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Date : 20080416

Dossier : IMM-3452-07

Référence : 2008 CF 491

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

 

ENTRE :

ROSARIO ADRIANA FLORES ZEPEDA,

GREGORIO MORENO QUINTANILLA et

VICTOR GUSTAVO RAMIREZ FLORES

demandeurs

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]                           Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), à l’encontre de la décision datée du 3 août 2007 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a statué que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention visés à l’article 96 de la Loi, ni des « personnes à protéger » visés à son article 97.

 

[2]                           Les demandeurs sont des citoyens du Mexique et ils résident dans l’État de Queretaro. La demanderesse (la demanderesse principale), âgée de 32 ans, craint son ex-mari dont elle s’est séparée en 1997. Elle décrit ce dernier comme un homme violent, jaloux et assoiffé de vengeance, qui l’a souvent maltraitée et qui a menacé d’enlever son fils. La demanderesse principale ne s’est jamais adressée à la police pour obtenir de l’aide, étant donné que son ex-mari était lui-même policier. Elle est également accompagnée de son fils mineur. 

 

[3]                           Le demandeur majeur est le conjoint de fait de la demanderesse principale. Le demandeur craint l’ex-mari de cette dernière, vu qu’il lui a proféré des menaces de mort à de nombreuses reprises et qu’il l’a également battu au point où il a fallu l’hospitaliser, tout cela pour l’intimider et le convaincre de quitter la demanderesse principale. Le demandeur majeur a porté plainte auprès de la police en octobre 2005; celle-ci a toutefois refusé d’inscrire sa plainte et lui a dit de laisser l’ex-mari tranquille.

 

[4]                           Le demandeur majeur est arrivé au Canada le 25 mars 2006 et il a demandé l’asile le 28 mars 2006. La demanderesse principale et son fils sont pour leur part arrivés au Canada le 10 juin 2006; ils ont présenté leurs demandes d’asile le même jour.

 

[5]                           Dans une décision datée du 3 août 2007, la Commission a rejeté les demandes d’asile des demandeurs, estimant adéquate la protection de l’État au Mexique. La Commission a fait remarquer que le Mexique était une démocratie qui fonctionnait normalement, de sorte que s’appliquait la présomption de protection de l’État; pour réfuter cette présomption, les demandeurs devaient présenter des éléments de preuve « clairs et convaincants » montrant que le Mexique ne pouvait ou ne voulait pas assurer leur protection.

 

[6]                           La Commission a d’abord analysé la demande d’asile de la demanderesse principale. Tout en soulignant qu’il y avait encore place à amélioration pour ce qui est de la situation des femmes au Mexique, la Commission a indiqué qu’on y avait grandement amélioré la protection offerte aux citoyennes du district fédéral de Mexico. La Commission s’est dite convaincue qu’un ensemble exhaustif de mesures législatives avait été mis en place et offrait une protection et des recours aux victimes de violence conjugale dans le district fédéral, et que l’État avait mis en œuvre de nombreuses initiatives qui faciliteront l’accès des citoyens et des citoyennes à cette protection et à ces recours. Si toutefois tous ces efforts ne suffisaient pas toujours à fournir une protection à l’ensemble des citoyens, la protection disponible s’avérait adéquate.

 

[7]                           La  Commission s’est ensuite penchée sur la demande d’asile du demandeur majeur, en insistant sur l’omission de ce dernier de s’être plaint auprès d’autres institutions de l’inefficacité de la police. Selon la Commission, en outre, le fait que les autorités locales n’aient pas assuré une protection n’équivalait pas à l’absence de protection de l’État. La preuve documentaire indiquait également, la Commission a-t-elle ajouté, que si le demandeur n’était pas satisfait des efforts de la police ou s’il croyait la police corrompue, il aurait pu chercher à obtenir réparation auprès d’autres organismes. La Commission a reconnu l’existence d’un grave problème de criminalité et de corruption au Mexique, mais a ajouté que la preuve documentaire évoquait les sérieux efforts déployés par le gouvernement pour s’attaquer à ce problème et à celui des narcotrafiquants.

 

I. La norme de contrôle judiciaire

 

[8]               Dans Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. n° 232 (QL), paragraphe 11, j’ai conclu qu’étant donné la nature de la question – mixte de droit et de fait –, ainsi que l’expertise relative de la Cour pour décider si l’on satisfaisait ou non à un critère juridique, la norme de contrôle applicable aux décisions concernant la protection de l’État était celle de la décision raisonnable simpliciter

 

[9]               Compte tenu toutefois de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, récemment rendu par la Cour suprême du Canada, il y a lieu de réexaminer la question de la norme applicable en la matière. La Cour suprême nous a éclairés comme suit sur le sujet :

[…] Nous verrons qu’en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement.  De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité (paragraphe 51).

 

La Cour suprême a en outre déclaré au paragraphe 62 que le processus de contrôle judiciaire se déroulait en deux étapes :

Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier.  En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

[10]           Dans une décision récente, la juge Eleanor Dawson s’est penchée sur la question de la norme de contrôle applicable aux conclusions quant au caractère adéquat de la protection de l’État et a conclu, à la lumière de l’arrêt Dunsmuir, précité, que la norme de contrôle appropriée demeurait celle de la décision raisonnable (Eler c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 334, paragraphe 6). Ainsi, selon cette dernière norme, l’analyse de la décision de la Commission aura principalement trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel [ainsi qu’à] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». (Dunsmuir, précité, paragraphe 47). 

 

II. Analyse

 

[11]                       La question déterminante dans le cadre de la présente demande est de savoir si l’État du Mexique est en mesure de protéger adéquatement les demandeurs de leur persécuteur prétendu, soit l’ex-mari policier de la demanderesse principale.

 

[12]                       Les demandeurs soutiennent que l’analyse, par la Commission, de la question de la protection de l’État était erronée, et qu’une demande d’asile ne devrait pas être rejetée lorsque des éléments de preuve montrent que la protection de l’État soit ne matérialisera pas, soit serait inefficace. Le défendeur soutient pour sa part que la présomption de protection de l’État est forte en ce qui concerne le Mexique, vu qu’il s’agit d’une démocratie, et que les demandeurs n’ont pas présenté une preuve claire et convaincante permettant de réfuter cette présomption.

 

[13]                       Il est vrai que la preuve du demandeur doit « confirmer d’une façon claire et convaincante » l’incapacité de l’État d’assurer la protection de ses propres citoyens (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, pages 724 et 725, [1993] A.C.S. n° 74 (QL), paragraphe 50). Dans cette perspective, plus un État est démocratique, plus l’intéressé devra avoir épuisé tous les recours dont il disposait pour assurer sa protection (Kadenko c. Canada (Solliciteur général) (1996), 143 D.L.R. (4th) 532, page 534, [1996] A.C.F. n° 1376 (QL), paragraphe 5; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, [2007] A.C.F. n° 584 (QL), paragraphe 57).

 

[14]                       Dans l’arrêt récent Hinzman, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit au paragraphe 54 : « Par conséquent, la présomption de protection étatique décrite dans Ward s’applique autant dans les cas où une personne prétend craindre d’être persécutée par des entités non étatiques que dans les cas où l’État serait le persécuteur. » Ainsi, l’existence même d’agents de persécution au sein de l’État ne permet pas nécessairement de réfuter la présomption de capacité de l’État d’assurer la protection de ses citoyens.

 

[15]                       La Cour d’appel a ensuite donné des précisions sur la nature du fardeau incombant au demandeur qui tente de réfuter la présomption de protection de l’État :

Les arrêts Kadenko et Satiacum ensemble montrent que, dans le cas de démocraties bien établies, il incombe au demandeur de prouver qu’il a épuisé tous les recours dont il pouvait disposer et celui‑ci ne sera exempté de son obligation de solliciter la protection de son pays qu’en certaines circonstances exceptionnelles : Kadenko, à la page 534, Satiacum, à la page 176. (Hinzman, précité, paragraphe 57)

 

[16]                       Bien que le fardeau imposé  aux demandeurs provenant de pays développés et démocratiques soit d’un degré élevé, je demeure d’avis que ce fardeau ne les oblige pas à courir un danger pour épuiser tous les recours possibles. Le juge LaForest a d’ailleurs déclaré que le demandeur n’avait pas vraiment à s’adresser à l’État, à moins qu’il ne soit objectivement déraisonnable de ne pas en solliciter la protection (Ward, précité, paragraphe 49).  Dans la décision Chaves, en outre, j’ai moi-même déclaré ce qui suit (paragraphe 18) :

[…] malgré le fait que ce ne sont pas tous les [policiers] qui ont persécuté le demandeur, celui-ci aurait sans doute été exposé à de plus grands risques s’il s’était tourné du côté de [la police] et lui avait demandé, en réalité, de le protéger d’elle-même.

 

Je suis d’ailleurs d’avis que la nécessité de s’exposer à un risque pour épuiser tous les recours constituerait une « circonstance exceptionnelle » visée par la Cour d’appel dans l’arrêt Hinzman, précité.

 

[17]                       Pour ce qui est de la force de la présomption de protection de l’État dans le cas du Mexique, le défendeur fait valoir la décision Velazquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 532, [2006] A.C.F. n° 663 (QL), où le juge Michael Phelan a déclaré ce qui suit au paragraphe 6 : « Le Mexique est une démocratie qui fonctionne, il est membre de l’ALENA et il possède des institutions démocratiques. En conséquence, la présomption d’existence de protection de l’État y est forte ». (se reporter également à Canseco c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 73, [2007] A.C.F. n° 115 (QL), paragraphe 14; Alfaro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 460, [2006] A.C.F. n° 569 (QL), paragraphe 18, où l’on souligne le caractère libre et démocratique de la société mexicaine).

 

[18]                       Dans d’autres décisions, toutefois, la Cour a plutôt fait ressortir les problèmes auxquels est toujours confrontée la démocratie mexicaine. Tout récemment, le juge suppléant Orville Frenette a déclaré dans De Leon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1307, [2007] A.C.F. n° 1684 (QL), au paragraphe 28, que, le Mexique étant une démocratie en voie de développement, où la corruption et le trafic de stupéfiants sont courants et impliquent certaines autorités gouvernementales, il était plus facile de réfuter la présomption d’existence de protection de l’État dans le cas de ce pays.

 

[19]                       Dans Capitaine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 98, [2008] A.C.F. n° 181 (QL), ma collègue la juge Johanne Gauthier a semblablement traité de la question de la protection de l’État eu égard au contexte de la démocratie mexicaine :

20     Le Mexique constitue une démocratie pour laquelle une présomption de protection de l’État s’applique, même si sa place dans l’« éventail démocratique » doit être appréciée pour déterminer quelle preuve crédible et digne de foi sera suffisante pour écarter cette présomption. […]

 

21     Dans les démocraties développées comme les É.‑U. et Israël, il ressort clairement de l’arrêt Hinzman (aux paragraphes 46 et 57) que pour réfuter la présomption de la protection de l’État, cette preuve doit comprendre la preuve qu’un demandeur a épuisé tous les recours dont il disposait. Il est clair également que, sauf dans des circonstances exceptionnelles, il serait déraisonnable, dans de tels pays, de ne pas solliciter la protection de l’État avant de le faire au Canada.

 

22     La Cour ne croit pas que l’arrêt Hinzman signifie que cette conclusion s’applique à tous les pays, peu importe où il se trouve dans l’« éventail démocratique », ni qu’il décharge le décideur de son obligation d’apprécier la preuve présentée pour établir que, au Mexique par exemple, l’État n’est pas en mesure (bien qu’il le veuille) de protéger ses citoyens ou qu’il était raisonnable pour le demandeur de refuser de se prévaloir de cette protection […]

 

[20]                       Je souscris à la façon qu’a la juge Gauthier d’aborder la question de la protection de l’État au Mexique. En effet, bien que le Mexique constitue une démocratie et veuille généralement assurer la protection de ses citoyens, la documentation abonde quant aux problèmes de gouvernance et de corruption qui y existent. Les décisionnaires doivent par conséquent apprécier avec soin la preuve dont ils sont saisis et laissant voir que le Mexique, bien qu’il veuille protéger ses citoyens, peut bien ne pas être en mesure de le faire. Cette appréciation doit notamment prendre en compte la situation générale ayant cours dans le pays d’origine du demandeur, toutes les mesures que celui-ci a effectivement prises et sa relation avec les autorités (Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1211, [2007] A.C.F. n° 1563 (QL), paragraphe 21; Peralta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 989, [2002] A.C.F. n° 1331 (QL), paragraphe 18).

 

[21]                       Quant aux recours devant être épuisés par les demandeurs pour obtenir protection, ces derniers et le défendeur ont chacun invoqué un ensemble de décisions opposées.

 

[22]                       D’un côté, on a fait valoir des décisions portant qu’en vue d’obtenir protection, un demandeur n’est pas obligé de « demander des conseils, un avis juridique ou de l’aide d’une organisation des droits de l’homme si la police est incapable de l’aider » (Malik c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 453, [2003] A.C.F. n° 645 (QL), paragraphe 21; Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] C.F. 339, [2002] A.C.F. 1425 (QL), paragraphes 23 et 24).

 

[23]                       De l’autre côté on a fait valoir des décisions portant qu’aux fins de l’analyse de la protection de l’État, l’on pouvait prendre en considération des organismes autres que la police régis ou financés par l’État (Pal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 698, [2003] A.C.F. n° 894 (QL), paragraphe 5; Nagy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 281, [2002] A.C.F. n° 370 (QL); Szucs c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),  [2000] A.C.F. n° 1614 (QL), paragraphe 29).

 

[24]                       En l’espèce, la Commission a fait état de divers autres organismes auprès desquels les demandeurs, se disant insatisfaits des efforts de la police et croyant celle-ci corrompue, auraient pu s’adresser, comme la Commission nationale des droits de la personne, la Commission des droits de la personne d’un État, le Secrétariat de l’administration publique, le Programme de lutte contre l’impunité, la Direction d’aide du contrôleur général, ou encore le Bureau du procureur général au moyen de sa procédure de plainte.

 

[25]                       Or, j’estime que ces autres institutions ne constituent pas, en soi, des voies de recours. Sauf preuve du contraire, la police est la seule institution chargée d’assurer la protection des citoyens d’un pays et disposant, pour ce faire, des pouvoirs de contrainte appropriés. Ainsi, par exemple, il est expressément mentionné dans la preuve documentaire que la loi ne confère à la Commission nationale des droits de la personne aucun pouvoir de contrainte (« Mexique : Situation des témoins des crimes et de la corruption, des femmes victimes de violences et des victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle »).

 

[26]                       La Commission a signalé dans sa décision de nombreux efforts consentis par l’État pour protéger les femmes victimes de violence conjugale au Mexique. Ce qui importait toutefois, c’était que la Commission soit convaincue de l’existence de la protection offerte dans ce pays (Lopez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1341, [2007] A.C.F. n° 1733 (QL), paragraphe 16; Garcia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 79, [2007] A.C.F. n° 118 (QL), paragraphe 15; Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, [2006] A.C.F. n° 439 (QL), paragraphe 34; Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. n° 1438 (QL), paragraphe 15).

 

[27]                       En ce qui concerne la demanderesse principale, qui ne s’est pas elle-même plainte des agissements de son ex-mari, un policier, la Commission a étudié la preuve documentaire et conclu que des mesures étaient établies pour s’occuper d’une situation comme la sienne. La Commission était toutefois saisie d’une preuve abondante attestant l’inefficacité de ces mesures.

 

[28]                       Notre Cour a statué systématiquement que, lorsque la Commission est saisie d’une preuve contradictoire, elle doit dire pour quels motifs elle n’avait pas jugé cette preuve pertinente ou digne de foi (Simpson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] CF 970, [2006] A.C.F. n° 1224 (QL), paragraphe 44; Castillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 56, [2004] A.C.F. n° 43 (QL), paragraphe 9; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n° 1425 (QL), paragraphe 15). 

 

[29]                       Plus particulièrement en l’espèce, tout en mentionnant un document intitulé « Mexique : Violence conjugale et autres questions liées à la situation de la femme » et daté de mars 2003, la Commission a fait abstraction des parties de ce document qui militent en faveur d’une conclusion différente de la sienne. Selon certains extraits, par exemple, la violence conjugale frappe plus d’un foyer sur trois au Mexique. Le Bureau du procureur général du district fédéral a déclaré, en outre, que 48 % des homicides commis en 2001 étaient attribuables à la violence conjugale. On mentionne également dans le document qu’au Mexique, la violence conjugale est généralement considérée relever du domaine privé, et que la police y hésite à s’interposer. En ce qui concerne la disponibilité de refuges pour femmes victimes de violence, on dit dans le document que, selon la COVAC (Association mexicaine de lutte contre la violence faite aux femmes), les « divers refuges établis pour les victimes de violence sont saturés, et que l’aide qu’on peut y recevoir est de caractère temporaire et ne répond généralement pas aux besoins croissants des villes. » Finalement, d’après Marta Torres, coordonnatrice du Programme interdisciplinaire des études sur la femme au Collège de Mexico, « malgré les progrès réalisés en matière législative, les lois sur la violence conjugale n’ont pas encore eu d’effets déterminants ».

 

[30]                       Le rapport de 2006 du Secrétariat d’État américain relatif au Mexique, également mentionné expressément par la Commission, indique qu’à l’échelon des États les lois visant à contrer la violence conjugale, s’il en est, manquent de fermeté, et que les victimes ne signalent généralement pas la violence dont elles font l’objet pour de nombreux motifs, y compris le peu de volonté manifestée par les autorités pour intenter des poursuites. En outre, la violence à l’endroit des femmes demeure répandue dans l’ensemble du Mexique, où environ 1 600 femmes sont victimes de meurtre chaque année, le plus souvent dans un contexte de violence conjugale. Finalement, en août, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a déclaré que les efforts consentis par le gouvernement mexicain pour contrer la violence fondée sur le sexe n’avaient conduit à aucun résultat apparent.

 

[31]                       L’exposé intitulé « Mexique : Situation des témoins des crimes et de la corruption, des femmes victimes de violences et des victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle », daté de février 2007 et auquel la Commission a aussi fait référence, précise sous la rubrique « Efficacité des efforts de protection » qu’il n’a pas été possible d’évaluer dans quelle mesure les victimes ont pu profiter des refuges et des mesures d’application de la loi :

En ce qui concerne l’efficacité des mesures de protection accordées aux femmes victimes de violence, les représentants des organisations gouvernementales et non gouvernementales ont déclaré que les programmes d’évaluation de ces mesures étaient relativement récents et que, par conséquent, il n’existait pas de statistiques permettant de déterminer dans quelle mesure les victimes ont pu profiter des refuges et des mesures d’application de la loi […]

 

[32]                       Dans le Cartable national de documentation remis à la Commission, en outre, figurait un document intitulé « Intégration des droits fondamentaux des femmes et d’une approche sexospécifique : violence contre les femmes » et daté du 13 janvier 2006 (Mexique - Cartable national de documentation, article 5.15). Ce rapport établi par la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes au Mexique renferme les commentaires instructifs suivants :

[traduction]

Le gouvernement mexicain a pris des mesures importantes pour prévenir, réprimer et éliminer la violence contre les femmes avec la diligence convenable. Compte tenu toutefois de l’intolérable degré de violence dont les femmes font toujours l’objet au Mexique, le gouvernement de ce pays doit faire davantage pour s’acquitter de ses obligations internationales. Dans l’ensemble, les services de police et le secteur de la justice ne réagissent pas adéquatement face à la violence fondée sur le sexe; il faut améliorer cette situation (paragraphe 63). [Non souligné dans l’original.]

 

L’avis exprimé par le Rapporteur spécial constitue une preuve solide quant au fait que, malgré la « diligence raisonnable » du gouvernement mexicain, les mesures prises par lui pour contrer la violence fondée sur le genre demeurent toujours inadéquates. Or, même si la Commission n’est pas tenue de mentionner les conclusions générales de la Rapporteuse spéciale, elle est tenue de traiter des éléments de preuve contradictoires et pertinents.

 

 

[33]                       En ce qui concerne maintenant le demandeur majeur, la Commission était d’avis qu’il n’avait pas épuisé tous les recours possibles. La Commission a reconnu que le demandeur avait directement déposé une plainte à la police après son agression, mais elle n’a pas mentionné qu’il avait également soumis une plainte à la Commission des droits de la personne de l’État du Queretaro. Celle-ci avait pourtant été mentionnée expressément par la Commission à titre d’autre institution à laquelle les demandeurs auraient pu exprimer leurs inquiétudes en matière de corruption. Je note à ce sujet que la Commission a déclaré dans ses motifs que, selon un rapport d’Amnistie Internationale, les commissions des droits n’avaient généralement pas réussi au Mexique à responsabiliser les autorités à l’égard de leurs actes puis, paradoxalement, a déclaré plus loin sans autre explication que les demandeurs auraient aussi pu chercher à obtenir réparation auprès de ces mêmes commissions.

 

[34]                       Compte tenu de ce qui précède, j’estime que la Commission a commis une erreur en ne prenant pas en compte les documents susmentionnés lorsqu’elle a analysé la question de la protection de l’État.

 

[35]                       La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour que celui-ci tienne une nouvelle audience et statue à nouveau sur l’affaire.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour que celui-ci tienne une nouvelle audience et statue à nouveau sur l’affaire.

 

 

 

« Danièle Tremblay-Lamer »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


 

 

 

 

 

COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-3452-07

 

INTITULÉ :                                                   ROSARIO ADRIANA FLORES ZEPEDA,

GREGORIO MORENO QUINTANILLA et

                                                VICTOR GUSTAVO RAMIREZ FLORES

                                                                        c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 9 AVRIL 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LA JUGE TREMBLAY-LAMER

 

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                                         LE 16 AVRIL 2008

 

 

COMPARUTIOINS :

 

Lina Anani

POUR LES DEMANDEURS

 

Asha Gafar

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lina Anani

Avocate

181, avenue Eglinton Est, bureau 206

Toronto (Ontario)  M4P 1J4

POUR LES DEMANDEURS

 

John H. Sims

Ministère de la Justice du Canada

130, rue King Ouest, bureau 3400

Toronto (Ontario)  M5X 1K6

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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