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Date : 20080403

Dossier : IMM‑3811‑07

Référence : 2008 CF 428

Montréal (Québec), le 3 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MAURICE E. LAGACÉ

 

 

ENTRE :

MOHAMAD KHALIL MARKIS

et

AMAL HUSSEIN HACHEM

demandeurs

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’examen des risques avant renvoi (l’agent), en date du 17 juillet 2007, qui a refusé d’accéder à leur demande de dispense de l’obligation d’obtenir un visa d’immigrant avant de venir au Canada, une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et faite en vertu de l’article 25 de la Loi.

 

Les faits

[2]               Les demandeurs sont un couple marié d’origine libanaise qui est arrivé au Canada en juillet 2001 et qui a demandé l’asile en février 2002.

 

[3]               Le 9 janvier 2003, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (le Tribunal) a rejeté leur demande d’asile et, le 30 avril 2003, ils se sont adressés à la Cour fédérale pour obtenir l’autorisation d’introduire une procédure de contrôle judiciaire. Leur demande d’autorisation a elle aussi été refusée.

 

[4]               Le 7 avril 2004, les demandeurs ont décidé de déposer une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, demande qu’ils ont mise à jour le 22 février 2007.

 

La décision concernant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[5]               Par décision datée du 17 juillet 2007, l’agente a estimé que, eu égard à la situation  personnelle des demandeurs et à la situation qui avait cours au Liban, elle n’était pas persuadée que les demandeurs connaîtraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils sollicitaient le statut de résident permanent auprès d’une mission de Citoyenneté et Immigration Canada à l’étranger, comme le prévoit la Loi.

 

[6]               D’abord, l’agente relève que le demandeur subvient seul aux besoins de sa famille et elle considère le fait qu’il a une adresse et un emploi stables comme une preuve de son intégration au Canada. Cependant, l’agente croit que ce facteur a peu de poids et ne saurait justifier une dispense. Elle écrit aussi que le demandeur a payé ses impôts, qu’il loue un appartement 4 ½ depuis un an, qu’il a acheté des meubles, qu’il a un compte bancaire et qu’il possède une voiture.

 

[7]               L’agente relève que, même si la demande mise à jour fondée sur des motifs d’ordre humanitaire précise que le demandeur vit avec sa sœur, il ne répond cependant pas à la question concernant les gens avec qui il vit. Il dit qu’il a une sœur et une belle‑sœur au Canada, mais l’agente estime que la preuve versée dans le dossier ne lui permet pas d’évaluer la relation qu’il a avec elles. Par conséquent, il ne semble pas que le demandeur connaîtrait des difficultés particulières s’il devait laisser derrière lui sa sœur et sa belle‑sœur pour retourner au Liban, où vivent la plupart de ses frères et sœurs.

 

[8]               L’agente arrive donc à la conclusion que, s’ils devaient retourner au Liban durant la période requise pour se conformer à la Loi, les demandeurs seraient en mesure d’obtenir un soutien moral et logistique tout en attendant la réponse à leur demande de visa. Par ailleurs, le demandeur n’a pas apporté la preuve de son intégration dans la collectivité, en faisant état par exemple d’un engagement dans des organisations communautaires ou religieuses, d’un travail bénévole, de la poursuite d’études ou autres activités semblables.

 

[9]               L’agente est d’avis que les demandeurs n’ont tissé que de faibles liens avec la société canadienne.

 

[10]           S’agissant de l’intérêt supérieur des trois enfants du couple nés au Canada, l’agente écrit que le dossier n’indique pas si les enfants vont à l’école ou dans une garderie ou s’ils participent à des activités sociales, sportives ou culturelles. L’agente a donc conclu qu’ils restent auprès de leurs parents. L’agente croit que leur retour au Liban avec leurs parents, dans un milieu où ils seraient en contact avec d’autres membres de leur famille (grands‑parents, tantes et oncles) ne leur causerait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. La preuve versée dans le dossier n’a pas permis à l’agente de dire si les enfants des demandeurs ont la nationalité libanaise ou s’ils pourraient l’obtenir. Elle écrit qu’il n’est pas établi dans le dossier que les enfants sont malades ou ont besoin de soins particuliers, et elle ajoute qu’ils pourraient obtenir les services de santé offerts et fréquenter l’école s’ils devaient retourner au Liban.

 

[11]           S’agissant du risque personnalisé, l’agente cite la décision du Tribunal du 9 janvier 2003, où le Tribunal écrivait que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, et elle précise aussi que, dans cette décision, le Tribunal n’a pas cru le demandeur lorsqu’il évoquait ses difficultés avec le Hezbollah, et cela en raison d’omissions et de contradictions dans ses explications.

 

[12]           Le demandeur a produit une lettre du maire de Shebaa, signée le 17 mars 2007, où il est écrit que le demandeur est menacé par « des forces partisanes qui étaient à sa recherche et que sa vie et celles des membres de sa famille étaient en danger », mais l’agente a estimé que cette lettre n’ajoutait rien de nouveau et qu’elle ne précisait nulle part comment le maire avait eu connaissance du danger que courait le demandeur. L’agente a donc accordé peu de poids à cette lettre.

 

[13]           L’agente conclut que les demandeurs n’ont pas apporté d’autres preuves lui permettant d’arriver à une conclusion autre que celle du Tribunal. Selon elle, bien que l’évaluation du risque faite dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit plus générale que l’évaluation faite au titre d’une demande d’asile ou d’une demande d’ERAR, il n’en demeure pas moins que les demandeurs n’ont pas apporté une preuve crédible ou digne de foi de l’existence d’un risque s’il leur fallait retourner dans leur pays pour demander des visas d’immigrant, comme l’exige la Loi.

 

[14]           Par ailleurs, l’agente écrit que, bien que la situation ayant cours dans le pays soit inquiétante, il ressort de la preuve documentaire que la situation au Liban s’est stabilisée depuis le cessez‑le‑feu et que la nature des tensions politiques encore existantes ne constitue plus une menace pour la vie ou la sécurité des demandeurs.

 

[15]           Se fondant sur cette information, et puisque l’agente accorde peu de crédit aux supposées difficultés que le demandeur avait avec le Hezbollah, l’agente a estimé qu’il n’avait pas prouvé qu’il serait exposé à un risque personnalisé pour sa vie ou sa sécurité en cas de retour au Liban.

 

LES POINTS LITIGIEUX

[16]           La présente demande soulève les points suivants :

a.       L’agente a‑t‑elle appliqué la mauvaise norme lorsqu’elle a évalué le risque et les difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives?

b.      L’agente a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a analysé l’intérêt supérieur des enfants?

c.       L’agente a‑t‑elle motivé suffisamment sa décision?

 

 

LA NORME DE CONTRÔLE

[17]           Dans un arrêt récent, Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a modifié le nombre des normes de contrôle, le faisant passer de trois à deux : la norme de la décision raisonnable et la norme de la décision correcte. La Cour suprême écrit ce qui suit, au paragraphe 51 de cet arrêt :

[…] en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité.

 

[18]           Par ailleurs, au paragraphe 62, la Cour suprême met l’accent sur les deux étapes de la procédure de contrôle judiciaire :

Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle.

 

 

[19]           S’agissant du premier point litigieux, la question de savoir si l’agente a appliqué la bonne norme juridique est une question de droit, et la Cour a déjà dit que cette question est susceptible de contrôle d’après la norme de la décision correcte (Mooker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 779, [2007] A.C.F. n° 1029 (QL), paragraphe 16; Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 296, [2005] A.C.F. n° 366 (QL)). Eu égard à l’arrêt Dunsmuir, précité, et à la jurisprudence antérieure de la Cour fédérale, la Cour estime qu’il faut appliquer ici la norme de la décision correcte.

 

[20]           S’agissant du deuxième point litigieux, la question de savoir si le décideur a été réceptif, attentif et sensible à l’intérieur supérieur des enfants est une question mixte de droit et de fait qui intervient dans le contexte d’une décision largement discrétionnaire portant sur l’existence de motifs d’ordre humanitaire. Eu égard à l’arrêt Dunsmuir et à la jurisprudence antérieure, la Cour estime que la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable.

 

[21]           Par conséquent, d’après cette norme, l’analyse de la décision de l’agente tiendra principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, paragraphe 47).

 

[22]           Finalement, les demandeurs soutiennent que la décision de l’agente portant sur les motifs d’ordre humanitaire n’est pas suffisamment motivée. L’argument selon lequel une décision n’est pas suffisamment motivée soulève une question d’équité procédurale (Adu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565, [2005] A.C.F. n° 693 (QL), paragraphe 9). D’après l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.) c. Ontario (Ministre du Travail), [2003] 1 R.C.S. 539, [2003] A.C.S. n° 28 (QL), au paragraphe 100, « il appartient aux tribunaux judiciaires et non au ministre de donner une réponse juridique aux questions d’équité procédurale ». Les questions d’équité procédurale ne sont donc pas assujetties à une norme de contrôle.

 

ANALYSE

L’agente a‑t‑elle appliqué la mauvaise norme lorsqu’elle a évalué le risque et les difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives?

 

[23]           Les demandeurs disent que l’agente a appliqué la mauvaise norme juridique lorsqu’elle a évalué les difficultés auxquelles ils seraient exposés. La Cour faisait une remarque instructive, au paragraphe 1 de la décision Sahota c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 651, [2007] A.C.F. n° 882 (QL) :

Bien qu’elle ne soit peut‑être pas toujours évidente dans les faits, la distinction entre un examen des risques avant renvoi (l’ERAR) et une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée depuis le Canada est manifeste en droit.

 

 

 

[24]           En effet, même si les deux demandes prennent toutes deux en compte le risque, « dans le cadre d’une demande d’ERAR, le “risque” visé par l’article 97 de la LIPR exige qu’on se demande si le demandeur serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie, ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités » (décision Sahota, précitée, paragraphe 7), tandis que, dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, « le risque devrait être considéré comme un des facteurs pertinents à la question de savoir si le demandeur aurait à surmonter des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. L’accent est donc mis sur les difficultés qui comportent une composante de risque sans constituer un risque en tant que tel » [Non souligné dans l’original.] (décision Sahota, précitée, paragraphe 8).

 

[25]           Dans la même veine, la Cour écrit, dans la décision Pinter, précitée, au paragraphe 5, qu’« [i]l peut exister des considérations relatives au risque qui soient pertinentes à une demande de résidence permanente depuis le Canada, lesquelles sont loin de satisfaire le critère plus rigoureux de la menace à la vie ou du risque de traitements cruels et inusités ». Ainsi, la notion de « difficultés », dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et la notion de « risque », dans une demande d’ERAR, doivent être évaluées selon des normes différentes (Akinbowale c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1221, [2007] A.C.F. n° 1613 (QL), paragraphe 20; Ramirez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1404, [2006] A.C.F. n° 1763 (QL), paragraphe 42).

 

[26]           Une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doit être évaluée d’une manière qui permette de dire si les « facteurs de risque » équivalent à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives (Gallardo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 554, [2007] A.C.F. n° 749 (QL), paragraphe 12). L’expression de la norme des « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » est instructive : « La procédure applicable aux demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire n’est pas destinée à éliminer les difficultés; elle est destinée à accorder une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. » (Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n° 1906 (QL), paragraphe 26) La Cour a d’ailleurs jugé à maintes reprises que « [l]es difficultés inhérentes au fait de quitter le Canada ne sont pas suffisantes » pour justifier une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Doumbouya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1186, [2007] A.C.F. n° 1552 (QL), paragraphe 10; Kawtharani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 162, [2006] A.C.F. n° 220 (QL), paragraphe 16).

 

[27]           S’agissant de la présente affaire, dans les sections de la décision de l’agente intitulées [traduction] « Motifs d’ordre humanitaire et liens avec le Canada » et [traduction] « L’intérêt supérieur des enfants », l’agente évalue si le renvoi des demandeurs et de leurs enfants du Canada constituerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Il s’agit de la bonne expression du critère, lequel a été appliqué relativement à la séparation d’avec les proches au Canada, l’endroit où vivent des proches au Liban et l’accès des enfants à la scolarité et aux soins médicaux.

 

[28]           Dans la section de la décision de l’agente intitulée [traduction] « Risque personnalisé », l’agente évoque à plusieurs reprises la menace à la vie et à la sécurité du demandeur, ce qui est une expression inexacte du critère des difficultés dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cependant, l’agente écrit effectivement que, [traduction] « bien que l’évaluation du risque, dans cette demande, soit plus générale que celle qui est faite pour une demande d’asile ou pour une demande d’ERAR, il reste que le demandeur n’a apporté aucune preuve crédible ou digne de foi de l’existence d’un risque ». Plus loin, l’agente passe brièvement en revue la situation au Liban du point de vue de la sécurité en général, mais elle conclut que la nature des tensions politiques qui ont cours au Liban ne constitue pas une menace pour la vie ou la sécurité des demandeurs. Elle termine ses motifs en disant qu’elle n’est pas persuadée que les demandeurs connaîtraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils présentaient leur demande de résidence permanente depuis l’étranger.

 

[29]           La Cour sait que les demandeurs ont soulevé eux-mêmes la question du risque personnalisé, dans leurs conclusions touchant les motifs d’ordre humanitaire, et cela à la fois dans la demande du 7 avril 2004 et dans sa mise à jour du 22 février 2007. Par exemple, dans les conclusions du 7 avril, le demandeur écrit ce qui suit, sur le formulaire de renseignements complémentaires, en réponse à la demande qui lui est faite d’expliquer pourquoi il pourrait y avoir des raisons particulières de le dispenser de l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada :

[traduction]

Je crains pour ma sécurité et celle de mes deux enfants canadiens. Je ne suis pas en sécurité au Liban. C’est un endroit très dangereux. Mes enfants canadiens seraient privés des soins de santé et de la scolarité dont ils bénéficieraient au Canada. Les terroristes du Hezbollah sont encore à ma recherche, car j’ai refusé d’espionner pour leur compte. [Non souligné dans l’original.]

 

 

 

[30]           Puis, en réponse à la question : « Quelles difficultés excessives connaîtrez‑vous si vous devez, comme l’exige la Loi, présenter votre demande à un bureau des visas en dehors du Canada? », le demandeur écrit :

[traduction]

Comme je l’ai dit plus haut, ma vie serait en danger, ainsi que celle de mes enfants canadiens. Ils sont trop jeunes pour que je les laisse ici, et mes enfants, qui sont Canadiens, n’auraient pas les soins de santé et la scolarité qu’ils peuvent recevoir au Canada. [Non souligné dans l’original.]

 

[31]           Ainsi, globalement, l’agente emploie dans sa décision des formules qui intéressent à la fois l’analyse des difficultés propre à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et l’analyse des risques propre à une demande d’ERAR. En l’espèce, vu que les demandeurs ont soulevé la question de la menace à leur vie, le fait que l’agente réponde à la crainte des demandeurs en évaluant ce risque n’est pas fatal à sa décision (El Doukhi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1464, [2006] A.C.F. n° 1843 (QL), paragraphe 26).

 

[32]           Cependant, non seulement l’agente, se fondant sur la prétendue menace du Hezbollah, procède‑t‑elle à une analyse de la menace à la vie, analyse propre aux demandes d’ERAR, mais encore emploie-t-elle le même vocabulaire quand elle évoque les conditions générales ayant cours dans le pays. Vu cette contradiction, il est impossible pour la Cour de dire quelle norme a en fait été employée. L’évaluation des difficultés doit porter sur la question de savoir si les conditions qui ont cours dans le pays peuvent exposer un demandeur à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Puisque le critère exact qu’a employé l’agente pour cette évaluation demeure imprécis, la Cour est d’avis que cela constitue une erreur susceptible de contrôle qui suffit à faire droit à la demande.

 

L’agente a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a analysé l’intérêt supérieur des enfants?

 

[33]           L’intérêt supérieur de l’enfant est un important facteur à prendre en compte dans l’analyse d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. En conséquence, l’agente doit être « réceptive, attentive et sensible » à cet intérêt, mais « une fois qu’[elle] l’a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances » (arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] A.C.F. n° 457 (C.A.F.) (QL), paragraphe 12). Par ailleurs, l’intérêt supérieur des enfants concernés n’est pas déterminant et ne l’emportera pas toujours sur les autres facteurs du dossier (arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, paragraphe 75).

 

[34]           La Cour d’appel fédérale écrivait d’ailleurs ce qui suit, au paragraphe 6 de l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2002] A.C.F. n° 1687 (QL) :

Il est quelque peu superficiel de simplement exiger de l’agente qu’elle décide si l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur du non‑renvoi‑‑c’est un fait qu’on arrivera à une telle conclusion, sauf dans de rares cas inhabituels. En pratique, l’agente est chargée de décider, selon les circonstances de chaque affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera l’enfant et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent.

 

[35]           La Cour estime en l’espèce que l’agente a été réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants. Elle a pris en compte leur âge, leurs activités, l’endroit où vit la famille élargie, tout en constatant que les demandeurs n’avaient, à leur sujet, fait état d’aucun problème médical ou traitement spécial. Ils n’ont pas donné à entendre à l’agente que les enfants participaient à des activités en dehors de la maison. La Cour est convaincue que l’agente a convenablement analysé les pièces qu’elle avait devant elle, et que les demandeurs ne sauraient aujourd’hui lui reprocher de ne pas avoir pris en compte des facteurs ou des renseignements dont elle n’avait pas connaissance (Potikha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 136, [2008] A.C.F. no 167 (QL), paragraphe 40; Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] A.C.F. n° 158 (C.A.F.) (QL), paragraphe 8).

 

L’agente a‑t‑elle suffisamment motivé sa décision?

 

[36]           S’agissant de savoir si la décision est suffisamment motivée, il est bien établi qu’un simple examen des facteurs pris en considération, suivi d’une conclusion, ne suffira pas à constituer une évaluation valable de la demande (Bajraktarevic c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 123, [2006] A.C.F. n° 178 (QL), paragraphe 18; décision Adu, précitée, paragraphe 14). Cependant, bien qu’une décision se rapportant à l’existence de motifs d’ordre humanitaire doive être motivée, « il serait excessif d’exiger des agents de révision, en tant qu’agents administratifs, qu’ils motivent leurs décisions avec autant de détails que ceux que l’on attend d’un tribunal administratif qui rend ses décisions à la suite d’audiences en règle » (arrêt Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 331, [2001] A.C.F. n° 1646 (C.A.F.) (QL), paragraphe 11).

 

[37]           Finalement, lorsqu’elle examine une décision administrative, la Cour doit s’abstenir de lire à la loupe les motifs du Tribunal (arrêt Boulis c. Ministre de la Main‑d’œuvre et de l’Immigration, [1974] R.C.S. 875, page 885). La décision doit être évaluée comme un tout dans le contexte de la preuve produite (Miranda c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 81, paragraphe 3).

 

[38]           Les demandeurs disent que les motifs de la décision de l’agente ne révèlent aucun lien entre les facteurs pris en considération et la conclusion tirée, mais la Cour ne partage pas leur avis. L’agente reconnaît que le demandeur a un emploi et une adresse stables et que cela tend à prouver son intégration au Canada, mais, selon elle, c’est un facteur qui a peu de poids et qui ne saurait justifier une dispense de visa. Par ailleurs, l’agente souligne que le demandeur n’a pas apporté la preuve de son intégration dans la collectivité, par un engagement dans des organisations communautaires ou religieuses, un travail bénévole, des études ou autres activités semblables, et qu’il a seulement prouvé l’existence de faibles liens avec la société canadienne.

 

[39]           La Cour ne souscrit pas nécessairement à la manière dont l’agente a mesuré le niveau d’établissement du demandeur, mais l’agente pouvait certainement arriver à la conclusion qu’elle a tirée et, prise dans le contexte de la décision tout entière, sa conclusion se justifie. La Cour relève aussi que le niveau d’établissement n’est que l’un des facteurs à prendre en compte dans l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et que ce facteur n’est pas déterminant (décision Mooker, précitée, paragraphe 15; Klais c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 785, [2004] A.C.F. n° 965 (QL), paragraphe 11).

 

[40]           L’agente est également d’avis que la preuve versée dans le dossier ne lui permettait pas d’évaluer les rapports du demandeur avec sa sœur et sa belle‑sœur et qu’il ne semblait pas que le demandeur connaîtrait des difficultés particulières s’il devait retourner au Liban, où vivent la majorité de ses frères et sœurs, d’autant qu’ils pourraient lui apporter un soutien moral et logistique dans sa réinstallation au Liban, en attendant la réponse à sa demande de visa.

 

[41]           En outre, comme je l’ai dit plus haut, l’intérêt supérieur des enfants canadiens a été examiné, et il a semblé à l’agente que, vu leur jeune âge, l’absence d’une preuve attestant qu’ils participaient à des activités à l’extérieur du milieu familial, et le fait que, à leur retour au Liban, ils seraient proches d’autres membres de leur famille, ils ne connaîtraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. La preuve n’a pas permis à l’agente de dire si les enfants ont la nationalité libanaise ou s’ils pourraient l’obtenir, mais il y avait des raisons de croire qu’ils auraient accès, au Liban, à des services de santé et à des écoles.

 

[42]           Ainsi, après lecture de la décision tout entière, il est impossible à la Cour de conclure sur ce point que les motifs de la décision de l’agente sont insuffisants, puisque les facteurs pertinents ont été établis et analysés.

 

[43]           Cependant, eu égard à la conclusion de la Cour sur le premier point concernant l’imprécision du critère appliqué par l’agente pour évaluer le risque, ce qui l’a amenée à conclure que les demandeurs ne connaîtraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils devaient, comme l’exige la Loi, présenter leur demande de résidence permanente à une mission de Citoyenneté et Immigration Canada située dans leur pays, la demande sera accueillie.

 

[44]           Aucune des parties n’a proposé qu’une question soit certifiée. La Cour est d’avis qu’aucune question grave de portée générale qui n’a pas déjà été tranchée et qui serait déterminante dans un appel ne se pose dans la présente affaire.

 

JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS, LA COUR :

ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire,

ANNULE la décision rendue sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et

RENVOIE l’affaire à un autre agent, pour nouvelle décision.

 

« Maurice E. Lagacé »

Juge suppléant

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                   IMM‑3811‑07

 

INTITULÉ :                                                  MOHAMAD KHALIL MARKIS ET AL.

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                            MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                          LE 20 MARS 2008

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                         LE JUGE SUPPLÉANT LAGACÉ

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                                  LE 3 AVRIL 2008

 

 

COMPARUTIONS :

 

Harry Blank

 

POUR LES DEMANDEURS

Evan Liosis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Harry Blank

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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