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Date : 20080404

Dossier : IMM-2887-06

Référence : 2008 CF 445

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2008

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE RUSSELL

ENTRE :

SAFRAZ ALLY

demandeur

 

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001 ch. 27 (la Loi), en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision, en date du 9 mai 2006, par laquelle un agent des visas a refusé au demandeur le statut de résident permanent au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada (la décision).

 

CONTEXTE

 

[2]               Le demandeur, M. Ally, est hindou et son épouse, Mme Jahan Mookshah, est musulmane. Les deux ont grandi au Guyana, où ils ont fait ensemble des études secondaires et se sont fréquentés entre 1996 et 2000. Les deux souhaitaient se marier, mais leurs familles respectives les ont empêchés de le faire. Leur relation a pris fin quand M. Ally est parti s’installer aux États-Unis; Mme Mookshah a plus tard déménagé au Canada.

 

[3]               M. Ally et Mme Mookshah se sont rencontrés de nouveau par hasard à Etobicoke en 2003 et ils ont fini par se marier lors d’une cérémonie religieuse tenue en juin 2004; leur mariage a été légalisé en novembre 2004. Le 4 janvier 2005, Mme Mookshah a donné naissance à une fille. M. Ally dit qu’il vivait avec son épouse à cette époque et qu’il faisait un voyage d’une semaine environ aux États-Unis tous les six mois. Les époux ont commencé par louer un appartement à Toronto puis ont acheté ensemble une maison à Brampton, en janvier 2006.

 

[4]               Des difficultés sont survenues entre M. Ally et Mme Mookshah le 17 mars 2006 quand M. Ally a refusé de conduire son épouse au travail. Se sont ajoutés à la tension qui régnait entre les deux la présence de la mère de Mme Mookshah et le fait qu’au cours de la dispute M. Ally a dit à la mère de Mme Mookshah de quitter la maison.

 

[5]               Plus tard ce jour-là, cette tension a atteint un point culminant quand on a entendu M. Ally se plaindre au téléphone des incidents survenus le matin et de la famille de son épouse. Les membres de la famille ont commencé à se lancer des accusations et M. Ally a poussé son épouse. Celle-ci a répliqué aux menaces de son époux par ses propres menaces et a brandi un couteau de cuisine. M. Ally lui a arraché le couteau de la main et l’a jeté dans l’évier. Pendant que M. Ally quittait la maison, ils ont tous deux proféré des menaces de mort.

 

[6]               À la suite de cet incident, Mme Mookshah a téléphoné à la police et a fait une déposition. Le même jour, le service de police de la région de Peel accusait M. Ally de voies de fait et de menaces. M. Ally déclare qu’il a par la suite été libéré sous caution à la condition de se tenir loin de son épouse et de vivre chez son oncle pendant qu’il séjournait au Canada. Aucune preuve ne confirme l’existence de cette entente de cautionnement, ni dans le dossier du tribunal ni dans le dossier de M. Ally.

 

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

 

[7]               Par une lettre datée du 9 mai 2006, M. Ally a été informé du refus de sa demande de résidence permanente. L’agent des visas justifie sa décision dans le paragraphe suivant :

[traduction] Vous n’avez pas établi que vous remplissez la condition requise [de cohabitation]; plus précisément, nous avons été informés que le service de police de la région de Peel vous a accusé de voies de fait et de menaces; selon les conditions de votre mise en liberté sous caution, vous devez vous tenir loin de votre épouse et vivre chez votre oncle lorsque vous séjournez au Canada. Votre demande de résidence permanente à titre de membre de la catégorie des époux ou des conjoints de fait au Canada est donc rejetée.

 

 

[8]               Les notes du Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL) qui accompagnent ce document ajoutent peu de détails à cette justification. Elles confirment simplement que M. Ally a déclaré à un agent, à un poste frontalier canadien, que les conditions de son cautionnement l’obligeaient à se tenir loin de son épouse et que cela l’empêcherait de satisfaire à la condition de « cohabitation » qui est requise pour obtenir le statut de résident permanent aux termes de l’alinéa 124a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement).

 

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

 

[9]               Le Règlement définit comme suit l’expression « conjoint de fait » :

 

1. (1) […]  « conjoint de fait » Personne qui vit avec la personne en cause dans une relation conjugale depuis au moins un an. (common-law partner)

 

[…]

 

1. (1) […] “common-law partner” means, in relation to a person, an individual who is cohabiting with the person in a conjugal relationship, having so cohabited for a period of at least one year. (conjoint de fait)

 

[…]

 

[10]           L’article 124 du Règlement (DORS/2002-227) est en litige dans la présente demande :

 

124. Fait partie de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada l’étranger qui remplit les conditions suivantes :

 

a) il est l’époux ou le conjoint de fait d’un répondant et vit avec ce répondant au Canada;

 

b) il détient le statut de résident temporaire au Canada;

 

c) une demande de parrainage a été déposée à son égard.

 

124. A foreign national is a member of the spouse or common-law partner in Canada class if they

 

 

(a) are the spouse or common-law partner of a sponsor and cohabit with that sponsor in Canada;

 

(b) have temporary resident status in Canada; and

 

(c) are the subject of a sponsorship application.

 

POINTS EN LITIGE

 

[11]           Le demandeur conteste la décision de l’agent pour trois motifs :

 

1.       Est-il légitime que le demandeur et son épouse s’attendent à ce qu’on leur donne l’occasion d’expliquer, à une entrevue d’immigration, les circonstances entourant l’allégation de voies de fait et de menaces et l’ordonnance de cautionnement imposée qui les empêchait de vivre ensemble?

 

2.       En ne permettant pas au demandeur et à son épouse de faire des commentaires sur la preuve extrinsèque selon laquelle une ordonnance de cautionnement leur interdisait tout contact, l’agent des visas a-t-il commis une erreur procédurale ou autrement manqué aux règles de la justice naturelle?

 

3.       L’agent a-t-il eu raison de tirer une conclusion de non-cohabitation au cours des deux années précédentes alors que, logiquement, l’ordonnance de cautionnement n’était qu’une mesure temporaire limitant leur cohabitation jusqu’à ce que les allégations portées contre le demandeur soient tranchées par une cour de justice?

 

MOTIFS

 

Norme de contrôle

[12]           Le demandeur fait valoir que les points en litige soulèvent tous des questions d’équité procédurale. Il exprime donc l’avis que la Cour ne devrait faire preuve d’aucune déférence à l’égard de la décision de l’agent des visas. Je conviens que les questions d’équité procédurale ne requièrent pas une analyse de la norme de contrôle applicable (Sketchley c. Canada (Procureur général du Canada), [2006] 3 R.C.F. 392, 2005 CAF 404) et qu’il est nécessaire de les contrôler selon la norme de la décision correcte.

 

[13]           Les deux premiers points – le droit de dissiper les doutes soulevés par un agent des visas et le droit à une entrevue – sont présentés avec raison comme des questions d’équité procédurale. À mon avis, toutefois, le fait de savoir si M. Ally cohabitait avec son épouse pour l’application de l’alinéa 124a) est une question mixte de fait et de droit, car cela comporte une application des faits particuliers dont il est question en l’espèce aux dispositions législatives applicables (le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés).

 

[14]           Récemment, dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a ramené de trois à deux le nombre de normes de contrôle qui s’appliquent aux décisions de nature administrative : la décision raisonnable et la décision correcte. La Cour a donné la directive suivante pour ce qui est de déterminer la norme de contrôle qui s’applique dans une affaire donnée :

[…] en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité.

(Dunsmuir, au paragraphe 51).

 

 

[15]           Il a déjà été conclu que les deux premiers points en litige ont trait à des questions d’équité procédurale et sont donc contrôlables selon la norme de la décision correcte.

Premièrement, la cour de révision vérifie si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier. En second lieu, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, elle entreprend l’analyse des éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle. (Dunsmuir, au paragraphe 62).

 

 

[16]           Quant au troisième point, il est nécessaire de procéder à une analyse pour déterminer la norme de contrôle applicable. Les facteurs à prendre en considération dans le cadre de cette analyse sont les suivants : « (1) l’existence ou l’inexistence d’une clause privative, (2) la raison d’être du tribunal administratif suivant l’interprétation de sa loi habilitante, (3) la nature de la question en cause et (4) l’expertise du tribunal administratif » (Dunsmuir, au paragraphe 64).

 

[17]           Ces quatre facteurs militent en faveur de la reconnaissance d’une certaine déférence en l’espèce. Premièrement, il n’existe ni clause privative ni droit d’appel absolu, seulement un contrôle judiciaire subordonné à l’autorisation de la Cour fédérale. Deuxièmement, l’objet général de la loi habilitante, qui est de nature polycentrique, consiste à réglementer l’admission de personnes au Canada. Troisièmement, le point en litige est une question mixte de fait et de droit. Enfin, même si l’agent des visas a l’expertise voulue pour évaluer les demandes de résidence permanente, un tel agent n’a, à mon avis, pas plus d’expertise que la Cour pour déterminer si, d’après la loi, les deux membres d’un couple cohabitent ou non.

 

1.                  Est-il légitime que le demandeur et son épouse s’attendent à ce qu’on leur donne l’occasion d’expliquer, à une entrevue d’immigration, les circonstances entourant l’allégation de voies de fait et de menaces et l’ordonnance de cautionnement imposée qui les empêchait de vivre ensemble?

 

[18]           Au dire du demandeur, l’agent était tenu de révéler les informations qu’il avait reçues concernant ses conditions de cautionnement et de lui donner ensuite, ou à son épouse, la possibilité de dissiper les doutes soulevés. Se fondant sur la décision Belharkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 17 Imm. L.R. (3d) 74, 2001 CFPI 1295, le demandeur soutient que lorsqu’un agent s’appuie sur une preuve extrinsèque, sans en informer l’intéressé ni lui permettre de fournir des explications, cet agent commet un manquement à l’équité procédurale.

 

[19]           Le ministre soutient que, dans la présente affaire, l’agent des visas ne s’est pas fondé sur une preuve extrinsèque; c’est la propre déclaration du demandeur, à savoir qu’il ne vivait plus avec son épouse, qui a établi qu’une ordonnance judiciaire lui interdisait de vivre avec elle. À l’appui de cet argument, le ministre se fonde sur les motifs du juge Rothstein dans la décision Dasent c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 C.F. 720, [1994] A.C.F. no 1902, selon lesquels une « preuve extrinsèque » est une preuve dont une partie requérante n’est pas au courant parce qu’elle provient d’une source extérieure. Selon le défendeur, ce n’est pas le cas en l’espèce. L’agent des visas était en droit de se fier aux notes inscrites dans le dossier à la suite d’un interrogatoire antérieur du demandeur par un autre agent à qui il a communiqué des renseignements concernant l’ordonnance de cautionnement.

 

[20]           En l’espèce, je suis d’avis que c’est clairement le demandeur qui a lui-même produit la preuve. Le 17 avril 2006, le demandeur est entré au Canada en provenance des États-Unis par le poste frontalier de Fort Erie. Il a alors reconnu, en réponse à une question, avoir été libéré sous les conditions de cautionnement expresses qu’il se tienne loin de son épouse et qu’il vive chez son oncle lorsqu’il séjournait au Canada. Le demandeur ne peut pas être surpris par ces faits, dont il était parfaitement au courant et qui ont été considérés défavorablement dans sa demande à titre de conjoint. Il n’y a pas, selon moi, d’erreur susceptible de contrôle sur ce point. Il ne s’agissait pas d’une preuve extrinsèque; il s’agissait d’une preuve qui émanait du demandeur, et si ce dernier n’était pas conscient de l’importance de cette preuve pour la décision qui a été rendue, il ne s’agit pas là d’un motif d’inéquité procédurale. Les affaires que le demandeur a invoquées à cet égard comportent toutes des décisions dans lesquelles ont été prises en considération des preuves qui provenaient d’autres personnes et qui ne figuraient pas dans le dossier. Il s’agit des affaires Belharkat, précitée, Dasent, précitée, Malkine c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 177 F.T.R. 200, [1999] A.C.F. no 1604, et Amoateng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1994), 90 F.T.R. 51, [1994] A.C.F. no 2000. En l’espèce, le demandeur dit en fait qu’il a fini par se réconcilier avec son épouse, de sorte que l’on peut considérer comme temporaires leur séparation antérieure ainsi que la condition du cautionnement. Mais cela ne confère par un caractère extrinsèque à la preuve que le demandeur a fournie à un agent précédent. Cette preuve était tout simplement incomplète par rapport à ce qui s’est passé par la suite entre les deux époux. L’agent des visas était en droit de se fonder sur des renseignements qui figuraient dans le dossier, même s’il s’agissait de renseignements que le demandeur avait fournis à un autre agent.

 

2.         En ne permettant pas au demandeur et à son épouse de faire des commentaires sur la preuve extrinsèque selon laquelle une ordonnance de cautionnement leur interdisait tout contact, l’agent a-t-il commis une erreur procédurale ou autrement manqué aux règles de la justice naturelle?

 

[21]           J’ai conclu plus tôt que la preuve n’était pas extrinsèque. Le demandeur soutient que l’agent aurait dû tenir une entrevue afin qu’il puisse dissiper les doutes que suscitaient les conditions de cautionnement auxquelles il était assujetti. Cela aurait permis au demandeur et/ou à son épouse d’expliquer que les conditions en question n’étaient que temporaires. Sans ces renseignements, l’agent ne pouvait tirer qu’une conclusion non étayée par la preuve, celle‑ci étant qu’en fait tant le demandeur que Mme Mookshah souhaitaient continuer de vivre ensemble.

 

[22]           Le ministre soutient qu’un agent n’est nullement obligé de faire part de ses doutes à un demandeur et de permettre à ce dernier d’y répondre. Il incombe au demandeur de traiter des circonstances qui sous-tendent sa demande et de satisfaire aux exigences de l’article 124 du Règlement.

 

[23]           Après avoir examiné la jurisprudence pertinente, il m’apparaît clairement qu’il est bien établi en droit qu’il appartient au demandeur de faire la preuve du bien-fondé de ses allégations. Dans la décision Prasad c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1996), 34 Imm L.R. (2d) 91, [1996] A.C.F. no 453, le juge Muldoon affirme ce qui suit au paragraphe 7 :

Le requérant a le fardeau de convaincre l’agent des visas de tous les éléments positifs contenus dans sa demande. L’agent des visas n’a pas à attendre ni à offrir au requérant une deuxième chance ou même plusieurs autres chances de le convaincre d’éléments essentiels que le requérant peut avoir omis de mentionner.

 

Cependant, il ressort de la jurisprudence récente de la Cour que, parfois, il peut être nécessaire de tenir une entrevue, surtout dans les cas où l’authenticité d’un mariage est mise en question. Voir, par exemple, Chitterman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 765. Par ailleurs, la section 10.2 du guide IP8 intitulé « Catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada » indique qu’il convient de tenir une entrevue lorsqu’un agent doute de l’authenticité des documents produits.

 

[24]           Récemment, dans la décision Hakrama c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2007), 308 F.T.R. 84, 2007 CF 85, le juge O’Keefe a conclu que l’agent aurait dû procéder à une entrevue pour les motifs suivants, qui figurent au paragraphe 23 :

Après avoir examiné les notes de l’agent et les documents au dossier, il m’est impossible de déterminer quels faits étaieraient la conclusion de l’agent selon laquelle le mariage n’était pas authentique. Le fait que les membres d’un couple ne possèdent aucun compte de banque conjoint ou que leurs noms ne figurent pas ensemble sur les factures de services publics ne signifie pas que leur mariage n’est pas authentique. Il ressort de documents déposés devant l’agent que les membres du couple étaient mariés et vivaient ensemble. Si l’agent doutait de la crédibilité de la preuve documentaire présentée en vue de démontrer que les membres du couple avaient contracté un mariage authentique, l’agent aurait dû communiquer avec eux afin de les convoquer à une entrevue étant donné qu’aucune preuve factuelle ne démontrait que les membres du couple n’étaient pas mariés.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

Le juge O’Keefe a toutefois confirmé qu’il ne fallait pas considérer sa décision d’exiger une entrevue comme une exigence absolue, et que cela dépendait en grande partie des circonstances de chaque espèce : Hakrama, au paragraphe 25.

 

[25]           Dans la présente espèce, je ne crois pas qu’il était nécessaire de tenir une entrevue. Il n’y avait aucun doute quant à la crédibilité. L’agent avait en main des éléments de preuve qui l’avaient amené à douter légitimement de la relation entre le demandeur et Mme Mookshah. Le demandeur était manifestement au courant de ses conditions de cautionnement : il en a reconnu l’existence au moment de passer la frontière le 17 avril 2006. Ayant présenté une demande de parrainage, il ne peut pas être surpris maintenant qu’une ordonnance judiciaire l’empêchant de cohabiter avec son épouse ou d’entrer autrement en contact avec elle ait soulevé un sérieux doute chez l’agent. Il aurait dû s’agir d’un doute évident, pour lequel le demandeur aurait dû donner immédiatement une explication. Il lui incombait de traiter de ce point, mais il a décidé de brosser à l’agent un tableau moins que complet de l’importance des conditions de cautionnement auquel il était assujetti. Il n’a pas alerté l’agent à cet égard pour lui demander d’examiner plus en détail cet aspect et de tenir une entrevue. À mon avis, l’agent n’a donc commis aucune erreur susceptible de contrôle à cet égard.

 

3.           L’agent a-t-il eu raison de tirer une conclusion de non-cohabitation au cours des deux années précédentes alors que, logiquement, l’ordonnance de cautionnement n’était qu’une mesure temporaire limitant leur cohabitation jusqu’à ce que les allégations portées contre le demandeur soient tranchées par une cour de justice?

 

[26]           Le demandeur soutient qu’il a cohabité avec Mme Mookshah pendant une période d’environ deux ans avant que l’agent rende sa décision. Il ajoute que pour arriver à une conclusion contraire, l’agent aurait dû analyser de manière complète l’ensemble des circonstances qui sous-tendaient l’ordonnance de cautionnement et lui donner en plus une occasion de traiter de ces points préoccupants. Cela n’a pas été fait et, d’après le demandeur, ce défaut constitue une erreur susceptible de contrôle.

 

[27]           Le ministre fait tout simplement valoir que le demandeur doit, pour avoir gain de cause, satisfaire aux conditions que prévoit l’article 124 du Règlement et qu’un refus fondé sur le fait que le demandeur ne cohabitait pas avec son épouse était conforme à cette disposition du Règlement. Comme il n’a pas rempli l’une des conditions, le demandeur n’est pas autrement admissible aux termes de la Loi.

 

[28]           Dans la décision Laabou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1269, le juge Shore affirme ce qui suit, au paragraphe 27 :

Selon l’article 124 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (Règlement), trois conditions sont imposées au demandeur qui réclame la résidence permanente d’une telle catégorie : (1) il doit être l’époux ou le conjoint de fait d’un répondant et vivre avec lui au Canada; (2) il doit détenir le statut de résident temporaire au Canada; et (3) une demande de parrainage doit avoir été déposée à son égard. Le non-respect par le demandeur d’une des conditions d’obtention de la résidence permanente est fatal à sa demande.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

La Cour ne dispose d’aucune preuve concernant les conditions de cautionnement auxquelles le demandeur était assujetti, mais ce dernier ne nie pas qu’il lui était interdit d’entrer en contact avec son épouse ou de vivre avec elle. La seule question est de savoir s’il était raisonnable que l’agent conclue que cette condition de cautionnement était suffisante pour établir que le demandeur et Mme Mookshah ne cohabitaient pas ensemble.

 

[29]           La section 5.35 du guide OP2 intitulé « Traitement des demandes présentées par des membres de la catégorie du regroupement familial », est instructive à cet égard :

 

5.35. Qu'est-ce que la cohabitation?

 

On entend par cohabitation le fait « d’habiter ensemble ». Deux personnes qui cohabitent ont mis leurs affaires en commun et emménagé dans le même logement. Pour être considérés conjoints de fait, il faut avoir cohabité pendant au moins un an. Il s’agit de la norme en vigueur partout au gouvernement fédéral. Cela suppose que le couple a cohabité pendant un an de façon continuelle, et non qu’il ait cohabité de façon intermittente pour une durée totale d’un an. La nature continuelle de la cohabitation est une entente universelle fondée sur la jurisprudence.

 

Même si la cohabitation signifie vivre ensemble de façon continue, de temps à autre, l’un des conjoints peut s’être absenté de la maison en raison du travail, des affaires, des obligations familiales, et ainsi de suite. La séparation doit être temporaire et de courte durée.

 

Voici une liste des éléments indiquant la nature du ménage et constituant une preuve de cohabitation du couple qui vit dans une relation conjugale :

 

• cartes de crédit et (ou) comptes de banque conjoints;

• propriété conjointe de la résidence;

• bail d’habitation conjoint;

• reçus de location conjointe;

• factures conjointes de services publics (électricité, gaz, téléphone);

• gestion conjointe des dépenses du ménage;

• preuves d’achat conjoint, surtout pour les biens du ménage;

• correspondance adressée à une des parties ou aux deux parties à la même adresse;

• documents importants des deux parties qui portent la même adresse, c.-à-d. pièces d’identité, permis de conduire, polices d’assurance, etc.

• partage des responsabilités concernant la gestion du ménage, les tâches ménagères, etc.;

• preuve que les enfants de l’un des conjoints ou des deux conjoints résident avec le couple;

• appels téléphoniques.

 

Ces éléments peuvent être présents à divers degrés et ne sont pas tous nécessaires pour prouver la cohabitation. Cette liste n’est pas exhaustive, et d’autres preuves peuvent être prises en considération.

 

[Caractères gras dans l’original.]

 

 

[30]           Il est important de garder à l’esprit que je ne statue pas sur l’affaire à nouveau. La preuve soumise à l’agent des visas était celle qui figurait dans le dossier du demandeur. Bien des choses se sont produites depuis ce temps pour que le demandeur et son épouse se réconcilient, et il est certes regrettable que leur demande de parrainage ait été mise en péril par une période de séparation qui, en rétrospective, n’est finalement pas permanente.

 

[31]           Cependant, quand l’agent a rendu sa décision, la preuve dont il disposait indiquait que le couple ne cohabitait pas, qu’une ordonnance judiciaire avait été rendue et que des accusations au criminel étaient en instance. Rien ne lui indiquait que la situation n’était que temporaire. Il incombait au demandeur d’établir que les exigences de l’article 124 du Règlement étaient remplies et que la séparation n’avait été que temporaire et de courte durée. Le demandeur ne l’a tout simplement pas fait.

 

[32]           Le demandeur dit maintenant que tout cela est de la faute de l’agent. Mais le fait est qu’en raison de leur différend conjugal et des conditions de séparation qui en ont résulté, le demandeur et son épouse ont mis en péril leur demande.

 

[33]           Cela est certes regrettable, et je suis heureux de voir que les membres de la famille sont réunis. Mais les problèmes auxquels ils sont aujourd’hui confrontés ne sont pas dus à une erreur susceptible de contrôle commise par l’agent. Ces problèmes sont attribuables à la situation dans laquelle les deux membres du couple se sont mis eux-mêmes à une époque cruciale de leur vie, au moment où ils sollicitaient la résidence permanente au Canada pour le demandeur. Ils n’étaient peut-être pas au courant de la loi et des problèmes qu’ils se créaient, mais il leur incombait, comme aux autres, de veiller à se conformer à la Loi. La preuve indique clairement qu’un couteau a été brandi et que des menaces de mort ont été proférées de part et d’autre. Mme Mookshah est allée jusqu’à appeler la police et à faire une déposition, et des conditions de cautionnement ont été imposées. Tout cela est fort sérieux et même si les époux ont décidé qu’ils sont faits l’un pour l’autre, cela n’a pas été expliqué à l’agent et celui-ci n’était donc pas au courant de la situation à l’époque pertinente, lorsque la décision a été rendue.

 

[34]           Malheureusement dans la présente affaire, parce que je sais que cette famille a besoin de revenus additionnels, je ne puis relever aucune erreur susceptible de contrôle de la part de l’agent. Je me dois d’examiner la décision, non pas en rétrospective et en tenant compte de ce dont bénéficie ce couple grâce à sa réconciliation ultérieure, mais à la lumière des éléments et des faits que l’agent avait en main quand il a rendu la décision. À cette époque, il n’avait aucun moyen de savoir ce qui allait arriver plus tard ou de quelle façon les deux époux pourraient régler leurs différends. Il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que, pour l’application de l’article 124 du Règlement, la cohabitation n’avait pas été établie.

 

[35]           J’ai demandé aux avocats de signifier et de déposer des observations au sujet de la certification d’une question de portée générale dans les sept jours suivant la réception des présents motifs de jugement. Chaque partie disposera ensuite d’un délai de trois jours pour signifier et déposer sa réponse aux observations de l’autre partie. Un jugement sera ensuite rendu.

 

 

     « James Russell »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2887-06

 

INTITULÉ :                                       SAFRAZ ALLY

                                                            c.        

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 5 DÉCEMBRE 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 4 AVRIL 2008

 

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

 

Raj Napal                                             POUR LE DEMANDEUR

 

Linda H-C Chen                                   POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ministère de la Justice                           POUR LE DEMANDEUR

Toronto (Ontario)

                       

John H. Sims, c.r.                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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