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Date : 20080404

Dossier : IMM‑5365‑06

Référence : 2008 CF 448

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2008

En présence de Monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

SULTAN MOHAMMED ALI

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

défendeurs

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur sollicite, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 5 juillet 2006, qui lui a refusé la qualité de réfugié au sens de la Convention et de personne à protéger selon les articles 96 et 97 de la Loi.

 

LE CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur est un Érythréen âgé de 58 ans. Il appartient au groupe ethnique des Jebertis, à l’origine un groupe du Tigré, au nord de l’Éthiopie, dont plusieurs membres se sont réinstallés en Érythrée. Il dit qu’il a quitté la région en 1975, durant la guerre d’indépendance avec l’Éthiopie, et qu’il s’est rendu en Arabie saoudite. Il dit qu’à cette époque, un certain nombre de jeunes gens, soupçonnés par le régime Dergue, alors au pouvoir, d’être des combattants pour la liberté, sont partis vers les pays voisins. Il n’est pas retourné dans ce qui est aujourd’hui l’Érythrée depuis son départ il y a trente et un ans.

 

[3]               Alors qu’il était en Arabie saoudite, le demandeur s’est marié et le couple a eu une fille et un fils.

 

[4]               Le demandeur soutient qu’alors qu’il vivait en Arabie saoudite, il était un partisan du Front populaire de libération de l’Érythrée (EPLF), un groupe rebelle impliqué dans la lutte contre le gouvernement éthiopien pour obtenir l’indépendance de l’Érythrée. Il a soutenu financièrement l’EPLF et a facilité le recrutement de nouveaux membres.

 

[5]               En 1987, le demandeur est arrivé aux États‑Unis avec sa famille. Ils ont revendiqué l’asile à l’encontre de l’Éthiopie. La demande d’asile du demandeur était fondée sur ses opinions politiques en tant que membre de l’EPLF. Les demandes d’asile de la famille ont été refusées en mars 1989. Peu après, le demandeur aurait cessé d’être membre de l’EPLF après avoir découvert que ses deux oncles et ses deux frères avaient été tués au Soudan par l’EPLF parce qu’ils étaient des partisans du Front de libération de l’Érythrée (ELF), un autre groupe d’opposition armée. Selon le demandeur, les membres soupçonnés d’appartenir à l’opposition étaient brutalement traités par l’EPLF, et les Jebertis étaient fichés comme suspects et taxés d’appartenance à l’opposition. C’est pourquoi de nombreux Jebertis, y compris les proches du demandeur, avaient fui vers l’Éthiopie et autres pays voisins.

 

[6]               L’Érythrée a obtenu son indépendance de l’Éthiopie en 1991. L’EPLF a obtenu le pouvoir en 1993. L’EPLF, l’unique parti politique autorisé en Érythrée, a refusé la tenue d’élections démocratiques et nationales.

 

[7]               Le 6 octobre 2003, le demandeur est arrivé au Canada avec sa fille et a revendiqué l’asile. Sa demande d’asile était fondée sur une crainte de persécution, compte tenu de ses opinions politiques et de son appartenance à un groupe social particulier : la tribu ethnique des Jebertis, en Érythrée. Il a aussi revendiqué une protection en vertu de l’article 97 de la Loi, à cause de son état diabétique, de son hypertension, de ses troubles cardiaques et de la détérioration de sa vue. Il craignait que ces affections mettraient sa vie en danger parce qu’il lui serait impossible d’obtenir en Érythrée les soins médicaux requis.

 

[8]               Le fils du demandeur a plus tard rejoint le demandeur et sa fille au Canada, et lui aussi a revendiqué l’asile. Les trois demandes d’asile ont été instruites ensemble le 7 juillet 2006.

 

LA DÉCISION CONTESTÉE

 

[9]               Dans sa décision datée du 29 août 2006, la Commission a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger, parce qu’il n’était pas crédible et qu’il n’avait pas en Érythrée une crainte fondée de persécution d’après un motif prévu par la Convention.

 

[10]           La Commission a estimé que le demandeur n’était pas crédible en raison de nombreuses omissions et contradictions contenues dans son témoignage, notamment les suivantes :

a.       au point d’entrée, le demandeur n’avait pas fait état de sa crainte de retourner en Érythrée en raison de son profil politique ou de son origine ethnique, indiquant plutôt que « ma principale préoccupation est mon état de santé »;

b.      contredisant ses déclarations faites au point d’entrée, le demandeur avait expliqué dans l’exposé circonstancié accompagnant son Formulaire de renseignements personnels (FRP) que sa crainte était fondée sur son origine jebertie, sur le lien de certains de ses proches avec l’ELF et sur sa démission de l’EPLF;

c.       dans son FRP, le demandeur n’avait pas fait état des événements qui l’avaient conduit à quitter l’Éthiopie, notamment l’assassinat de son oncle, de sa tante et de son cousin en 1975, ni du fait qu’on l’avait informé que des agents militaires étaient à sa recherche;

d.      le demandeur n’avait pas mentionné qu’il avait cessé en 1989 d’être membre de l’EPLF après qu’il eut appris que l’EPLF avait assassiné deux de ses frères au Soudan;

e.       il était invraisemblable que le demandeur ait pu se souvenir de plusieurs détails importants concernant son passé, par exemple l’assassinat de ses oncles, mais ne pas se souvenir des événements réels qui l’avaient conduit à quitter l’Éthiopie ou à cesser d’être membre de l’EPLF.

 

[11]           Prié de dire pourquoi il n’avait pas mentionné ces détails ainsi que d’autres craintes dans sa déclaration faite au point d’entrée, le demandeur a dit qu’il avait oublié. La Commission n’a pas admis que son étourderie puisse s’expliquer par des lacunes de mémoire causées par le diabète, faisant observer que la preuve médicale produite par le demandeur ne disait pas que le diabète entraîne dans tous les cas nécessairement des lacunes de mémoire. Par ailleurs, le demandeur n’avait produit aucune preuve clinique étayant son propre état de santé.

 

[12]           Le demandeur n’avait pas expliqué les omissions d’une manière satisfaisante, et les craintes et adversités alléguées dans sa demande d’asile n’étaient pas négligeables, ce qui a conduit la Commission à tirer une conclusion défavorable au sujet de ces omissions. Selon la Commission, le demandeur n’avait pas établi une crainte subjective de devoir retourner en Érythrée.

 

[13]           S’agissant du bien‑fondé de la demande d’asile, la Commission n’a pas cru que le demandeur avait un profil qui l’exposerait à des risques s’il devait retourner en Érythrée. La Commission a pris note de ce qui suit :

a.       le demandeur a témoigné que, depuis 1992, il n’était pas communiqué avec quiconque était associé à l’EPLF et qu’il n’avait pas été informé que l’EPLF était à sa recherche ou s’intéressait à lui;

b.      en 1992, le demandeur avait recherché l’aide du gouvernement de l’Érythrée en demandant à l’ambassade de l’EPLF à Washington une carte d’identité érythréenne après qu’il avait retiré son adhésion à l’EPLF. La bonne volonté du gouvernement provisoire de l’EPLF, bonne volonté attestée par le fait que ce gouvernement lui avait envoyé une carte d’identité érythréenne alors qu’il savait qu’il avait retiré son adhésion à l’EPLF et avait critiqué l’EPLF, ne s’accordait pas avec les dires du demandeur, qui affirmait être dans la ligne de mire du gouvernement en question;

c.       aucune preuve documentaire ne donnait à penser qu’une personne ayant le profil particulier du demandeur viendrait à l’attention des autorités en Érythrée;

d.      il était établi que des personnes expulsées de Malte avaient été arrêtées et brimées par le gouvernement de l’Érythrée en 2002, mais il n’était pas établi qu’un rapatrié des États‑Unis ou du Canada avait été ainsi brimé;

e.       la preuve ne permettait pas de croire que le peuple jeberti est exposé à la persécution en Érythrée.

 

[14]           La Commission a estimé aussi que le demandeur ne pouvait pas obtenir une protection selon l’article 97 de la Loi parce que des soins médicaux insuffisants ne sauraient fonder une telle protection.

 

[15]           La Commission a refusé la demande d’asile du fils, mais a accepté celle de la fille du demandeur après avoir conclu que, une fois revenue en Érythrée, elle serait exposée à la conscription obligatoire dans l’armée érythréenne et qu’il était fort possible qu’elle serait alors la cible d’agressions sexuelles de la part des hommes au sein de l’armée.

 

[16]           Le demandeur et son fils ont obtenu l’autorisation d’introduire une procédure de contrôle judiciaire contre la décision de la Commission de refuser leurs demandes d’asile. Le fils s’est cependant désisté de sa demande de contrôle judiciaire.

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

 

[17]           Le demandeur ne conteste pas les conclusions négatives tirées par la Commission au regard de sa crédibilité. Le seul point qu’il soulève dans cette demande de contrôle judiciaire est le suivant :

 

1.       La Commission a‑t‑elle commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de la preuve ou parce qu’elle s’est méprise sur la preuve?

 

LES ARGUMENTS

 

[18]           Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur parce qu’elle n’a pas, dans ses motifs, fait état de toute la preuve documentaire et parce qu’elle a négligé la preuve d’Amnistie Internationale selon laquelle les demandeurs d’asile déboutés sont exposés à un risque. Il a été établi devant la Commission que les expulsés et les demandeurs d’asile déboutés, catégories qui correspondent au profil particulier du demandeur, étaient persécutés à leur arrivée en Érythrée, mais le demandeur soutient que la Commission a laissé de côté cette preuve lorsqu’elle est arrivée à sa décision.

 

[19]           Le demandeur fait aussi valoir que la Commission a mal compris la preuve relative aux rapatriés vers l’Érythrée parce qu’elle n’a pas saisi la différence entre le cas des rapatriés volontaires venant de camps de réfugiés et le cas des expulsés qui retournent dans leur pays après avoir été déboutés de leurs demandes d’asile dans l’Ouest.

 

[20]           Le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas prouvé que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle. Selon lui, le demandeur n’a pas établi que la Commission a négligé la preuve selon laquelle il serait personnellement exposé à un risque en cas de retour en Érythrée. Le défendeur soutient aussi que le demandeur n’a pas établi que son profil est semblable au profil de ceux qui ont été détenus à leur retour depuis Malte. D’après la preuve, les personnes pouvant être exposées à un danger à leur retour en Érythrée sont celles qui ont quitté l’Érythrée pour échapper au service militaire. Le demandeur, en raison de son âge, n’est pas tenu d’aller à l’armée.

 

[21]           Le défendeur soutient aussi qu’il n’y a pas persécution généralisée de ceux qui reviennent en Érythrée après avoir vécu à l’étranger. Il relève que, même si la Commission a reconnu que la situation des droits de l’homme en Érythrée est très mauvaise et même si certains rapatriés sont maltraités, elle a aussi constaté une absence de preuve documentaire montrant qu’une personne ayant le profil du demandeur viendrait à l’attention des autorités; il n’a pas non plus été établi que le gouvernement érythréen s’intéresserait au demandeur. Le défendeur dit que le triste bilan de l’Érythrée en matière de droits de l’homme ne suffit pas à établir ici une crainte spécifique et personnalisée, en l’absence d’éléments rattachant la preuve documentaire générale au cas particulier du demandeur. Ainsi, de dire le défendeur, le demandeur n’a pas droit à une protection internationale.

 

MOTIFS

 

[22]           Récemment, dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a réexaminé le cadre des normes de contrôle applicables aux décisions administratives et a fait état de deux normes : la norme de la décision raisonnable et la norme de la décision correcte. S’agissant de savoir quelle norme il convient d’appliquer dans tel ou tel cas, la Cour suprême a donné les indications suivantes :

[…] en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité (arrêt Dunsmuir, paragraphe 51).

 

 

La Cour suprême a aussi relevé que l’analyse de la norme de contrôle comprend deux étapes :

 

Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle (arrêt Dunsmuir, paragraphe 62).

 

 

 

[23]           Compte tenu de l’arrêt Dunsmuir, je suis d’avis que la norme de contrôle qui est applicable ici est celle de la décision raisonnable. Lorsqu’on examine une décision d’après la norme de la décision raisonnable, l’analyse tiendra « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, paragraphe 47). J’observe cependant que, quelle que soit la norme de contrôle qui sera appliquée ici, c’est‑à‑dire soit la norme de la décision manifestement déraisonnable antérieure à l’arrêt Dunsmuir, soit la norme de la décision raisonnable issue de cet arrêt, mes conclusions exposées ci‑dessous seraient les mêmes.

 

[24]           Il est bien établi que la Commission n’est pas tenue de faire état, dans ses motifs, de toute la preuve documentaire qu’elle avait devant elle. Il faut présumer que toute la preuve documentaire a été évaluée et examinée, à moins que le contraire ne soit établi (arrêt Florea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n° 598 (C.A.F.) (QL)). Par ailleurs, en ce qui a trait à son mandat et à sa spécialisation, la Commission est à même de retenir la preuve qu’elle préfère (Ganiyu‑Gina c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. n° 506, paragraphe 2 (C.F. 1re inst.) (QL)). Cependant, comme on peut le lire dans la décision Tahmoursati c. Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1278, [2005] A.C.F. n° 1558 (C.F. 1re inst.) (QL), au paragraphe 37 :

[…] la Commission peut commettre une erreur susceptible de contrôle si elle ne mentionne ni n’analyse une preuve importante qui contredit ses propres conclusions et que la Cour peut déduire de ce silence que la Commission a tiré des conclusions de fait erronées sans égard à la preuve dont elle était saisie. En l’espèce, la preuve corroborante permettait de tirer une conclusion différente de celle de la Commission et, même si la Commission n’est pas obligée de mentionner tous les éléments de preuve qui contredisent sa conclusion, l’importance de la preuve déposée par le demandeur exigeait que la Commission l’examine. Autrement dit, la nature de la preuve exigeait que la Commission ne s’en tire pas tout simplement avec un énoncé global au sujet de toute la preuve dont elle était saisie.

 

 

[25]           En outre, comme l’écrivait le juge Shore dans la décision J.O. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2004), 41 Imm. L.R. (3d) 305, 2004 CF 1189 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 26 et 27 :

26     La Cour considère que la Commission n’a pas tenu compte de la preuve documentaire dont elle était saisie. Il est vrai, comme l’affirme le défendeur, qu’il existe une présomption que la Commission a tenu compte de l’ensemble de la preuve documentaire. Toutefois, lorsque la preuve documentaire est directement pertinente aux conclusions de la Commission mais que la Commission ne discute pas de la preuve documentaire, on peut conclure que la Commission n’a pas tenu compte de celle‑ci. Dans la présente affaire, la Commission a décrit des formes particulières de discrimination et a déclaré qu’il n’y avait aucune preuve que ces formes de discrimination étaient pratiquées au Nigéria. La preuve documentaire mentionnait toutefois des exemples de formes particulières de discrimination, notamment celles qui ont été décrites par la Commission.

 

27     Il incombe à la Commission de déterminer comment la documentation s’applique au cas de la demanderesse; toutefois, pour ce faire, la Commission est tenue de mentionner comment elle arrive à ses conclusions pour démontrer qu’elle a examiné l’ensemble de la preuve de la façon la plus objective possible dans les circonstances, en tenant compte des divers éléments de la preuve.

 

[26]           En l’espèce, la Commission s’est exprimée ainsi, à la page 13 de sa décision, à propos de l’absence d’une preuve documentaire :

[Le demandeur] n’a présenté aucune preuve documentaire à l’appui de son allégation selon laquelle une personne ayant son profil serait remarquée par les autorités. Le tribunal reconnaît que l’Érythrée a de très mauvais antécédents en matière de respect des droits de la personne, mais, selon certains éléments de preuve, les rapatriés ne font pas l’objet de mauvais traitements et reçoivent de l’aide d’organismes comme le HCR pour se réinstaller. Le tribunal a aussi pris en compte le fait que de nombreuses personnes expulsées de Malte ont été arrêtées et maltraitées par le gouvernement érythréen en 2002, mais il n’existe aucune preuve que de pareils traitements soient infligés à des personnes qui arrivent des États‑Unis ou du Canada.

 

 

[27]           À mon avis, la Commission a commis une erreur, sous deux aspects. D’abord, il existait une preuve suffisante montrant qu’une personne ayant le profil particulier du demandeur viendrait à l’attention des autorités à son retour en Érythrée. Le rapport de 2004 d’Amnistie Internationale, intitulé [traduction] « Érythrée : “Vous n’avez aucun droit d’enquêter” – le gouvernement s’oppose à tout examen portant sur les droits de l’homme » (Index AI : AFR 64/003/2004), précisait que les demandeurs d’asile déboutés qui sont soupçonnés d’opposition au gouvernement sont exposés à la détention arbitraire, à la torture et aux mauvais traitements, ainsi qu’à une possible exécution extrajudiciaire. Plus précisément, ce rapport mentionnait que les personnes [traduction] « connues pour avoir critiqué, ou suspectées d’avoir critiqué, le gouvernement ou le président » ou [traduction] « quiconque est suspecté de déloyauté envers le gouvernement » sont exposées à un risque. On pouvait y lire aussi que [traduction] « l’action elle‑même de revendiquer l’asile à l’étranger serait considéré comme une preuve de déloyauté et un motif de détenir et torturer une personne renvoyée en Érythrée après le rejet de sa demande d’asile ». Une fois le demandeur renvoyé en Érythrée selon la procédure habituelle d’expulsion, les autorités seraient immédiatement informées de sa présence en Érythrée et de sa tentative avortée d’obtenir l’asile au Canada. La preuve documentaire donne à entendre que cela suffirait en tant que tel à éveiller dans l’esprit des autorités un soupçon de déloyauté du demandeur envers l’EPLF.

 

[28]           Deuxièmement, au soutien de sa conclusion, la Commission s’est fondée sur un rapport d’IRINnews de mai 2002 où l’on pouvait lire que des réfugiés érythréens vivant dans des camps de réfugiés au Soudan avaient été retournés en Érythrée avec l’aide des Nations Unies. La Commission reconnaissait ensuite que des personnes expulsées de Malte avaient été arrêtées et brutalisées en 2002, mais concluait qu’il n’avait pas été établi que des rapatriés en provenance des États‑Unis ou du Canada avaient été ainsi traités.

 

[29]           Selon moi, la Commission a fait un usage sélectif de la preuve documentaire, car il était également établi que les Nations Unies avaient suspendu en octobre 2002, pour des raisons de sécurité, le rapatriement volontaire de réfugiés vivant au Soudan. En outre, bien que la Commission ait reconnu que des demandeurs d’asile déboutés venant de Malte avaient été arrêtés et brutalisés, il était établi que des personnes expulsées venant de Libye avaient, en juillet 2004, été emprisonnées et détenues sans être accusées, puis apparemment libérées en mai 2005, et il était établi aussi qu’une femme revenant des États‑Unis et détentrice d’un passeport érythréen avait été arrêtée en rapport avec la détention de son mari, un membre du « Groupe des 16 », un groupe dissident. Finalement, comme on pouvait le lire dans le Rapport d’information d’avril 2006 sur le pays d’origine, le HCNUR avait signalé en janvier 2004 que [traduction] « des personnes expulsées de Malte vers l’Érythrée ont sans doute été exposées à la persécution en raison de supposées opinions politiques, d’une objection de conscience ou pour d’autres raisons » et avait ajouté que [traduction] « l’on ne saurait exclure que de futurs expulsés seraient exposés au même risque ». En avril 2005, le HCNUR confirmait sa recommandation antérieure exhortant les États [traduction] « à s’abstenir de procéder à tout renvoi forcé de demandeurs d’asile déboutés vers l’Érythrée et à leur accorder plutôt, jusqu’à nouvel avis, des formes complémentaires de protection ». Également, bien que la Commission ait considéré le rapatriement volontaire de réfugiés installés au Soudan comme un élément l’autorisant à dire qu’il n’y avait aucune crainte objective de persécution, elle a rejeté ou laissé de côté la preuve selon laquelle une personne retournant volontairement en Érythrée depuis les États‑Unis avait été détenue, en écrivant que, contrairement aux personnes expulsées de Malte qui avaient été arrêtées et brutalisées par le gouvernement érythréen, il n’était pas établi « que de pareils traitements soient infligés à des personnes qui arrivent des États‑Unis ou du Canada ».

 

[30]           La Commission est fondée à retenir certaines preuves plutôt que d’autres, mais elle a ici commis une erreur susceptible de contrôle pour ne pas avoir à tout le moins considéré cette information importante et pertinente, qui selon les apparences appelait une conclusion autre que celle qu’a tirée la Commission. La Commission n’a pas tenu compte de cette preuve dans son analyse et je suis amené à conclure qu’elle a négligé la preuve documentaire qu’elle avait devant elle.

 

[31]           Il a été établi devant la Commission que, parmi les Érythréens qui sont retournés dans leur pays depuis l’étranger, ceux qui étaient exposés à un risque étaient ceux dont on savait ou soupçonnait qu’ils avaient critiqué le gouvernement ou le président, et ceux que l’on soupçonnait de déloyauté envers le gouvernement, et que l’action même de revendiquer l’asile à l’étranger serait considérée comme une preuve de déloyauté et comme une raison de détenir et torturer une personne à qui l’asile avait été refusé.

 

[32]           Les risques auxquels était exposé le demandeur étaient les risques que couraient les demandeurs d’asile volontaires et non les risques que couraient les rapatriés volontaires, de telle sorte que la preuve citée par la Commission était sans rapport avec les risques indiqués par le demandeur.

 

[33]           La Commission aurait dû considérer les aspects de la preuve qui confirmaient les allégations du demandeur, ainsi que les risques auxquels, selon lui, étaient exposés les demandeurs d’asile déboutés. Ainsi que le faisait observer le juge Evans dans la décision Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. n° 1425 (QL), aux paragraphes 15 et 17 :

 

15     La Cour peut inférer que l’organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l’organisme[…]

 

 

[…]

 

17  […] plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

 

[34]           Pour ces motifs, je suis d’avis que la Commission a fondé sa décision sur une ou plusieurs conclusions de fait erronées qu’elle a tirées sans tenir compte des éléments qu’elle avait devant elle. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

 

1.                  La demande est accueillie. La décision de la Commission est annulée et l’affaire est renvoyée à une autre formation de la Commission, pour nouvel examen.

 

2.                  Aucune question n’est certifiée.

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑5365‑06

 

 

INTITULÉ :                                       SULTAN MOHAMMED ALI c. MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 4 DÉCEMBRE 2007

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE RUSSELL

 

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 AVRIL 2008

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Norquay                                                                         POUR LE DEMANDEUR

 

Lisa Hutt                                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Norquay                                                                         POUR LE DEMANDEUR

Avocat

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

 

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