guerre russes.

 

193      L’unité Ek 10a était l’une des équipes de l’Einsatzgruppe D (EG D), qui faisait partie d’un des quatre Einsatzgruppen, désignés comme A, B, C et D. C’étaient des groupes opérationnels spéciaux de police qui opéraient derrière la ligne de front de l’armée allemande dans les territoires occupés de l’Est entre 1941 et 1944. Leur rôle était d’assurer la réalisation des objectifs de l’Allemagne nazie. Parmi leurs fonctions, ils servaient d’unités mobiles d’exécution. On estime que les Einsatzgruppen et la police de sécurité sont responsables de l’exécution de plus de deux millions de personnes, en majorité des civils. Il s’agissait surtout de Juifs et de communistes, mais il y avait aussi des Tsiganes, des personnes souffrant d’une incapacité et d’autres personnes dont l’existence était estimée être contraire aux intérêts de l’Allemagne. En 1946, en vertu d’une décision du Tribunal militaire international et de l’article II de la Loi no 10 du Conseil de contrôle, les SS et la SD ont été déclarés être des organisations criminelles. Ceci tenait surtout à leurs activités dans les territoires occupés de l’Est. Dans des procès subséquents tenus en 1949 devant le Tribunal militaire de Nuremberg, l’ancien commandant de l’EG D, Ohlendorf, a été trouvé coupable de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, et d’avoir été membre d’une organisation criminelle, les SS.

 

194      Le défendeur n’était pas membre de la SD ou Sipo, même s’il portait l’uniforme de la SD de l’été 1942 jusqu’à ce que l’unité Ek 10a soit fondue au sein d’une unité de l’armée vers la fin de 1943 ou en 1944. Certains documents de l’époque décrivent M. Oberlander comme un « SS-mann », mais cette description et l’uniforme qu’il portait n’indiquent pas nécessairement qu’il était membre de plein droit de la SD ou des SS. On ne pouvait être membre de la SD ou des Sipo à moins d’être citoyen allemand.

 

195      Toutefois, il était membre de l’unité Ek 10a, comme le ministre demandeur l’allègue dans son Avis de révocation. Il admet avoir servi à titre d’auxiliaire comme interprète pour la SD, du moment où on lui a ordonné de se présenter jusqu’au moment où ce qui restait de son unité a été absorbé dans une unité de l’armée régulière vers la fin de 1943 ou en 1944. Il a alors continué son service comme soldat, et non comme interprète.

 

196      Au sein de l’unité Ek 10a, il s’est déplacé à travers l’est de l’Ukraine jusqu’à Melitopol, Mariupol et Taganrog, pour ensuite se rendre à Rostov et au sud jusqu’à Krasnodar et Novorossiysk. Le défendeur et son unité ont alors participé à des missions contre les partisans, ce qu’ils ont aussi fait plus tard en Crimée et au Bélarus, ainsi que beaucoup plus tard en Pologne et en Yougoslavie.

 

197      Rien dans la preuve ne démontre que le défendeur aurait participé personnellement aux atrocités infligées aux civils par l’unité Ek 10a. Son témoignage portant qu’il ne connaissait pas le nom de son unité avant 1970 n’est pas crédible, c’est-à-dire qu’il n’est pas digne de foi, non plus que son affirmation qu’il a été mis au courant des actes commis contre les Juifs par l’unité Ek 10a, savoir leur « relocalisation », ce qu’il a appris vouloir dire exécution, seulement lorsqu’il était à Krasnodar et à Novorossiysk à l’automne de 1942.

 

198      Vers la fin de 1943 ou au début de 1944, le défendeur a quitté le Bélarus avec les forces allemandes pour aller vers le sud en Pologne, où il a été blessé. En avril 1944, il a obtenu la citoyenneté allemande par naturalisation, ainsi que sa mère et sa sœur, à Litzmannstadt. Plus tard cette année-là, le groupe armé dont il faisait partie a quitté la Pologne pour se rendre en Yougoslavie. Il a alors participé à des opérations contre les partisans. Avec l’avance des troupes russes, il a été envoyé à Torgau, une ville au sud de Berlin, pour participer à la défense de la capitale allemande. Vers la fin de la guerre, il est allé vers l’ouest avec d’autres personnes pour se rendre aux forces américaines. Il a ensuite continué sa marche vers l’ouest, jusqu’à Hanovre, où il a été interné dans un camp britannique pour prisonniers de guerre de mai à juillet 1945.

 

199 Il a été libéré de ce camp pour travailler comme ouvrier agricole. À sa libération, on lui a remis un certificat de démobilisation portant qu’il n’était plus membre de l’armée allemande. Par la suite, il a continué à résider en Allemagne de l’Ouest, d’abord à Hanovre et, plus tard, à Korntal, où il a retrouvé sa famille. C’est là qu’il a rencontré la future Mme Oberlander et qu’il l’a épousée en 1950.

 

200      M. Oberlander et son épouse ont présenté une demande pour immigrer au Canada en avril 1952. Cette demande, préparée par M. Oberlander, était consignée sur un formulaire O.S.8. À cette époque, ce formulaire ne comprenait pas de questions précises au sujet des activités du demandeur durant la Deuxième Guerre mondiale.

 

201      Lorsqu’ils ont fait leur demande d’immigrer, une procédure était prévue pour l’examen des dossiers de demande. Je conclus que cette procédure avait cours à Karlsruhe, le centre de l’immigration canadienne en Allemagne de l’Ouest, durant la période en cause ici. Cette procédure prévoyait que sur réception d’un formulaire de demande, on devait procéder à : un contrôle de sécurité par un agent de la GRC, un examen par un médecin, et un examen d’un agent des visas (immigration) qui devait s’assurer que l’on satisfaisait à toutes les exigences de la Loi sur l’immigration alors en vigueur. Ceci comprenait un contrôle de sécurité, des exigences en matière de santé et des exigences civiles, ainsi que l’appartenance à certaines catégories d’immigrants pour le marché du travail.

 

202      En 1952-1953, le contrôle de sécurité commençait lorsque l’agent de sécurité envoyait aux services de police et de renseignements les données tirées de la demande d’un candidat, afin d’obtenir tous les renseignements disponibles à son sujet. Sur réception des réponses, le candidat était convoqué à une entrevue à Karlsruhe, à laquelle il devait apporter certains documents, notamment des radiographies, un passeport, et le certificat de démobilisation.

 

203      La procédure établie prévoyait que les candidats qui se présentaient à l’entrevue étaient d’abord reçus par un agent de sécurité qui s’intéressait surtout aux antécédents et aux expériences du demandeur, à son origine, à ses diverses résidences, ainsi qu’à ses emplois et au service militaire ou assimilé pendant la décennie précédente, ce qui comprenait la période de la Deuxième Guerre mondiale. Si ces détails n’étaient pas portés au formulaire de demande, on essayait de les obtenir à l’entrevue puisque le rôle de l’agent de sécurité était d’évaluer si le candidat devait être rejeté en fonction des critères établis. Ces critères avaient d’abord été adoptés par la GRC, pour ensuite être modifiés par le Comité de la sécurité, un groupe de fonctionnaires supérieurs qui coordonnait les pratiques de sécurité et assurait le soutien requis à un comité du Cabinet à Ottawa.

 

204      À la fin de l’entrevue, l’agent de sécurité indiquait son évaluation sur le dossier en écrivant « a passé » ou « n’a pas passé » l’étape B. S’il y avait le moindre doute que le candidat se situait parmi ceux qui devaient être rejetés, l’agent de sécurité le rejetait dans l’intérêt du Canada. Cette décision était finale, et elle ne pouvait être révisée par l’agent des visas ou par qui que ce soit d’autre. Aucun motif n’était fourni. Le candidat n’était pas informé de la décision. Il passait ensuite son examen médical et son entrevue avec l’agent des visas, qui était le seul à pouvoir lui dire s’il satisfaisait ou non aux exigences aux fins de l’immigration. Sinon, aucune explication qui aurait pu laisser transparaître la décision de l’agent de sécurité n’était donnée.

 

205      Seul l’agent des visas était autorisé à délivrer aux candidats heureux un visa qu’ils devaient présenter à l’agent au port d’entrée au Canada, afin de recevoir le droit d’établissement. Ce n’est qu’après l’évaluation faite par l’agent de sécurité que les agents des visas traitaient un dossier et recevaient un candidat en entrevue.

 

206      Je conclus que le témoignage de M. Oberlander qu’on ne lui a posé aucune question quant à son expérience durant la guerre n’est pas crédible. Le témoignage de Mme Oberlander à l’appui de celui de son mari sur cette question fondamentale n’a aucun poids à mon avis, parce qu’il ne provient pas d’un témoin indépendant. Le témoignage de M. Bufe, qui porte qu’en 1952 à Karlsruhe, on ne lui aurait posé aucune question au sujet de son service durant la guerre ne peut avoir aucun poids puisqu’à mon avis, il n’est pas fiable.

 

207      Je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que la procédure établie à Karlsruhe pour le traitement des candidats à l’immigration au Canada était utilisée le 14 août 1953, lorsque M. et Mme Oberlander sont venus à une entrevue au sujet de leur demande. Je conclus qu’il a été reçu par un agent de sécurité et que, selon la prépondérance des probabilités, on lui a posé des questions au sujet de ses antécédents, y compris des questions au sujet de son origine ukrainienne, qui était évidente au vu de son passeport, sur la façon dont il était venu en Allemagne, sur ses adresses antérieures, ainsi que sur son service militaire ou tout autre service durant les années de guerre. Les réponses à ces questions permettaient à l’agent de sécurité de prendre sa décision.

 

208      Il devait répondre honnêtement aux questions posées. Je conclus que si M. Oberlander avait répondu honnêtement à ces questions, notamment lorsqu’il s’agit de son expérience d’interprète avec l’unité Ek 10a ou la SD, une organisation qui a été jugée criminelle en 1946, sa demande aurait été rejetée, soit parce qu’on aurait considéré qu’il était un membre de la SD, même si ce n’était pas le cas, ou parce qu’on aurait considéré qu’il était un collaborateur. L’une ou l’autre de ces perceptions suffisait à motiver un rejet au titre de la sécurité. Si l’agent de sécurité avait eu le moindre doute au sujet de M. Oberlander, il l’aurait rejeté et celui-ci n’aurait pas passé l’étape B. Cette décision n’était pas susceptible de révision.

 

209      Ce n’est pas arrivé. Il n’a pas été rejeté, mais il a été reçu en entrevue par un agent des visas qui a approuvé sa demande. Plus tard, en février 1954, on lui a délivré un visa. C’est avec ce visa qu’il a obtenu l’admission au Canada à titre d’immigrant reçu en mai 1954.

 

210            Je conclus qu’on ne lui aurait pas délivré un visa sauf si l’agent de sécurité, suite à son entrevue avec M. Oberlander, avait indiqué que celui-ci avait « passé l’étape B », c’est-à-dire qu’il avait passé le contrôle de sécurité. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que cette autorisation n’a pu être accordée à M. Oberlander que s’il n’a pas dit la vérité au sujet de son expérience durant la guerre au sein de l’unité Ek 10a, ou s’il n’en a pas parlé. Selon la prépondérance des probabilités, je conclus qu’il a fait une fausse déclaration quant à ses antécédents ou qu’il a dissimulé des faits essentiels lors de son entrevue avec l’agent de sécurité. Par conséquent, je conclus que, par la suite, il a été admis au Canada aux fins de la résidence permanente en raison du visa qu’on lui a délivré à Karlsruhe, et que cette admission a été obtenue par fausse déclaration ou par la dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

Dispositif

 

211 Après avoir évalué la preuve avec soin, la Cour conclut selon la prépondérance des probabilités que le défendeur Helmut Oberlander a été admis à la résidence permanente au Canada en 1954 en raison d’un visa obtenu par fausse déclaration ou par la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Par la suite, il a acquis la citoyenneté en 1960.

 

212      Je conclus que M. Oberlander n’a pas été légalement admis à la résidence permanente au Canada et qu’il n’était donc pas un immigrant reçu. Il ne pouvait donc acquérir un domicile canadien au sens de la Loi sur l’immigration qui s’appliquait au moment où il est venu au Canada. Par la suite, il a acquis la citoyenneté en 1960 en déclarant qu’il avait acquis un domicile canadien, ce qui n’était pas le cas. Il a donc acquis la citoyenneté canadienne par suite d’une fausse déclaration.

[les notes de bas de page ont été omises]

 

[7]               Je n’ai aucune autorité, même si je voulais le faire (ce que je ne veux pas) pour examiner ces conclusions. Elles sont définitives et ne sont pas assujetties à un appel ou à un contrôle.

 

La décision de la Cour d’appel

[8]               En s’exprimant au nom de l’unanime Cour d’appel, le juge Décary a résumé les conclusions du juge MacKay et a examiné la politique du gouvernement sur la révocation de la citoyenneté de criminels de guerre soupçonnés. Voici ce qu’il a affirmé à cet égard :

28        La politique du gouvernement canadien a été de demander l’annulation de la citoyenneté des individus soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre. La politique du Canada est publiée chaque année, depuis que la décision de prendre des mesures contre pareils individus a été prise. La politique applicable à la période pertinente est énoncée dans un rapport public intitulé Programme canadien sur les crimes de guerre 2000-2001 :

 

La politique du gouvernement canadien est claire : le Canada ne deviendra pas un refuge sûr pour les personnes qui ont commis un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou tout autre acte répréhensible en temps de conflit.

 

Au cours des dernières années, le gouvernement du Canada a pris des mesures importantes, tant au pays qu’à l’étranger, pour s’assurer que les personnes soupçonnées d’avoir commis un crime de guerre, quel que soit le moment ou le lieu où le crime a été perpétré, soient poursuivies de façon appropriée. Ces mesures incluent la collaboration avec des tribunaux internationaux et des gouvernements étrangers, et l’engagement de poursuites par l’un des trois ministères ayant pour mandat d’exécuter le Programme canadien sur les crimes de guerre.

 

Le Canada soutient activement les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR) et a ratifié le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) ainsi que le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant la participation d’enfants aux conflits armés. Le Canada a été le premier pays à adopter une législation exhaustive qui intègre les dispositions du Statut de la CPI à la loi interne. Cette loi, la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, est entrée en vigueur le 23 octobre 2000.

 

Cas de la Seconde Guerre mondiale

 

Le gouvernement n’engage des poursuites que dans les cas où il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité. On considère qu’une personne est complice si, tout en sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ont été commis, elle a contribué directement ou indirectement à leur perpétration. Le fait d’être membre d’une organisation responsable d’atrocités peut, si l’organisation en question ne vise que la violence, comme un escadron de la mort, suffire pour que l’on considère qu’une personne est complice.

 

[Souligné dans l’original.]

 

29        Dans le rapport qu’elle a soumis au gouverneur en conseil, la ministre a décrit la politique comme suit :

 

[traduction] Selon la politique du gouvernement canadien, le pays ne deviendra pas un refuge sûr pour les personnes qui ont commis un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou tout autre acte répréhensible en temps de conflit, et ce, quel que soit le moment ou le lieu où le crime a été perpétré. En outre, le gouvernement a adopté la position selon laquelle l’annulation de la citoyenneté et l’expulsion constituent une réparation appropriée contre une personne si, tout en sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ont été commis, contribue directement ou indirectement à leur perpétration.

 

30        Il est reconnu que les lignes directrices ne sont pas obligatoires et ne créent pas d’attentes légitimes à l’égard de droits substantiels. Il était loisible au gouverneur en conseil de ne pas établir de lignes directrices et, peut-être, de ne pas suivre les lignes directrices établies. Toutefois, puisque dans ce cas-ci il a choisi d’adopter les lignes directrices et de les appliquer, le gouverneur en conseil doit se demander si ces lignes directrices s’appliquent à M. Oberlander. Dans ce cas-ci, le procureur général du Canada reconnaît de fait cette obligation, au paragraphe 67 de son mémoire, lorsqu’il dit ce qui suit : [traduction] « Le gouverneur en conseil était tenu de se demander si la politique gouvernementale s’appliquait à Oberlander. »

 

[Références omises.]

 

[9]               Les commentaires qui suivent, formulés par le juge Décary sur la relation entre les conclusions du juge MacKay et le rapport du ministre, y compris les observations écrites présentées par M. Oberlander au gouverneur en conseil et la décision de ce dernier, qui faisait à ce moment l’objet d’un contrôle, revêtent une importance particulière pour nous en l’espèce :

40                Ni le rapport ni les observations écrites ne sont destinés à mettre en question les conclusions de fait tirées par le juge à la fin du renvoi. Ces conclusions sont définitives et non susceptibles d’examen (voir le paragraphe 18(3) de la Loi). Dans la mesure où les observations écrites visaient, sous une forme déguisée, à contester d’une façon accessoire les conclusions tirées, elles n’étaient pas pertinentes et elles n’étaient pas utiles. En l’espèce, M. Oberlander, la ministre et le gouverneur en conseil doivent reconnaître que M. Oberlander avait incontestablement une expérience de guerre auprès de l’unité Ek 10a, qu’il a fait une fausse déclaration quant à ses antécédents ou qu’il a dissimulé intentionnellement des faits essentiels lors de son entrevue avec un agent de sécurité et qu’il a été admis au Canada à titre de résident permanent et qu’il a finalement acquis la citoyenneté par de fausses déclarations (voir les motifs du juge MacKay, au paragraphe 210). Il est entendu que le gouverneur en conseil possède le pouvoir voulu, en vertu de l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté, pour annuler la citoyenneté de M. Oberlander, mais il s’agit de savoir s’il a exercé ce pouvoir d’une façon qui peut donner lieu à un examen eu égard aux circonstances de l’espèce.

 

41        Toutefois, les conclusions de fait doivent être considérées telles qu’elles sont formulées et non telles qu’elles auraient pu l’être. Le juge MacKay ne déterminait pas si la politique du gouvernement d’annuler la citoyenneté des criminels de guerre s’appliquait à M. Oberlander. Le juge MacKay ne déterminait pas si M. Oberlander était un criminel de guerre au sens du droit canadien ou du droit international. Le juge MacKay n’a pas conclu - comme il aurait pu le faire - que l’unité Ek 10a était une organisation dont la raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité. Le juge MacKay a conclu qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté au sujet de la participation personnelle de M. Oberlander aux activités criminelles ou aux crimes de guerre.

 

42        Dans son mémoire et à l’audience, le procureur général du Canada a reconnu que [traduction] « [l]orsqu'il examine le rapport de la ministre visant à annuler la citoyenneté d’un individu, le gouverneur en conseil doit être convaincu qu’il a été satisfait aux critères législatifs applicables à l’annulation. De plus, le gouverneur en conseil peut entreprendre une mise en équilibre, soit une tâche délicate, entre les intérêts personnels de l’individu et l’intérêt public et il peut tenir compte de tout objectif pertinent d’un programme » (au paragraphe 60). Pour les besoins de cet appel, je suppose qu’il est justifié de reconnaître la chose. Dans son rapport, à la page 41, la ministre elle-même a reconnu [traduction] _ _qu’a_u moment de décider de l’opportunité de révoquer ou non la citoyenneté, le gouverneur en conseil devrait tenir compte de la politique gouvernementale relative à l’« absence de havre », des conclusions tirées par le juge de première instance lors du renvoi ainsi que des arguments soumis par M. Oberlander _.

 

43        En l’espèce, il a été satisfait aux critères législatifs. C’est la mise en équilibre des intérêts qui, selon M. Oberlander, n’a pas été effectuée ou, si elle l’a été, qui a été effectuée de telle façon qu’elle est déraisonnable.

 

[10]           Après une analyse des normes de contrôle applicables à la décision du juge de la Cour et à celle du gouverneur en conseil, le juge Décary a conclu ainsi :

57        Le juge de révision a clairement eu tort de conclure que les intérêts de M. Oberlander sont des « éléments secondaires » et je ne puis voir aucun élément de preuve ni aucune indication montrant qu’il ait été tenu compte de ces intérêts. Dans son rapport, préparé sans qu’il soit tenu compte des observations additionnelles déposées par M. Oberlander, la ministre dit que [traduction] « Monsieur Oberlander n’a soulevé aucune raison d’ordre humanitaire dans ses observations » (dossier d’appel, vol. 1, à la page 41). (Je m’empresse de faire remarquer que les mots « raisons d’ordre humanitaire » ne figurent pas dans la Loi sur la citoyenneté et qu’ils ne sont pas appropriés puisqu’ils invitent à faire une comparaison, et prêtent à confusion, avec ces mots tels qu’ils sont employés et tels qu’ils ont été interprétés dans d’autres textes de loi. Je préfère de beaucoup les mots « intérêts personnels » employés par le procureur général dans ses observations écrites et orales.)

 

58                Bien sûr, la ministre a tort, dans la mesure où des observations ont en fin de compte été faites sur ce point. Il est vrai que les observations additionnelles étaient jointes au rapport et qu’il faut en général supposer que le décideur a examiné tous les éléments de preuve et toute la documentation. Cependant, lorsque les considérations liées aux intérêts personnels sont fortement favorables à la personne concernée, comme c’est ici le cas - M. Oberlander ayant vécu d’une façon irréprochable au Canada pendant cinquante ans - on devrait s’attendre à ce que le décideur reconnaisse du moins formellement l’existence de ces intérêts. Il est apparent au vu du dossier que les intérêts personnels de M. Oberlander et l’intérêt public n’ont pas été soupesés. La décision sur ce point est manifestement déraisonnable.

 

 

Le programme sur les crimes de guerre

 

59        Le rapport de la ministre fait bien mention de la politique d’« absence de havre », mais sans renfermer d’analyse expliquant pourquoi M. Oberlander est visé par la politique qui ne s’applique qu’aux individus soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre, soit un élément dont il n’est pas fait mention dans le rapport. Étant donné la conclusion expresse tirée par le juge MacKay, à savoir qu’aucun élément de preuve n’a été présenté au sujet de la participation personnelle de M. Oberlander à des crimes de guerre, on s’attendrait à ce que le gouverneur en conseil explique du moins pourquoi, à son avis, une politique qui, par son libellé même, et la chose est soulignée, s’appliquait uniquement aux individus soupçonnés d’avoir commis des crimes de guerre, s’appliquait à quelqu’un qui avait uniquement agi à titre d’interprète dans l’armée allemande. Je note que ni la ministre dans son rapport ni le juge qui a procédé à la révision ne mentionnent que M. Oberlander a affirmé qu’il n’avait pas joint l’armée allemande volontairement et que le juge MacKay n’a pas tiré de conclusion précise au sujet de la question de savoir si M. Oberlander était un conscrit.

 

[Souligné dans l’original]

 

60        Le gouverneur en conseil ne pouvait pas raisonnablement conclure que la politique s’appliquait à M. Oberlander sans d’abord se faire une opinion au sujet de la question de savoir s’il existait une preuve permettant de conclure (conclusion que le juge chargé du renvoi n’a pas tirée) que M. Oberlander pouvait être soupçonné d’avoir été complice des activités d’une organisation dont la seule raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité. Le juge de révision s’est chargé de décider ce que le gouverneur en conseil avait omis d’examiner et de décider, à savoir que l’unité Ek 10a était une organisation dont la raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité et que M. Oberlander avait été complice des activités de l’organisation. La décision du gouverneur en conseil sur ce point ne peut pas être complétée par celle du juge de révision. La décision du gouverneur en conseil n’est pas raisonnable puisqu’elle ne renferme pas les conclusions appropriées et qu’elle n’établit pas de lien entre les conclusions tirées et la personne dont la citoyenneté est en cause.

 

Conclusion

 

61 J’accueillerais l’appel, les dépens étant adjugés dans la présente instance et dans l’instance inférieure, j’annulerais la décision de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais la décision du gouverneur en conseil et je renverrais l’affaire au gouverneur en conseil pour qu’il prenne une nouvelle décision. En pratique, cette ordonnance veut dire que la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, si elle décidait de demander encore une fois l’annulation de la citoyenneté de M. Oberlander, devrait présenter au gouverneur en conseil un nouveau rapport portant sur les questions mentionnées par la Cour dans les présents motifs.

 

[11]           Si je comprends bien ce jugement, la Cour d’appel a décidé d’annuler la décision prise par le gouverneur en conseil pour deux raisons : premièrement, parce que les « intérêts personnels » de M. Oberlander n’avaient pas été dûment pris en considération, deuxièmement, étant donné que le juge MacKay avait précisément rejeté la complicité de M. Oberlander à des crimes de guerre au sens criminel du terme, il n’avait rendu aucune conclusion de la sorte et le gouverneur en conseil ne pouvait s’appuyer sur aucun document pour rendre la conclusion nécessaire selon laquelle M. Oberlander était visé par la politique sur les crimes de guerre du gouvernement. Une telle conclusion, si je comprends bien le jugement de la Cour, aurait en retour exigé de conclure que l’unité Ek 10a était une unité « dont la raison d’être était de perpétrer des actes de brutalité », ce qui aurait eu pour effet d’inclure M. Oberlander dans la définition élargie du terme « complice » indiquée dans la politique.

 

Dépens liés au renvoi

[12]           Il est reconnu que la Cour a le pouvoir d’ordonner à l’une ou l’autre des parties un renvoi pour payer les dépens. L’article 169 effectue un renvoi en vertu de l’article 18 de la Loi sur la citoyenneté semblable aux actions ordinaires devant la Cour qui font en retour entrer en jeu l’article 400 des Règles et les suivants liés à l’adjudication des dépens dans de telles actions. Chacune des parties invoque aussi en sa faveur la règle générale selon laquelle les dépens doivent « suivre l’issue », c’est‑à‑dire que le fait d’obtenir gain de cause dans une instance s’accompagne habituellement d’une ordonnance sur les dépens. En outre, M. Oberlander soutient que l’ordonnance de la Cour d’appel fédérale doit être interprétée de sorte qu’elle inclut les coûts du renvoi devant le juge MacKay et ceux liés à la procédure de contrôle judiciaire devant la Cour et la Cour d’appel fédérale.

 

[13]           J’aborderai en premier lieu le dernier point : je suis d’avis que la mention « devant toutes les juridictions » dans l’ordonnance de la Cour d’appel fédérale se limite nécessairement à la demande de contrôle judiciaire devant les deux cours. La Cour d’appel ne siégeait aucunement lors de l’examen ou de l’appel de la décision du juge MacKay; en fait, elle a pris soin, dans les extraits cités ci‑dessus, d’insister sur le caractère définitif et déterminant de ses conclusions. Les avocats s’entendent sur le fait que, si le juge MacKay avait réellement fait ce qu’on lui demandait de faire, c’est‑à‑dire rendre une ordonnance d’adjudication des dépens en faveur du gouvernement, il aurait nécessairement fallu annuler cette ordonnance, ainsi que celle rendue par la Cour d’appel dans laquelle elle annulait l’ordonnance de révocation de la citoyenneté rendue par le gouverneur en conseil. Je suis loin d’être convaincu que cette affirmation est exacte. Une ordonnance d’adjudication des dépens est habituellement considérée comme un simple attribut ou une mesure accessoire au jugement auquel elle se rapporte. Selon moi, la nature définitive de la deuxième définition devrait s’appliquer tout autant à la première.

 

[14]           Je trouve un appui à ce point de vue dans l’extrait suivant du jugement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391 :

56              Bien que la question ne se pose pas en l’espèce, l’argument suivant est très séduisant : le par. 18(1) de la Loi sur la citoyenneté vise non seulement la décision ultime tranchant la question de savoir si la citoyenneté a été obtenue par des moyens frauduleux, mais également les décisions rendues au cours du renvoi prévu à l’art. 18 s’y rapportant. Cela comprendrait tous les jugements interlocutoires que le tribunal a le pouvoir de rendre dans le contexte d’un renvoi prévu à l’art. 18 (voir, par exemple, l’art. 46 de la Loi sur la Cour fédérale et les règles 5, 450 à 455, 461, 477, 900 à 920, 1714 et 1715 des Règles de la Cour fédérale, C.R.C., ch. 663).

 

[15]           Quoi qu’il en soit, étant donné que le juge MacKay n’a rendu aucune ordonnance d’adjudication des dépens, je n’ai pas à déterminer si une telle ordonnance, si elle avait été faite, serait assujettie à un appel ou à un contrôle; en outre, il n’est ni convenable ni souhaitable que je le fasse puisqu’en réalité, je m’exprimerais indirectement sur la possibilité d’appel ou de contrôle à l’égard de ma propre décision.

 

[16]           J’en viens donc à l’affirmation présentée par chacune des parties selon laquelle elles ont obtenu gain de cause dans le renvoi devant le juge MacKay et qu’elles devraient donc profiter d’une adjudication des dépens en leur faveur. M. Oberlander affirme qu’il a obtenu gain de cause parce qu’il devait se défendre lui‑même contre une accusation d’être un criminel de guerre et le juge MacKay a conclu qu’il n’en était pas un. Je ne suis pas d’accord. Les passages cités plus tôt de la décision du juge MacKay suffisent à montrer, en premier lieu, que M. Oberlander n’avait pas eu à se défendre contre aucune allégation directe de crime de guerre, et en deuxième lieu, qu’il n’y avait aucune preuve de cette criminalité. L’autre observation de M. Oberlander selon laquelle la procédure relative au renvoi était devenue inutilement longue en raison d’allégation que le gouvernement n’arrivait pas à prouver qu’elle était aussi infondée. En fait, le juge MacKay a conclu que ces allégations étaient pour la plupart fondées et étant donné que M. Oberlander avait contraint le gouvernement à présenter des éléments de preuve solides à des allégations qu’il aurait pu facilement avouer, il ne peut pas se plaindre maintenant que le procès a duré plus longtemps que prévu.

 

[17]           L’argument de la Couronne selon lequel les dépens devraient être adjugés en sa faveur parce qu’elle a obtenu gain de cause au renvoi est beaucoup plus solide. Il est évident que le juge MacKay a rejeté la plupart des éléments de preuve présentés par M. Oberlander puisqu’ils étaient invraisemblables ou impossibles. Il a aussi tiré une conclusion sans équivoque sur le fait crucial que la citoyenneté avait été obtenue par de fausses déclarations ou en cachant des faits importants. Je ne peux toutefois pas négliger le fait que, même si le juge MacKay l’ignorait et n’aurait pu en être au fait au moment de rendre sa décision, que la Cour d’appel fédérale a conclu que cette décision était inefficace pour une fin à laquelle elle aurait pu être rendue, soit la révocation de la citoyenneté de M. Oberlander. Selon moi, lorsqu’un tribunal est appelé, comme je le suis, à rendre une décision sur des faits survenus il y a longtemps de cela, elle ne doit pas être aveugle aux événements survenus par la suite, qui peuvent teinter, voire changer en profondeur l’interprétation de ces faits. Prenons deux exemples très différents, comme le décès ou le rétablissement complet imprévu d’un plaignant blessé ou l’infirmation d’une règle de droit de longue date par la cour de dernière instance. Les avocats et les juges ne se rendent pas service en fermant les yeux sur la réalité et en insistant sur la validité de fictions juridiques qui se sont révélées fausses. C’est pourquoi j’en appellerais de la revendication actuelle du gouvernement selon laquelle il a clairement obtenu gain de cause au renvoi. Étant donné que le juge MacKay n’est plus en mesure d’agir, je dois exercer mon pouvoir discrétionnaire pour trancher la question des dépens selon les faits et le dossier tels qu’ils le sont maintenant.

 

[18]           La cruelle réalité est la suivante : nous savons maintenant que la décision rendue par le juge MacKay, telle qu’elle était et sans plus, ne pouvait pas constituer le fondement à la révocation d’une décision du gouverneur en conseil. Il avait décidé de manière précise et incontestable qu’il n’avait pas été prouvé que M. Oberlander avait été un complice au sens du droit criminel canadien. Il n’a aucunement conclu que M. Oberlander était ou avait été « complice » de crimes de guerre selon le sens (possiblement différent, mais il ne m’appartient pas de me prononcer sur cette question) attribué à ce terme dans la politique sur les crimes de guerre. Qui plus est, il n’a pas conclu, même le juge Décary a affirmé qu’il « aurait pu le faire », que son unité, l’unité Ek 10a, était une organisation dont la raison d’être était de « perpétrer des actes de brutalité ». Afin que le gouvernement réussisse à obtenir la révocation de la citoyenneté de M. Oberlander à la suite du renvoi de la Cour d’appel fédérale au gouverneur en conseil, ce dernier devrait tirer sa propre conclusion; selon ce que j’en comprends, il ne pourrait y arriver que par la présentation de nouveaux documents qui ne se trouvent nulle part dans la décision du juge MacKay. Il ne m’appartient pas de déterminer s’il est loisible pour le gouvernement de présenter de nouveaux éléments de preuve au gouverneur en conseil.

 

[19]           Je conclus, vu ce qui précède, que même si l’on peut supposer que le gouvernement a connu une demi-victoire au renvoi devant le juge MacKay, cette réussite est incomplète et la victoire totale, si elle en était une, se serait peut‑être avérée une simple victoire à la Pyrrhus. Il ne s’agit pas d’un cas d’une simple réussite partielle, qui appelle à l’application de la doctrine énoncée dans Sunrise Co. c. Lake Winnipeg (Le) (C.A.F.), [1988] A.C.F. no 1009; il s’agit plutôt d’un cas de victoire qui dépend d’une éventualité qui, même si elle était survenue, exige au « vainqueur » d’en faire plus.

 

[20]           Selon les documents qui me sont présentés, j’ai conclu qu’une adjudication appropriée fondée sur la colonne III du tarif B, y compris les débours, si la Couronne avait obtenu une victoire absolue, correspondrait à un paiement forfaitaire de 95 000 $. Il s’agit du montant demandé par la Couronne. Dans les circonstances et puisque la Cour d’appel fédérale a maintenant conclu que la Couronne n’a connu qu’une victoire incomplète, je réduirais cette adjudication de moitié, à 47 500 $.

 

Les frais extrajudiciaires engagés par M. Oberlander

[21]           Il s’agit d’honoraires juridiques et d’autres dépenses engagées par M. Oberlander pour services rendus au cours de la période allant du moment où le juge MacKay a rendu sa décision jusqu’à l’ordonnance du gouverneur en conseil de révoquer sa citoyenneté en fonction de cette décision inclusivement. Ces services comprennent la présentation d’observations au gouvernement quant à la raison pour laquelle sa situation personnelle et ses intérêts devraient militer à l’encontre de la révocation de sa citoyenneté. Aucun pouvoir n’a été invoqué qui me permettrait d’ordonner le paiement de ces frais et je n’en connais aucune. Je n’accorderai rien à ce titre.

 

Coûts liés à la demande de contrôle judiciaire et à l’appel devant la Cour d’appel fédérale

 

[22]           Un mémoire de dépens a été présenté pour la somme d’environ 47 000 $ soi‑disant fondé sur le tarif B. À mon avis, bon nombre des éléments demandés ne sont pas liés aux procédures juridiques connexes à la demande de contrôle judiciaire, mais plutôt à d’autres affaires comme des demandes de sursis à l’exécution de mesures d’expulsion et d’autres demandes semblables. L’avocat du gouvernement a cependant indiqué qu’il croyait qu’une somme de 40 000 $ « tout compris » ne serait pas déraisonnable. Même si je suis d’avis que ce chiffre est généreux et probablement plus élevé que celui qui serait obtenu dans le cadre d’une évaluation normale des dépens entre les parties, je donnerais effet à cette concession et je rendrais une ordonnance en conséquence.

 

Dépens liés aux présentes requêtes

[23]           Étant donné que la réussite a été divisée, je ne rendrai aucune ordonnance d’adjudication des dépens liés à ces requêtes. En outre, même si les parties aux deux ensembles de procédures sont différentes techniquement, comme l’indiquent les intitulés différents, je suis d’avis que dans chacune des affaires, la partie aux intérêts véritablement opposés à ceux de M. Oberlander est le gouvernement du Canada. Il n’y a donc aucun obstacle à mettre en œuvre la compensation entre les deux adjudications.

 


 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.         M. Oberlander paiera les dépens du Canada liés au renvoi devant le juge MacKay, qui sont établis et évalués aux présentes à la somme forfaitaire de 47 500 $, débours et taxes compris.

2.         Le Canada paiera à M. Oberlander les dépens liés à la procédure de contrôle judiciaire devant la Cour et la Cour d’appel fédérale, qui sont établis et évalués à la somme forfaitaire de 40 000 $, débours et taxes compris.

3.         Aucuns autres dépens ne sont adjugés.

 

 

« James K. Hugessen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        T-866-95

 

 

INTITULÉ :                                       MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c. HELMUT OBERLANDER

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 3 avril 2008

 

 

MOTIFS ET

ORDONNANCE :                             LE JUGE HUGESSEN

 

DATE DES MOTIFS : Le 17 avril 2008                               

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Catherine Vasilaros

Me John Provart

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Eric Hafemann

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Avocat

Waterloo (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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