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Date : 20080416

Dossier : T-658-07

Référence : 2008 CF 492

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLANCHARD

 

 

ENTRE :

ROBERT ARSENAULT, JOSEPH AYLWARD,

WAYNE AYLWARD, JAMES BUOTE,

BERNARD DIXON, CLIFFORD DOUCETTE,

KENNETH FRASER, TERRANCE GALLANT,

DEVIN GAUDET, PETER GAUDET,

RODNEY GAUDET, TAYLOR GAUDET,

CASEY GAVIN, JAMES GAVIN,

SIDNEY GAVIN, DONALD HARPER,

CARTER HUTT, TERRY LLEWELLYN,

IVAN MACDONALD, LANCE MACDONALD,

WAYNE MACINTYRE, DAVID MACISAAC,

GORDON L. MACLEOD, DONALD MAYHEW

et AUSTIN O’MEARA

demandeurs

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]                Les demandeurs sont des pêcheurs de crabe traditionnels de l’Île-du-Prince-Édouard qui pêchent dans les zones du crabe des neiges 12, 25 et 26. Les demandeurs contestent le Plan de gestion de la pêche du crabe des neiges de 2006 pour les zones 12, 18, 25 et 26 (le Plan de gestion) approuvé le 30 mars 2006 par le ministre des Pêches et des Océans (le ministre). Le Plan de gestion prévoyait l’octroi d’une aide financière de 37,4 M$ aux pêcheurs de crabe traditionnels pour les indemniser de la réduction de 10,85 % de leur quote‑part du total autorisé de capture (TAC), réduction devenue nécessaire pour atteindre les quotas attribués aux Premières nations dans le cadre de l’Initiative de l’après–Marshall (l’Initiative).

 

[2]                Des représentants du ministère ont imposé comme condition de l’obtention de l’aide financière que les demandeurs signent une entente exonérant la Couronne de toute réclamation ou poursuite relative à l’entente ou découlant de celle‑ci. Soutenant que le Plan de gestion ne faisait pas mention d’une telle exonération, les demandeurs ont refusé de signer. Les demandeurs soutiennent que le ministre avait l’obligation légale de mettre en application le Plan de gestion tel qu’il avait été approuvé. Ils ont introduit la présente demande à la suite de l’omission du ministre de verser l’aide financière aux pêcheurs de crabe à moins qu’ils n’accordent l’exonération contestée. Les demandeurs sollicitent, entre autres mesures, la délivrance d’un bref de mandamus enjoignant au ministre de verser sans condition l’aide financière approuvée dans le Plan de gestion.

 

II.         Les faits

[3]                On a établi l’Initiative pour mieux intégrer l’accès des Premières nations à la pêche commerciale canadienne dans l’Atlantique par suite de l’arrêt R. c. Marshall, [1999] A.C.S. n° 55 (QL), de la Cour suprême du Canada. Il en découlait que le TAC serait désormais partagé entre les pêcheurs de crabe des neiges traditionnels et les Premières nations.

 

[4]                Pour donner suite à l’Initiative, le ministre a approuvé dans le cadre du Plan de gestion la réduction du TAC attribué aux pêcheurs de crabe traditionnels. Le Plan comportait également un programme d’aide financière prévoyant le versement à ces pêcheurs d’une somme de 37,4 M$, soit 2,6 M$ par point de pourcentage du TAC. Cette somme était accordée dans le cadre de l’Initiative, laquelle prenait fin le 31 mars 2006.

 

[5]                L’objet initial de l’Initiative était de financer un programme volontaire de retrait de permis à l’intention des pêcheurs de crabe traditionnel. Le programme n’ayant suscité guère d’intérêt, le ministre a dû envisager d’autres options pour assurer l’accès permanent des Premières nations à la pêche au crabe des neiges. Trois options différentes ont été présentées au ministre. Celui‑ci a approuvé l’option 2, qu’on a intégrée au Plan de gestion et qui prévoyait ce qui suit :

Option 2 – Aide de 37,4 M$ (2,6 M$ par point de pourcentage)

·        L’Industrie a approuvé ce niveau d’aide à l’automne 2001. L’Industrie sait que le MPO dispose de fonds pour la zone de crabe 12. Cette option viserait à compenser la réduction de 10.85 % du TAC dans le cadre de l’Initiative.

Avantages

o       Cette option respecte la politique du MPO consistant à fournir une aide financière au regard de l’accès accordé aux Premières nations dans le cadre de l’Initiative, et la somme en cause reste dans les limites des fonds réservés pour le crabe des neiges.

o       L’option 2 est conforme au prix payé à ce jour pour l’accès soustrait dans la zone 12.

o       Cela permettrait au MPO d’obtenir ce qui manque et de fournir aux Premières nations un accès permanent à la pêche commerciale communautaire du crabe des neiges, en conformité avec ce qui a été négocié dans leurs Ententes sur les pêches.

o       L’Initiative prend fin le 31 mars 2007 et le MPO se serait ainsi acquitté de ses engagements concernant le crabe des neiges.

Inconvénients

o       Les pêcheurs de crabe de la zone 12 ne seront pas satisfaits du montant d’aide offert et espéreront obtenir davantage par jugement de la Cour.

o       Cela pourrait accroître les frais de justice et les honoraires d’avocats requis pour contrer la requête en Cour des pêcheurs de crabe.

 

[6]                Le ministre a approuvé l’option 2 et signé l’entente le 30 mars 2006. Rien n’est prévu dans ce document quant à l’inclusion d’une clause d’exonération, même si on y mentionne la possibilité d’un litige étant donné le caractère prétendument insuffisant des mesures financières.

 

[7]                Le même jour, le ministère des Pêches et des Océans (le MPO) a annoncé par communiqué de presse l’approbation du Plan de gestion. Encore une fois, nulle mention n’était faite de l’inclusion, dans le Plan de gestion, d’une exonération ni de conditions liées aux mesures financières annoncées.

 

[8]                Tous les demandeurs ont été avisés, par lettre datée du 11 juillet 2006, de la décision du ministre et de leur admissibilité à l’obtention d’une aide financière dans le cadre du Programme. On ajoutait dans les lettres : [traduction] « Le ministère des Pêches et des Océans est disposé à vous fournir une aide financière de 72 481 $ pour la renonciation à votre droit à une quote‑part du crabe des neiges attribué aux termes de la licence n° 024375 ». On avait joint à ces lettres une « Entente d’aide financière » que les demandeurs devaient signer pour pouvoir obtenir l’aide financière. Cette entente comprenait un « Engagement et exonération » prévoyant ce qui suit :

[traduction]

9.      En contrepartie des paiements prévus aux présentes, le Bénéficiaire exonère par les présentes Sa Majesté la Reine du chef du Canada et ses ministres, fonctionnaires, employés et mandataires de toutes réclamations, poursuites, actions ou demandes, de quelque nature que ce soit, que le Bénéficiaire a fait valoir ou a institué ou pourrait faire valoir ou instituer et qui découlent de la présente Entente ou qui se rapportent à celle‑ci.

 

Il était aussi mentionné dans ces lettres que le Programme prendrait fin le 31 mars 2007.

 

[9]                Le 15 mars 2007, le défendeur a écrit à tous les demandeurs pour les aviser qu’il n’avait pas reçu d’eux des ententes signées, et énoncer à nouveau les conditions d’admissibilité à l’aide financière dans le cadre du Programme.

 

[10]            Le 21 mars 2007, les demandeurs ont à leur tour écrit au défendeur pour l’informer de leur refus de signer l’entente et demander le versement des sommes prévues avant le 31 mars 2007.

 

[11]            Le 22 mars 2007, les avocats du défendeur ont répondu à la lettre des demandeurs en déclarant que demeuraient inchangées les conditions d’admissibilité à l’aide financière qui leur avaient initialement été communiquées dans la lettre datée du 11 juillet 2006. Les demandeurs devaient par conséquent signer l’entente avant d’avoir droit aux sommes prévues dans le cadre du Programme.

 

[12]            Le 29 mars 2007, les demandeurs ont de nouveau fait part par lettre au défendeur de leur refus de signer les ententes en raison de la clause d’exonération. Le défendeur n’a pas répondu à cette lettre.

 

[13]            Le Programme a pris fin le 31 mars 2007. Les demandeurs n’ayant pas accepté les conditions de paiement, ils n’ont pas obtenu l’aide financière prévue au Programme.

 

[14]            Le 20 avril 2007, les demandeurs ont introduit la présente demande de contrôle judiciaire dans laquelle ils sollicitent un jugement déclaratoire portant que le ministre avait outrepassé son pouvoir discrétionnaire ainsi qu’un bref de mandamus enjoignant au ministre de leur verser, sans condition, l’aide financière approuvée dans le Plan de gestion.

 

[15]            Le 6 juillet 2007, le Procureur général du Canada a demandé au nom du ministre une ordonnance annulant la demande de contrôle judiciaire parce qu’elle avait été présentée après le délai de 30 jours prévu à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C.1985, ch. F‑7, article 1; 2002, ch. 8, article 14.

 

[16]            Le juge Harrington a rejeté la requête en question le 25 juillet 2007 au motif qu’il était possible de soutenir que la décision visée par le contrôle judiciaire avait été prise le ou vers le 31 mars 2007, ou peut‑être le 22 mars 2007. Il a conclu qu’en tout état de cause la demande de contrôle judiciaire aurait été ainsi déposée en temps utile.

 

III.       Question en litige

[17]            La seule question à trancher dans la présente instance est de savoir si les demandeurs ont rempli les conditions de la délivrance d’un bref de mandamus.

 

IV.       Dispositions législatives pertinentes

[18]            Les dispositions législatives et réglementaires pertinentes sont reproduites en annexe des présents motifs.

 

V.                 Analyse

La position des demandeurs

[19]            Les demandeurs soutiennent que l’objet de la demande de contrôle judiciaire n’est pas de contester la décision du 30 mars 2006 du ministre, mais plutôt de faire appliquer cette décision. Ils ajoutent qu’ils n’ont nullement l’obligation de contester une décision prise subséquemment par le ministre qui avait essentiellement pour effet d’ajouter une condition au Plan de gestion déjà approuvé. Les demandeurs soutiennent avoir droit, selon les conditions du Plan de gestion approuvé par le ministre, à une aide financière sans signer une entente exonérant la Couronne de toute responsabilité. Les demandeurs soutiennent, pour l’essentiel, que le ministre a l’obligation légale à caractère public de verser les sommes prévues au Plan de gestion, plan approuvé le 30 mars 2006. L’omission de verser ces sommes a conduit à la présente demande de délivrance d’un bref de mandamus.

 

La position du défendeur

[20]            Selon le défendeur, les demandeurs ont qualifié incorrectement la nature de la demande. Ce qui est au cœur de la présente instance, c’est que les demandeurs contestent les conditions d’une décision discrétionnaire de principe prise par le ministre.

 

[21]            Le défendeur soutient que le ministre a été investi, par le paragraphe 7(1) de la Loi sur les pêches, L.R. 1985, ch. F‑14 (la Loi), du pouvoir, « à discrétion », de prendre des décisions discrétionnaires de cette nature. Compte tenu du large pouvoir discrétionnaire ainsi accordé au ministre, il n’est pas du ressort d’une cour de révision de reconsidérer la décision de ce dernier. Le défendeur soutient également que les questions concernant les quotas de pêche et leur mise en application constituent essentiellement des questions stratégiques; les politiques ministérielles de ce genre ne sont pas contraignantes et ne sont donc pas exécutoires. Les demandeurs ne peuvent donc obtenir l’ordonnance de la nature d’un mandamus qu’ils sollicitent. Le défendeur soutient que, lorsqu’elle examine une décision prise dans l’exercice d’un large pouvoir discrétionnaire, une cour de révision ne peut intervenir que si la décision a été prise de mauvaise foi, ne prend pas en compte des facteurs pertinents ou en tenant compte de facteurs non pertinents, ou si la décision était illégale. En l’espèce, toujours selon le défendeur, l’intervention de la Cour est injustifiée.

 

[22]            S’il s’agissait en l’espèce d’une demande de contrôle de la décision discrétionnaire du ministre, je conviens que la Cour ne pourrait intervenir que dans les circonstances susmentionnées. On ne conteste pas, toutefois, dans la présente demande, la décision discrétionnaire du ministre. Il s’agit plutôt d’une demande d’ordonnance de la nature d’un mandamus. Pour rendre une ordonnance de ce genre, la Cour doit être convaincue qu’une obligation légale d’agir à caractère public incombe au ministre par suite de la décision d’instaurer le Plan de gestion contesté, que l’obligation existe envers les demandeurs et que ceux‑ci disposent clairement du droit d’obtenir l’exécution de cette obligation.

 

[23]            Le défendeur avance trois autres arguments. Premièrement, le ministre ne pouvait mettre en application la décision de principe qu’en exigeant des demandeurs qu’ils signent l’entente assortie d’une clause d’exonération et, par conséquent, cette clause constituait une « composante inhérente de la politique ». Deuxièmement, le ministre a d’entrée de jeu avisé les demandeurs de sa décision de leur verser l’aide financière à la condition qu’ils signent l’exonération. Troisièmement, les demandeurs ayant été informés le 11 juillet 2006 de l’obligation de signer la clause d’exonération, ils ont maintenant dépassé le délai prévu pour contester la décision; celle‑ci demeure donc incontestée et elle doit être maintenue.

 

[24]            Je traiterai à tour de rôle des arguments susmentionnés du défendeur. Je rejette d’abord l’assertion selon laquelle l’obligation de signer l’exonération constitue une « composante inhérente de la politique ». En premier lieu, mis à part l’affirmation pure et simple en ce sens dans les observations du défendeur, aucun élément de preuve ne vient étayer cette prétention. En deuxième lieu, aucun élément de preuve ne permet d’affirmer non plus qu’on a avisé les demandeurs d’entrée de jeu qu’ils ne recevraient une aide financière qu’après avoir signé l’entente assortie de la clause d’exonération. Aucune mention n’est faite d’une clause de cette nature dans le Plan de gestion. Il ressort plutôt clairement de la preuve que le ministre n’a mentionné la condition de signer l’exonération pour la première fois que le 11 juillet 2006.

 

[25]            Finalement, je dois aussi rejeter l’argument du défendeur selon lequel la demande des demandeurs ne doit pas être accueillie parce que ceux‑ci n’ont pas contesté en temps utile la décision du ministre d’exiger une exonération. Si c’était bien là la décision contestée dans la présente demande, on pourrait sans doute soutenir que l’argument du défendeur a un certain fondement. Toutefois, ce n’est pas cette décision que vise la présente demande. Comme je l’ai dit précédemment, les demandeurs sollicitent une ordonnance de la nature d’un mandamus pour que soit mis en application le Plan de gestion tel qu’annoncé. J’estime que le défendeur qualifie incorrectement la nature de la demande et que sa position doit par conséquent être rejetée.

 

Bref de mandamus – le critère juridique

[26]            Le bref de mandamus est un recours extraordinaire en equity qui ne peut être accordé que si sont présentes les conditions préalables suivantes établies par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, confirmé par la Cour suprême du Canada, [1994] 3 R.C.S. 1100 :

1.  il existe une obligation légale d’agir à caractère public;

2.  l’obligation existe envers le requérant;

3.  il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a)  le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b)  il y a eu une demande d’exécution de l’obligation, un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande, et il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite;

4.  le requérant n’a aucun autre recours;

5.  la balance des inconvénients penche en faveur du requérant.

 

C’est aux demandeurs qu’incombe le fardeau d’établir que ces conditions sont réunies.

 

                        1 :   Une obligation légale d’agir à caractère public

[27]            Le bref de mandamus est un redressement assujetti à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et visant à forcer l’exécution d’une obligation légale à caractère public, qui découlent soit d’une disposition législative ou de la common law. En l’espèce, la prétendue obligation légale, s’il en est, a la Loi pour fondement. Nul ne conteste le pouvoir discrétionnaire du ministre d’octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation des pêcheries. Le paragraphe 7(1) de la Loi confère ce pouvoir, à discrétion, au ministre. Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, toutefois, le ministre doit fonder ses décisions sur des considérations pertinentes, éviter l’arbitraire et agir de bonne foi. Rien d’autre ne restreint le pouvoir discrétionnaire du ministre, hormis les exigences de la justice naturelle.

 

[28]            Le pouvoir conféré par la Loi au ministre est un pouvoir constant jusqu’au moment où le permis est effectivement délivré. Une fois le permis délivré, le pouvoir discrétionnaire du ministre est considéré épuisé. La Cour suprême du Canada en est venue à cette conclusion dans l’arrêt Comeau’s Sea Foods Ltd. c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [1997] 1 R.C.S. 12. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Major a déclaré ce qui suit aux paragraphes 40, 43 et 49 :

40     Compte tenu de l’examen qui vient d’être fait de l’objet de l’art. 7 et du large pouvoir discrétionnaire accordé au Ministre dans l’exercice des fonctions que lui confère cet article, je suis d’avis que le pouvoir du Ministre d’autoriser la délivrance d’un permis est constant jusqu’au moment où le permis est effectivement délivré.  Il s’ensuit qu’il conserve le pouvoir de révoquer l’autorisation en tout temps avant la délivrance du permis.  Dès que l’autorisation est révoquée, la personne autorisée n’a plus le pouvoir de délivrer le permis.  Après la délivrance, le pouvoir de révocation est régi par l’art. 9 de la Loi

43     Le pouvoir de délivrer un permis, une fois exercé dans une affaire, est épuisé et la délivrance ne peut être révisée ou révoquée qu’aux conditions particulières énoncées à l’art. 9. […]

49     Ce n’est qu’une fois qu’un permis a été délivré que la Loi sur les pêches impose des limites au pouvoir discrétionnaire du Ministre.  De telles limites ne sont pas imposées à l’égard de l’autorisation d’un permis de pêche par le Ministre et, en l’absence de propos ou d’indication d’une intention contraire de la part du législateur, aucune ne devrait être imposée. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[29]            En l’espèce, le Plan de gestion a été annoncé et les permis de pêche ont été octroyés le 30 mars 2006. Pour ce qui est des permis de pêche, nul ne conteste que le ministre a épuisé le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi. La question en litige est plutôt de savoir si l’aide financière annoncée dans le Plan de gestion constitue un élément de la décision discrétionnaire prise par le ministre en vertu de la Loi et, dans l’affirmative, si une obligation légale à caractère public incombe au ministre de mettre en application le Plan tel qu’annoncé.

 

[30]            J’estime, pour les motifs qui vont suivre, que l’aide financière promise constitue un élément du Plan de gestion et que le ministre a l’obligation légale de mettre en application le Plan tel qu’annoncé.

 

[31]            Les ressources halieutiques du Canada sont « un bien commun » qui appartiennent à tous les Canadiens. En vertu de la Loi, le ministre a l’obligation de gérer, conserver et développer les pêches au nom des Canadiens et dans l’intérêt public (article 43) (Comeau’s Sea Foods, précité, paragraphe 36). L’octroi de permis n’est qu’un des nombreux outils conférés au ministre par la Loi pour gérer les pêches. Parmi les autres outils, il y a le pouvoir de restreindre l’accès à la pêche commerciale ainsi que le nombre de pêcheurs, de navires et d’autres éléments de la pêche commerciale. La Loi confère également au ministre des pouvoirs en matière d’ouverture et de fermeture de la pêche, de protection de l’habitat du poisson et de mise en valeur des cours d’eau riches en poissons. Bien qu’aucune disposition de la Loi ne prévoie expressément le paiement d’une indemnisation aux pêcheurs dont les quotas sont réduits, verser des paiements de cette nature me semble bien cadrer avec l’obligation du ministre de gérer, conserver et développer les pêches.

 

[32]            Par suite de l’arrêt Marshall, le ministre avait l’obligation légale de prendre en compte les intérêts des pêcheurs des Première nations. Pour se conformer à cette obligation et bien gérer la ressource, le ministre n’avait d’autre possibilité que de réduire les quotas des pêcheurs de crabe traditionnels. Il n’avait toutefois nulle obligation d’indemniser ces derniers pour la réduction de ces quotas. Cependant, une fois que le ministre a décidé d’accorder une aide financière aux pêcheurs traditionnels dans le cadre de l’Initiative et d’intégrer les mesures d’aide financière au Plan de gestion, celles‑ci devenaient un élément de sa décision discrétionnaire. Une fois le Plan de gestion annoncé, le pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu de la Loi s’est épuisé, et le Plan ne pouvait plus être révisé ou révoqué que conformément aux conditions expressément énoncées à l’article 9 de la Loi. Ces conditions ne trouvent pas application en l’espèce. Dans les circonstances, le ministre avait l’obligation légale de mettre le Plan de gestion en application tel qu’annoncé. Cette obligation légale découle de l’obligation imposée par la Loi au ministre de gérer, conserver et développer les pêches.

 

[33]            Je rejette l’argument du défendeur selon lequel imposer comme condition aux demandeurs de signer l’exonération constituait un exercice valable par le ministre de son pouvoir absolu de gérer les pêches. Tel aurait été assurément le cas si cette condition avait constitué un élément des mesures financières visées au Plan de gestion, mais il n’en était pas ainsi. En outre, je suis convaincu qu’on n’avait pas prévu l’inclusion de cette condition au moment de l’annonce du Plan de gestion. Selon le dossier, le ministre s’est fait présenter trois options dans une note de service établie par son personnel pour régler le problème resté en suspens de l’ajustement des quotas dans le cadre de l’Initiative et de son incidence sur la répartition du TAC disponible. Le ministre a adopté l’option 2, qu’il a intégrée au Plan de gestion le 30 mars 2006. En présentant l’option, on déclarait expressément que les pêcheurs de crabe traditionnels ne seraient pas satisfaits du montant d’aide offert et espéreraient obtenir davantage par jugement de la Cour. On déclarait également que l’option deux [traduction] « accroîtrait les frais de justice et les honoraires d’avocats requis pour contrer les requêtes en Cour des pêcheurs de crabe ». Le ministre disposant de ces renseignements, si l’on avait voulu que l’aide financière soit conditionnelle au consentement des pêcheurs de crabe à une exonération, on aurait énoncé expressément une telle condition dans l’entente. Or, on ne l’a pas fait.

 

[34]            Les citoyens dont les droits font l’objet d’une décision administrative ont le droit de savoir à quoi s’en tenir. C’est la raison pour laquelle, sous réserve des exceptions restreintes prévues dans la Loi et déjà mentionnées, il n’était pas loisible au ministre de modifier les quotas de pêche attribués une fois l’annonce faite du Plan de gestion. L’irrévocabilité des décisions administratives s’impose (Comeau’s Sea Foods, précité, paragraphe 42.) Essentiellement pour les mêmes raisons, rien ne permettait en droit au ministre d’assortir, après son approbation, le Plan de gestion d’une condition pouvant avoir une incidence sur son application. En outre, comme je l’ai déjà dit, aucune preuve ne montre en l’espèce que le ministre ait eu l’intention d’assortir le versement de l’aide financière d’une telle condition lorsqu’il a fait l’annonce du Plan de gestion. Il n’y a aucune preuve, non plus, quant au fait que le ministre aurait délégué à des tiers son pouvoir discrétionnaire d’imposer une telle condition, avant ou après qu’elle n’ait été imposée.

 

[35]            Je rejette également l’argument selon lequel exiger une telle exonération de la part des demandeurs est une composante inhérente de la mise en application de la décision de principe du ministre. S’il est bien vrai que le ministre pouvait, à discrétion, exiger une condition d’exonération dans le Plan de gestion, il a décidé de n’en rien faire. Une fois le Plan annoncé, le pouvoir discrétionnaire du ministre était épuisé. La décision postérieure d’exiger la signature d’une exonération a modifié sensiblement la nature de l’élément aide financière du Plan de gestion. À prime abord, si les demandeurs avaient consenti à l’inclusion de la clause d’exonération, il ne leur aurait été plus possible par la suite de tenter d’obtenir pleine indemnisation pour de prétendues pertes. En l’espèce, le ministre savait avant l’annonce du Plan que les demandeurs ne seraient pas satisfaits du montant de l’aide financière offerte. Il savait également que les demandeurs allaient vraisemblablement intenter une action en justice pour être indemnisés davantage pour leurs pertes. Finalement, la preuve démontre que l’aide financière prévue dans le Plan de gestion n’était pas destinée à indemniser intégralement les demandeurs de leurs pertes. Cela n’est pas contesté par le défendeur. Dans les circonstances, on ne peut considérer qu’obliger les demandeurs à signer une exonération pour obtenir l’aide financière était une composante inhérente du Plan de gestion. La décision postérieure du MPO d’insister pour que soit signée une exonération était par conséquent illégale.

 

                        2.    L’obligation légale existant envers les demandeurs

[36]            Nul ne conteste que les demandeurs sont bien les pêcheurs de crabe traditionnels des zones susmentionnées. L’obligation légale à caractère publique existait par conséquent envers eux.

 

3.    Existence d’un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation

[37]            Les demandeurs soutiennent remplir la seule condition préalable donnant naissance à l’obligation du ministre de verser l’aide financière, puisqu’ils étaient et continuent d’être des pêcheurs de crabe traditionnels visés par le Plan de gestion approuvé par le ministre.

 

[38]            Le défendeur soutient pour sa part que, pour obtenir les fonds, les demandeurs devaient signer l’Entente, laquelle comportait la clause d’exonération.

 

[39]            En l’absence d’une preuve quelconque montrant qu’une telle clause faisait bien partie intégrante du Plan de gestion approuvé par le ministre, j’estime que les demandeurs n’avaient nulle condition préalable à remplir.

 

[40]            Pour ce qui est maintenant de la condition de la demande d’exécution d’une obligation, la preuve documentaire montre clairement que, le 21 mars 2007, les demandeurs ont écrit au défendeur pour l’aviser de leur refus de signer l’Entente et demander le paiement de l’aide financière. Cette demande a été réitérée le 29 mars 2007. Il ressort aussi clairement de la preuve que le ministère n’entendait pas verser l’aide financière prévue au Plan de gestion s’il n’obtenait pas d’exonération de la part des demandeurs. Je suis par conséquent convaincu qu’il y a eu une demande d’exécution de l’obligation, qu’un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à cette demande, puis qu’il y a eu refus ultérieur. Un tel refus du ministre découle implicitement, selon moi, des lettres du 11 juillet 2006 et du 22 mars 2007 transmises en son nom aux demandeurs.

 

4.     Les demandeurs n’ont aucun autre recours

[41]            Selon les demandeurs, l’aide financière prévue au Plan de gestion ne constitue pas une indemnisation correspondant à la véritable valeur commerciale des quotas qu’on leur a retirés pour assurer aux pêcheurs des Premières nations l’accès à la pêche. Il s’agit néanmoins d’une indemnisation partielle, qu’ils perdront si l’ordonnance sollicitée n’est pas délivrée. Les demandeurs soutiennent que, peu important les autres recours en justice dont ils pourraient disposer, ils ne pourront jamais obtenir les sommes prévues à cette fin dans le cadre de l’Initiative et déjà versées à la plupart des pêcheurs de crabe des neiges si la Cour ne décerne pas un bref de mandamus.

 

[42]            Dans ses observations écrites et orales, le défendeur n’a pas opposé d’arguments à ceux des demandeurs quant à l’absence « d’autre recours ». Les observations du défendeur avaient essentiellement trait à la nature véritable, selon ses prétentions, de la demande et ne traitaient pas des conditions devant être satisfaites pour la délivrance d’un bref de mandamus. J’ai déjà exprimé mon avis sur la qualification par le défendeur de la nature de la présente demande, et je ne le répéterai donc pas. Il était loisible aux demandeurs, suffit‑il de dire, de présenter leur demande tel qu’ils l’ont fait. Cela étant dit, je ne dispose d’aucune observation du défendeur quant à cet élément particulier du critère applicable à la délivrance d’un bref de la nature d’un mandamus.

 

[43]            On a mentionné, durant l’audition de la présente demande, une action intentée par les demandeurs à l’encontre de la Couronne fédérale. Selon le dossier de la Cour, les causes d’action y étaient la rupture de contrat, l’enrichissement injustifié, les fausses déclarations par négligence, l’abus d’autorité dans l’exercice d’une charge publique et le manquement à la relation de fiduciaire. Dans cette action, les demandeurs sollicitaient notamment comme redressement la restitution de la valeur de leurs quotas de crabe des neiges; il ne semble pas qu’ils demandaient le versement des sommes prévues dans le cadre du Plan de gestion. D’après le dossier, le protonotaire de la Cour a radié l’action au motif que les demandeurs auraient d’abord dû obtenir une déclaration d’invalidité des décisions avant d’instituer leur action en dommages‑intérêts contre la Couronne. L’appel interjeté à l’encontre de la décision du protonotaire a toutefois été accueilli, au motif que le défendeur n’avait pas démontré que la demande des demandeurs n’avait aucune chance de succès.

 

[44]            Sans autre renseignement ou argument sur ladite action en justice, il est difficile de conclure s’il s’agit là, dans le contexte de la présente demande, d’un autre recours. Je n’ai ainsi d’autre choix que d’admettre la prétention des demandeurs selon laquelle, faute d’obtenir le bref demandé, ils n’auront jamais accès aux fonds prévus au Plan de gestion. Je suis convaincu, dans les circonstances, que les demandeurs ne disposent d’aucun autre recours.

 

5 :    La balance des inconvénients penche en faveur des demandeurs

[45]            L’obligation dont on demande l’exécution n’existe pas envers le public de manière générale, mais envers un nombre relativement restreint de pêcheurs de crabe des neiges visés par le Plan de gestion. La preuve révèle que le Plan cadre avec la décision de principe du ministère même d’indemniser les pêcheurs de crabe pour la réduction de leurs quotas. Les demandeurs ont droit à l’application du Plan de gestion tel qu’il a été approuvé. À mon avis, accorder l’ordonnance demandée n’entraînerait pas le chaos aux plans administratif ou financier. Ainsi, la balance des inconvénients penche en l’espèce en faveur des demandeurs.

 

 

Conclusion

[46]            Je suis convaincu que rien ne fait obstacle en equity au recours extraordinaire demandé. Les demandeurs ont rempli les conditions requises pour la délivrance d’une ordonnance de la nature d’un mandamus. La Cour prononcera une ordonnance enjoignant au ministre de mettre en application le Plan de gestion tel qu’il a été approuvé le 30 mars 2006, sans que les demandeurs n’aient à signer l’exonération contestée. Les demandeurs ont aussi droit à leurs dépens.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.         Le demande est accueillie en partie.

 

2.         Le ministre des Pêches et des Océans doit mettre en application le Plan de gestion de la pêche du crabe des neiges de 2006 pour les zones 12, 18, 25 et 26 tel qu’il a été approuvé le 30 mars 2006, sans que les demandeurs n’aient à signer l’exonération contestée.

 

3.         Les demandeurs ont droit à leurs dépens dans le cadre de la demande.

 

 

 

« Edmond P. Blanchard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.

 

 


ANNEXE

 

Loi sur les pêches     /    The Fisheries Act

 

7. (1) En l’absence d’exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d’exploitation de pêcheries — ou en permettre l’octroi —, indépendamment du lieu de l’exploitation ou de l’activité de pêche.

(2) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l’octroi de baux, permis et licences pour un terme supérieur à neuf ans est subordonné à l’autorisation du gouverneur général en conseil.

 

9. Le ministre peut suspendre ou révoquer tous baux, permis ou licences consentis en vertu de la présente loi si :

a) d’une part, il constate un manquement à leurs dispositions;

 

b) d’autre part, aucune procédure prévue à la présente loi n’a été engagée à l’égard des opérations qu’ils visent.

 

 

7. (1). Subject to subsection (2), the Minister may, in his absolute discretion, wherever the exclusive right of fishing does not already exist by law, issue or authorize to be issued leases and licences for fisheries or fishing, wherever situated or carried on.

 

(2) Except as otherwise provided in this Act, leases or licences for any term exceeding nine years shall be issued only under the authority of the Governor in Council.

 

 

9. The Minister may suspend or cancel any lease or licence issued under the authority of this Act, if

(a) the Minister has ascertained that the operations under the lease or licence were not conducted in conformity with its provisions; and

(b) no proceedings under this Act have been commenced with respect to the operations under the lease or licence.

 

 


 

Loi sur les Cours fédérales      /      The Federal Courts Act

 

18.(1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :

a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;

 

b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.

18.(1) Subject to section 28, the Federal Court has exclusive original jurisdiction

 

(a) to issue an injunction, writ of certiorari, writ of prohibition, writ of mandamus or writ of quo warranto, or grant declaratory relief, against any federal board, commission or other tribunal; and

(b) to hear and determine any application or other proceeding for relief in the nature of relief contemplated by paragraph (a), including any proceeding brought against the Attorney General of Canada, to obtain relief against a federal board, commission or other tribunal.

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑658‑07

 

INTITULÉ :                                                   ROBERT ARSENAULT et al.

                                                                        c.

                                                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             CHARLOTTETOWN (Î.-P.-É.)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 24 JANVIER 2008

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE BLANCHARD

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                   LE 16 AVRIL 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kenneth L. Godfrey

902-566-3400

 

POUR LES DEMANDEURS

Patricia MacPhee

902-426-7914

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Campbell Lea

Charlottetown

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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